Notes
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[*]
Franz Kaltenbeck, psychanalyste à Paris et à Lille.
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[1]
Samuel Beckett, Proust. Traduit de l’anglais et présenté par Edith Fournier, Paris, Éditions de Minuit, 1990, p. 75-79.
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[2]
James Knowlson, Damned to Fame. The life of Samuel Beckett, Simon & Schuster, New York, 1996, p. 53-58. Nous citons désormais cet ouvrage comme dtf suivi du numéro des pages.
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[3]
« Draff », in Samuel Beckett, More pricks than kicks, Londres, Calder & Boyars, 1967, p. 189-204. En français : « Résidu », in Samuel Beckett, Bande et Sarabande. Traduit de l’anglais par Édith Fournier, Paris, Éditions de Minuit, 1994, p. 269-292.
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[4]
W.R. Bion, Second Thoughts, Londres, Karnac, 1984, p. 110-119.
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[5]
Id., « Making the best of a bad job », in Clinical Seminars and other works, Londres, Karnac Books, 2000, p. 321-331.
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[6]
Lacan séjourna en 1945 à Londres où il rencontra des psychiatres anglais qui s’étaient distingués par leurs méthodes innovantes pendant la guerre. C’était donc à l’époque du V-Day, le jour de la victoire des armées britanniques sur Hitler. Lacan rend un vibrant hommage à Bion et à Rickmann dans son écrit « La psychiatrie anglaise et la guerre » (in Autres Écrits, Paris, Le Seuil, 2001, p. 101-120) où il brosse un portrait émouvant de ses deux collègues anglais.
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[7]
W.R. Bion, « L’arrogance », in Réflexion faite (Second Thoughts). Traduit de l’anglais par François Robert, Paris, puf, 1983, p. 97.
-
[8]
Otherness dans l’original qu’il faudrait peut-être traduire par « différence ».
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[9]
Samuel Beckett, Murphy, Paris, Éditions de Minuit, 1965, p. 64. La particule dans la liberté absolue est basée sur la pensée de Démocrite.
-
[10]
Ibid., p. 176.
-
[11]
Ibid., p. 144.
-
[12]
Ibid., p. 129.
-
[13]
Chez Lacan, la sublimation « élève un objet à la dignité de la Chose » (L’Éthique de la psychanalyse, Paris, Le Seuil, 1986, p. 133).
-
[14]
Samuel Beckett, Fin de partie, Paris, Éditions de Minuit, 1957, p. 29.
-
[15]
The Theatrical Notebooks of Samuel Beckett. Endgame. Edited by S.E. Gontarski, Londres, Faber and Faber, 1992, p. 53. Cf. aussi John Keats, The Complete Poems, Londres, Penguin, 1983, p. 344-346.
-
[16]
Samuel Beckett, Pas dans Pas suivi de quatre esquisses, Paris, Éditions de Minuit, 1978, p. 11.
-
[17]
Carol Loeb Shloss, Lucia Joyce. To dance in the wake, New York, Farrar, Strauss et Giroux, 2003.
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[18]
Ibid., p. 195 et p. 494 (note 75 du chapitre 8).
-
[19]
Proust, op. cit., p. 81.
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[20]
« Cette futilité, je l’applique, oui, même à la science dont il est manifeste qu’elle ne progresse que par la voie de boucher les trous ».
-
[21]
Cf. Édith Fournier, « Samuel Beckett mathématicien et poète », in Critique, 519-520, août-septembre 1990, p. 660-669.
-
[22]
Cf. Lawrence E. Harvey, Samuel Beckett. Poet and Critic, Princeton, Princeton University Press, 1970, p. 30. Dans le dialogue, Augustin dit à Evodius : « Aussi, pour commencer par un point des plus manifestes, je te demande si, toi-même, tu es. Peut-être crains-tu d’être trompé dans cette interrogation, alors que tu ne pourrais pas du tout l’être si tu n’étais pas ? » (in Œuvres I, Pléiade, p. 447).
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[23]
Jacques Lacan, « La logique du fantasme. Compte rendu du séminaire 1966-1967 », in Autres écrits, op. cit., p. 323-324. Lacan écrit : « La psychanalyse postule que l’inconscient où le ‘je ne suis pas’ du sujet a sa substance, est invocable du ‘je ne pense pas’ en tant qu’il s’imagine maître de son être, c’est-à-dire ne pas être langage. »
-
[24]
Molloy, Paris, Éditions de Minuit, 1951, p. 43.
-
[25]
Samuel Beckett, Fin de partie, Paris, Éditions de Minuit, 1957, p. 70-75.
-
[26]
The Theatrical Notebooks of Samuel Beckett. Endgame. Edited by S. E. Gontarski, Londres, Faber and Faber, 1992, p. 61.
-
[27]
Samuel Beckett, Watt, Paris, Éditions de Minuit, 1968, p. 69-70.
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[28]
Samuel Beckett, Molloy, Paris, Éditions de Minuit, 1951, p. 113-123.
-
[29]
Ibid., p. 122-123.
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[30]
Samuel Beckett, Le monde et le pantalon, Paris, Éditions de Minuit, 1989, p. 12 et p. 19-20.
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[31]
Cf. J.P. Murphy, Beckett and the philosophers, in The Cambridge Companion to Beckett, édité par John Pilling, Cambridge, 1994, p. 229-234.
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[32]
Jacques Lacan, « Kant avec Sade », in Écrits, p. 772.
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[33]
Molloy, op. cit., p. 13.
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[34]
En attendant Godot, p. 21 : Vladimir : « […] Qu’est-ce qu’on fait maintenant ? – Estragon : On attend. – Vladimir : Oui, mais en attendant ? Estragon : Si on se pendait ? Vladimir : Ce serait un moyen de bander. Estragon (aguiché) – On bande ? »
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[35]
Fritz Mauthner, Beiträge zu einer Kritik der Sprache, Leipzig, Vienne, 1923.
