Savoirs 2003/2 n° 2

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Article de revue

Quelques usages de l'activité d'ingénierie de formation

Pages 71 à 104

Notes

  • [1]
    Maître de conférences en sciences de l’éducation, habilité à diriger des recherches. L’auteur exerce son activité dans un institut universitaire spécialisé dans la formation des adultes (CUEEP). Au sein du département des sciences de l’éducation, il est actuellement directeur d’un Institut Universitaire Professionnalisé des métiers de la formation. Il mène son activité de recherche dans l’équipe Mégadipe (Méthodologie générale, analyse des dispositifs de formation et des pratiques éducatives) du laboratoire Trigone.
  • [2]
    Voir Wittgenstein, 1958. Sur les notions de jeu de langage et de forme de vie, voir par exemple Malherbe, 1981, pp. 107-108.
  • [3]
    Sur W. Dilthey, voir H.G. Gadamer, 1996. Voir aussi la distinction qu’opère Wittgenstein entre « raisons » et « causes » dans Bouveresse, 1991, Les raisons et les causes, pp. 82-96).
  • [4]
    « Dilthey constate que depuis la fin du XVIIIè siècle sont apparues des sciences de la société et de l’histoire qui ont acquis leur autonomie par rapport aux sciences de la nature. Il rassemble ces sciences sous la dénomination provisoire de “sciences de l’esprit” et entreprend […] de renvoyer le fait de cette émancipation à un autre fait […] l’homme éprouve le besoin de distinguer son domaine d’action, celui de l’histoire, de l’ordre de la nature ». Encyclopédie Philosophique universelle, 1992-2, p. 1717.
  • [5]
    On trouve chez Wittgenstein et dans sa critique du positivisme logique les ingrédients qui permettent de défendre une telle conception de la scientificité.
  • [6]
    La psychanalyse notamment, au-delà des critiques dont elle fait l’objet et des querelles qu’entretiennent entre eux différents courants, est devenue un élément constitutif de la culture moderne (Dubar, 2002, p. 134).
  • [7]
    S’agissant de cette famille et de la suivante, le corpus devient moins riche quantitativement. Il permet néanmoins d’identifier précisément deux familles d’ingénierie.

Intention et contextualisation

1Ce dont il va être question dans cet article s’est précisé à l’occasion d’un travail d’habilitation à diriger des recherches (Leclercq, 2001). L’exercice m’a conduit à conceptualiser la notion d’agir pédagogique tout en menant un travail parallèle sur l’agir des usagers et un autre sur l’agir prescriptif (Leclercq 2002) ; l’agir organisationnel étant considéré comme une rencontre entre l’agir pédagogique, l’agir des usagers et l’agir prescriptif.

2Ce texte poursuit une réflexion sur l’agir organisationnel en éducation et s’inscrit dans la continuité de deux contributions récentes. La première intitulée Évolution d’un dispositif de formation universitaire (Leclercq, 2003-1) conduit à identifier différents champs d’ingénierie et les relations qu’ils entretiennent entre eux durant la vie d’un dispositif. La seconde intitulée Interpréter et développer les dispositifs de formation (Leclercq, 2003-2) propose un guide de lecture des dispositifs de formation.

3Dans cette contribution, je souhaite répondre à la question suivante : quels sont les différents usages de cette activité qu’on nomme « ingénierie de formation » ? De manière un peu plus triviale, nous pourrions nous demander : « À quoi sert l’ingénierie de formation ? ». Bien entendu, cette manière d’envisager les choses vaut avant tout comme visée et celle-ci ne pourra être atteinte que partiellement.

4Insistons sur le fait qu’une activité mobilisatrice est à l’origine de ces préoccupations et que le processus qui aboutit à l’écriture de cet article s’est élaboré parallèlement à une activité de formation : accompagner des étudiants (des professionnels travaillant déjà dans le milieu de la formation, des salariés souhaitant se reconvertir dans une nouvelle activité, des nouveaux-venus dans le monde professionnel) qui exercent durant leurs études une activité d’ingénierie de formation. Tous sont inscrits dans un Institut Universitaire Professionnalisé qui prépare aux métiers de la formation. Tous sont en dernière année et suivent un cursus en alternance qui démarre par une mission confiée à l’étudiant par une entreprise, une collectivité territoriale, une administration ou une association. D’un point de vue éducatif, il s’est d’abord agi de mettre ces étudiants en situation d’assurer la lisibilité de leur espace professionnel pour qu’ils puissent y prendre place, y négocier, y proposer, y accepter… une commande, une mission, un projet qui ne manquent jamais d’évoluer. Cette activité s’est finalement traduite par la réalisation d’un guide de lecture de leur espace-temps professionnel. Cet outil est proposé dans un module intitulé Épistémologie des pratiques pédagogiques et ingénieriales. Cette unité de valeur est intégrée à une activité pédagogique qui cherche à être collective. Elle partage avec d’autres enseignements (audit, recueil et interprétation de données, management, professionnalités) l’ambition de servir de ferment et de ressource à l’action et au mémoire professionnel. Pour les étudiants, l’objectif est le suivant : tisser entre elles les productions qu’invitent à produire les modules de formation dits intégrables.
C’est chemin faisant qu’un autre objectif s’est dessiné. Le guide de lecture est aussi devenu un instrument de recueil de données concernant chaque année une cinquantaine d’organisations : organismes de formation, services formation, cabinets de consultants, organismes collecteurs, établissements publics… dans lesquelles se joue une activité d’ingénierie de formation. Ce texte porte sur cette seconde orientation. Il est composé de deux parties :

  • une première partie pour expliquer le cadre de référence qui sert de guide de lecture et de repère aux étudiants. Comme pour toute lecture impliquée, il importe de prendre en considération le point de vue et l’équipement qu’utilisent les observateurs ;
  • une deuxième pour tirer quelques enseignements du corpus produit par les étudiants et pour mener le projet qui est au cœur de cet article : lire à travers les comptes rendus réalisés et la formalisation des pratiques « d’ingénierie », les enjeux économiques, sociaux et organisationnels que recouvre l’activité d’ingénierie de formation.

Un cadre de référence pour explorer l’activité d’ingénierie de formation

5La conceptualisation dont il va être question n’a pas été produite ex nihilo, elle résulte d’une communauté d’intérêts qui rassemble enseignants et étudiants. Je cherchais, pour ma part, à produire un « outil » de lecture qui soit suffisamment fiable, mais qui puisse être déformé, transformé, illustré, paramétré de multiples manières. C’est cet outil qui conduit, via des acteurs qui exercent à la fois le métier d’étudiant et le métier auquel prépare le dispositif dans lequel ils sont inscrits, à mettre telle ou telle organisation en situation de tenir un discours sur elle-même à propos des activités d’ingénierie de formation qui s’y trament. Dans cette perspective, s’accorder sur le jeu de langage dont relève la notion « d’ingénierie de formation » est un premier impératif. Cela concerne la structure de base de notre guide de lecture.
L’expression « ingénierie de formation » prête en effet à interprétation et il est important de préciser la signification qu’elle aura dans ce texte. Nous nous fierons à cette idée développée par Wittgenstein [2] : la signification d’une expression, c’est le rôle qu’elle joue dans un jeu de langage relatif à une forme de vie. L’exemple de l’utilisation de l’as dans les jeux de cartes illustre assez bien cette conception. Tel ou tel jeu de cartes invite à partager des formes de vie différentes où l’as entretient avec les autres cartes une relation singulière et appartient à un jeu de langage spécifique. On voit bien par là que notre usage des mots n’est pas libre de toute détermination. La signification de l’expression « ingénierie de formation » utilisée dans ce texte appartient à un jeu de langage assez répandu. Mais pour éviter les malentendus, il me semble utile de conceptualiser la notion.

Les trois champs d’ingénierie

6En référence à Malglaive qui distinguait en 1981 les pratiques politiques, les pratiques pédagogiques politiques et les pratiques pédagogiques enseignantes, nous distinguerons trois registres d’activité. Mais nous adopterons une terminologie différente en analysant ces trois registres comme des pratiques ingénieriales. Nous distinguerons l’activité d’ingénierie sociale, l’activité d’ingénierie de formation et l’activité d’ingénierie pédagogique. Nous nous tiendrons à ces appellations bien que seule la seconde soit d’un usage fréquent.

7Il est commode de présenter l’articulation des trois champs de la manière suivante :

  • l’activité d’ingénierie sociale s’exerce à l’échelle macro-sociale des institutions supra-nationales, des États, des directions d’entreprises ou d’associations, des collectivités territoriales… ;
  • l’activité d’ingénierie pédagogique s’exerce à l’échelle micro-sociale de la relation andragogique, pédagogique ou didactique ;
  • L’activité d’ingénierie de formation s’exerce entre les deux précédentes.
Nous insisterons sur le fait qu’elle est intermédiaire, qu’elle possède une frontière haute avec le champ de l’ingénierie sociale et une frontière basse avec le champ de l’ingénierie pédagogique.

