Savoirs 2019/2 N° 50

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Article de revue

La réforme de la formation au prisme des capacités d’action de l’apprenant salarié : quelle émancipation et quelle responsabilité envisager pour l’apprenant salarié ?

Pages 67 à 85

Notes

  • [1]
    Conseil, stratégie, innovation sociale dans le champ de l’accompagnement.
  • [2]
    Discours de Muriel Pénicaud au Sénat, « Projet de loi pour la liberté de choisir son avenir professionnel », 10 juillet 2018.
  • [3]
    Discours de Muriel Pénicaud au Sénat, « Projet de loi pour la liberté de choisir son avenir professionnel », 10 juillet 2018.
  • [4]
    Y. Le Bossé, in Collectif, L’art d’accompagner autrement, Éditions Kelvoa, 2015, p. 17.
  • [5]
    M.-H. Soulet, « Changer sa vie : une question sociologique ». Sciences humaines, 2011.
  • [6]
    Paul Ricœur, « De l’homme capable à l’homme responsable », conférence Rouen, 7 février 2003.

1La loi du 5 septembre 2018 « Pour la liberté de choisir son avenir professionnel » n’est pas un texte réglementaire de plus dans un environnement habitué aux évolutions : rien d’étonnant à cela car un système de formation doit sans cesse s’adapter aux multiples évolutions en cours. Mais il semble qu’une étape plus significative est franchie ici, notamment dans le rôle des différents acteurs et dans la manière dont l’accès aux ressources est organisé pour les personnes. L’intensité des débats (2 500 amendements examinés) montre bien les tensions et les enjeux de ce texte. L’intitulé même de la loi n’est pas anodin. Il ouvre des débats multiples, philosophiques, sociologiques tant sur les plans individuels et collectifs qu’au niveau juridique et organisationnel. Ce qui est en jeu, c’est bien une conception de la liberté de chacun et la manière dont la puissance publique l’organise. Sur ce plan, la monétarisation du Compte personnel de formation (CPF) est bien plus qu’un gadget numérique. C’est le symbole d’un lien souhaité entre pouvoir d’achat et liberté d’agir. Or ces liens sont nécessairement complexes.

2L’automaticité affirmée entre CPF et libre arbitre ouvre d’autres débats, notamment celui de l’équité. Si la responsabilité du choix est déléguée aux personnes, ce transfert implicite nous questionne sur la capacité de chacun à s’affranchir de multiples limitations voire de déterminismes mais également à assumer le poids de la responsabilité du choix. Sommes-nous tous en capacité de naviguer dans les acronymes, référentiels, concepts et jargons du monde de la formation ? Sommes-nous certains que les personnes ont réellement besoin d’une formation alors que la modification du système va transformer l’usager en client ? Cette articulation entre la loi du 5 septembre et le pouvoir d’agir des personnes est d’autant plus un enjeu que la puissance publique justifie son choix en se référant régulièrement aux travaux et concepts développés par Amartya Sen (2009) et la notion de capabilité qu’il développe. Dans cet article, nous souhaitons analyser les différents fondements de la réforme, notamment une certaine conception du sujet autonome et le rôle des institutions dans l’appui à chacun pour l’exercice de ses droits. Nous chercherons ensuite à préciser les conséquences opérationnelles déjà visibles en termes de marché ouvert et de stratégies d’acteurs. Puis, nous explorerons les écarts entre cette liberté affirmée du sujet et la manière dont cette responsabilité du choix peut avoir des effets différents. Nous terminerons sur les liens entre liberté, responsabilité et pouvoir d’agir en explorant les conditions d’un accompagnement émancipateur. Pour terminer, nous nous interrogerons sur les moyens, ressources et appuis nécessaires pour que cette loi sur la liberté de choisir ne soit pas seulement un slogan mais bien un service universel pouvant contribuer à plus d’équité sociale : ceci suppose une responsabilité partagée.

1. À propos de la liberté de choisir son avenir professionnel et son imprévisibilité

3Les propos qui suivent visent à clarifier les fondements de cette intention de la liberté de choisir son avenir professionnel pour en analyser les principes organisateurs en portant un regard sur certaines zones d’ombre et en questionnant les ambiguïtés possibles. Nous laisserons volontairement de côté la dimension opérationnelle, les difficultés de mise en œuvre étant à la fois multiples et pas toujours visibles à ce stade de première application de la loi. Nous n’aborderons pas non plus la question des acteurs (qui fait quoi ?), qui a beaucoup occupé les débats, peut-être au détriment d’autres questions de fond. Par contre, il nous semble essentiel d’aborder le sujet dans sa complexité en évitant les raccourcis simplificateurs.

a) La capacité de chacun à décider pour soi

4Dans son discours au Sénat le 10 juillet 2018, Muriel Pénicaud, ministre du Travail, insiste sur les intentions du projet de loi : « Nous misons sur la transparence, et la capacité de chacun à décider pour soi  [2]. » Cela illustre une certaine conception de sa liberté individuelle, assez proche des travaux d’Amartya Sen, pour qui les inégalités entre les individus ne s’apprécient pas au regard de leur seul droit d’accès aux ressources mais de leurs capacités à les convertir en libertés réelles. Il introduit ainsi la notion de « capabilités », qui invite à considérer pour chacun la liberté d’action, la capacité à faire, et nous alerte sur le fait que c’est l’effectivité du recours à la ressource qui est en jeu et pas uniquement le droit d’accès formel. Au cœur de la réforme apparaît ainsi la volonté de supprimer nombre d’intermédiaires. On voit le lien avec un CPF à la main des personnes sans intermédiaires, accessible via une application. Cette approche libérale a plusieurs conséquences : une volonté de simplification d’usage (moins de procédures et de tiers) ; une transaction directe avec les prestataires de formation et une personne considérée comme proactive, qui peut exercer son libre arbitre, ses droits et ses responsabilités dans la mesure où on considère sa capacité à négocier en direct comme essentielle. Mais il ne s’agit pas d’omettre que tout cela vise également un accroissement de l’efficience donc la réduction des parcours afin que la formation soit la plus courte possible et la plus adaptée tant en termes de durée que de modalités. Et on espère donc de facto qu’elle soit moins coûteuse pour la collectivité.