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[36]
« Chaque mot ment », affirme Beckett. Pour Lacan, le signifiant est « possibilité de tromperie » (L’Angoisse, Paris, Le Seuil, 2004, p. 93).
-
[37]
Sur l’écriture comme pharmakon, cf. Jacques Derrida, « La pharmacie de Platon », in Platon, Phèdre. Traduction inédite, introduction et notes par Luc Brisson, Paris, Flammarion, 1989.
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[38]
Gottfried Büttner, Samuel Becketts Roman ‘Watt’. Eine Untersuchung des gnoseologischen Grundzuges. Heidelberg, Carl Winter Universitätsverlag, 1981, p. 92.
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[39]
Sigmund Freud, « Hemmung, Symptom und Angst », in Studienausgabe, t. VI, Frankfurt am Main, Fischer, 1971, p. 241.
1 Dans son essai sur Proust de 1930, Beckett étudie les diatribes de l’auteur d’À la recherche du temps perdu, qui oppose l’amitié à la solitude dont « l’art est l’apothéose [1] ». Pour Proust, écrit Beckett, « l’amour prend sa source dans la tristesse de l’homme, l’amitié prend sa source dans sa couardise ». Et un peu plus loin, « l’amitié est un artifice social, comme le capitonnage d’un fauteuil ou la distribution des poubelles… ». En cette matière, Beckett n’était certainement pas proustien, lui qui a gardé toute sa vie une fidélité indéfectible à ses amis dont la plupart étaient des femmes et des hommes remarquables, eux-mêmes parfois de grands artistes.
2 C’est Geoffrey Thompson, un de ses amis les plus proches, qui recommanda la psychanalyse à Beckett. Les deux hommes étaient déjà camarades de classe à l’École Royale de Portora (Portora Royal School) où Beckett avait été envoyé par ses parents en 1920 à l’âge de 14 ans [2]. Selon son biographe, les deux garçons partageaient « un sens de l’humour hautement développé et un esprit sardonique ». Beckett admirait l’intelligence « tranchante » de son ami. Il lisait avec lui les poèmes de John Keats. Thompson deviendra médecin à Dublin et, plus tard, psychiatre et psychanalyste à Londres. Il semble avoir « extrêmement bien » écrit ( dtf , 56).
3 On entre en analyse parce qu’on souffre d’un symptôme, d’angoisse ou d’inhibitions. Mais pour trouver un psychanalyste, il faut que quelque chose ou quelqu’un vous oriente vers lui. Ernst Lanzer, « l’homme aux rats », avait feuilleté La psychopathologie de la vie quotidienne de Freud avant d’aller voir son auteur. Lacan a appelé l’objet, le nom ou la personne qui vous encouragent à demander de l’aide à un psychanalyste, le « signifiant du transfert ». Le psychanalyste auquel vous vous êtes adressé, et qui porte toujours un nom, est impliqué – au sens logique – par ce premier signifiant. Si cette implication fonctionne – et ce n’est pas toujours le cas –, elle engendrera le transfert et le sujet du transfert. Le sujet du transfert est déjà un sujet nouveau, il n’est plus tout à fait le même que celui qu’il était avant d’entrer en analyse.
4 En décembre 1931, Beckett quitta son poste de lecteur de français au Trinity College où on lui offrait pourtant une chaire de littérature italienne. « Ce sera le réel dos du cochon », commenta celui auquel on préparait de tels honneurs ( dtf , 135). Enseigner lui était insupportable, même si les notes de lecture de ses cours sur Gide et sur Racine, rédigées par une de ses étudiantes, montrent de l’ampleur et de la profondeur dans l’intelligence des textes. Sa défection lui causa un énorme sentiment de culpabilité. Il avait déçu en même temps son professeur, Thomas Rudmose-Brown, qui l’avait pris sous son aile, que ses parents et avant tout son père, qui était particulièrement fier de lui.
5 Sa fuite l’amena à Kassel, en Allemagne, dans la maison de son oncle, Boss Sinclair, un marchand d’art. Beckett avait été l’amant de sa cousine Peggy, la fille de cet homme. Or la situation de Boss Sinclair était devenue très précaire dans ces années du nazisme montant. Non seulement il était juif mais il était, de plus, endetté. Sans travail, Beckett n’avait pas les moyens de l’aider. Aussi se rendit-il à Paris trois mois après.
6 Il y fréquenta Joyce et y écrivit son premier roman Dream of fair to middling women. Le rejet de son manuscrit par tous les éditeurs anglais le déprima. Une tentative pour obtenir des commandes de recensions dans les journaux anglais échoua aussi. « Je retournais à la maison, en rampant, la queue entre les jambes », dira-t-il trente ans plus tard à Lawrence Harvey ( dtf , 159).
7 Tombé malade, il apprit, en mai 1933, que sa cousine Peggy était morte de la tuberculose en Allemagne. Un mois plus tard, son père subit sa première crise cardiaque. Très proche de lui, Beckett le soigna. Mais quelques jours plus tard, le père décédait après avoir enjoint à son fils de lutter. Le mourant salua encore le jour nouveau : « Quel matin ! » ( dtf , 165).
8 Dans un premier temps, le fils ne trouva pas les mots pour dire sa peine. Il n’arrivait pas à écrire sur son père. Knowlson nous renvoie pourtant à « Draff », le texte final de More pricks than kicks, écrit en été 1933, où l’auteur décrit la préparation de l’enterrement de Belacqua, le jeune héros du livre [3]. Or la description de la tombe de Belacqua renvoie à la décoration, faite par Beckett et sa mère, de la tombe du père.