L’activité d’ingénierie sociale

8Elle permet de désigner une activité typique des sociétés à État. Elle prend la forme de prescriptions, d’orientations, de cadrages, d’incitations, de propositions, d’appels d’offres, de contrôles et d’évaluations, de lois, de décrets, de règlements… Sont visés des enjeux d’intégration, d’adaptation, d’anticipation, de changement, de production et de reproduction sociale. L’expression n’est pas récente puisqu’elle est utilisée par Popper dans La société ouverte et ses ennemis (1979, p. 28). On la trouve parfois dans des appels à proposition qu’adressent aux laboratoires de recherche les services ministériels.

L’activité d’ingénierie de formation

9Nous allons nous attarder plus longuement sur cette activité qui nous concerne au premier chef.

10Au méso-niveau de l’ingénierie de formation, ce qui est impulsé par l’ingénierie sociale peut être relayé, imposé, détourné, repensé, ignoré… Des institutions plus ou moins spécialisées (écoles, organismes de formation, services formation d’entreprises, organismes collecteurs, établissements publics, cabinets de consultants…) peuvent prendre position dans la zone de mise en œuvre. Elles opèrent entre les visées économiques et politiques de l’ingénierie sociale et une activité pédagogique plus ou moins associée, disponible, résistante, motivée, abusée, éclairée, asservie, rebelle…

11La notion apparaît en France au cours des années soixante et, comme le souligne Le Boterf (1999, p. 333), l’application du concept d’ingénierie aux domaines de la formation est devenue fréquente. Il invoque pour s’en expliquer diverses raisons : l’existence de grands chantiers de formation et l’entrée d’ingénieurs dans le domaine (B. Schwartz et les actions collectives de formation), l’existence d’une législation sur la formation continue… Il insiste sur le fait que cette activité a d’abord fonctionné sur le modèle d’une ingénierie de programmation mais qu’elle a connu des transformations essentielles dans les années 90.

12Tout un courant de pensée managérial insiste sur le fait que l’intérêt récent pour l’ingénierie de formation est porteur d’une nouvelle relation au travail, à la connaissance, au savoir. La notion d’ingénierie serait un concept relais, « en voie de fabrication ». On serait passé d’une « ingénierie de programmation » à une « ingénierie concourante » qui permet « la contribution simultanée et interactive des métiers au déroulement du projet » (Le Boterf, 1999, p. 336). La possibilité de « traiter à temps les conflits en intégrant les contraintes et critères spécifiques aux divers métiers » (p. 336), de réélaborer ou d’ajuster les projets en avançant « par correction successive et par palier » (p. 337) deviendrait une règle de fonctionnement. Cette forme de vie en émergence (Caspar, 1999, pp. 471-498) expliquerait l’usage d’un jeu de langage où les mots : compétence, qualité, innovation, partenariat, changement, réseau, incertitude, complexité… occupent des positions hautes et semblent indiquer un changement profond. C’est aussi cet engouement qu’il s’agit de questionner.

L’activité d’ingénierie pédagogique

13L’usage de l’expression « ingénierie péda-gogique » quant à lui reste rare bien qu’il soit plus courant qu’auparavant (de même d’ailleurs que l’expression ingénierie didactique qu’utilise par exemple Pastré (1999, p. 403). Comme l’écrivent à propos de l’enseignement ouvert, Carré, Clénet, D’Halluin et Poisson (1999, p. 19) : « les préoccupations d’ingénierie pédagogique apparaissent de façon strictement contemporaine de la montée des “nouveaux dispositifs de formation”, qu’ils soient dits “à distance”, “flexibles”, “ouverts”, “individualisés”, “médiatisés”, etc. ». Cela marque probablement une transition ou tout au moins une tension entre une interprétation artisanale de l’espace éducatif qui a été longtemps exclusive, et une interprétation ingénieriale qui tend à gagner du terrain. C’est aussi dans cette perspective que l’idée d’ingénierie de la connaissance trace aujourd’hui son chemin.

14Avec les catégories d’ingénierie sociale, d’ingénierie de formation et d’ingénierie pédagogique, nous avons nommé trois activités qui s’exercent dans trois champs. Pour l’instant, une première règle de méthode s’impose : l’activité d’ingénierie de formation prend sens relativement à deux autres champs d’ingénierie. Mais il reste à relier entre elles ces activités.

Le lien entre les trois champs d’ingénierie

15Établir une liaison entre les champs d’ingénierie relève d’un processus de modélisation qui n’est pas épistémologiquement innocent. Pour le décrire, nous allons procéder en quatre étapes :

  • quels sont les fondements épistémologiques de la modélisation proposée ?
  • quelle est la construction qui en résulte ?
  • quels usages peuvent en faire les étudiants ?
  • quelles sont les notions associées qu’il est utile de définir ?

Quels sont les fondements épistémologiques de la modélisation proposée ?

16La notion de modèle est polysémique, ce qui oblige à quelques explications. Il peut s’agir d’un modèle à imiter mais aussi d’un modèle qui imite, d’un modèle qui prétend découvrir le réel mais aussi d’un modèle qui prétend l’inventer, d’un modèle qui ambitionne de révéler la loi universelle mais aussi d’un modèle qui prétend universaliser une situation singulière. On reconnaîtra là l’opposition qui, sur un mode binaire (Positivisme/Constructivisme), travaille les conceptions de la scientificité et l’idée de modèle. Dans un autre registre, il peut aussi s’agir d’une configuration simple dont l’étude permettra de comprendre une configuration plus compliquée, par écart, ressemblance et différence (on dira par exemple que le cerveau de l’abeille est un bon modèle du cerveau humain)…

17La conception de la scientificité dont relève la modélisation proposée aux étudiants s’écarte de ces représentations du processus de modélisation. Elle relève d’une tradition ancienne qui, depuis Dilthey (1833-1911) [3], opère une distinction de principe entre sciences de la nature et sciences de l’humain, distinction qui s’est notamment perpétuée dans la tradition sociologique allemande (voir par exemple le texte intitulé Approches objectivistes et subjectivistes que Habermas propose dans le premier chapitre de Sociologie et théorie du langage, 1995). Cette conception réfute l’existence d’une approche scientifique qui aurait pour « modèle » les sciences de la nature mais elle ne réfute pas pour autant l’intérêt des approches explicatives, descriptives et objectivistes… y compris en sciences humaines et sociales. Elle invite par contre à développer une approche complémentaire pour les sciences de l’action humaine [4]. Dans ce processus, M. Weber est un personnage important, de même que la catégorie d’idéal-type qu’il nous propose.

18Comme l’explique Renaud dans son livre M. Weber et les dilemmes de la raison moderne (1987, p. 49), « la définition de la catégorie de type idéal constitue probablement l’apport le plus important de Weber à l’épistémologie des sciences sociales. Pour Weber lui-même, cet apport consistait essentiellement en une élucidation d’une méthode déjà mise en œuvre dans les sciences humaines, beaucoup plus que dans l’invention d’un procédé d’investigation nouveau ». Weber insiste (1992, pp. 164-166) « sur la nécessité de séparer rigoureusement les tableaux de pensée […] qui sont « idéaux » dans un sens purement logique, de la notion de devoir-être […]. La construction d’idéal-types abstraits n’entre pas en ligne de compte comme but, mais uniquement comme moyen de connaissance […]. L’idéal-type est un tableau de pensée, il n’est pas la réalité […] “authentique”, il sert encore moins de schéma dans lequel on pourrait ordonner la réalité à titre d’exemplaire. Il n’a d’autre signification que d’être un concept limite (Grenzbegriff) purement idéal, auquel on mesure (messen) la réalité pour clarifier le contenu empirique de certains de ses éléments importants, et avec lequel on la compare ».

Quelle est la construction qui en résulte ?

19Pour construire un idéal-type établissant un lien entre les trois champs mentionnés précédemment, j’ai utilisé le modèle du triangle pédagogique dont il faut d’abord rappeler l’intérêt. Habituellement, celui-ci sert à lire l’agir pédagogique et les processus enseigner, former, apprendre (Houssaye, 1988). Traditionnellement :

  • le pôle supérieur peut être paramétré avec les termes contenus, matière… autrement dit, ce qu’il y a à apprendre, comprendre, savoir… ;
  • le pôle inférieur droit avec les mots élèves, apprenants, stagiaires… autrement dit, ceux qui sont en situation d’apprendre ;
  • le pôle inférieur gauche avec les vocables enseignant, formateur, tuteur… autrement dit ceux qui ont en charge l’enseignement.
Si nous étendons ce modèle au-delà du champ qui lui est habituellement assigné, le paramétrage des pôles reste un exercice possible, d’autre mots servent alors à nommer les pôles du triangle. Nous verrons cela par la suite mais on peut d’ores et déjà en donner une illustration tout en laissant au lecteur le soin de placer les termes. À l’échelle de l’ingénierie sociale on trouvera par exemple : direction d’entreprise, accroître la rentabilité, ressources humaines et à l’échelle de l’ingénierie de formation : service formation, produire un système de certification, techniciens de maintenance…

20Cette généralisation du modèle conduit à définir des variables susceptibles de contenir l’ensemble des valeurs qui peuvent servir à paramétrer chaque pôle. Pour en décider, un travail d’ajustement avec les étudiants m’a conduit à choisir trois termes qui semblent finalement pertinents : « enjeux », « usagers » et « institutions ». Dans le triangle pédagogique traditionnel, le formateur devient ainsi une institution, le contenu un enjeu et l’élève un usager du dispositif de formation.
Sur cette base, les pôles de chaque triangle peuvent être reliés entre eux et on obtient une ligne des enjeux, une ligne des usagers et une ligne des institutions.

figure im1

Quels usages peuvent en faire les étudiants ?