b) La désintermédiation comme principe

5Le principe du corollaire d’un individu autonome et responsable de ses choix, c’est la diminution des filtres possibles entre la personne et les ressources. Cette diminution érigée en principe amène à considérer l’individu en capacité à décider au regard des ressources que l’on met à sa disposition et en même temps à maîtriser le processus d’engagement direct. On voit évidemment l’analogie avec le commerce en ligne, l’algorithme embarqué s’occupant de la simplification du process et les vendeurs de formation étant dans l’obligation d’alimenter la banque de données. Cette vision simplificatrice et éminemment libérale n’est pas sans poser de questions. Faciliter l’accès aux ressources n’a jamais été équivalent à s’approprier les ressources. Le processus cognitif d’interprétation est central. Or il est occulté dans cette approche au nom d’un principe non discuté : l’individu sait ce qui est bon pour lui. Par ailleurs, on risque de confondre deux fonctions :

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  • une fonction de filtre : c’est un expert qui détermine la formation la plus adéquate et qui prescrit le parcours au regard de modalités prédéterminées. Le projet est validé et la personne donne son accord. Nous sommes dans une chaîne de services diagnostic-validation-prescription où le pouvoir est détenu par tous les acteurs du système, sauf la personne. Nous avons suffisamment combattu cette vision pour nous réjouir de la voir disparaître à terme ;
  • une fonction d’intermédiation qui vise à aider la personne à faire des choix éclairés. Il s’agit non plus de filtrer les informations, de sélectionner l’accès du seul point de vue du professionnel mais de faciliter l’utilisation de ressources au regard des priorités, habiletés et besoins de la personne dans sa situation. Le travail mené en 2017 dans le cadre du Conseil en évolution professionnelle avec le réseau OPACIF sur la fonction référent (et sur la notion d’ensemblier) est éclairant sur ce point. Il s’agit de faciliter l’accès aux droits non plus dans la seule optique de les faire connaître mais bien de les rendre effectifs pour chacun.

c) Des transformations rapides et profondes avec l’imprévisibilité comme norme

7L’urgence à réformer est régulièrement apparue dans la négociation sur la loi comme un argument irréfutable. Big bang, révolution copernicienne, changement de logiciel nécessaire… : la sémantique utilisée l’illustre. Si l’argument premier est clairement la bataille des compétences, la formation n’étant qu’une des modalités du développement de ces compétences tout au long de la vie, plusieurs autres aspects sont en arrière-plan. Tout d’abord on perçoit l’impact de l’imprévisibilité. Quand on affirme que 50 % des emplois seront profondément transformés dans les dix ans à venir, on mesure à quel point cette information est approximative, discutable, fondée sur des scénarios multiples et les données du passé. En somme, l’incertitude, tant individuelle que collective, structure les modes de projection. On pourrait dire que l’imprévisibilité devient la norme, ce qui me fait souscrire aux propos de M.-H. Soulet : « Les sciences humaines et sociales… se sont construites sur les idées de stabilité et de prévisibilité ; elles ont cherché des régularités, à défaut de lois. Les voilà bien déroutées. Il leur faut revoir leur logiciel analytique. Il leur faut revoir le noyau dur du paradigme sur lequel elles se sont développées. Il leur faut apprendre à penser ce qu’est vivre avec l’incertain… Décider ne peut plus simplement consister à trouver l’agencement moyens-fins le plus optimal. Agir ne peut plus simplement être suivre son intérêt (agir stratégique) ou respecter la norme (agir conforme) » (Soulet, 2018, p. 158).

8Par ailleurs, l’argument d’inclusion sociale maintes fois rappelé (nul n’est inemployable) est également intéressant : « Le passé surdétermine pour beaucoup le présent, et borne l’avenir, notamment en matière d’emploi. L’obstacle principal, celui qui permet au passé de “projeter une histoire”, c’est la résignation pour tous face aux déterminismes  [3]. »

9La liberté de choisir peut s’observer au regard de ces nouveaux enjeux notamment d’équité sociale autour de l’affirmation de la capacité de chacun à décider pour soi.

2. Jeter un éclairage sur l’implicite et ses zones d’ombre

10La réduction du rôle des intermédiaires et les possibilités d’utilisation directe du CPF vont donc modifier radicalement le rapport entre l’offre et la demande. Jusqu’alors, les différents intervenants de la chaîne de service (construction des certifications, définition des parcours, modalités de financement et d’accès) se sont plus préoccupés des besoins collectifs que des usages individuels, laissant finalement peu de marge de négociation aux personnes, dépendantes de financements externes définis par des règles faiblement négociables.

a) Le passage d’une logique verticale à une logique de négociation

11L’arrivée du CPF est un bouleversement dont on ne mesure pas vraiment encore toutes les conséquences, d’autant que les effets et les usages possibles sont multiples. En tout cas, pour les organismes de formation (prestataires de développement des compétences aujourd’hui), la disruption est en marche. Pourquoi ? Tout d’abord, redonner du pouvoir dans le choix de la formation, c’est basculer d’une logique experte (le parcours est prédéfini et la personne n’a guère le choix) à une logique de négociation/conciliation, où la personne va chercher à optimiser sa position au regard de ses intentions et priorités. Mais au-delà de la lecture que peut en faire l’offreur de service, cela modifie également les attentes et comportements des personnes en interrogation sur leur avenir professionnel.