9 Le père apparaît dans plusieurs autres ouvrages : par exemple dans un rêve de Watt, dans Premier amour, dans le premier des Textes pour rien, dans Compagnie ou dans Cap au pire. William Beckett avait beaucoup souffert. Son premier amour avait été une jeune catholique avec laquelle il avait voulu se marier. Mais William était protestant et le père de la jeune fille interdit la liaison. William fit une dépression et dut être hospitalisé. Il fut soigné par une infirmière qui devint sa femme. Le couple eut deux fils, Frank et Samuel. Le désir contrarié de William (Bill) Beckett a marqué le poète et trouve un écho dans les passages les plus énigmatiques de son œuvre, par exemple dans les rôles de messagers de mauvaises nouvelles, comme dans En attendant Godot, Fin de partie et Trio du fantôme. Ce sont toujours des enfants, des garçons dont on ne sait pas toujours d’où ils viennent. Un homme attend une femme dans Trio du fantôme. À la fin, arrive un jeune garçon. Il ne dit rien, ne fait qu’un signe de tête. Elle ne viendra pas. Dans Fin de partie, un enfant s’approche de la maison. On ne sait pas ce qu’il veut. Dans le meilleur des cas, le jeune messager annonce que Godot viendra peut-être demain.
10 Beckett s’appliqua à soutenir sa mère qui s’était installée dans un deuil sans fin. Elle gardait les stores de sa maison baissés pendant des semaines. Lui-même commença à souffrir de graves troubles physiologiques : attaques-paniques et sueurs nocturnes, arythmies cardiaques – son cœur faisait des « gigues » (jigs), écrit-il ; il faisait des abcès et kystes ; à ces symptômes somatiques s’ajoutait un grand désespoir.
11 Beckett a raconté à son biographe ( dtf , 167) comment, à l’acmé de cette crise, il descendit un jour la Dawson Street à Dublin, sentant qu’il ne pouvait plus avancer (And I felt I couldn’t go on – cette formulation se retrouve dans plusieurs de ses ouvrages, par exemple dans L’Innommable). Ne pouvant plus bouger, il s’arrêta dans un pub, puis se rendit dans le cabinet médical de son ami Geoffrey Thompson qui l’examina et ne lui trouva aucune maladie. Le Dr Thompson recommanda alors à son ami de faire une psychanalyse. Or, à cette époque, l’analyse n’était pas encore légalisée à Dublin. Et c’est ainsi que Beckett dut se rendre à Londres pour se faire analyser. Il commença sa thérapie un peu après Noël 1933.
12 Geoffrey Thompson l’avait adressé à la Tavistock Clinic où le poète fut reçu par le Dr Wilfred Ruprecht Bion auquel il décrivit ses symptômes d’angoisse. À ceux que nous venons de mentionner s’ajoutaient la dyspnée, des frissons et une détresse totale (total paralysis). Sa thérapie devait durer deux ans (ibid., 169).
13 Le patient et son analyste avaient en commun un certain nombre d’intérêts : la littérature et la philosophie (en 1962, Bion publia par exemple un article intitulé « Une théorie de la pensée [4] »). Dans une communication de 1979, il cite Milton, Donne et Shakespeare [5]. Comme Beckett, l’analyste anglais avait étudié la littérature française (à Poitiers) et, comme le poète irlandais, il avait lu Kant. Les deux hommes étaient d’excellents sportifs. Bion était encore un analyste débutant quand il reçut Beckett. Il avait des méthodes assez éclectiques, c’est-à-dire empruntées tant à Freud qu’à Adler et Jung. Il n’entra en analyse didactique avec John Rickmann et Mélanie Klein que dans les années 1940. Beckett appréciait Bion comme thérapeute [6]. En octobre 1935, Bion amena son patient à une conférence de C.G. Jung. Curieusement, Bion partageait avec Jung une prédilection pour les horoscopes. Le poète pourrait avoir fait allusion à cette superstition dans son poème sur la vie de Descartes qui porte le titre Whoroscope.
14 Beckett témoigne lui-même de son analyse avec Bion. « Je pense que cela m’a aidé. Je pense que ça m’a peut-être aidé à contrôler ma panique. J’ai certainement retrouvé quelques souvenirs extraordinaires d’être dans le ventre maternel. Des souvenirs intra-utérins. Je me souviens de m’être senti piégé (trapped), emprisonné et incapable de me sauver, d’avoir crié qu’on me laisse sortir mais que personne ne pouvait m’entendre, personne n’écoutait. Je me souviens d’avoir souffert mais d’avoir été incapable d’y faire quelque chose » ( dtf , 171).
15 Le poète dit avoir eu l’habitude « de retourner à ses mines d’or » (digs), et d’écrire des notes sur ce qui s’était passé et ce qu’il avait trouvé. Mais il a perdu ces notes. Tout cela l’aidait un peu à comprendre ce qu’il faisait et ce qu’il sentait.
16 Pendant les années londoniennes de son analyse il lut, en prenant des notes, entre autres Sigmund Freud, Otto Rank, Carl Gustav Jung, Alfred Adler, Wilhelm Stekel. James Knowlson a retrouvé ces précieuses notes de lecture et il en rend compte dans son ouvrage biographique.
17 Le problème central de son analyse semble avoir été son extrême attachement à sa mère, un lien fait d’amour et de haine. L’analyse a aussi contribué à cette extraordinaire transformation du jeune Beckett, décrit comme « arrogant, perturbé et narcissique », souffrant de son isolement, en un homme d’une très grande générosité et d’une extrême courtoisie. Beckett lui-même attribuait cette mutation à l’angoisse de mort qui avait motivé son analyse. Notons que Bion a prononcé en 1957 à Paris un exposé, intitulé « L’arrogance ». Il y met en série la curiosité, l’arrogance et la stupidité et affirme que l’analyste devrait repérer dans ces phénomènes le signe d’un désastre psychologique. Le crime central d’Œdipe était son arrogance car « il se déclarait résolu à faire éclater la vérité à tout prix [7] », écrit Bion.