21Avec le schéma précédent, nous disposons d’une construction logique qui n’est pas sans relation avec ce qui se passe à l’échelle de l’agir organisationnel. Nous admettrons que la trilogie ingénieriale caractérise structurellement les sociétés à État en les différenciant des sociétés contre l’État (Clastres, 1974). Mais cette modélisation n’est jamais qu’une forme, un système de repérage dont on peut distinguer la portée générale et la portée spécifique.

22La portée générale de la modélisation - Un tel modèle invite le lecteur de dispositif qui l’utilise à suivre quelques règles d’action :

  • envisager globalement l’espace éducatif dans lequel il exerce une activité professionnelle et le métier d’étudiant ;
  • préciser par quelle porte il entre dans l’espace ingénierial et dans quel champ il prend place ;
  • préciser s’il se situe au niveau haut de l’activité d’ingénierie de formation et à la frontière de l’ingénierie sociale ou au niveau bas et à la frontière de l’ingénierie pédagogique.
Mais il l’invite aussi à penser la spécificité de la situation dans laquelle il se trouve.

23La portée spécifique de la modélisation - Il ne s’agit pas, dans l’approche compréhensive que nous envisageons, de fonctionner sous l’égide de la formule classique : il n’y a de science que du général. Toutefois, l’attitude scientifique adoptée vient en contrepoint plutôt qu’en opposition à cette expression. Elle entretient par ailleurs un lien de parenté avec une philosophie qui n’a pas d’ambition systématique (systématisante) mais qui n’est pas pour autant relativiste [5]. Elle consiste à repérer des différences et des ressemblances et le cas échéant à dénoncer les postures pseudo-scientifiques qui cherchent à faire d’un cas particulier un cas général. Il arrive en effet que, sous couvert d’activité scientifique, nous ayons la tentation de développer des mythologies. En tant que telles, elles ne sont d’ailleurs pas critiquables, mais elles le deviennent quand elles se font passer ou se prennent pour de la science.

24À l’encontre d’une telle position, il n’est pas déraisonnable d’affirmer qu’il n’y a pas une mais des ingénieries de formation, qu’elles présentent entre elles des ressemblances et des différences ou, comme l’écrivait Wittgenstein, des « airs de famille ». Pour les repérer, le type idéal est un outil commode. C’est en cela que le schéma précédent est utile.

25Méthodologiquement, l’heuristique est simple ; elle consiste à décrire la ligne des enjeux, celle des institutions et celle des usagers, ce qui permet à l’utilisateur d’un tel guide de lecture de prendre la mesure de la situation dans laquelle il se trouve.

Quelles sont les notions associées qu’il est utile de définir ?

26L’utilisation de notre idéal-type est associée à l’usage de notions qui gagnent à être définies. C’est d’abord celle de « champ » à laquelle il faut associer les termes afférents de « positionnement pragmatique », « d’acteur », « d’agent » et de « sujet ». C’est ensuite celle « d’identité pour soi et pour autrui ».

27Un praticien qui entre dans le champ de l’ingénierie de formation peut analyser son activité d’acteur comme un « produit de la rencontre entre deux histoires, une histoire objectivée sous forme de dispositions et une histoire objectivée dans la structure même du champ » (Bourdieu, 2001, pp. 72-73). Tel qu’il est défini par Bourdieu, un champ se constate, il s’observe, il est circonscrit. Certes, c’est une construction intellectuelle, mais elle n’est pas sans fondements empiriques. C’est un « champ de forces » au sens où on l’entend en physique.

28Ce champ de forces (Bourdieu, 2001, pp. 116-121) est un champ de lutte pour des intérêts, pour la vérité, pour des idées… On y déploie des activités instrumentales et stratégiques mais aussi des activités communicationnelles (Habermas, 1987, t. 1, pp. 101-102). S’agissant d’ingénierie de formation, il n’est pas sans intérêt de distinguer les activités ayant pour finalité la réussite (activités instrumentales et stratégiques) et celles ayant pour visée l’intercompréhension (activités communicationnelles).

29Nous admettrons que les acteurs sont constitutifs des champs de forces. Nous les définirons comme des personnages qui occupent des positions pragmatiques (Leclercq, 2002, pp. 115-140) où il sont à la fois agents et sujets. Pour définir cette posture, le recours à Charlot (1997) est commode. C’est elle que le processus d’hominisation rend possible en potentialisant les processus complémentaires de socialisation et de subjectivation.

30– Constitué comme agent par le processus de socialisation, l’acteur occupe une position qui, comme l’explique Bourdieu, n’est pas l’effet d’une raison consciente d’elle-même, mais d’un sens pratique qui conduit l’acteur à se distinguer et à reproduire des dispositions.

31– Mais, vis-à-vis de la position d’agent qu’il occupe, l’acteur adopte, grâce au processus de subjectivation, une attitude réflexive caractéristique du vivant humain. Il le peut parce qu’il habite une réalité langagière qui le conduit à composer avec le « je », le « tu », le « il »… mais il le peut aussi (dans le cas qui nous occupe) parce qu’il est travaillé par deux intentions qui mettent en tension le projet qu’il a (ou qu’il n’a pas) pour lui : celui de l’université qui lui demande d’exercer le métier d’étudiant en assurant la lisibilité de son action professionnelle, et celui de l’organisation qui lui a confié une mission. Cette position pragmatique particulière introduit une tension, de la souplesse et de la nouveauté dans « l’habitus ». Ce n’est pas le déjà-là qui importe seul, mais ce qui est en train de se faire avec le déjà-là.

32Toujours avec Bourdieu, nous pouvons conclure que (2001, pp. 118-121) « la relation entre l’espace des positions et l’espace des prises de position n’est pas une relation de reflet mécanique [, que] l’espace des positions, lorsqu’il est perçu par un habitus adapté (compétent, doté de sens du jeu), fonctionne comme un espace des possibles, des manières possibles de faire […], entre lesquelles il y a lieu de choisir… ».

33Identité pour autrui et identité pour soi - Ce qu’il advient du processus d’hominisation dans telle ou telle configuration historique, la manière dont s’articulent entre eux les processus de socialisation et de subjectivation, la manière dont le couple agent/sujet trouve un équilibre singulier, varient considérablement dans le temps et dans l’espace. L’acteur contemporain, s’il reste agent et sujet, est travaillé par un processus d’individualisation qui donne à la notion d’identité une coloration particulière. Dubar (2002, p. 131) insiste notamment sur la « psychologisation [6] » du social qui s’est opérée au siècle dernier et qu’il importe de prendre en considération. Un tel diagnostic constate les effets du social sur le social et invite le sociologue à s’intéresser à l’identité. Cela nous concerne dans la mesure où prendre place dans le champ de l’ingénierie de formation autour d’un enjeu, active l’identité pour soi et pour autrui d’une manière singulière et contemporaine.

34Ceux qui se sont intéressés à ce nouvel équilibre, parfois en surévaluant le rôle du sujet et en occultant l’importance de l’agent, insistent sur le fait que l’identité est une construction, qu’il faut se méfier des analyses statiques de l’identité et l’appréhender dans une perspective dynamique. Lipiansky (1990) notamment, insiste sur le fait qu’il faut aborder l’identité dans ses aspects processuels et dynamiques, qu’elle se construit dans les interactions du sujet avec son environnement. D’autres travaux, par exemple ceux de Kaddouri, permettent d’appréhender parmi les acteurs ceux qui poursuivent des dynamiques de continuité identitaire, ceux qui privilégient la transformation identitaire ou la gestation identitaire et dans certains cas l’anéantissement identitaire… (Kaddouri, 2002). Cette typologie illustre le jeu qui s’exerce entre l’identité pour autrui et l’identité pour soi, notamment quand l’identité pour autrui est produite et véhiculée dans les lieux de production : « Dans le champ professionnel [explique Kaddouri (2002, p. 37)] l’employeur se sert de ce projet [identité pour autrui] pour signifier à son destinataire un certain nombre de conduites institutionnellement valorisées auxquelles il doit se conformer. Il s’agit de modèles de comportement à adopter au sein de l’organisation, à l’égard de ses dirigeants et de ses membres, d’une part, et vis-à-vis de ses projets et de ses stratégies de développement, d’autre part. Il positionne, par là-même, l’employeur par rapport à la définition que le salarié se donne de lui-même ».