12Dans ce contexte, comment anticiper les préoccupations de l’usager (devenu ainsi client et plus seulement apprenant) ? On peut formuler ces préoccupations et ces enjeux personnels sous forme de questions : ai-je vraiment besoin d’une formation ? D’une qualification reconnue ? Qui a quelle valeur ? Qui me permettra quoi en termes d’accès à l’emploi ? Comment prendra-t-on en compte mes expériences ? Quelles réductions de parcours et de coût seront possibles ? En somme, ces arbitrages se feront au regard des enjeux de son évolution professionnelle. C’est déjà le cas dans de nombreuses situations mais c’est la centralité de cette approche qui est susceptible de changer la donne. La question devient : quelle est la meilleure stratégie pour chacun ? Plusieurs critères vont apparaître très vite centraux : l’utilité perçue (est-ce que tout cela est bien nécessaire à mon évolution professionnelle ?) et la personnalisation (sera-t-on capable de me proposer des actions sur mesure, compatibles avec mon expérience, mes priorités et à un coût acceptable ?). Ces différentes transformations du système impactent directement les rôles et responsabilités de chacun. Mais qu’en est-il de la liberté effective de l’apprenant ?

b) La liberté de choisir et la question des choix éclairés

13Dans les débats sur la loi, une question qui nous paraît centrale a été passée sous silence : comment aider les personnes à faire des choix éclairés ? Et éclairés pour qui ? Sur ce point, les confusions sont nombreuses. Affirmer la liberté du choix, c’est occulter la part d’ombre de toute décision individuelle et collective. Est-ce que les Britanniques ont fait un choix éclairé en votant le Brexit ? À la lumière des confusions actuelles, on perçoit mieux que la question du choix convoque plusieurs paramètres liés aux répertoires de possibles, aux options disponibles. Puis-je faire financer toutes les formations que je souhaite ? Évidemment non. Par ailleurs, a-t-on toujours une lecture simple des conditions d’accessibilité. Si ces conditions paraissent claires, les mondes de la formation et du travail sont bien moins rationnels qu’ils n’en ont l’air. Des espaces de négociation sont ouverts partout. Parler d’une application semble simple mais, dans la réalité, le processus d’accès est largement encadré, normé, ce qui limite de fait la liberté. Mais par ailleurs se pose la question pour chacun de l’anticipation des conséquences de sa décision : suis-je très au clair sur les impacts multiples de mes choix ? Sont-ils tous visibles au moment de l’engagement ?

14Ces différents paramètres à prendre en compte interrogent cette liberté de choisir son avenir professionnel. Car derrière la proposition séduisante et l’idée généreuse, quelles sont les conditions d’un libre choix ? Qu’est-ce que la personne qui décide contrôle réellement ? Qu’est-ce qui lui est imposé ? On voit bien que la formule a priori consensuelle (passer d’une orientation subie à une orientation choisie) et les concepts qui ont été livrés avec cette formule (projet professionnel, motivation) ne résistent pas à l’épreuve du réel. C’est que l’on semble oublier que choisir suppose une vision élargie et claire des possibles : ce qui est rarement le cas. Par ailleurs, il n’y a jamais (ou très rarement) d’automaticité entre le souhait des personnes et les capacités d’accueil, pour une raison simple : ce sont toujours les capacités d’accueil qui sont définies a priori. On ne les ajuste jamais (ou presque) aux intentions de personnes. Choisir suppose donc la prise en compte de questions plus complexes : quelles sont les probabilités que ce choix privilégié puisse être réellement mis en œuvre ?

15En ce sens, parler de liberté de choix professionnel, quand il s’agit d’une négociation entre ce qui est souhaité et ce qui est accessible, nous paraît un abus de langage. C’est plus de stratégie dont il est question. Ceci ne signifie pas que la personne ne pourra pas faire ce qu’elle souhaite vraiment, mais que sa seule motivation sera largement insuffisante si elle ne possède pas également les clés de compréhension du système, les différents raccourcis ou itinéraires bis possibles, les appuis dans le décodage des règles et des usages. Or la possibilité de s’affranchir réellement des multiples déterminismes est à ce prix : ne pas confondre transparence sur les modalités d’accès et intégration des différents critères à prendre en compte dans l’élaboration d’une stratégie. Certains critères sont peu connus, nécessitent une réelle analyse informative et des modalités de comparaison peu évidentes pour tous. Le risque est bien là : que sous une apparente transparence et égalité d’accès se nichent des différences sur l’appréhension du réel (et pas uniquement du formel) qui permettent à quelques-uns de connaître les cadres implicites et les stratégies de détours qui ne seront présentées dans aucun guide officiel.