18 Selon les propres témoignages de Beckett, ses symptômes somatiques d’angoisse n’étaient pas le noyau dur de son problème. Les attaques paniques et les arythmies cardiaques persistèrent d’ailleurs après qu’il eut quitté son analyste. C’est plutôt « l’amour sauvage » de sa mère, son « arrogante ‘altérité’ [8] » et sa « négation de la vie » qu’il accuse d’être les causes de sa misère. Il est notable qu’il a théorisé et poétisé son immersion dans son soi (self) en rédigeant, à partir du 20 août 1935, Murphy, son deuxième roman.
19 Beckett n’est pas allé jusqu’à la fin de son analyse, au sens que prend ce terme dans les travaux des analystes sur la fin de l’analyse. En janvier 1936, il écrit à son ami Tom MacGreevy de Dublin qu’il ne voulait plus de Bion ( dtf , 211). L’écriture de Murphy avait définitivement pris le relais de l’analyse.
20 On a déjà repéré les traces du savoir psychanalytique dans Murphy et comparé par exemple les trois zones de l’esprit de Murphy, celle de la clarté, celle de la pénombre et celle du noir à une interprétation jungienne de la première topique de Freud. Selon cette interprétation, l’inconscient se situerait dans le centre noir de l’esprit ( dtf , 206). Or la description de la zone noire à la fin du chapitre six de Murphy n’a à voir ni avec l’inconscient freudien ni avec le ça, puisque le narrateur explique que le noir de Murphy est « sans amour ni haine » et que Murphy n’y était pas libre mais qu’il était « un atome dans le noir de la liberté absolue [9] ». Si Beckett s’est inspiré de son analyse pour son roman, cet appui consiste plutôt en ceci : l’analyse l’a encouragé à poursuivre son chemin et à hâter le pas vers cette approche du réel qui rend son écriture si singulière. Je n’utiliserais pas ce terme du « réel » quelque peu galvaudé par les psychanalystes si Beckett lui-même ne l’avait défini en référence à Démocrite. Murphy aspire à « ce Rien dont le farceur d’Abdère disait que rien n’est plus réel [10] ». C’est à partir de 1935 que Beckett explore le réel du rien, devenant ainsi sans doute le poète le plus opposé au nihilisme qui soit. Sa souffrance l’avait bien réveillé. Neary, une des figures du roman, dit : « J’ai grand’peur que le syndrome Vie ne soit trop diffus pour comporter d’être pallié. Pour chaque symptôme qu’on allège, un autre s’aggrave [11]. »
21 Le réel qui intéresse Beckett est aussi celui de la clinique des psychoses. Murphy se fait engager comme soignant dans un asile de fous où il joue une partie d’échecs contre Mr Endon, un grand schizophrène. Pour les chapitres sur la relation de Murphy avec ses malades mentaux, Beckett s’est inspiré de ses visites fréquentes à son ami Geoffrey Thompson qui travaillait en 1935 au Bethlem Royal Hospital à Beckham. C’est ainsi que Murphy montre beaucoup d’estime pour les malades et s’oppose au « conceptualisme pseudo-scientifique qui se complaisait à évaluer le degré de santé mentale d’après celui du contact avec la réalité extérieure [12] ».
22 Beckett n’a jamais cessé de s’intéresser à la psychopathologie. À un moment où il est particulièrement dépressif, lors de son voyage en Allemagne (1936-1937), il note dans son journal (2 février 1937, cité dans dtf , p. 234-235), que sa façon de faire les listes des tableaux qu’il voit dans les galeries allemandes « n’est que l’acte d’un névrosé obsessionnel ». Il pourrait aussi bien compter ses sous. Cette autoflagellation ne l’empêche pas de formuler dès cette époque son programme et son unique espoir : il veut tourner « cette déréliction, profondément ressentie, en littérature » (ibid., p. 235). Formule de son programme mais aussi de sa sublimation [13]. On pourrait encore mentionner le mouvement inverse, si fréquent chez Beckett, qui consiste en une dé-sublimation, lorsqu’il aborde le malaise dans la civilisation avec l’appareil de la poésie la plus sublime. Ainsi, on a rapproché l’impossible baiser de Nagg et de Nell, dans Fin de partie [14], du baiser non consommé du poème « Ode à une urne grecque » de John Keats [15]. Pour hardi qu’il soit, l’amant représenté sur l’urne grecque ne peut pas embrasser sa bien-aimée ; de même Nagg n’arrive pas à donner un baiser à sa femme Nell parce qu’ils ont été enfermés dans deux poubelles par leur fils Hamm. Beckett reconnut l’allusion à Keats, mais il nota qu’elle était non intentionnelle.
23 Pas (Footfalls) est une pièce pour une femme d’une quarantaine d’années, nommée May – c’est aussi le prénom de la mère de Beckett – et une « Voix de femme ». May, la fille de cette femme, se traîne à pas lents sur une ligne droite, de gauche à droite et de droite à gauche. May soigne sa mère mourante. La Voix de femme, la mère mourante, dialogue avec May mais commente aussi son comportement, telle une voix hallucinatoire, dans la folie. De cette voix, le spectateur apprend que May n’est « plus sortie depuis l’âge tendre ». Puis la Voix demande : « Où est-elle, peut-on se demander. […] Mais dans la vieille demeure, la même où elle commença. […] Où ça commença. […] Tout ça commença […] [16]. » En écrivant cette pièce en 1975, Beckett revient à son propre trauma d’être enfermé dans le ventre de sa mère. Il s’est identifié à cette patiente dont parlait Jung dans la conférence londonienne de 1935 que Beckett avait suivie en compagnie de Bion. Jung disait de sa patiente qu’elle n’était jamais réellement née. Knowlson note que « Beckett avait étudié Freud et ses disciples avec le zèle couvé dans ses propres névroses » ( dtf , 544).