35L’identité que j’ai pour moi dépend donc du regard de l’autre, plus précisément du regard de l’autre tel que je l’imagine. L’identité pour autrui peut de ce fait être intériorisée et devenir une ressource pour le « surmoi ». Mais en même temps et avant cela, elle est aussi une rhétorique à laquelle on peut adhérer ou résister, qu’on peut dédaigner ou faire semblant d’accepter. Comme le montre Bettelheim dans Le cœur conscient (1972, pp. 293-300), la manière dont nous réagissons au projet d’autrui n’est pas sans effet sur ce projet.
Cela conduit à forger et à questionner la notion d’identité organisationnelle qui est à la source de l’identité pour autrui. Elle concerne des « personnes morales » qui peuvent, à l’instar des personnes physiques, développer des stratégies de démultiplication, de transformation, de reconnaissance, d’impulsion identitaire. Nous verrons qu’il s’agit là d’un paramètre important pour identifier les familles d’ingénierie de formation.
Cette première étape dans le texte visait à expliciter un cadre de référence dont disposent des étudiants-informateurs pour interpréter la situation dans laquelle ils se trouvent. Bien entendu, ce n’est pas le seul qui leur soit proposé et ils l’accommodent avec d’autres approches qui se réclament de la systémique, de l’analyse stratégique ou de la dialectique.

Une enquête exploratoire

36Avant d’interpréter le contenu du corpus, trois questions préliminaires doivent être posées : celle de la méthode utilisée, celle de la qualité des enquêteurs et celle de la pertinence du corpus retenu.

La méthode

37La méthode a été développée précédemment, ce qui nous renvoie plus haut dans ce texte, là où nous évoquions l’usage d’une construction idéal-typique. Rappelons que la méthode consiste à utiliser les résultats obtenus par des enquêteurs qui travaillent à leur propre compte pour construire leur identité professionnelle. Ces observateurs (mais n’est-ce pas toujours le cas) ne sont pas neutres. Les connaissances qu’ils produisent dépendent de leur point de vue et de l’outillage intellectuel qu’ils utilisent. À titre d’exemple, il n’est pas indifférent de situer l’activité d’ingénierie de formation entre deux frontières. C’est donc un corpus produit par des étudiants que le chercheur exploite, en ayant pris soin d’expliquer en quoi les enquêteurs sont des informateurs impliqués et comment il l’est lui aussi.

La qualité des enquêteurs

38La valeur des enquêteurs tient à la situation dans laquelle ils se trouvent, à l’exercice d’une activité d’ingénierie de formation. Mais cela n’aurait pas beaucoup d’intérêt si le regard porté n’avait pas lui-même une certaine qualité. Ce qui fait sa valeur tient au double statut de nos « lecteurs de dispositifs » qui sont à la fois étudiants et stagiaires. Comme stagiaires, ils occupent en général une position dominée qu’ils cherchent à faire évoluer. Mais en exerçant le métier d’étudiant (identité pour autrui d’origine universitaire), ils ont la possibilité de n’être pas piégés dans cette posture, d’aiguiser leur regard et d’occuper une position pragmatique singulière. La commande universitaire est précise : « assurez une lisibilité suffisante de votre espace professionnel, précisez comment vous y prenez place, comment vous y exercez une activité apparentée à l’ingénierie de formation ». C’est notamment l’occasion d’établir une distance avec l’emprise d’une activité professionnelle en exerçant simultanément le métier d’étudiant. C’est d’ailleurs tout l’enjeu des formations en alternance quand elles acceptent de se servir de la tension entre une identité pour autrui de type universitaire et une identité pour autrui de type organisationnelle. Ce principe de fonctionnement constitue une pièce importante du dispositif d’observation utilisé par les étudiants. Il les invite à porter un regard à la fois proche et distancié, engagé et dégagé.

La pertinence du corpus

39La population potentielle est composée des travaux de cinquante étudiants qui ont négocié en 2002-2003 une mission d’ingénierie de formation dans des organisations diverses : services formation d’entreprise, organismes de formation, organismes collecteurs, collectivités territoriales, cabinets de consultants, établissements publics. Quelques exemples de missions permettront de donner une idée du matériau :

40– Quelle action de formation proposer aux animatrices de relais assistance maternelle ?

41– Comment améliorer l’accueil des usagers dans une université ?

42– Comment assurer la transition entre deux formes d’organisation dans une entreprise ?

43– Comment régler le problème des commandes non servies dans une entreprise d’intérim ?

44– Quelle formation pour fidéliser les intérimaires ?

45– Quelle solution organisationnelle pour permettre aux personnes handicapées mentales de suivre des formations qualifiantes ?

46– Quelles stratégies adopter vis-à-vis des politiques d’externalisation et d’internalisation des activités de gestion de la formation des clients dans un cabinet de consultants ?

47– Comment assurer la reconduction d’une formation stratégique ?

48– Comment entretenir et développer l’ancrage territorial et le réseau partenarial d’un atelier pédagogique personnalisé ?

49– Comment rendre un dispositif plus lisible pour accroître le recrutement ?

50– Comment tel organisme collecteur peut-il élargir son offre de formation ?

51– Comment optimiser la mise en place du programme d’action de formation régionale sur un territoire ?

52– Quelle formation pour des sportifs qui se destinent à une carrière professionnelle mais qui ne sont pas assurés d’y parvenir, le cas des cyclistes ?

53– Quelle organisation mettre en place pour réduire sur la métropole les tensions de recrutement dans le secteur du travail des métaux ?

54– Quel tutorat mettre en place dans le cadre d’une formation complémentaire d’initiative locale de vendeur-conseil en bricolage ?

55Ces missions résultent d’une confrontation entre une offre et une demande de stages dans le secteur particulier des métiers de la formation. Il s’ensuit un résultat : une population d’organisations fréquentées par des étudiants inscrits dans un institut qui fonctionne depuis 1994. On peut émettre l’hypothèse que cette population est partiellement représentative d’une activité d’ingénierie de formation manifeste, mais aussi d’une activité d’ingénierie de formation latente et non solvable.

56Des motivations diverses expliquent les offres de stage : faire valider par des étudiants une conviction déjà fermement établie, profiter d’un regard neuf sur l’organisation, disposer d’une main d’œuvre gratuite pour conduire une investigation que personne n’a le temps de mener, économiser une ou deux années de salaire avant d’embaucher un salarié, exercer le pouvoir de former… Derrière tout cela, se profile d’ailleurs une véritable question : quelle est la fonction des formations en alternance dans les organisations ? Comment contribuent-elles à la relation emploi-formation ?
Dans cette population, j’ai choisi un échantillon de quinze missions qui traduisaient assez bien la diversité de l’ensemble. Le corpus est constitué par les dossiers que les quinze étudiants concernés ont réalisés dans le cadre d’un cours intitulé « Épistémologie des pratiques ingénieriales », par les mémoires professionnels qu’ils ont soutenus en fin d’année, par un entretien d’une heure avec chacun d’entre eux (portant sur la manière dont ils ont pris place dans le lieu de stage), par un entretien avec les accompagnants universitaires qui ont suivi les étudiants et quelquefois par des prises de note effectuées lors de la participation au jury de soutenance. Parmi ces quinze situations, j’en ai progressivement privilégié quelques-unes auxquelles d’autres sont venues s’agréger. C’est en suivant cette démarche qu’une logique d’exposition a pris corps et que quatre familles d’ingénierie se sont constituées.

57Cette logique d’exposition (elle ne prétend nullement être la seule possible) relève finalement de quelques paramètres :

  • le niveau auquel se situe l’activité d’ingénierie de formation (plutôt du côté de l’ingénierie sociale ou plutôt du côté de l’ingénierie pédagogique) ;
  • les dynamiques identitaires dans lesquelles évoluent les organisations concernées.
Il faut ajouter que le corpus recueilli conduit à prendre en considération un critère que la modélisation initiale ne permet pas d’appréhender directement, mais il n’est pas sans relations avec les niveaux d’ingénierie de formation. Il permet d’identifier trois formes d’activité ingénieriales qui, dans le corpus existant, sont très repérables :
  1. construire des réponses formation, ce qui relève d’une activité pédagogique ;
  2. avoir une activité de management pour assurer l’acceptabilité interne de la réponse formation proposée ;
  3. avoir une activité d’ingénierie partenariale et chercher à s’assurer de l’acceptabilité externe de la réponse formation.

Quelques usages de l’activité d’ingénierie de formation

58Le guide de lecture dont disposent les étudiants les invite :

  • à envisager globalement l’espace éducatif dans lequel ils exercent une activité professionnelle et le métier d’étudiant ;
  • à préciser par quelle porte ils entrent dans l’espace de l’ingénierie de formation.
Nous verrons que la mission de certains d’entre eux se situe au niveau bas de cette activité alors que pour d’autres, elle tend vers le niveau haut.