3. À propos du développement du pouvoir d’agir de la personne

16Alors, si l’on veut approfondir l’analyse de l’égalité d’accès à la formation, comment comprendre ces évolutions de conceptions et d’usage au prisme des approches par le développement du pouvoir d’agir ? Entreprendre cet exercice suppose d’abord d’être au clair sur ce que recouvrent ces approches. C’est que derrière cette formulation séduisante mais très générale (pouvoir d’agir) se cachent des approches d’origines différentes, développées dans des contextes et des cultures particulières, croisant des enjeux philosophiques, sociétaux et techniques complexes. S’y trouvent entremêlées, parfois confondues, différentes notions proches. L’empowerment pourrait servir de fil conducteur à cette analyse.

a) Pour un empowerment coopératif

17Largement utilisé dans les pays anglo-saxons, plus récemment en France, l’empowerment est difficile à traduire car, comme l’indiquent M.-H. Bacqué et C. Biewener : « L’empowerment articule deux dimensions, celle du pouvoir, qui constitue la racine du mot, et celle du processus d’apprentissage pour y accéder. Il peut désigner autant un état (être empowered) qu’un processus. Cet état et ce processus peuvent être à la fois individuels, collectifs et sociaux ou politiques » (Bacqué et Biewener, 2013). Et c’est là où des confusions peuvent apparaître. Mais au fond, ce qui nous intéresse, plutôt que de retracer l’émergence de courants de pensée, c’est d’en appréhender les caractéristiques communes, formulées parfois différemment mais qui recouvrent des principes semblables et laissent apparaître une filiation, un continuum de pensée.

18Déjà se pose une question relative au pouvoir dont on parle. Il ne s’agit pas de pouvoir sur quelqu’un. On peut en voir trois aspects, souvent en synergie : le pouvoir de (pouvoir créateur pour accomplir des choses qui nous intéressent, pouvoir de le faire en ayant en main les moyens de le faire) ; le pouvoir avec (pouvoir social et politique fondé sur une organisation collective de personnes qui poursuivent des buts communs) ; le pouvoir intérieur (reconnaissance de soi, de ses capacités, respect des autres, convictions…).

19Ce qui paraît essentiel dans cette approche, c’est que la dimension communautaire est très présente. L’approche sert de fil conducteur à de nombreuses modalités participatives citoyennes mais également à des pratiques sociales coopératives qu’on retrouve dans le champ du travail social et de l’emploi. Cela implique également de ne pas considérer les personnes comme la cause unique des problèmes qu’elles rencontrent. Les soutenir à reconnaître les dimensions collectives des problèmes, les conditions qui constituent des freins à leur prise de pouvoir constitue un enjeu essentiel. Mais d’autres éléments structurent et différencient ces approches. Nous pouvons à ce propos reprendre à Yann Le Bossé la « présomption de compétences ». Plus généralement, ce qui fera consensus, c’est une conception des personnes comme détentrices de ressources. Nous faisons ainsi référence à l’homme capable et vulnérable, cher à Paul Ricœur. Cela suppose une centration sur ce qu’il peut mobiliser (qui peut être invisible à ses propres yeux) plutôt qu’une évocation de ses déficits ou manques éventuels qu’il s’agirait de compenser. D’autres éléments structurent ces approches : celles-ci sont situées, contextuelles et situationnelles. Il n’y a pas de pouvoir d’agir en général. Il n’y a que des personnes en contexte de pouvoir agir. Ce n’est donc jamais une procédure reproductible mais toujours un processus singulier, itératif, intimement corrélé à la fois aux situations collectives (lieux, habitudes, culture, histoire, rites) et individuelles (priorités, équilibres, enjeux, valeurs). En ce sens, ce processus singulier relève toujours de deux niveaux : une co-construction impliquant plus ou moins les partenaires de la communauté de vie ; une négociation nécessitant la prise en compte permanente de ce qui peut évoluer, bouger par rapport à ce qui est stable, fixe. Ceci nous amène à une notion essentielle dans ces approches, que certains voient comme un apport du stoïcisme : ce sur quoi on peut agir. Car il est bien question de distinguer ce qui est contrôlable, à sa portée, qui relève de chacun de ce qui relève d’autres décisions, instances hors d’atteinte. Cela ne veut pas dire que l’on renonce à lutter contre ce qui peut paraître injuste, inéquitable mais de clarifier ce qui relève du contrôle sur sa propre situation de ce qui relève d’enjeux collectifs, citoyens, politiques. On ne renonce jamais à vouloir changer le monde vers plus de justice. Mais cela ne concerne pas le même registre. Celui-là est plus collectif. Cela marque un signal fort dans toutes ces approches.

20Il y a une responsabilité politique dans les moyens attribués par les institutions aux personnes mais la responsabilité ne peut jamais échoir totalement à la personne. Au fond, le pouvoir d’agir, c’est le processus par lequel un individu, mais plus largement une communauté de femmes et d’hommes, cherche à s’affranchir des limitations multiples au regard non pas de ce qu’on veut pour elle, mais bien de ce qui a de la valeur pour elle. Yann Le Bossé le formule ainsi. Le développement du pouvoir d’agir, c’est « la possibilité de réguler les événements de sa vie, d’avoir un impact sur ce qui nous arrive… de sortir de l’impuissance et de reprendre sa vie en main, mais pas dans le sens d’un devoir d’agir. C’est s’affranchir et non s’adapter ; s’affranchir, c’est se libérer des liens, c’est franchir les obstacles à sa mesure  [4]. » Et au cœur de cette approche, on trouve le premier pas : agir, c’est commencer, aurait pu dire Hannah Arendt. Et c’est bien de cela dont il s’agit. Mais il est important également de repérer que les modes d’expression de ce pouvoir peuvent prendre des formes variées, pas toujours celles attendues par les institutions. Ce qui fait la caractéristique de ce processus d’affranchissement, c’est justement de ne pas céder à la tentation de la normalisation mais bien d’exprimer une singularité dans la lecture de son propre destin. Mais cette singularité est bien spécifique. Elle n’est pas stratégique, centrée sur un objectif ou un projet. Elle n’est pas non plus une réponse d’obéissance et de conformité (faire comme on le demande). Elle est orientée vers ce qui paraît souhaitable au regard de ce qui est accessible ici et maintenant : une sorte d’agir poïétique comme le propose Marc-Henry Soulet  [5], agir par lequel les buts se construisent chemin faisant. Cette action est donc à la fois le cœur du processus (ne pas subir, s’affranchir des enfermements ou limitations) et également le moyen de se confronter, de construire sa propre identité au prisme de l’action et de la découverte. Une manière de rester en mouvement, de veiller sur le monde et de percevoir « les transformations silencieuses » pour agir à bon escient, comme le propose François Jullien (2009).