24 Beckett prenait donc au sérieux les structures cliniques que de nombreux psychiatres veulent aujourd’hui effacer. La récente biographie de Lucia Joyce témoigne de cette tendance [17]. Carol Loeb Shloss, son auteur, nie que Lucia ait été schizophrène. Kay Boyle, une amie de Lucia Joyce et de Samuel Beckett, lui a pourtant rapporté l’épisode suivant : Kay Boyle ne croyait pas non plus à la folie de Lucia. Or, en 1932, l’année de la première crise de Lucia, Beckett passa toute une soirée avec Kay Boyle pour la convaincre que la folie existait réellement et que ni l’amour ni la compréhension n’étaient à même de la guérir. Il réussi bien sa démonstration car, lorsque Kay Boyle le revit cinquante ans plus tard, en 1983, elle ne voulait plus parler de rien d’autre avec lui que de Lucia et de sa folie [18].
25 Beckett se méfiait de la compréhension, une attitude intellectuelle que l’on trouve également chez Lacan. Or, quand le poète énonce que la vraie conscience se situe au-delà de la compréhension humaine, il se base sur Schopenhauer, « un philosophe qui peut être lu comme un poète » ( dtf , 248-249). Cette lecture a aussi justifié son point de vue selon lequel « la souffrance est la norme dans la vie humaine ».
26 Son intérêt pour la névrose et la psychose et ses études des textes freudiens ne font pourtant pas de Beckett un poète inspiré par la psychanalyse : « Je ne m’intéresse pas plus à ‘l’unification’ du chaos historique qu’à la ‘clarification’ du chaos individuel… », note-t-il dans l’un de ses journaux, écrit en Allemagne en 1936 alors qu’Hitler avait déjà pris le pouvoir. Dans le même passage, il s’attaque aussi avec une rare violence au rationalisme : « Le rationalisme est la dernière forme de l’animisme alors que l’incohérence des temps, des hommes et des places est au moins amusante » ( dtf , 228). De cette incohérence, il fera un objet d’écriture.
27 Le scepticisme extrême de Beckett et le fait qu’il répète, depuis son essai sur Proust, que nous ne pouvons ni nous connaître nous-mêmes ni connaître les autres, ne se réduisent pas à une identification à Proust qui affirme « la futilité infinie – pour l’artiste – de tout ce qui n’est pas l’art [19] ». La charge d’un poète aussi docte que Beckett contre l’épistémè interpelle la psychanalyse. Notons par ailleurs que Lacan parle, lui aussi, en 1973, de la futilité de la science et de la politique. « La science et la politique s’appliquent à boucher les trous [20] », écrit-il.
28 Il va sans dire que chez un poète qui a souvent employé des méthodes mathématiques [21], la charge contre le rationalisme n’implique pourtant aucun penchant pour l’irrationnel, même s’il s’est parfois plié aux goûts de sa femme pour l’homéopathie ce qui, en 1968, a failli lui coûter la vie.
29 Beckett critique la raison depuis son poème de jeunesse Whoroscope avec lequel il a gagné son premier prix littéraire. Il y transforme le cogito de Descartes en l’aphorisme fallor ergo sum (« Je suis trompé, donc je suis ») en détournant un argument du Livre II, 7, du dialogue Le libre arbitre de saint Augustin [22]. Beckett entre donc dans la littérature par une subversion du cogito. Lacan, lui, formule un nouveau cogito afin « d’ouvrir le joint entre le ça et l’inconscient ». Il avance cette alternative afin de formaliser l’aliénation de l’être parlant : « ou je ne pense pas ou je ne suis pas [23] ». Or, le poète n’est pas astreint à une telle alternative. Ainsi Molloy note cette réflexion : « Trahissons, trahissons, la traître pensée [24]. » L’écriture se venge de la trahison de la pensée.
30 Beckett a souvent refusé de miser sur le savoir, un refus qui l’a d’ailleurs poussé à l’abandon de l’enseignement. Cette docte ignorance ne s’arrête pas devant sa propre création. Dans Fin de partie, Hamm raconte comment il a reçu un pauvre homme qui lui demandait de l’accueillir avec son enfant [25]. Lors de la mise en scène de la pièce à Londres, l’acteur Rick Cluchey lui demanda si cet enfant était le jeune Clov, qui devient ultérieurement le serviteur de Hamm. Et Beckett de répondre : « Je ne sais pas si c’est l’histoire du jeune Clov ou si ce n’est pas son histoire. Vraiment, je ne le sais pas [26]. » Mais si lui ne sait pas, qui le saurait ? Il ne s’agit ici ni d’un indécidable ni d’un savoir inconscient qui pourrait être mis au jour par quelque interprétation. Non que Beckett s’oppose au commentaire littéraire ! N’écrit-il pas déjà dans Watt : « Même là où il n’y avait aucune lumière pour Watt, où il n’y en a aucune pour son porte-parole, il peut y en avoir pour d’autres [27] »?
31 Son refus marque plutôt un non-savoir radical, une sorte de « halte ! », prononcé par l’artiste au renvoi des significations, une défense absolue. C’est comme si le poète voulait prévenir du refoulement originaire qui se produit chaque fois que le sujet s’éteint au lieu de l’Autre quand il est représenté auprès du signifiant du savoir. Car Beckett n’est pas seulement le poète du désir increvable, comme l’a si bien écrit Alain Badiou, mais aussi celui du sujet qui résiste à la mort. Beckett est, avec Paul Celan, l’un de ces rares poètes qui aient su écrire ce qui importait après Auschwitz. Peu avare d’interprétations de sa propre œuvre, il disait que sa pièce En attendant Godot était « un jeu pour la survie » (it is a game in order to survive, dtf , 536). Or ce jeu communique avec le cauchemar.