59Le corpus actuel conduit à différencier quatre familles d’activité ingénieriale :

  • l’ingénierie de formation d’entretien ;
  • l’ingénierie de formation d’impulsion interne ;
  • l’ingénierie de formation d’ancrage ;
  • l’ingénierie de formation d’impulsion externe.

Première famille : une ingénierie d’entretien

Entrée

60Dans cette famille, les étudiants entrent par le niveau bas de l’ingénierie de formation avec une mission d’ingénierie pédagogique : concevoir et réaliser des supports qui constitueront la réponse formation et seront utilisés par d’autres.

Organisations

61Dans notre corpus, les organisations qui composent cette famille sont l’effet d’une démultiplication identitaire. Elles existent à plusieurs exemplaires sur le territoire dans les secteurs du bricolage, du prêt-à-porter, de la vente… Elles sont conçues sur la base d’un « modèle » initial qu’il s’agit de préserver tout en l’adaptant.

L’exemple

62L’exemple qui va nous servir de repère est celui d’une étudiante qui effectue son stage dans une entreprise qui assure des prestations de services en mécanique automobile et ventes d’accessoires.

La mission

63L’enjeu d’ingénierie de formation est le suivant : mettre en place un projet de formation e-learning. Les destinataires sont les salariés des ateliers et les vendeurs en magasin. La mission initiale de l’étudiante consiste à participer à ce projet en produisant des Questionnaires à Choix Multiples pour les deux premiers modules de formation. Un second volet, renforçant la dimension ingénierie de formation, consiste à évaluer le système de gestion des compétences.

L’interprétation

Ingénierie sociale

64À l’échelle de l’ingénierie sociale, l’étudiante identifie quelques enjeux essentiels qu’elle énonce ainsi : accroître la rentabilité des centres auto, être à l’affût des innovations technologiques, transmettre les valeurs de l’entreprise, fidéliser les clients. Dans le groupe auquel appartient l’unité dans laquelle elle effectue son stage, chaque centre auto a des objectifs à atteindre et les comparaisons entre composantes induisent une dynamique de gestion et de comportement. « Tout semble réglé comme du papier à musique » écrit l’étudiante.

65De la mise en ligne de certaines activités de formation, on espère une réduction des coûts de formation, une individualisation des parcours, une mise à jour permanente des contenus, une accessibilité plus grande, une standardisation et une généralisation à l’ensemble des unités, bref, des économies d’échelles, une plus grande pertinence, de l’efficacité et de l’efficience.

66La « culture » d’entreprise sert de vecteur essentiel au projet identitaire pour autrui. Elle relève d’une rhétorique qui peut être plus ou moins intériorisée et avec laquelle les salariés doivent nécessairement compter et composer. Cette « culture » vise à cultiver des ressources humaines plus ou moins acquises, plus ou moins réticentes et relativement interchangeables. À l’échelle de l’ingénierie sociale, ce qui est véhiculé n’est pas négociable. Pour les salariés, cela rend indispensable une transaction entre l’identité pour autrui qui leur est proposée et une identité pour soi qui investit plus ou moins cette proposition.

67L’étudiante propose une description de l’activité d’ingénierie de formation telle qu’elle s’exerce, selon elle, à la frontière de l’ingénierie sociale. Elle endosse pour cela l’identité pour autrui à laquelle la convie l’université : « de par ma posture de stagiaire, j’ai pris l’habitude de m’interroger sur le pourquoi du comment des choses qui m’entourent sur mon lieu de stage ». Elle écrit qu’en formant les salariés, l’entreprise diffuse sa propre culture et que cette diffusion passe dans la gestion des compétences des salariés. Lecture à l’appui, elle définit la culture d’entreprise « comme un ensemble de valeurs évidentes, partagées par les membres de l’entreprise, en interaction les unes avec les autres, qui se manifestent par des productions matérielles et symboliques, construites tout au long de l’histoire de l’entreprise en réponse aux problèmes rencontrés ». Elle ajoute que ces évidences s’imposent aux individus, qu’ils doivent « faire avec » et que peu importe s’ils sont en accord avec elles ou non. Ce sont des règles qui existent sans qu’on puisse les remettre en cause, ancrées à tel point dans la vie de l’entreprise qu’elles en deviennent évidentes. Il y a « culture d’entreprise » quand les salariés agissent selon les règles, comme par réflexe. Dans son récit et dans les choix de lecture qu’elle a opérés, la culture d’entreprise se présente comme une mythologie pensée intentionnellement à l’échelle de l’ingénierie sociale.

68Dans cet ordre d’idées, la relation entre l’activité d’ingénierie sociale et de formation est décrite comme tout à fait instrumentale. L’activité d’ingénierie de formation consiste finalement à transformer des valeurs déclarées par les dirigeants de l’entreprise en valeurs opérantes : « L’ingénierie pédagogique est chargée de l’application proprement dite de ces décisions et de la mise en place de dispositifs permettant leur application ».
Le modèle idéal typique donne lieu à une interprétation quasi mécanique et descendante et permet d’exprimer la forme de rationalité dont relève sans doute le projet de formation e-learning.

Ingénierie de formation

69C’est dans la logique de cette relation instrumentale entre ingénierie sociale et ingénierie de formation que les formations pour former aux bases des métiers de technicien atelier et de vendeur (formations basiques) sont désormais proposées en e-learning (pneumatiques, freins, échappement, batterie, vidange, vente, présentation de produits…). Ce sont des formations dites « théoriques » sachant qu’ici, le théorique est à la pratique ce que l’examen du code de la route est à la conduite automobile. Le théorique, c’est ce qui ne semble pas être vécu (et qui de ce fait est un lieu d’accueil propice pour apprentissages implicites). C’est aussi la première étape de la certification. C’est à la validation de ces formations basiques que servent les QCM réalisés par l’étudiante.

70La certification pratique fait suite à la certification théorique. Elle est assurée par le directeur de centre ou par un expert qui valide « la mise en pratique de la théorie ». Ici comme précédemment, tous les résultats sont mémorisés automatiquement dans une base de données dont on dit qu’elle donne une image de la compétence individuelle et collective.
L’étudiante nous explique que, quand un salarié commence à se former, il peut franchir une première étape et être reconnu comme quelqu’un qui a démarré. Finalement, après avoir franchi plusieurs épreuves, il pourra devenir expert (dernier échelon). Des termes significatifs, parlants, évocateurs sont utilisés pour nommer ces différents niveaux de reconnaissance. S’il s’agissait de la vente d’articles de ski précise l’étudiante, on pourrait avoir comme catégories : flocon, étoile, chamois…

Ingénierie pédagogique

71Sur le plan pédagogique, il semble que nous soyons en présence de modalités de communication pédagogique essentiellement explicative (Leclercq, 2002, p. 59), avec évaluation sommative jusqu’à ce qu’un résultat suffisant soit atteint pour passer l’épreuve pratique. C’est une activité d’apprentissage qui laisse à l’apprenant l’entière responsabilité de sa formation. Elle semble originale parce qu’elle est en ligne, mais la question de la pertinence pédagogique peut effectivement se poser. Pourtant, l’essentiel semble être ailleurs, dans la capacité d’un tel système à produire de la traçabilité, des chiffres, des indicateurs pour « mesurer » la compétence individuelle et collective. Selon un responsable, « cela permet d’avoir en permanence une vision des compétences disponibles ou non dans l’entreprise ».

Commentaire

72Le parcours de l’étudiante n’a pas été facile, plusieurs fois elle a eu envie de changer de stage. Mais elle s’est accrochée et ne le regrette pas. Si on lui proposait un emploi dans cet endroit, elle le prendrait volontiers, dit-elle, car il y a des choses à faire. Il semble que la difficulté dans laquelle elle s’est trouvée lui a permis de questionner cette forme d’ingénierie de formation et les zones de développement qu’elle recèle. Elle a découvert notamment quelque chose qu’elle aime faire et qui a trait à l’activité communicationnelle : « Cette année même si je n’ai pas pu faire beaucoup de choses parce qu’en tant que stagiaire… j’avais quand même un rôle. Je ne sais pas comment dire… le directeur de la formation et le responsable ne sont pas d’accord sur la manière dont il faut mettre en place le e-learning. Moi, j’étais au milieu et je gérais des choses pour que tous les deux, ils se retrouvent… ce rôle-là ça me plaît ». Peut-être faut-il ajouter que l’étudiante en question a travaillé dans le monde de l’insertion et qu’elle a trouvé dans l’entreprise un univers qui se prête de manière inattendue à son ancienne activité.