b) Une liberté effective par les capabilités

21Alors, si on va plus loin dans l’analyse des possibilités de liberté de choix de son avenir professionnel au prisme des approches par le développement du pouvoir d’agir, la notion de capabilité développée par Amartya Sen (2009) puis prolongée par Martha Nussbaum (2012) peut nous aider. Selon Sen, la « capabilité » désigne la possibilité pour les individus de faire des choix parmi les possibilités qu’ils estiment importantes pour eux et de les concrétiser effectivement. Cette liberté « substantielle » est donc la possibilité effective qu’un individu a de choisir diverses combinaisons de fonctionnement, autrement dit une évaluation de la liberté dont il jouit effectivement. Dans sa théorie, il distingue les fonctionnements (ce qu’une personne réalise effectivement, ses choix et ses actes), les capabilités (étendue de sa liberté réelle et ensemble des accomplissements qu’elle a la possibilité réelle d’atteindre parmi ceux auxquels elle accorde de la valeur), les ressources (tous les biens et les services dont elle dispose), les facteurs de conversion (ce qui va lui permettre de faciliter la conversion de ces ressources en une réalisation qui a de la valeur pour elle, ou qui va l’entraver). C’est donc bien l’enjeu des facteurs de conversion qui est posé par Sen. Les capabilités d’un individu seront donc d’autant plus grandes que cet espace d’options alternatives réellement accessibles sera grand. Dans ce sens, la liberté suppose des ressources converties en choix en s’appuyant sur les libertés que la personne se donne et sur les options de vie qui ont du sens pour elle.

22Ce qui est central, c’est bien la possibilité de choisir, ce qui suppose à la fois des ressources mais également des alternatives de choix ou des opportunités qui ont de la valeur dans l’ensemble des choix possibles. Dans cette perspective, une politique publique centrée sur le développement des capabilités doit se préoccuper à la fois d’une action sur les ressources et droits formels mais également sur les autres facteurs multiples nécessaires à chacun pour transformer cet ensemble de moyens en accomplissements/réalisations de son choix. C’est pourquoi Amartya Sen considère que la responsabilité collective est engagée (Orianne et Remy, 2010). Ce cadre de pensée, s’il est adopté, implique plusieurs réflexions complémentaires.

23C’est la facilitation vers des activités que les personnes valorisent qui peut devenir l’indicateur d’efficacité d’une politique et non pas la réduction des écarts entre la norme d’employabilité et les compétences des personnes. Si la formation choisie est l’accomplissement, les capabilités sont ici l’étendue des possibles, des alternatives auxquelles pouvait avoir accès cette personne. C’est ce que l’on peut appeler l’espace de liberté individuelle. Cela génère une réflexion à plusieurs niveaux : les registres d’opportunités à la disposition de la personne, le processus réflexif nécessaire à ce choix, la reconnaissance et la verbalisation de ce choix (affirmation de soi), la transformation de ce choix en liberté effective d’action. On perçoit que, dans cette approche, la liberté n’est pas appréhendée dans la possibilité de faire tout ce qu’on veut mais de pouvoir vivre une vie qui a de la valeur à ses propres yeux : en somme, l’étendue de la liberté réelle correspond à ce qui permet d’accomplir ce qui nous porte. « Il convient donc de mettre en place les conditions permettant d’assurer le développement de la liberté réelle des acteurs, leurs capabilités, en même temps que l’efficacité à long terme de l’action sociale : en effet, la participation active des individus est le meilleur garant d’une adhésion non contrainte, démocratique et durable à des fins (insertion professionnelle/sociale ou autres) qui ne soient pas décidées unilatéralement par le haut » (Bonvin et al., 2012).

24Mais cela suppose aussi de sortir d’une hypocrisie selon laquelle il y aurait une liberté totale de choix. L’affirmer est un excellent moyen de désengager la responsabilité institutionnelle pour faire porter le poids des conséquences des choix sur l’individu, un transfert de responsabilité en somme par lequel l’institution fournit les ressources, l’individu ayant la responsabilité d’en faire le meilleur usage. La réalité est plus nuancée. Notre libre arbitre existe et s’incarne dans une succession de microdécisions dont nous ne mesurons pas toujours les conséquences, soit que nous ne les voyons pas, soit qu’elles sont impossibles à prévoir. L’enjeu d’équité est bien alors de s’intéresser à la manière dont chaque personne pourra utiliser les ressources qu’on met à sa disposition et celles qui lui sont propres pour avancer vers un objectif qui a du sens et de l’importance pour elle. C’est là une perspective plus modeste mais sans doute plus réaliste et en tout cas elle peut permettre de concilier une conception de l’individu « capable », pouvant s’émanciper de multiples déterminismes, avec une politique publique soucieuse de permettre à chacun d’exercer ses droits et de s’affranchir des limitations que l’imprévisibilité et la complexité amplifient. Et sur ce point, l’accompagnement peut assurer cette fonction de facilitation.

