Savoirs 2016/2 N° 41

Couverture de SAVO_041

Article de revue

Questionner une situation porteuse d’apprentissage potentiel sur le lieu du travail : une proposition pour la formation d’Assistant de Service Social (ASS)

Pages 71 à 86

Notes

  • [1]
    Formatrice en travail social. Doctorante au Centre de Recherche en Éducation de Nantes (CREN), ED CEI, Université de Nantes.
  • [2]
    Dans cette partie nous insérons des extraits de corpus (italique) des 20 entretiens et des extraits d’un entretien de débriefing et de la co-explicitation. Le codage FT = tuteur et le chiffre correspond au secteur professionnel concerné, S = stagiaire.
  • [3]
    Image de soi ou narcissisme et territoire d’action (ce que peut faire le professionnel et/ou l’usager).

1 La formation d’assistant de service social (ASS) est construite depuis 2004 sur des référentiels et sur un principe d’alternance réaffirmé dans le cadre de sites qualifiants, traduction d’une évolution souhaitée d’une moindre personnalisation du tutorat au profit de pratiques d’accueil collectives et d’une distribution organisationnelle de la fonction tutorale (Boru, 1996). Dans une étude récente, Molina (2014) montre que si, sur le plan administratif, l’accueil en stage peut être organisé collectivement, l’accompagnement au quotidien relève encore en majorité du modèle du tutorat. Les ASS peuvent exercer une double fonction : 1) une fonction d’ASS auprès des publics, 2) une fonction de formateurs sur site qualifiant auprès de stagiaires, ou « tuteurs opérationnels » au sens de Boru (1996). Ils exercent cette fonction secondaire pour la majorité d’entre eux de façon empirique. Une formation de formateurs de terrain existe mais elle n’est pas accessible à tous les professionnels.

2 Une première recherche collaborative orientée didactique professionnelle a porté sur l’analyse de l’activité des tuteurs, à partir de traces de celle-ci (enregistrements audio), retranscrites et co-explicitées entre chercheur et collectif de pairs (Vinatier, 2009). Cette recherche a interrogé la place d’une situation de travail, « la demande d’aide financière », pour l’apprentissage en début de formation du point de vue des tuteurs ASS. Une deuxième investigation cherche à prolonger ces premiers résultats par une analyse de leurs tâches, réalisée auprès d’un panel de tuteurs situés dans les différents secteurs professionnels et par l’analyse d’entretiens de tutorat enregistrés par des tuteurs engagés dans cette nouvelle recherche, retranscrits et co-explicités.

3 Après une présentation de la problématique et des cadres de référence de la recherche, nous spécifions et nous montrons en quoi l’analyse menée avec eux est l’occasion d’une reconfiguration conceptuelle de cette situation de demande d’aide financière. Situation retenue en ce qu’elle condense de façon significative des enjeux sociaux, professionnels et formatifs, dans un contexte global de réduction des dépenses publiques. Nous en tirons quelques principes pour la conception de la formation des tuteurs.

Problématique

4 Le rôle des terrains professionnels est amplifié depuis 2004 dans l’acquisition des savoirs et la certification. L’analyse des référentiels, introduits lors de la réforme, montre que le référentiel professionnel ASS comme « construit social » (Chauvigné et Lenoir, 2010) représente une source intéressante pour repérer les situations génériques du champ professionnel, mais insuffisante pour rendre compte des compétences requises pour l’activité. Des travaux de recherche en didactique professionnelle réalisés dans différents domaines (Mayen, Métral et Tourmen, 2010 ; Nagels et Lasserre-Moutet, 2013) montrent que cette incomplétude des référentiels est fondée sur la résistance qu’oppose la complexité du réel lors de leur conception. La dé-contextualisation des situations de travail peut entraîner une présentation segmentée de leurs composants, pourtant reliés de manière dynamique dans l’activité qui se trouve réduite. L’usage de cette nouvelle norme dans la formation ASS est interrogé récemment (Molina, 2014). À notre connaissance, en revanche, l’activité des tuteurs sur les lieux de leur travail à partir des situations qu’ils délèguent aux stagiaires n’est pas encore beaucoup renseignée.

5 En général, les travaux portant sur l’analyse des pratiques de formation dans ce domaine (Blanchard-Laville et Fablet, 2003) montrent un intérêt pour les dispositifs construits en centre de formation sur la base de groupes restreints qui partent de l’expérience des formés pour l’élaborer. Ces dispositifs, prenant pour objet des pratiques de stage ou de formation, mobilisent des références théoriques et méthodologiques différentes (psychanalyse, psychosociologie, méthodologie professionnelle, etc.).