73En fait, ajoute-t-elle, « ma mission est devenue délicate quand il s’est agi d’évaluer le système de gestion des compétences, quand mon tuteur a cherché à me prouver, chiffres à l’appui, son point de vue sur la question ». Elle constate ceci : « la rétention de l’information est arrivée comme ça, du jour au lendemain, de la part de mon tuteur parce que je lui ai posé une question qui a détruit une théorie qu’il s’était faite lui-même, c’était que la formation était l’élément essentiel pour que le chiffre d’affaires d’un centre auto soit positif, il m’a montré cela chiffres à l’appui, regarde ce centre-là, il n’y a que 10% de personnes certifiées donc il fait – 3… […] je lui ai demandé des explications [et en regardant le tableau nous nous sommes aperçus] qu’il y avait un directeur de centre qui avait 90% de personnes formées et qui était à – 5… ». La théorie du tuteur était en quelque sorte réfutée. « Il était très mal à l’aise et moi aussi, après ça a été fini… ». Cet événement laisse sans doute entendre qu’il s’agit d’un système de formation qui n’est pas suffisamment sûr de lui pour s’exposer et accepter une évaluation sérieuse de la relation entre système de compétence et système de formation.

74Un autre constat semble lui aussi significatif. L’étudiante s’étonne que pour construire une réponse formation, on n’aille pas demander leur avis à ceux qui vont l’utiliser. Elle dit : « j’ai l’impression qu’il font la même chose que ce qui ne marche déjà pas. En ce moment on travaille les “book métiers”, on les retravaille parce que les gens dans les centres ne les utilisent pas, et ils se disent on va les refaire, les réaménager, mais en fait ils les refont pareil. Et quand je leur pose la question : mais qu’est ce qui marche pas dans les book métiers ?, ils ne savent pas […]. Ils ne prennent en compte que leur regard à eux ».
Elle a pourtant constaté que l’outil de formation e-learning était utilisé tout autrement que pour devenir chamois d’or. Un salarié qui vend telle chose trouve qu’avec l’aide de l’outil il peut aussi vendre telle autre chose, un autre que cela lui permet de s’informer sur ce qu’on fait en atelier. En procédant ainsi, elle met à jour l’existence d’une communauté d’apprentissage qui fonctionne de manière informelle et qui s’approprie le nouvel outil. Ce qui lui fait dire qu’il y a de ce côté-là des marges de manœuvre importantes qui pourraient être exploitées.

Conclusion

75Autour de cet exemple, toute une famille d’ingénierie de formation peut être circonscrite. D’autres étudiants ont en effet des missions proches, notamment dans des entreprises spécialisées dans le bricolage ou encore, dans des magasins de prêt-à-porter. Cela signifie sans doute que ce type d’organisation relève d’un environnement favorable à cette forme d’ingénierie. Si on s’en tient au corpus, on constate en effet l’existence d’invariants et de missions similaires. Elles sont souvent structurées sur un mode identique : 1) participer à la production pédagogique d’outils de formation e-learning pour les formation basiques en respectant une intention explicite d’individualisation ; 2) confirmer l’efficacité du système. Mais relativement à une intention de changement souhaitée, l’autre côté du miroir laisse entrevoir une intention plus sombre qui à la limite pourrait se formuler ainsi : « changer soit, mais pour ne pas changer ».
S’il existe une corrélation manifeste entre le type d’organisation et la forme d’ingénierie possible, il faut sans doute se garder d’en déduire une relation de cause à effet systématique. Par ailleurs, d’autres formes d’organisations peuvent être tentées par cet usage de l’ingénierie et diverses formes d’ingénierie de formation peuvent co-exister dans une même organisation. Par contre, nous admettrons que pour décrire l’activité d’ingénierie de formation, disposer d’un repère comme celui-là (ingénierie d’entretien) est utile. Il se situe en contrepoint d’un autre que nous allons appeler « ingénierie d’impulsion interne ».

Deuxième famille : une ingénierie d’impulsion interne

Entrée

76Comme dans la situation précédente, les étudiants entrent dans cette famille par le niveau bas de l’ingénierie de formation. Mais cette fois-ci, relativement à la frontière qui sépare les champs de force, ils ont pris place du côté de l’activité d’ingénierie de formation. On ne leur demande pas nécessairement de participer à la réalisation pédagogique de la réponse formation mais on leur demande toujours de participer au processus qui permet de l’organiser et d’assurer son acceptabilité interne. La plupart des missions des étudiants concernent cette forme d’ingénierie, où plutôt faudrait-il dire, elles se situent souvent entre ce type de situation et le précédent, entre une ingénierie d’entretien qui peut devenir très défensive et une ingénierie d’impulsion qui peut devenir très agressive.

Organisations

77Dans notre corpus, les organisations concernées par cette forme d’ingénierie sont des entités ayant leur propre caractère, leur propre histoire. Le changement vise toujours une transformation significative qui peut concerner la ligne hiérarchique, le processus de production, l’organisation… Dans toutes les situations on souhaite conserver les ressources humaines existantes. Dans certains cas, ce sera pour maintenir la paix sociale et dans d’autres pour ménager des compétences difficilement remplaçables tout en les adaptant. Dans le secteur privé, il s’agit toujours d’organisations soumises à de fortes contraintes de rentabilité, de qualité, de délais. Dans le secteur public, parapublic ou associatif, sans être aussi prégnantes, les intentions d’ingénierie sociale affichées sont presque identiques.

L’exemple

78L’exemple qui va nous servir de repère est celui d’une étudiante qui effectue son stage dans une entreprise de sous-traitance travaillant pour l’industrie automobile.

La mission

79Une décision a été prise à l’échelle de l’ingénierie sociale : décentraliser le service maintenance. Dorénavant, les salariés chargés d’entretenir les lignes de production tiennent leur poste sur les lignes de fabrication. À cette occasion, un nouveau poste a été créé, celui de « leader ». L’étudiante est chargée de participer à l’organisation d’une réponse formation qui permettra cette transition tout en assurant son acceptabilité interne.

Interprétation

Ingénierie sociale

80À l’échelle de l’ingénierie sociale, les choses sont assez simples d’après l’étudiante : il est possible de réduire le nombre de pannes grâce à une plus grande proximité de la maintenance. C’est l’occasion de réduire les coûts à la faveur d’interventions plus rapides. En même temps, les leaders seront progressivement chargés de seconder les chefs d’unité.

81Du service formation, on attend la production d’une réponse formation qui permettra d’accompagner cette décision, d’opérer une transition en conservant les ressources humaines, mais en anticipant pour l’avenir l’embauche d’une nouvelle catégorie de salariés.

82Contrairement à la situation précédente, nous ne sommes pas en présence d’une culture d’entreprise statique capable de régenter l’organisation, susceptible d’ignorer le projet qu’autrui a pour lui-même et la manière dont il va s’accommoder du projet qu’on a pour lui. La culture d’entreprise reste ici dynamique. Certes, on ne reviendra pas sur la décision de décentraliser la maintenance, et entre les ingénieries sociale et de formation, l’enjeu n’est pas négociable. Mais les moyens de parvenir au résultat peuvent être discutés. Il faut ajouter que la dynamique « culturelle » est en tension entre diverses influences. Lors de la soutenance de l’étudiante, le tuteur professionnel a confirmé que le choix du mot « Leader » n’est pas sans relation avec les souhaits de l’actionnaire japonais et qu’il s’agit là d’une concession à une forme de management. Mais il s’avère aussi, à lire le mémoire de l’étudiante, qu’il existe une culture ouvrière interne, propre aux techniciens de maintenance, qui n’est pas forcément en accord avec d’autres cultures internes.

Ingénierie de formation

83L’activité d’ingénierie de formation n’a pas été engagée sans atout dans l’aventure. Elle est forte d’une reconnaissance statutaire et financière du nouveau poste. Deux activités complémentaires orientent clairement l’action.

84La première consiste à concevoir un dispositif de formation pour les salariés qui occuperont le poste de leader. Il s’agit de former des salariés originairement compétents dans un champ (électricité, mécanique, organisation) à la poly-compétence. C’est un travail classique d’identification des besoins de formation, de repérage et de choix des ressources pédagogiques internes et externes, de construction d’une offre globale qui doit être cohérente, efficace, pertinente et efficiente. Il s’agira par ailleurs de contrôler l’exécution de la prestation pour s’assurer qu’elle répond bien à la commande.

85La seconde consiste à environner correctement la réponse formation. L’étudiante estime qu’il faut absolument tenir compte des conditions qui permettront l’acceptabilité interne, notamment en conciliant temporalité de la formation et temporalité de la production. Il s’agit pour elle de proposer un dispositif réaliste face aux contraintes de terrain, autrement dit d’être suffisamment attentive aux soucis des usagers exploitants, d’où l’idée d’un parcours de formation souple et individualisé pour les leaders. On touche là à l’acceptabilité technique, au souci d’anticiper l’émergence de frictions mécaniques.