4. D’une émancipation sous conditions à une responsabilité limitée

25Si l’on considère que la liberté de choix est corrélée avec la capacité des personnes à convertir les ressources en action sensées, cela nous amène à interroger les possibilités d’appui aux personnes pour qu’elles puissent exercer leur libre arbitre et recourir à leurs droits. Sur ce plan, on voit bien que le conseil et l’accompagnement peuvent être essentiels.

a) Postures de facilitation sous conditions : la fin de la prescription ?

26Les propos précédents nous amènent à questionner la posture du professionnel. Il devient expert du processus, médiateur, facilitateur et prend soin d’un contexte formatif pour qu’il soit réellement capacitant (Falzon, 2011). Cela paraît à la fois consensuel, évident et presque trop simple. Or le risque consiste aussi à incriminer voire à caricaturer des pratiques prescriptives certes nuisibles, mais inscrites dans un système historiquement centré sur lui-même, qui s’alimente par la sélection des personnes au regard de ses propres critères. L’approche prescriptive ne fait que rendre opérationnelle et simple une conception verticale de l’éducation où la norme précède la singularité. L’autre tendance pourrait être de ne prêter que des vertus à des approches humanistes et émancipatrices dont les fondements peuvent vite apparaître consensuels mais pas toujours opérationnellement clarifiés. La radicalité des oppositions, si elle facilite la compréhension des polarités, ne renvoie pas toujours au réel. « Le simple n’existe pas, il n’y a que du simplifié », disait finement Bachelard.

27Si l’on cherche à sortir des oppositions stériles, il nous faut sans doute envisager les questions pas seulement sous le prisme d’un pouvoir d’agir généralisateur mais aussi sous l’angle d’un contexte toujours singulier. On pourrait alors plutôt situer ce dernier du côté de la régulation : sur quoi a-t-on prise ? Et qu’est-ce qui nous échappe ? Dans cette optique, la question devient plus facile à traiter. En effet, dans une société de l’imprévisibilité, faire des choix éclairés suppose de prendre en compte la multiplicité des paramètres en jeu, certains contrôlables et objectifs, d’autres plus aléatoires, contextuels et non maîtrisables. Si l’on convient que l’incertitude est une donnée à prendre en compte, une approche probabiliste peut être plus éclairante. Plutôt que de viser un bon choix impossible (bon pour qui d’abord ?), c’est la réflexion sur le risque qui devient centrale. La liberté de choix est sans doute corrélée à la capacité à distinguer ce qui est lisible et contrôlable de ce qui est faiblement prévisible, en intégrant des stratégies de retour en arrière ou des alternatives. Nous percevons bien que les mesures ou dispositifs qui se déploient en invoquant capabilités et pouvoir d’agir, si elles ouvrent des possibilités en termes d’autonomie réelle, d’affranchissement et de valorisation des ressources de chacun, ne sont pas malgré tout sans ambiguïtés. D’ailleurs, elles sont mises en avant dans la plupart des textes européens sur la formation tout au long de la vie comme une nouvelle clé de l’inclusion sociale. Mais il nous faut regarder ces notions d’un autre point de vue car elles peuvent également légitimer une vision libérale qui renvoie à l’individu la responsabilité de ses choix. Puisque les ressources sont mises à la disposition de tous, puisque chacun peut s’en saisir comme il veut, alors, les inégalités sociales ne sont plus uniquement liées à un déterminisme d’origine mais bien à une non-mobilisation des possibilités offertes, qui renvoient plutôt à une conception volontariste que l’on se fait de la promotion. Celui qui veut y arrivera puisque l’on considère que ce sont uniquement l’effort et le talent qui feront la différence. Et si l’on parvient à une telle conception, la liberté de chacun tient d’abord à la capacité de comprendre et d’utiliser les codes et les règles, ce qui légitime de facto toutes les hiérarchies sociales et pose question en termes d’inclusion sociale et de chances pour tous.

b) Une responsabilité somme toute limitée

28La question de la responsabilité nous ramène nécessairement à Ricœur : « L’imputabilité constitue une capacité franchement morale. Un agent humain est tenu pour l’auteur véritable de ses actes, quelle que soit la force des causes organiques et physiques. Assumée par l’agent, elle le rend responsable, capable de s’attribuer une part des conséquences de l’action  [6]. » Dans ce nouveau contexte législatif, qu’est-ce qui est imputable à la personne ? De quoi prend-elle la charge pour en assumer ensuite les conséquences ? On perçoit bien, à travers l’analyse précédente, que rien n’est vraiment fait pour que les responsabilités soient claires. On navigue entre une injonction à la liberté de choix et les contraintes organisationnelles et de normalisation sociale : on ne finance que ce qui est éligible, reconnu, attesté, donc on ne finance de la formation qu’en fonction d’une intention politique. C’est la puissance publique qui flèche les financements pertinents. Il aurait pu y avoir plus de liberté si la personne avait réellement pu financer ce qu’elle souhaitait. Or la situation est curieuse : on décrète une plus grande liberté tout en restreignant le champ des alternatives.