6 À partir des questions que, sur le terrain, posent aux débutants et à leurs accompagnateurs les aléas des situations, nous nous intéressons aux relations qui se nouent au travail entre activité et apprentissage. Notre orientation de recherche se situe dans l’ensemble des travaux relatifs à la part que peuvent prendre des professionnels pour l’apprentissage de débutants confrontés aux réalités du travail (Mayen, 2000 ; Vinatier, 2009, 2012 ; Filliettaz, Rémery et Trébert, 2013). Les résultats montrent que l’on peut « apprendre des situations », de l’analyse de son activité et « apprendre des autres » à certaines conditions. L’importance des espaces de réflexion ex post de l’action pour un développement potentiel des sujets est soulignée dans ces travaux. L’activité de tuteur-ASS s’accomplit, pour une part, dans le cadre d’interactions verbales à visée d’apprentissage, lors de débriefings sur le lieu du travail à propos de situations déléguées au formé : activité encore méconnue dans le domaine de notre étude. L’enjeu est formatif et éthique pour les ASS, leur responsabilité étant engagée vis-à-vis d’usagers. Nous adoptons une approche interactionnelle de l’accompagnement en continuité avec Mayen (2007), Vinatier (2013), Filliettaz et al. (2013).

7 Une recherche menée avec des tuteurs dans une optique de didactique professionnelle a révélé le potentiel d’apprentissage de la situation « demande d’aide financière » en début de formation. Cette recherche a permis à un collectif d’en découvrir la complexité et la difficulté pour le stagiaire, au-delà de la simplicité attribuée au départ par le tuteur à ce type de situation. Il semblait nécessaire de confronter ces premiers résultats à la conception de tuteurs exerçant dans différents secteurs professionnels pour poursuivre l’analyse de leur activité dans une orientation de didactique professionnelle. Nous souhaitions identifier et caractériser les situations « génériques » dont l’aide financière (ou non) à partir de l’analyse de leurs tâches (Mayen et al., 2010). Ces situations ne sont pas didactiques en soi, comment peuvent-elles devenir source et moyen d’apprentissage ?

8 Cette étape est indispensable pour concevoir des « situations potentielles de développement » au sens de Mayen (1999) : les caractéristiques des situations sont, comme le suggèrent Olry et Vidal Gomel (2011), des médiateurs du développement des compétences conjointement avec la médiation des tuteurs. Il s’agit d’identifier sur quelles dimensions les « situation et médiation » sont inductrices (ou non) de reconfiguration ou de développement de compétences pour les stagiaires ? Les dispositifs de formation des tuteurs pourraient in fine se trouver enrichis de ressources complémentaires pour l’instrumentation de séquences réflexives avec les stagiaires.

Cadres d’analyse

9 Les principaux cadres théoriques mobilisés sont ceux de la didactique professionnelle (Pastré, 2011), dans ses développements récents pour les métiers relationnels (Vinatier, 2002, 2009, 2012 ; Mayen, 2007, 2012). L’hypothèse générale est que l’activité humaine est organisée conceptuellement et donc porteuse du sens pour l’acteur. L’analyse ne porte pas seulement sur les comportements observables mais sur les conceptualisations en situation et cherche à avoir accès aux schèmes (Vergnaud, 1996) mobilisés plus ou moins consciemment par l’acteur concerné. Dans les métiers relationnels, les situations qui mobilisent l’activité des professionnels sont méconnues, parfois trompeuses et problématiques (Mayen, 2012). Elles sont complexes, situées dans des environnements dynamiques où la dimension relationnelle est déterminante. Leur complexité relève de plusieurs facteurs : la singularité (elles ne se répètent jamais à l’identique), l’incertitude en raison de la co-activité, l’imprévisibilité, la présence de risque et de conflits potentiels de normes et de valeurs. L’objet du travail est un objet technique et de vie pour la personne : la prise en compte de ses attentes peut se trouver en conflit avec l’application de règles. Nous retenons les notions d’extensivité, de variabilité (nécessitant une approche multiréférentielle), de caractéristiques agissantes (Mayen, 2007, 2012) et la nécessaire prise en compte de la subjectivité (Vinatier, 2009) et de l’intersubjectivité qui interfère lourdement dans les échanges.