86Mais une autre zone d’acceptabilité semble tout aussi importante, propice à des frictions qui ne sont pas mécaniques mais axiologiques. L’étudiante explique que le changement engagé ne se réduit pas à un apport de connaissances en électricité ou en mécanique. La création du poste de leader va au-delà d’une simple décentralisation d’activité puisque les leaders doivent devenir les adjoints du chef d’unité. Pour expliquer les divergences existantes à ce propos, l’étudiante rend compte du jugement que les chefs d’unité portent sur les leaders. Selon eux, écrit-elle, ils n’ont pas une culture de fabricant. Les chefs d’unité aimeraient d’ailleurs revenir sur la décision de créer un poste indifférencié de leader pour distinguer d’une part les leaders organisationnels qui auraient une culture de fabricant et d’autre part les leaders de maintenance… Du côté des leaders, l’écho est assez différent, ils souhaiteraient quant à eux avoir « un meilleur regard de la hiérarchie, plus de confiance, plus de délégation ».
Cette situation peut être interprétée de la manière suivante. Il semble que les techniciens de maintenance soient perçus comme une « aristocratie ouvrière » qui tient son pouvoir des compétences spécifiques qu’elle détient. Tout laisse à penser qu’au-delà des raisons de proximité et de rapidité qui justifient le changement en cours, un enjeu moins explicite est à l’œuvre. L’idée de compétence collective prend ici un sens particulièrement intéressant. Elle semble relever d’une stratégie pour limiter le pouvoir que peut avoir une communauté du fait de la compétence individuelle de ses membres. C’est donc à une tentative de redistribution de la compétence qu’on assiste et à l’instauration d’une plus grande interchangeabilité. L’objectif final étant de restreindre le pouvoir technique des salariés chargés de la maintenance en leur offrant en contrepartie une nouvel horizon du côté du management fonctionnel, autrement dit en modifiant leur place dans le champ de forces.

Conclusion

87Le corpus fournit d’autres exemples de missions analogues : comment régler le problème des commandes non servies dans une entreprise d’intérim ?, quel outil de gestion de projet mettre en place dans une entreprise qui, après un accroissement de son effectif, ne parvient plus à fonctionner par ajustement mutuel ?

88Dans toutes ces situations, il n’y a pas une « culture d’entreprise » qui cale l’activité d’ingénierie. S’il y a un projet pour autrui, il importe que ce projet soit négocié et discuté avec les différents acteurs et s’il ne l’est pas, la situation se dégrade. L’activité d’ingénierie de formation ne se réduit donc pas, comme dans la famille précédente, à maintenir une dynamique qui se reproduit à l’identique. Il s’agit d’engager un processus risqué, qui peut échouer partiellement ou prendre une orientation imprévue. Il s’agit bien ici d’une ingénierie d’impulsion qui décline toujours l’acceptabilité interne en acceptabilité technique et axiologique et sur ce dernier point, ce sont des luttes, des alliances et des arrangements au sein d’un champ de forces qui s’expriment. Quant à l’activité d’ingénierie de formation, elle semble hésiter entre pédagogisme pseudo-communicationnel qui vise à convaincre autrui du bien-fondé des décisions envisagées ou déjà mises en œuvre, et une activité orientée à l’intercompréhension susceptible d’entraîner une acceptabilité forte mais questionnante. C’est en définitive la manière de produire et de gérer le sens qui est en jeu.
Si nous en revenons à la conclusion que suggérait l’enquête menée à propos de la première famille d’ingénierie, nous pourrions être tentés d’affirmer que cette forme d’ingénierie est préférable à la précédente. Mais l’investigation conduit plutôt à penser que nous sommes en présence de deux pôles entre lesquels s’exercent des variantes de l’activité d’ingénierie de formation et qu’ils ne sont pas réductibles l’un à l’autre.

Troisième famille : une ingénierie d’ancrage [7]

Entrée

89On entre dans cette famille d’ingénierie de formation par le niveau haut, à la frontière de l’ingénierie sociale. De ce fait, le point de vue sur l’activité pédagogique est travaillé par un effet d’éloignement. La réponse formation proposée par l’organisation prend une allure globale, accentuant la dimension organisationnelle de l’activité pédagogique au détriment de ses aspects cognitifs, affectifs et conatifs. En règle générale, les étudiants n’exercent pas de responsabilités directes à cette échelle d’activité.

Organisations

90Dans le corpus, les situations disponibles concernent uniquement des organismes de formation. Tous craignent pour leur avenir et dépendent pour une part importante et parfois exclusive de leur budget, de financements publics (Région, Département, Fond social européen, État…). Ils cherchent à conforter leur image auprès de leurs prescripteurs et à consolider leurs partenariats.

L’exemple

91L’exemple qui va nous servir de repère est celui d’une étudiante qui effectue son stage dans un Atelier Pédagogique Personnalisé. À l’échelle nationale, ce dispositif existe depuis une quinzaine d’années. Il fonctionne en entrée/sortie permanente et est organisé autour d’un centre de ressources. C’est un passage possible dans un parcours de demandeur d’emploi. Les stagiaires peuvent venir de leur propre chef, mais la population est majoritairement envoyée par les « adresseurs » que sont les organismes de formation, l’ANPE et les missions locales. Les usagers du dispositif peuvent espérer une mise à niveau qui leur permettra par exemple d’entrer dans une formation qualifiante.

La mission

92La mission confiée à l’étudiante est très générale : « participer à l’entretien et au développement du réseau partenarial et trouver des pistes pour développer le potentiel d’intervention de la structure ».

Interprétation

93Contrairement aux situations précédentes, il ne s’agit pas de concevoir et de produire une réponse formation en assurant, le cas échéant, son acceptabilité interne. On demande aux étudiants qui acceptent ces missions de conforter la réponse formation globale d’un organisme en participant à l’ancrage de l’organisation dans le champ éducatif. C’est donc l’acceptabilité externe qui prévaut.

Ingénierie sociale

94Dans cette organisation, la responsable souhaite mettre en adéquation les enjeux d’ingénierie sociale interne (qui concernent l’existence même d’une structure qui n’accueille pas suffisamment de stagiaires pour assurer son existence) et les enjeux d’ingénierie sociale externe. L’existence de l’organisation dépend en effet de son aptitude à remplir les missions qui lui sont confiées, de la reconnaissance à laquelle elle peut prétendre vis-à-vis des collectivités territoriales, des structures d’orientation et d’accueil, des organismes de formation partenaires. L’étudiante signale à ce propos que L’APP dépend d’une convention de financement signée avec la Région et que sa mission concerne plus spécifiquement le dernier axe : les coopérations entre les structures d’accueil, d’orientation et d’accompagnement.

95Dans le cas présent et vis-à-vis de l’activité d’ingénierie de formation, il s’agit pour l’activité d’ingénierie sociale interne de se donner à voir, à vivre, à ressentir et à partager avec les acteurs appartenant à l’organisation.

Ingénierie de formation

96La mission de l’étudiante s’est déroulée en trois phases successives : organiser un événement qui a rassemblé les partenaires de l’organisation, participer à des réunions institutionnelles pour comprendre ce qui est en jeu dans le champ, opérationnaliser tout cela en mettant en place un projet d’orientation des usagers avec les partenaires. Cette activité invite à considérer le processus d’ingénierie de formation non plus dans sa dépendance vis-à-vis du niveau bas, mais dans sa dépendance vis-à-vis du niveau haut. Pour autant, la relation avec le niveau bas reste une préoccupation centrale et peut s’exprimer par cette question : comment assurer la liaison entre l’acceptabilité externe et l’acceptabilité interne ?

Conclusion

97D’autres exemples du corpus relèvent de la même famille. Ce sont notamment des organismes de formation qui craignent de ne plus pouvoir satisfaire les exigences de résultats attendus par le financeur public (obtention de diplômes, placements). Ils cherchent tous à se faire reconnaître et à connaître le champ dans lequel ils sont impliqués.

Quatrième famille : une ingénierie d’impulsion externe

98La famille précédente suggère très précisément l’usage ingénierial que recèle notre quatrième famille. Il pourrait d’ailleurs être illustré par les politiques régionales en matière de formation professionnelle et plus précisément par le métier qu’exercent ceux qui travaillent à l’interface de la décision politique et de son application. Une question suffit à préciser ce qui se joue ici : comment l’activité d’ingénierie sociale qui émane du politique impulse-t-elle de l’organisation en induisant une activité d’ingénierie de formation pro-active, venant en contrepoint de l’activité d’ingénierie de formation réactive que nous venons de mentionner ?

Entrée

99Comme dans le cas précédent, les étudiants qui entrent dans le champ à ce niveau d’ingénierie exercent rarement des responsabilités importantes à cette échelle. On leur confie un rôle d’observation, de mise en mémoire, de mise en cohérence. Relativement à la situation précédente, ils se situent du côté de l’ingénierie sociale externe. Alors que précédemment, il s’agissait pour une organisation de s’ancrer dans un environnement, il s’agit désormais pour un environnement d’impulser de l’organisation.