32 De même qu’il y a une psychanalyse depuis Sophocle, depuis Shakespeare, Racine ou Joyce, il y en a une depuis Beckett. La lecture freudienne du Roi Œdipe par Freud, critiquée et éclairée par Jean Bollack, accompagne les débuts de la psychanalyse. Notre concept du symptôme a changé à partir du moment où Jacques Lacan, aidé par Jacques Aubert, a relu Joyce. Mais parmi les grands poètes qui se sont mêlés du destin de la psychanalyse, Beckett peut revendiquer une place singulière. Non seulement il a été analysé, mais il s’est aussi penché sur quelques grands textes de l’analyse. Ainsi est-il resté fidèle à la pensée de Freud jusqu’à la fin de sa vie. Il accepte dès les années 1930 le concept de la pulsion de mort, quand il parle de la nature « inhumainement inorganique, comme d’un décor de théâtre » de la peinture de Jack Yeats. Plus explicite encore est sa propre explication de son « amour des pierres ». Il lie son intérêt pour les pierres à la tendance supposée par Freud aux êtres vivants à retourner à l’état minéral ( dtf , 46 et note 146 du chapitre 1). On se souvient du problème de la permutation des seize pierres à sucer que Molloy porte dans ses quatre poches [28]. Cette longue incise dans le premier roman de la Trilogie aboutit à l’évocation de Molloy devant l’étendue de l’océan comme objet leurrant le désir de l’Autre. « On s’en approchait, oui, pour voir ce que c’était, si ce n’était pas un objet de valeur, provenant d’un naufrage et rejeté par la tempête. Mais en voyant que l’épave vivait, convenablement quoique pauvrement vêtue, on s’en détournait [29]. »
33 À certains égards, Beckett a aidé à frayer la voie de la psychanalyse. En 1945, Jacques Lacan écrivait « Le temps logique et l’assertion de certitude anticipée ». Samuel Beckett rédige cette même année « Le monde et le pantalon », à l’occasion d’une exposition d’Abraham et de Gerardus van Velde : « un double massacre ». A-t-on déjà assez insisté sur le fait que ces textes parurent tous les deux dans les Cahiers d’Art, en 1945 et en 1946 ? Il est donc probable que les deux auteurs ont pris chacun connaissance du texte de l’autre. Ces textes ont en effet quelque chose en commun, une référence à la jouissance. Lacan a lui-même indiqué, en 1973, que l’on pouvait déjà lire dans « la fonction de la hâte » à laquelle sont astreints les prisonniers dans « Le temps logique… », l’objet a, qu’il a inventé plus tard. Beckett, de son côté, saisit d’emblée la valeur de jouissance de l’art [30]. Il dédie ses propos à « l’inoffensif loufoque qui court, comme d’autres au cinéma, dans les galeries, au musée et jusque dans les églises avec l’espoir – tenez-vous bien – de jouir ». Et il lui dit : « Il n’y a pas de peinture. Il n’y a que des tableaux. Ceux-ci, n’étant pas des saucisses, ne sont ni bons ni mauvais. Tout ce qu’on peut en dire, c’est qu’ils traduisent, avec plus ou moins de pertes, d’absurdes et mystérieuses poussées vers l’image, qu’ils sont plus ou moins adéquats vis-à-vis d’obscures tensions internes. »
34 Beckett a su capter l’objet de la jouissance parce qu’il a été sensible très tôt à l’effondrement de l’objet mondain dans la poésie de son temps, par exemple dans La Terre désolée de T.S. Eliot ( dtf , 180-181).
35 L’objet a, qui cause le désir mais aussi l’angoisse, se trouve au cœur du roman Watt que Beckett a écrit en grande partie entre 1942 et 1945 à Roussillon où il se cachait de la Gestapo. De ce livre, il dit lui-même qu’il l’a écrit afin de rester en bonne santé ( dtf , 303). On se souvient que Watt, le protagoniste, atterrit après un voyage rocambolesque en pleine nuit devant la maison de Mr Knott dont les portes lui restent d’abord fermées puis s’ouvrent ensuite d’une façon mystérieuse. Situation angoissante s’il en est, dont un écrivain traditionnel se serait emparé pour en faire un roman d’épouvante ! Or il n’y a rien de tout cela chez Beckett. Si, comme l’a remarqué un exégète [31], la maison de Mr Knott ne se situe pas tout à fait dans le monde phénoménal, il ne s’y passe pourtant rien d’épouvantable. Ou, pour le dire avec Lacan, c’est juste que l’objet a « ne manque pas d’apparaître à quelque bosse du voile phénoménal [32] ». Et pourtant, en écoutant la longue déclaration d’Arsène, son prédécesseur au service de Mr Knott, Watt a dû remonter dans le temps jusqu’à ce que se perdent toutes les traces mnésiques laissées par les serviteurs plus anciens de Mr Knott. Watt a donc été confronté par Arsène à une chaîne de noms débouchant sur le néant. Il doit alors saisir qu’il se trouve entre deux morts : au-delà d’une certaine limite, les noms de ses ancêtres sont perdus, mais il subira lui aussi le même sort. Lui aussi sera oublié. Seule l’écriture saura parer au néant. Pas étonnant qu’il accuse le coup et voie se dédoubler Arsène, son prédécesseur immédiat, qui se tient devant lui, entre présence et absence, au moment où le jour se lève dans la maison de Mr Knott et qu’il devra prendre le service à son tour. Le jour nouveau est alors décrit comme une substance qui s’infiltre partout. Comme si souvent dans son œuvre, Beckett procède par l’understatement. La Chose n’est pas retranchée dans un espace transcendantal, l’homme n’en est pas si bien séparé, contrairement à ce qu’on pourrait croire quand on lit le séminaire L’Éthique de la psychanalyse, dans lequel Lacan situe plutôt la Chose dans un lieu interdit et inaccessible à toute représentation signifiante.