10 Les travaux de Vinatier (2009) croisent la théorie linguistique interactionniste de Kerbrat-Orecchioni (2005) et celle de Vergnaud (1996) prolongée par Pastré (2011). Ils portent sur l’analyse d’interactions verbales à visée d’apprentissage (professionnels-débutants). L’analyse porte, en particulier, sur le repérage des buts poursuivis à partir des thèmes abordés, l’identification des épisodes de l’interaction, l’identification des règles d’action orientées vers la résolution de l’objet des échanges et celles relatives à la gestion de la relation interpersonnelle, notamment la préservation des « faces » (Goffman, 1973). Le positionnement de chaque interlocuteur est analysé par le repérage des marqueurs linguistiques de l’intersubjectivité (Kerbrat-Orecchioni, 2005). Il s’agit d’identifier les influences réciproques qu’ils exercent l’un sur l’autre quelle que soit leur place initiale, de repérer les moments critiques. Cette double lecture du positionnement des interlocuteurs dans les échanges amène Vinatier (2009) à faire référence à une double conceptualisation pour rendre compte de l’organisation de cette activité. Aux « invariants situationnels », concepts pragmatiques de Pastré (2011) pour résoudre le problème posé, s’articulent dialectiquement des invariants, qu’elle nomme « invariants du sujet », non strictement circonscrits à la situation considérée mais inscrits dans l’histoire interactionnelle des sujets en termes de valeurs qu’ils tiennent pour vraies. Vinatier (2013) a modélisé une conceptualisation des tensions dans les interactions à visée d’apprentissage en les rapportant à trois pôles eux-mêmes en tension : le pôle Épistémique (enjeu des savoirs professionnels), le pôle Pragmatique (enjeu portant sur la gestion des points traités dans l’interaction) et le pôle Relationnel (les rapports entre les sujets) : modèle É-P-R.

Le dispositif de recherche

11 Nous nous situons dans une recherche qualitative mobilisant une observation de l’activité conjointe tuteur-stagiaire, observation in situ délicate dans ce domaine professionnel en raison de réserves déontologiques et institutionnelles. Nous avons retenu une autre voie d’accès à l’activité des tuteurs. Nous les avons rencontrés aux fins d’analyse des tâches de tutorat en 2e année de formation pour identifier leurs conceptions et modalités d’engagement des stagiaires dans l’ensemble des situations de leur travail (rythme, nature, modes de guidage). Après avoir consulté les prescriptions officielles, notre recueil de données a été constitué en trois étapes :

  1. Nous avons rencontré 20 ASS-tuteurs, volontaires, après accord de leurs employeurs (10 services). Ils sont expérimentés en majorité comme ASS et tuteurs et situés dans 5 secteurs professionnels (Enfance-Éducation, Protection sociale-Travail, Santé, Polyvalence de secteur, Insertion sociale). L’analyse a porté sur : a) leur conception du cœur de métier ; b) la place des demandes d’aide financière dans leur travail ; c) les modalités de leur accompagnement des stagiaires. Une majorité de ces professionnels a confirmé que « l’aide financière » faisait partie des situations génériques mobilisées pour la formation.
  2. Nous avons ensuite analysé l’activité de tutorat lors d’entretiens de débriefings tuteur-stagiaire portant sur des situations déléguées relatives à des usagers. L’analyse a été réalisée à partir de traces (audio) enregistrées par les tuteurs sur leurs lieux de travail avec accord des stagiaires, puis retranscrites.
  3. Par ailleurs, nous avons mené des entretiens de co-explicitation (Vinatier, 2012) caractérisés par des échanges et discussions entre tuteurs et chercheur à partir des traces et de leurs analyses. Ces entretiens de co-explicitation sont enregistrés, retranscrits et analysés.

12 L’article est fondé sur des extraits de l’analyse des 20 entretiens réalisés, d’un débriefing tutrice-stagiaire (1 h) portant sur la reprise d’une situation d’aide financière et de la co-explicitation avec la tutrice (2 h).

Résultats de la recherche

13 La fonction des ASS les assigne à une position d’interface entre des publics et des politiques sociales. Nous projetons d’identifier les « caractéristiques agissantes » et les tensions à l’œuvre dans le service « à rendre et rendu » aux usagers à partir des situations de leur travail [2].