Organisations

100Les exemples disponibles dans le corpus concernent tous des formations négociées entre un secteur professionnel et le service public ou parapublic. Il s’agit toujours d’organiser un partenariat pour former des professionnels dans une activité donnée. En amont de la décision, il peut y avoir un diagnostic, une politique, une intuition, une opportunité.

L’exemple

101L’exemple qui va nous servir de repère est celui d’une étudiante qui effectue son stage dans un C.F.A partenaire d’un projet de formation qui vient d’être expérimenté. Il s’agit de permettre à de jeunes cyclistes de se former pour devenir professionnels tout en se qualifiant dans un autre métier, de manière à faciliter leur réinsertion éventuelle.

La mission

102L’étudiante la décrit de la manière suivante : observer, analyser et formaliser la mise en œuvre d’un dispositif de formation qualifiant, professionnalisant et en alternance pour faciliter la réinsertion professionnelle de jeunes sportifs de haut niveau. L’écrit qu’elle réalise doit servir de « miroir » aux acteurs concernés pour mieux appréhender ce qu’ils ont fait, mieux l’analyser et mieux l’aménager. Ils souhaitent améliorer le parcours de formation qu’ils ont imaginé et éventuellement généraliser l’expérience.

Ingénierie sociale

103Il s’est agi de produire de l’organisation en concevant un inter-système relevant de trois univers différents :

  • le monde du sport (vélo-clubs, Fédération française de cyclisme) ;
  • le monde de l’entreprise (grande distribution) ;
  • le monde de la formation (Centre de Formation d’Apprentis et Éducation Nationale).
L’étudiante constate que le processus s’est initialisé autour de l’expression « passion du vélo » et qu’un partenariat s’est constitué autour de cet attracteur. Elle écrit aussi que le projet porte en lui plus d’enjeux que ce simple consensus ne le laisse supposer : une expérimentation instructive pour la direction de la jeunesse et des sports, une image de marque pour les entreprises partenaires, une opportunité de recrutement pour les clubs…

Ingénierie de formation

104L’activité d’ingénierie de formation, dans la phase d’invention et d’aménagement, s’est exercée directement à l’échelle de l’ingénierie sociale. Elle a été prise en charge par des membres du comité de pilotage, en symbiose avec le partenariat existant. Un certain nombre de principes de fonctionnement ont été adoptés relativement à un objectif prioritaire : que les cyclistes puissent s’entraîner correctement et avoir des chances de devenir professionnels !

105Trois principes de fonctionnement ont été retenus :

  • Préparer la qualification professionnelle alternative par une formation en alternance, avec des conditions de travail suffisamment souples pour aménager les horaires d’entraînement ;
  • proposer un contrat de qualification pour assurer une rémunération ;
  • préparer un B.E.P vente.

Commentaire

106Les cyclistes, si nous nous en tenons aux propos recueillis par l’étudiante, semblent plutôt satisfaits. Le projet pour autrui qui leur est proposé semble leur convenir : « avoir un salaire et des heures pour qu’on puisse rouler ». C’est une situation confortable quand ils la comparent avec celle qu’ils ont vécue auparavant. Ils pensent avoir une chance de « passer professionnel ».

107L’analyse du dispositif réalisée par l’étudiante montre très bien comment une activité d’ingénierie de formation a exploité à sa manière le contrat de qualification, le processus d’alternance et un diplôme, comment le partenariat s’est mis en place. Elle montre aussi qu’il s’agit d’une double alternance et qu’un travail reste à faire pour la penser.

Conclusion

108Le corpus comporte d’autres situations relevant de la même famille d’ingénierie de formation : c’est le cas d’une formation de vendeurs en bricolage expérimentée sous la forme d’une Formation Complémentaire d’Initiative Locale. Elle relève d’une activité partenariale entre la Fédération des Magasins de Bricolage et l’Éducation nationale pour faire face à un turn-over important des salariés dans cette branche. Autre exemple, celui d’un « plateau des services » destiné à réduire les tensions de recrutement dans le secteur du travail des métaux. Il s’agit cette fois-ci d’un partenariat entre une branche professionnelle et le patronat.
Autour de ces exemples, toute une famille d’ingénierie de formation peut être circonscrite, que le corpus actuel ne permet pas d’explorer en profondeur. Mais il s’agit toujours d’impulser de l’organisation en associant entre elles des ressources, des institutions, des acteurs. Ce qui se traduit en règle générale par l’institution d’un projet pour autrui.

Conclusion

109Dans ce texte, j’ai souhaité utiliser des travaux et le vécu d’étudiants en formation pour décrire un champ d’activité professionnelle. Tous construisent leur projet professionnel en l’enroulant de manière dynamique autour de deux projets : celui que l’organisation dans laquelle ils sont en stage a pour eux, et celui que l’université a pour eux. C’est ainsi qu’ils prennent place dans un champ et dans une identité professionnelle, et c’est en progressant dans le parcours prévu qu’ils décrivent le champ de l’ingénierie de formation.

110C’est dans cette perspective qu’un dispositif de formation professionnalisé a été considéré comme un espace-temps qui produit des connaissances pertinentes sur un champ professionnel. Mais pour que ce lieu devienne un observatoire acceptable, il fallait a minima préciser comment les informateurs sont impliqués dans le champ et comment le dispositif outille et organise leur regard. Cela relève de l’activité scientifique normale et explique l’attention portée dans ce texte à la description de la démarche et de ses présupposés.

111On constatera que l’outillage accentue la dimension organisationnelle et ingénieriale de l’activité de formation et qu’elle met au centre du jeu l’activité d’ingénierie de formation. Cela n’est pas sans conséquence sur la logique d’exposition choisie et explique que le regard aille du niveau bas vers le niveau haut, d’une frontière à l’autre de l’activité d’ingénierie de formation. Il ne faut pas y voir une légitimation de l’existant mais l’impact d’une forme de vie qui semble dominante. Néanmoins, un point de vue différent, délibérément pédagogique par exemple, montrerait probablement tout autre chose. La démarche n’exclut pas pour autant l’activité critique, mais par construction, c’est une critique interne qui est privilégiée, une critique du dedans.

112C’est en suivant cette démarche que nous avons distingué l’ingénierie de formation d’entretien, d’impulsion interne, d’ancrage et d’impulsion externe. Bien entendu, ces quatre familles ne recouvrent pas toute l’activité qui a pour nom ingénierie de formation. D’autres familles peuvent être imaginées, d’autres regroupements sont envisageables. Mais, telle qu’elle est, l’investigation permet de repérer en les associant quelques usages de l’activité d’ingénierie de formation. Ils sont susceptibles de questionner le « savant » et le « politique », mais aussi ceux qu’on appelle désormais les ingénieurs en formation et bien entendu les formateurs, les pédagogues et les didacticiens.

Bibliographie

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Mots-clés éditeurs : critique interne, ingénierie de formation, approche compréhensive, formes d'ingénierie

Mise en ligne 01/03/2010

https://doi.org/10.3917/savo.002.0071

Notes

  • [1]
    Maître de conférences en sciences de l’éducation, habilité à diriger des recherches. L’auteur exerce son activité dans un institut universitaire spécialisé dans la formation des adultes (CUEEP). Au sein du département des sciences de l’éducation, il est actuellement directeur d’un Institut Universitaire Professionnalisé des métiers de la formation. Il mène son activité de recherche dans l’équipe Mégadipe (Méthodologie générale, analyse des dispositifs de formation et des pratiques éducatives) du laboratoire Trigone.
  • [2]
    Voir Wittgenstein, 1958. Sur les notions de jeu de langage et de forme de vie, voir par exemple Malherbe, 1981, pp. 107-108.
  • [3]
    Sur W. Dilthey, voir H.G. Gadamer, 1996. Voir aussi la distinction qu’opère Wittgenstein entre « raisons » et « causes » dans Bouveresse, 1991, Les raisons et les causes, pp. 82-96).
  • [4]
    « Dilthey constate que depuis la fin du XVIIIè siècle sont apparues des sciences de la société et de l’histoire qui ont acquis leur autonomie par rapport aux sciences de la nature. Il rassemble ces sciences sous la dénomination provisoire de “sciences de l’esprit” et entreprend […] de renvoyer le fait de cette émancipation à un autre fait […] l’homme éprouve le besoin de distinguer son domaine d’action, celui de l’histoire, de l’ordre de la nature ». Encyclopédie Philosophique universelle, 1992-2, p. 1717.
  • [5]
    On trouve chez Wittgenstein et dans sa critique du positivisme logique les ingrédients qui permettent de défendre une telle conception de la scientificité.
  • [6]
    La psychanalyse notamment, au-delà des critiques dont elle fait l’objet et des querelles qu’entretiennent entre eux différents courants, est devenue un élément constitutif de la culture moderne (Dubar, 2002, p. 134).
  • [7]
    S’agissant de cette famille et de la suivante, le corpus devient moins riche quantitativement. Il permet néanmoins d’identifier précisément deux familles d’ingénierie.
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