36 En laissant entrer Watt dans la maison de Mr Knott, ou en faisant attendre – dans un geste pascalien – Estragon et Vladimir, « deux petites figures dans un grand espace » ( dtf , 474), Beckett ne se contente pas d’écrire contre l’angoisse. Depuis Joyce, la littérature dépasse l’angoisse. Molloy qui vit dans la crainte d’être battu, note d’un de ses semblables qu’il a croisé : « Oui, la nuit tombait, mais l’homme était innocent, d’une grande innocence, il ne craignait rien, si, il craignait, mais il n’avait besoin de rien craindre, on ne pouvait rien contre lui, ou si peu [33]. » Les figures de Beckett font signe du danger dont l’angoisse est le signal.
37 À maints égards, Beckett restera encore longtemps à l’avant-garde de la poésie mais aussi de la pensée. Et il a anticipé sur certains résultats de la psychanalyse. Voici, pour conclure, trois exemples de cette avancée.
38 1) Peu de poètes ont manié les équivoques comme lui [34], l’équivoque dont Lacan aura fait le support élu de l’interprétation.
39 2) Dans une lettre à Tom MacGreevy de 1937, Beckett note à propos du tableau « Une tempête » de Jack Yeats : « Je trouve (…) quelque chose de terrifiant dans la façon dont Yeats dépose (sur la toile) la tête d’un homme et la tête d’une femme, l’une à côté de l’autre, ou face à face, l’acceptation effroyable de deux entités qui ne se mélangeront jamais » ( dtf , 248 et note 28 du chapitre 11). En parlant de ce tableau, ne s’aperçoit-il pas, déjà, du rapport impossible entre les sexes dont Lacan devait faire un axiome de la psychanalyse ?
40 3) Beckett critique avec insistance le langage. Sa méfiance à l’égard du symbolique remonte jusqu’à cet effort pour trouver sa propre voie, et se dégager de l’influence de Joyce. Il a lu pour Joyce l’ouvrage de Fritz Mauthner Contributions à une critique du langage [35]. Depuis son émancipation de Joyce, il n’a de cesse de déployer son ambivalence à l’égard des mots et du discours. Et s’il est conscient de ne disposer de rien d’autre que de mots pour écrire, il ne se méfie pas moins d’eux [36]. Lors d’une conversation avec Lawrence Harvey, Beckett affirme : « si vous touchez le fond du désastre, la moindre éloquence devient insupportable ». Il affirmait également : « Joyce croyait aux mots. Tout ce que vous aviez à faire était de les réarranger et ils exprimeraient ce que vous vouliez » ( dtf , 439).
41 Il a maintes fois répété son aversion de toute interprétation symbolique, depuis son aphorisme dans les addenda de Watt : « Honni soit qui symboles y voit ». Le narrateur du récit « Le Calmant », s’en prend au rêve. Il a besoin de plus que d’un rêve, il écrit pour se calmer, son écrit est pharmakon [37]. Le narrateur s’attaque au rêve non sans ambiguïté ! D’une part, le rêve n’est « rien », comme l’affirme le narrateur, et on sait que « rien » veut dire beaucoup. D’autre part, le rêve est une « rigolade » : « Et avec ça significatif ! ». Le poète ne se soumet pas au pouvoir du renvoi symbolique qui est en excès par rapport à la fragilité de la signification et de l’identité du sujet. Qu’est-ce qu’il oppose à ce pouvoir ? Gottfried Büttner parle du « caractère pictural » des événements dans le roman Watt [38]. Ces événements agissent au-delà de leur durée. Ils se déploient dans l’après-coup. Le héros doit les élaborer par la pensée car ils sont d’abord incompréhensibles. Prenons, par exemple, ce couple étrange que sont les Galls, père et fils, accordeurs de piano, que Watt doit accueillir chez Mr Knott. Le père est aveugle, pas le fils. Or c’est le fils qui accorde le piano alors que d’habitude cette tâche incombe à un aveugle. Inversion des rôles dont Watt ne comprend pas la signification. Cette « fragilité » de la signification oblige Watt « à en chercher une autre, une signification quelconque, à partir d’une suite d’images ». Ne comprenant pas ce qui s’est passé, il cherche, à partir de cette suite d’images, à saisir comment l’incident s’est passé. Le « comment » se substitue à la signification défaillante du « quoi », de « ce qui s’était passé ». Méfiance à l’endroit de toute ontologie que l’on trouve également chez Lacan.
42 Beckett n’est pas comme ces écrivains et philosophes qui fabriquent des conceptions du monde (Weltanschauungen), il n’écrit pas comme eux des Baedeker pour le « voyage de notre vie [39] » (Freud). Tel son protagoniste Watt, il noue les mots à une série d’images, pour écrire les hiéroglyphes des événements incompréhensibles de l’existence humaine. Il touche ainsi en nous les imagos archaïques de nos expériences traumatiques. Beckett ne juge pas. Sans faire l’oracle, son écriture montre et fait signe. La mise à jour d’images et de scènes immémoriales derrière le voile du langage appartient aux aspects de son œuvre dont les psychanalystes ont à prendre de la graine.
Mots-clés éditeurs : angoisse et culpabilité, enfant comme énigme, la cure et ses effets, figures œdipiennes dans l’œuvre, symptôme
Notes
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[*]
Franz Kaltenbeck, psychanalyste à Paris et à Lille.
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[1]
Samuel Beckett, Proust. Traduit de l’anglais et présenté par Edith Fournier, Paris, Éditions de Minuit, 1990, p. 75-79.
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[2]
James Knowlson, Damned to Fame. The life of Samuel Beckett, Simon & Schuster, New York, 1996, p. 53-58. Nous citons désormais cet ouvrage comme dtf suivi du numéro des pages.
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[3]
« Draff », in Samuel Beckett, More pricks than kicks, Londres, Calder & Boyars, 1967, p. 189-204. En français : « Résidu », in Samuel Beckett, Bande et Sarabande. Traduit de l’anglais par Édith Fournier, Paris, Éditions de Minuit, 1994, p. 269-292.
-
[4]
W.R. Bion, Second Thoughts, Londres, Karnac, 1984, p. 110-119.