14 Si l’on positionne « l’étude d’une aide financière » dans le répertoire des situations des ASS rencontrés, on peut dire qu’elle est centrale dans un domaine (la polyvalence de secteur), un peu moins dans 3 domaines (enfance-éducation, protection sociale-travail, insertion sociale) et périphérique voire absente dans le dernier (santé). Elle est mobilisée pour la formation par deux tiers des tuteurs. La métaphore de la « porte d’entrée » utilisée par plus de la moitié d’entre eux, dans l’ensemble des secteurs permet de comprendre les modalisations «  ce n’est pas que du financier » (FT1) employées par les plus concernés dans leur travail et en traduit la complexité. Elle est confiée au stagiaire parce que considérée comme « simple » en début d’apprentissage pour une majorité des tuteurs. L’analyse a permis de reconfigurer conceptuellement cette situation à partir des significations attribuées et débattues.

L’aide financière, « porte d’entrée » potentielle dans la complexité des situations

15 Faire l’étude d’une aide financière pour un ASS, c’est avoir à considérer et évaluer si une allocation de ressource non familière à un ménage est justifiée et opportune. Il faut parfois remplir un dossier et argumenter professionnellement pour une commission qui statue en dernier ressort. Les professionnels se représentent métaphoriquement cette situation sur deux plans : un plan horizontal et/ou vertical, il s’agit d’entrer dans la situation « élargir, ouvrir », ou il s’agit d’y plonger, de « creuser », le financier en serait la partie émergée. Trois paliers présents indiquent la construction par les professionnels de « familles empiriques de situations » et leurs conceptualisations différentes (Pastré, 2011) :

  • une aide financière clôturée sur elle-même : c’est un premier palier mais pas le plus fréquent. L’exploration et la problématisation portent sur le domaine financier. Il suffit d’établir le budget et la résolution relève d’un apport d’argent ;
  • une aide financière « porte d’entrée » qui révèle une difficulté de gestion du budget ou qui relève d’un problème de santé, et/ou de travail, et/ou de difficultés familiales, etc. L’exploration et la problématisation peuvent concerner plusieurs domaines de vie des personnes, « c’est rarement du financier seul » (FT2). L’apport d’argent n’est pas toujours une réponse, et pas la seule souvent : la résolution peut relever d’un accompagnement budgétaire et/ou social (plusieurs formes possibles). Selon l’évolution de la situation, le recours à un dossier de surendettement peut s’envisager. Il requiert l’accord de l’usager ;
  • une aide financière « porte d’entrée » qui permet de déceler une problématique de vulnérabilité dans le rapport de l’usager à l’argent (risque que les personnes soient l’objet de malversations ou se mettent elles-mêmes en danger). L’élargissement possible est une sollicitation de mesure juridique de protection des personnes majeures vulnérables.

16 L’analyse montre que la place d’intermédiaire n’est pas simple à occuper dans les interactions à son propos. L’écart entre les buts initiaux de l’usager et ceux de l’ASS peut être important et source de tensions. L’établissement du diagnostic représente une compétence critique car il détermine l’identification de la légitimité à intervenir, du bon palier et des ressources à mobiliser. Des trois cas de figure, on peut déduire des caractéristiques d’une reconfiguration conceptuelle de l’étude d’une aide financière :