29Dans ce cadre, la liberté ne peut être que limitée au regard des multiples limitations du choix et de la difficile lecture des conséquences de ce choix. D’ailleurs, ce qui règne n’est-ce pas plutôt la liberté d’exprimer des préférences et de négocier ce qui peut l’être avec un système où l’implicite est très présent ? Et si la lutte contre les déterminismes multiples est l’argument initial, il risque vite d’être mis en défaut par la pression du réel. Or plusieurs confusions apparaissent : la confusion entre facilité d’accès et pertinence de la réponse ; la confusion entre règles formelles et contingences réelles : capacité à comprendre les marges de négociation entre tous les interstices du système, à adopter une stratégie, voire à construire une tactique adaptée. En somme, les déterminismes se déplacent. Le poids de la négociation individuelle (au détriment parfois de règles collectives garantissant l’équité) risque de bénéficier aux plus malins, aux plus habiles dans cette transaction. Et en l’occurrence, si le CPF donne un pouvoir d’achat à chaque personne, nous ne sommes pas certains qu’il soit synonyme de pouvoir d’action pour tous.

c) Quelles perspectives ?

30Si l’on mesure les écarts entre les intentions générales énoncées (difficilement contestables en tant que telles) et les impacts possibles en termes d’effectivité pour les personnes, se pose alors la question de la nature de l’appui susceptible de compenser ce risque de non-recours ou de découragement pour les personnes les moins au fait d’un système complexe. Permettons-nous une analogie. Celle de l’automédication. Nous en avons tous fait l’expérience : le ressenti d’un symptôme, le recours aux pairs, la visite de sites internet plus ou moins recommandables et fiables pour identifier un symptôme, éventuellement une cause à ce symptôme puis l’achat en ligne d’une potion censée résoudre le problème. Nous n’aurions plus besoin de médecin ni de pharmacien. Certes, l’analogie a ses limites. En l’occurrence, dans les métiers de l’accompagnement, ce n’est pas tant l’expertise relative à l’autre qui est en jeu mais bien la capacité à co-élaborer des réponses adaptées. Mais là où une dérive est possible, c’est dans l’affirmation d’une autonomie totale formulée ainsi : les personnes savent ce qui est bon pour elles.

31Nous pouvons assez vite convenir que les personnes sont les plus à même de définir ce que sont leurs priorités et les objectifs qui ont de la valeur à leurs yeux. C’est même le fondement de la plupart des approches par le développement du pouvoir d’agir. Et nous considérons centrale l’expertise expérientielle des personnes accompagnées. Mais c’est autour de la question de l’identification des ressources et de l’analyse des scénarios d’action possibles qu’un débat peut s’ouvrir. Comment déterminer qu’au regard de l’objectif qui est le mien, la formation que j’ai trouvée sur l’application CPF est la plus adaptée ? Parce qu’on m’a proposé un prix réduit ? Une promotion ? Parce que les conditions matérielles sont adaptées ? Parce que la formation a de la valeur ? Tous ces critères sont estimables, ont l’importance que chacun leur donne au regard de ses enjeux. Mais comment les vérifier ? Avec le simple avis d’utilisateurs qui apportent un jugement sur une échelle de 5 étoiles ou de 1 à 10 ? Mais est-ce suffisant ? N’y a-t-il pas d’autres éléments à prendre en compte ? Une expertise stratégique à solliciter ? Arrivé à cette question, c’est donc bien d’un médiateur dont il est question, qui présente plusieurs caractéristiques : c’est une personne, ce qui lui confère la possibilité de rencontrer un des siens et de parler en toute subjectivité ; il n’a pas d’enjeux personnels ou de produits à placer ; il possède l’expérience des différents scénarios possibles ; il sait aider à la construction de stratégies adaptées et d’alternatives en cas de difficultés ou d’aléas ; il connaît les acteurs et les usages d’un système complexe ; il a une idée des chemins détournés. Il s’agit donc bien d’une posture de facilitateur que l’on pourrait définir comme celui qui permet le passage de la difficulté, le franchissement de l’obstacle, qui prend en compte les contextes dans lesquels se trouve la personne et qui cherche les environnements les plus propices, avec la personne. Sans avoir d’avis a priori sur ce qui est bon pour elle.

32Alors, si l’on observe ces éléments sous le prisme de la responsabilité de la personne, on ne peut que parler de responsabilité limitée. Lui demander d’endosser les effets des choix qu’elle fait est un excellent moyen pour la puissance publique de se dédouaner de ses propres responsabilités. Si l’on reprend le modèle des capabilités de Sen, on voit bien que l’on s’intéresse assez peu aux facteurs de conversion, ce qui permet à tout un chacun de transformer un droit en liberté effective. Ces facteurs sont nombreux : personnels (les talents, les caractéristiques physiques, etc.), sociaux, environnementaux, institutionnels. Sur ce plan, agir uniquement sur les ressources et leur accès se révèle à la fois insuffisant et discriminant. La responsabilité de la conversion revient également à la puissance publique qui doit se préoccuper des équipements (ressources territoriales, déplacements, prérequis nécessaires) pour que cette responsabilité soit acceptable. L’accompagnement peut donc être considéré, dans le modèle du développement du pouvoir d’agir, comme une possibilité d’alléger la responsabilité, de la rendre acceptable, mobilisatrice et non culpabilisante et tétanisante. Cela suppose de pouvoir agir sur ce qu’on contrôle et comprend, et d’élargir progressivement la décision à des champs plus complexes, ayant de nombreuses conséquences difficilement identifiables a priori sans appui spécifique : facilitateur, passeur, pour reprendre la formule chère à Yann Le Bossé : « La personne est experte de sa situation, le professionnel est expert du processus. » Cela suppose pour le professionnel, impliqué dans l’appui aux personnes, des renoncements, des expertises nouvelles et des paradoxes à gérer. Ces renoncements sont plutôt rassurants. Ils nous indiquent une évolution des conceptions de l’adulte apprenant comme détenteur de ressources et en capacité de s’autodéterminer. On sortira peut-être enfin de logiques prescriptives réductrices et infantilisantes. Et c’est plutôt une bonne nouvelle. Mais il nous faut être vigilants à ne pas afficher cette évolution comme un dogme.