-
[5]
Id., « Making the best of a bad job », in Clinical Seminars and other works, Londres, Karnac Books, 2000, p. 321-331.
-
[6]
Lacan séjourna en 1945 à Londres où il rencontra des psychiatres anglais qui s’étaient distingués par leurs méthodes innovantes pendant la guerre. C’était donc à l’époque du V-Day, le jour de la victoire des armées britanniques sur Hitler. Lacan rend un vibrant hommage à Bion et à Rickmann dans son écrit « La psychiatrie anglaise et la guerre » (in Autres Écrits, Paris, Le Seuil, 2001, p. 101-120) où il brosse un portrait émouvant de ses deux collègues anglais.
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[7]
W.R. Bion, « L’arrogance », in Réflexion faite (Second Thoughts). Traduit de l’anglais par François Robert, Paris, puf, 1983, p. 97.
-
[8]
Otherness dans l’original qu’il faudrait peut-être traduire par « différence ».
-
[9]
Samuel Beckett, Murphy, Paris, Éditions de Minuit, 1965, p. 64. La particule dans la liberté absolue est basée sur la pensée de Démocrite.
-
[10]
Ibid., p. 176.
-
[11]
Ibid., p. 144.
-
[12]
Ibid., p. 129.
-
[13]
Chez Lacan, la sublimation « élève un objet à la dignité de la Chose » (L’Éthique de la psychanalyse, Paris, Le Seuil, 1986, p. 133).
-
[14]
Samuel Beckett, Fin de partie, Paris, Éditions de Minuit, 1957, p. 29.
-
[15]
The Theatrical Notebooks of Samuel Beckett. Endgame. Edited by S.E. Gontarski, Londres, Faber and Faber, 1992, p. 53. Cf. aussi John Keats, The Complete Poems, Londres, Penguin, 1983, p. 344-346.
-
[16]
Samuel Beckett, Pas dans Pas suivi de quatre esquisses, Paris, Éditions de Minuit, 1978, p. 11.
-
[17]
Carol Loeb Shloss, Lucia Joyce. To dance in the wake, New York, Farrar, Strauss et Giroux, 2003.
-
[18]
Ibid., p. 195 et p. 494 (note 75 du chapitre 8).
-
[19]
Proust, op. cit., p. 81.
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[20]
« Cette futilité, je l’applique, oui, même à la science dont il est manifeste qu’elle ne progresse que par la voie de boucher les trous ».
-
[21]
Cf. Édith Fournier, « Samuel Beckett mathématicien et poète », in Critique, 519-520, août-septembre 1990, p. 660-669.
-
[22]
Cf. Lawrence E. Harvey, Samuel Beckett. Poet and Critic, Princeton, Princeton University Press, 1970, p. 30. Dans le dialogue, Augustin dit à Evodius : « Aussi, pour commencer par un point des plus manifestes, je te demande si, toi-même, tu es. Peut-être crains-tu d’être trompé dans cette interrogation, alors que tu ne pourrais pas du tout l’être si tu n’étais pas ? » (in Œuvres I, Pléiade, p. 447).
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[23]
Jacques Lacan, « La logique du fantasme. Compte rendu du séminaire 1966-1967 », in Autres écrits, op. cit., p. 323-324. Lacan écrit : « La psychanalyse postule que l’inconscient où le ‘je ne suis pas’ du sujet a sa substance, est invocable du ‘je ne pense pas’ en tant qu’il s’imagine maître de son être, c’est-à-dire ne pas être langage. »
-
[24]
Molloy, Paris, Éditions de Minuit, 1951, p. 43.
-
[25]
Samuel Beckett, Fin de partie, Paris, Éditions de Minuit, 1957, p. 70-75.
-
[26]
The Theatrical Notebooks of Samuel Beckett. Endgame. Edited by S. E. Gontarski, Londres, Faber and Faber, 1992, p. 61.
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[27]
Samuel Beckett, Watt, Paris, Éditions de Minuit, 1968, p. 69-70.
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[28]
Samuel Beckett, Molloy, Paris, Éditions de Minuit, 1951, p. 113-123.
-
[29]
Ibid., p. 122-123.
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[30]
Samuel Beckett, Le monde et le pantalon, Paris, Éditions de Minuit, 1989, p. 12 et p. 19-20.
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[31]
Cf. J.P. Murphy, Beckett and the philosophers, in The Cambridge Companion to Beckett, édité par John Pilling, Cambridge, 1994, p. 229-234.
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[32]
Jacques Lacan, « Kant avec Sade », in Écrits, p. 772.
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[33]
Molloy, op. cit., p. 13.
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[34]
En attendant Godot, p. 21 : Vladimir : « […] Qu’est-ce qu’on fait maintenant ? – Estragon : On attend. – Vladimir : Oui, mais en attendant ? Estragon : Si on se pendait ? Vladimir : Ce serait un moyen de bander. Estragon (aguiché) – On bande ? »
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[35]
Fritz Mauthner, Beiträge zu einer Kritik der Sprache, Leipzig, Vienne, 1923.
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[36]
« Chaque mot ment », affirme Beckett. Pour Lacan, le signifiant est « possibilité de tromperie » (L’Angoisse, Paris, Le Seuil, 2004, p. 93).
-
[37]
Sur l’écriture comme pharmakon, cf. Jacques Derrida, « La pharmacie de Platon », in Platon, Phèdre. Traduction inédite, introduction et notes par Luc Brisson, Paris, Flammarion, 1989.
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[38]
Gottfried Büttner, Samuel Becketts Roman ‘Watt’. Eine Untersuchung des gnoseologischen Grundzuges. Heidelberg, Carl Winter Universitätsverlag, 1981, p. 92.
-
[39]
Sigmund Freud, « Hemmung, Symptom und Angst », in Studienausgabe, t. VI, Frankfurt am Main, Fischer, 1971, p. 241.