  • l’imprévisibilité est présente de plusieurs manières : « une facture impayée » motif de l’entrée en interaction peut relever de l’un ou l’autre des paliers. Parfois ce sont les réactions de l’usager qui peuvent surprendre le professionnel ;
  • l’extensivité est présente au regard des variables et champs nombreux à explorer (la santé, le travail, la gestion, la dimension familiale, etc.) et de l’empan temporel. L’exploration des variables s’accompagne de la recherche de leurs significations dans la vie des personnes, puis dans leurs relations entre elles afin d’établir un diagnostic et envisager des pistes de résolution matérielle (dossier, démarches) et/ou autre (accompagnement, réorientation). La maîtrise de ressources théoriques multiréférentielles et procédurales est requise ;
  • le caractère dynamique de l’interaction est constant avec la co-construction pas à pas du diagnostic et des propositions de résolution qui ne s’élaborent que dans et par la façon dont se déroule l’interaction avec l’usager, et en fonction d’éléments contextuels ;
  • la complexité est relative à l’objet « argent » qui n’est pas seulement un objet technique (budget, barèmes) mais aussi un objet politique (« argent public », FT4) et un objet de vie pour l’usager. Toute interaction à son propos convoque fortement les deux inter-actants en termes de « rapports de place » et de valeurs (Vinatier, 2009), de menaces pour les « faces » [3]. « Est-ce que nous, on peut décemment dire : attendez, vous avez le RSA, c’est suffisant pour vivre, en quoi je suis légitime pour dire ça ? » (FT1). Ces situations, par effet-retour, questionnent l’ASS sur sa propre existence et sur sa conception des usagers en demande. La difficulté réside parfois au niveau de la résolution « quand il faut engager les personnes à vendre leur maison » (FT5), renoncement coûteux sur les plans identitaire et subjectif pour la personne, dimensions à prendre en compte ;
  • la reconfiguration conceptuelle de la situation « étude d’aide financière » est articulée au contexte sociétal qui peut contraindre les possibilités d’actions face à l’usager et donc la dynamique même des échanges. Il est ici question : 1) de « l’effet ciseau » entre l’augmentation des situations de pauvreté-précarité dans le travail des professionnels exposés en front desk et la baisse des moyens alloués pour y faire face, « les contraintes ce sont les budgets en baisse, baisse de financements pour les partenaires, donc moins de réponses à apporter » (FT3) ; 2) de valeurs en tension quand l’objet du travail est dévalorisé politiquement en termes d’assistanat, « on dit toujours c’est l’autonomie mais quand t’as pas assez à bouffer dans ton assiette, voilà… » (FT1) ; 3) de conflits possibles entre des normes institutionnelles et les valeurs professionnelles de non-contrôle, par exemple : « on nous demande des justificatifs à n’en plus finir avec le fantasme de la fraude, comme si les pauvres c’étaient les premiers fraudeurs » (FT3) ;
  • le poids de l’entrée dans la situation, autrement dit requête de l’usager ou proposition de l’ASS, représente enfin une autre variable agissante pour les professionnels. Deux grands cadres interactifs en tant que types ont été identifiés : 1) l’usager est rencontré à propos d’« une Demande d’Aide Financière » (DAF). C’est lui qui formule cette demande ou un tiers a induit l’interaction (administratif, élu). La forme de la demande peut être située sur un registre de requête ou de commande « je veux, on m’a dit que c’était vous qui… » (FT4). Quel qu’en soit le registre, l’entrée en interaction convoque le professionnel en réciprocité sur les registres institutionnel, professionnel et subjectif ; 2) le professionnel effectue la « Proposition d’Aide Financière » (PAF). Dans ce cadre, l’initiative relève du professionnel : l’aide financière est enchâssée dans une interaction plus large comme celle de l’accès à l’insertion sociale, à la santé, etc.

17 L’étude d’une aide financière représente deux configurations interactionnelles et culturelles (DAF et PAF) au sens de Vinatier (2012). Interactionnelles parce que ce sont des situations construites par les échanges entre ASS et usagers. Culturelles parce que leur déroulement dépend tant du contexte politique et ce qu’il permet que des conceptions sur l’objet finance. La reconfiguration conceptuelle permet de comprendre les variations dans les manières organisées par les professionnels (moment dans le stage, modes de guidage) pour engager les débutants dans ces DAF et/ou PAF, en fonction de l’ensemble des caractéristiques agissantes. L’étude d’une aide financière est porteuse du sens du métier, « c’est le professionnel qui va lui donner une dimension sociale », sous conditions « c’est quelque chose que l’on peut fermer » (FT2).

Des « configurations » porteuses d’apprentissage potentiel du « cœur du métier »

18 Pour les tuteurs, ces configurations permettent aux stagiaires d’accéder au cœur du métier défini en termes d’accompagnement, de relation : avoir à se situer dans les places institutionnelle et discursive, face à l’usager, est source de tension, propice à l’apprentissage.

19 Le potentiel de développement en tant que situation porte sur plusieurs compétences du métier. Il est différent selon les systèmes de contraintes liés aux contextes et la redéfinition opérée par les acteurs dans le rapport à la tâche (buts qu’ils se fixent, valeurs, conception du financier). Nous nous focalisons pour cet article, sur un nœud critique pour l’apprentissage en 2e année : la problématisation requise pour le diagnostic. Problématiser, c’est identifier et construire ce qui fait problème dans la situation de l’usager pour l’usager, en sa présence avec la recherche de sa coopération si elle n’est pas présente d’emblée, parfois « au-delà de sa demande » (FT1). Les tuteurs rencontrés visent l’adoption par les stagiaires d’une approche « éthique » incluant une attention portée à la globalité de la situation et à son évolution potentielle. C’est un enjeu d’amener les débutants à se situer dans cette approche :

  • soucieux de répondre à la demande formulée de l’usager, ou à la demande de l’institution via le dossier à remplir, ils peuvent réduire la situation pour satisfaire la personne ou l’institution, « en restant à la porte » si l’on file la métaphore ;
  • adoptant un questionnement qui permet de problématiser in situ avec l’usager et co-construire le diagnostic : étape déterminante, comme nous l’avons précisé supra.