33La vulnérabilité, l’indécision, la peur face à la complexité sont aussi des empêcheurs d’agir. Le pouvoir d’agir ne se prescrit pas, ne s’impose pas, il se construit au regard des ressources et de l’énergie disponible de la personne mais également de ses peurs, de son histoire, de ses doutes. Alors, si nous devenons passeur pour alléger la responsabilité, réduire l’anxiété, construire des scénarios, c’est une nouvelle ingénierie dont il est question : à la fois relationnelle, de l’ordre de la rencontre et de l’alliance, du respect et de la co-construction. Par ailleurs, le développement du pouvoir d’agir nous invite également à un pas de côté. Il interroge le tout individuel, le tout autocentré. Dans un certain nombre d’expérimentations, le public commence à nous dire qu’il est lassé de cette interrogation sur ce qu’il veut faire plus tard. Il est lassé car il ne sait que répondre. Il devrait savoir préalablement à l’action ce qu’il veut faire. Or il faut également nous affranchir d’une vision planificatrice et réductrice, fondée sur des causalités linéaires, pour entrer dans des espaces d’itérativités plus complexes, moins prévisibles, où hésiter devient une stratégie commune et non un déficit. Or le public nous dit aussi que cette question est trop lourde pour lui. Et il aimerait en être dispensé parfois. Décider, c’est décider au regard de l’expérience que l’on a construite. Et sur ce plan, d’autres approches expérientielles permettant des réalisations communautaires et concrètes, le développement de compétences techniques et sociales, sont aussi susceptibles d’alléger cette responsabilité en permettant un écart et en parlant de soi dans des contextes informels et capacitants.

34Cela suppose enfin d’apprivoiser des paradoxes. Certains ne sont pas nouveaux mais ils peuvent s’amplifier. Le sociologue Marc-Henry Soulet (2018) parle de tenailles pour évoquer ces paradoxes. De ces tenailles, reprenons-en quatre qui nous semblent appropriées à nos interrogations : concilier temps compté et temps ouvert ; conjuguer travail diplomatique et activités pédagogiques ; produire simultanément consentement éclairé du bénéficiaire et justification administrative de l’intervention ; considérer le sujet à la fois comme vulnérable et comme responsable. C’est bien la lecture distanciée de ces paradoxes qui peut nous permettre de faire le mieux possible pour venir en aide à l’autre.

5. Conclusion : le rôle incontournable du professionnel de l’accompagnement

35En conclusion, on perçoit bien les dérives possibles d’un modèle libéral fondé sur les pratiques consuméristes, où l’adulte apprenant devient client et doit être convaincu du bien-fondé de l’offre. La responsabilité de la puissance publique est également dans cette dotation de ressources et dans la construction de contextes facilitants permettant à chacun d’exercer une responsabilité de choix à sa mesure. Sur ce plan, l’appui d’un professionnel de l’accompagnement est une nécessité et non une obligation. Ce professionnel se doit d’être proche, facilement accessible mais surtout il doit pouvoir développer son soutien en mobilisant des ressources multiples : relationnelles, juridiques, financières, pédagogiques… C’est donc bien une ingénierie complexe dont il s’agit. Mais surtout, et c’est sur ce point particulier que nous éclairent les approches par le développement du pouvoir d’agir, un tel professionnel doit veiller aux contextes de mise en œuvre et aux occasions à saisir pour les utiliser en tant qu’ensembliers, facilitateurs, passeurs. L’émancipation est donc bien sous condition, comme la liberté. Mais aujourd’hui, nombre de personnes nous disent qu’elles voudraient être moins exposées, en retrait, non pas invisibles mais moins directement sollicitées. Comme si les chemins de traverse, le dialogue côté à côte, l’expérience partagée sur un coin de table étaient plus rassurants que le bureau du face-à-face où il faut nécessairement trouver des réponses aux questions posées sur soi et son environnement. Alors quand on se sent incertain, confus, imprécis, indécis, éviter les questions sans réponse devient une stratégie. Le pouvoir d’agir se niche dans cette capacité de détours où l’imprévu a sa place ; à éviter la ligne droite. S’émanciper, c’est donc aussi alléger la responsabilité du choix, prendre un chemin de traverse pour aller à la rencontre de ce qui n’a pas été encore mis en catalogue : la vie quoi !

Bibliographie

Références bibliographiques

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Notes

  • [1]
    Conseil, stratégie, innovation sociale dans le champ de l’accompagnement.
  • [2]
    Discours de Muriel Pénicaud au Sénat, « Projet de loi pour la liberté de choisir son avenir professionnel », 10 juillet 2018.
  • [3]
    Discours de Muriel Pénicaud au Sénat, « Projet de loi pour la liberté de choisir son avenir professionnel », 10 juillet 2018.
  • [4]
    Y. Le Bossé, in Collectif, L’art d’accompagner autrement, Éditions Kelvoa, 2015, p. 17.
  • [5]
    M.-H. Soulet, « Changer sa vie : une question sociologique ». Sciences humaines, 2011.
  • [6]
    Paul Ricœur, « De l’homme capable à l’homme responsable », conférence Rouen, 7 février 2003.
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