20 Passer d’« établir à étudier le budget », c’est franchir le stade de la mise en correspondance de chiffres d’un budget avec ceux d’un barème d’aide à celui de l’attribution de significations à l’ensemble des variables présentes (dont les chiffres). Pour cela, il faut parfois rechercher des informations et questionner l’usager, quelle que soit l’image qu’il présente de lui-même (honteux, gêné, coopératif, revendicatif). La question est menaçante potentiellement pour les faces. Cet acte de langage, qui a pour finalité d’obtenir une information du « co-locuteur » (Kerbrat-Orecchioni, 2005), s’avère difficile à poser pour un débutant, quelle qu’en soit la forme, directe ou indirecte.

21 Le potentiel de développement dépend aussi de la médiation des tuteurs en 2e année. Un des entretiens analysés dans l’étude fait partie des entretiens réguliers de stage. Il est relatif à une DAF formulée à la stagiaire par un homme pour sa famille et comprend 449 interventions. L’extrait est situé dans l’épisode 5/10. La tutrice (FT1), qui ne connaît pas la situation, reprend avec la stagiaire (S) l’exploration du budget débutée en épisode 2 (108 interventions / examen sur le plan des connaissances procédurales, techniques) et en épisode 3 (22 interventions / la recherche de la compréhension empathique). Il y a déjà eu des moments critiques dans l’entretien : au niveau du contenu (3 relances de FT1 par rapport à la compréhension que S a du budget) et au niveau relationnel (beaucoup de marqueurs de position basse de S et de position haute de FT) :

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191 FT1 on voit qu’ils sont en dessous du barème du CCAS, c’est quand même un indicateur quoi !… on peut se dire que ça doit être quand même, très difficile pour le mois d’avril, alors ça, je vais le faire aussi avec ce que je suis c’est-à-dire… ce monsieur est-ce qu’il t’a demandé une aide alimentaire ?
192 S. non !
193 FT1 Voilà ! Donc il s’est pas… il n’a pas été à exprimer un besoin
194 S. non, non il m’a juste expliqué qu’il était, effectivement, à découvert ce mois-ci mais que son salaire arrivait et qu’il allait combler son découvert et qu’il allait avoir de l’argent.
195 FT1 il y a quand même un découvert ?
196 S. hum, hum
197 FT1 il s’en sort mais en fait, il utilise son découvert ! Peut-être qu’il faudra anticiper sur… quand tu vas le voir ?
198 S. heu… la semaine après mon regroupement, le vendredi… oui
199 FT1 à toi de voir avec cette personne où il en est dans son découvert, autorisé ou pas, et est-ce qu’il y a de la solidarité familiale de possible, est-ce qu’il a du réseau, est-ce qu’il bénéficie déjà de la distribution alimentaire, hein, je ne sais pas.

23 La tutrice attire l’attention de S (hein, voilà) sur le fait que le budget dans cette situation doive être « étudié ». Elle attribue au « découvert bancaire » une signification différente de celle de S. L’écart est perceptible au niveau des assertions «  ils sont en dessous, ça doit être très difficile », des marqueurs linguistiques de renforcement de son argumentation « quand même, très » (191) ou de réfutation de l’argument de S « mais » (197). La représentation que S a construite de la situation « c’est juste qu’il ne se voit pas assumer » (épisode 2) reste fondée sur les seuls propos de la personne (194). Les gestes d’étayage de FT1 en termes de signalisation de variables de la situation et d’enrôlement dans l’analyse (le déictique « on » signifie je + tu en 191) visent la problématisation de la situation. Les procédés mobilisés sont : la réflexion à haute voix (191), l’attribution de significations différentes aux informations dont dispose la stagiaire, la mise en relation de variables entre elles (le niveau de ressources, le découvert et l’alimentation). La tutrice introduit sous une forme transmissive ou interrogative les dimensions absentes jusqu’alors dans la représentation de S pour la suite du travail (197, 199). FT1 poursuit :

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201 FT1 donc, heu… la question de l’alimentation elle doit s’aborder, il faut pouvoir la poser, comment vous faites ?… ; et j’ai une question est-ce qu’ils ont une mutuelle santé ?
202 S oui, il paie 25 euros !
203 FT1 ouais ! C’est pas élevé hein ! Sinon lui, il en a une dans son salaire ?
204 S je ne lui ai pas posé la question
205 FT1 C’est pas cher 25 euros pour une famille de 4, là, je me demande s’il ne rentre pas dans des critères d’aide à la mutualisation…
206 S d’accord.
207 FT1 ouais sur l’accès aux droits ça sera à vérifier. (Silence 19s). C’est vrai qu’on va au-delà de la demande mais c’est nécessaire hein ! On doit élargir un peu.

25 S est en position basse dans la relation (196, 204), le Face Threatening Act (FTA, Kerbrat-Orecchioni, 2005) qu’elle s’adresse en (204) en témoigne. FT1 lui tend des perches au sens de Mayen (1999), autant d’inducteurs de problématisation de la situation (203, 205). Elle étaie en dominance le rapport de S au contenu de la situation sur un registre pragmatique. Elle emploie des « adoucisseurs » quand elle introduit un argument nouveau et questionne directement (201, 203) : procédés qui visent à ménager la « face » de S tout en faisant avancer sa réflexion. Les marqueurs linguistiques sont « peut-être, à toi de voir ». FT1 se situe dans la prescription de manière indirecte, adoucie sur le plan relationnel « on doit élargir un peu, il faut pouvoir la poser » (201). Car poser une question pour « élargir » représente un obstacle, lié dialectiquement pour S dans cette situation à un manque de connaissances et/ou à la difficulté cognitive d’inférer des informations à partir des éléments de discours de l’usager (204). Pour FT1, cette règle relative à la prise d’information s’inscrit dans un schème d’action plus complexe relatif à la configuration DAF « quand la personne vient nous voir en posant ça, on ne s’arrête pas à cette demande, le but… c’est dire, comprendre dans quelles inquiétudes vous êtes et proposer d’anticiper » déjà énoncé en épisode 4 (177 FT1). On voit sur quels composants du schème FT1 apporte des éléments (buts et anticipations, règles d’action, inférences et principe « on va au-delà de la demande »). Elle essaie de faire « avancer » la réflexion de S qui ne dispose pas encore de ce schème mais sans expliciter les règles de contrôle qui engendrent notamment les inférences qu’elle peut faire.

De l’expérience des situations professionnelles à leur analyse pour la formation

26 L’analyse des « traces » des entretiens permet de voir comment les pôles pragmatique et épistémique (faire avancer l’analyse de la situation dans l’entretien en apportant de nouvelles ressources et faire avancer S dans l’analyse) et relationnel (maintenir la relation avec S) sont en tension et comment le tuteur opère des choix en situation. Cette analyse de l’interaction partagée avec un professionnel peut devenir un outil au service de son activité. Car l’accès au sens attribué par la tutrice à cette interactivité complexe et aux organisateurs de celle-ci émerge au moment de la co-explicitation à partir de la confrontation aux traces et des analyses partagées.

27 La conceptualisation de FT1 évolue de : 1) c’était une situation difficile pour S car le rapport à l’usager a été vécu comme « revendicatif » (51 FT1) et, c’était la première fois que S avait à se situer dans ce cas de figure ; 2) S a « privilégié la création du lien avec la personne » et s’est trouvée en tension « avec le fait d’avoir à demander des informations précises, voulait lui faire confiance, ce qui est logique » (48 FT1) ; 3) « je ne pense pas avoir retravaillé cette question-là avec S…pas jusqu’au bout » (38 FT1) notamment dans l’extrait retenu ; 4) c’est une situation difficile en tant que FT « quand je n’ai pas accès au ressenti stagiaire » (74, 78). La tutrice réalise qu’elle n’oriente pas son étayage sur les plans intentionnel (notamment ce qu’elle présente après coup comme un conflit de buts pour S), cognitif, épistémique. Le principe tenu pour vrai « il faut se centrer sur la relation à l’usager dans un premier temps et ne pas s’encombrer avec des dispositifs » (385) évolue « je vois bien y a une limite à ça quoi » (389 FT1). FT1 prend conscience que S n’a pas pu à la fois créer le lien avec l’usager et rechercher les informations nécessaires pour comprendre la situation, à ce moment-là de son apprentissage, dans cette situation DAF. S a donc réduit la situation.

28 Un autre mouvement dans la conceptualisation est présent alors que « l’a-synchronie interactionnelle » (Kerbrat-Orecchioni, 2005, p. 20) est pointée par le chercheur lors de la co-explicitation. Autrement dit, l’occupation très importante de l’espace de parole par FT1 (73 %), qui l’a beaucoup gênée à la lecture des traces, se comprend au regard du laconisme de S présent durant tout l’entretien. Face à la tension entre faire l’analyse à la place du stagiaire ou la lui laisser faire, FT1 comme d’autres tuteurs a développé une stratégie « est-ce que je ne suis pas en train de compenser » (26 FT1). Elle n’atteint pas ici son but. « Ne pas toujours répondre pour combler et différer » et « partager les interrogations » (374 FT1) sont les élargissements entrevus en termes de pouvoir d’agir. La prise de conscience en co-explicitation porte sur « je m’évertue à lui tirer les vers du nez » par rapport à son ressenti (dimension émotionnelle (374 FT1) et sur le fait que son activité de tutrice est organisée conceptuellement par une proposition qu’elle tient pour vraie sur le réel (Vergnaud, 1996), « l’ouverture à l’autre qui bloque quand on ne s’est pas ouvert à soi » (176). L’analyse partagée lui permet d’envisager ce qu’elle veut reconsidérer et garder. « Je pense que je proposerais ma présence dans l’entretien, je regarderais différemment » (90 FT1). Dans ce passage de l’expérience vécue à « la conscience vécue d’expériences vécues » (Vygotski, cité par Vinatier, 2012, p. 49), grâce à la médiation que représentent les traces et les analyses partagées, un sujet professionnel peut cheminer dans l’élaboration de son expérience et la reconfigurer.

Conclusion

29 Plusieurs dilemmes présents dans l’activité des tuteurs lors de l’accompagnement de stagiaires ont été identifiés et débattus dans le cadre de la recherche : « faire l’analyse pour le stagiaire ou la lui laisser faire », « dire ce qui ne va pas sans casser la motivation », « être présent et s’effacer en tant que tuteur ». Le stagiaire ASS 2e année se confronte, en effet, à la complexité des situations du travail (dont l’aide financière), même si un temps de familiarisation est proposé par le tuteur en début de stage comme nous l’avons constaté.

30 La recherche montre la vigilance des tuteurs sur ce qu’ils nomment le « cœur du métier », la rencontre, l’accompagnement de l’usager et sur l’adoption par les stagiaires d’une approche éthique des situations. Instrumenter les séquences d’analyse de pratiques de tutorat avec des outils d’analyse qui permettent d’accéder à la complexité et à l’intelligibilité de l’activité professionnelle peut représenter une opportunité de formation continuée des tuteurs. Les tensions présentes dans l’activité entre tuteurs et débutants, sur les pôles pragmatique, épistémique et relationnel, sont en effet différentes selon les caractéristiques de la situation, le rapport du sujet (S) à la situation, à l’usager et au FT, le rapport du sujet FT à la situation et au stagiaire. L’analyse de ces tensions à l’œuvre peut représenter un objectif de formation. Par exemple, un principe tenu pour vrai présent pour plusieurs tuteurs, « c’est pas la peine de s’encombrer [la tête] avec les dispositifs et plutôt focaliser sur le relationnel » est à questionner, selon nous, afin de penser l’équilibre à trouver entre cette dimension relationnelle et la dimension épistémique (savoirs techniques, procéduraux). Il s’agit plus exactement de les penser dialectiquement liées dans l’activité de diagnostic, notamment pour l’apprentissage de cette compétence critique. Compétence à valoriser pour l’étude de l’aide financière car l’analyse effectuée montre que des déterminants contextuels génèrent une crainte des ASS d’une évolution « technique » du métier et, pour certains, une interrogation sur la mise en place d’une plate-forme de services. Plate-forme qui résoudrait techniquement la dimension financière, mais sans le bénéfice de la coaction humaine par l’accompagnement qui peut pourtant, comme les ASS le disent avec force et conviction, ouvrir à d’autres possibles.

Bibliographie

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Notes

  • [1]
    Formatrice en travail social. Doctorante au Centre de Recherche en Éducation de Nantes (CREN), ED CEI, Université de Nantes.
  • [2]
    Dans cette partie nous insérons des extraits de corpus (italique) des 20 entretiens et des extraits d’un entretien de débriefing et de la co-explicitation. Le codage FT = tuteur et le chiffre correspond au secteur professionnel concerné, S = stagiaire.
  • [3]
    Image de soi ou narcissisme et territoire d’action (ce que peut faire le professionnel et/ou l’usager).
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