Notes
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[1]
Schwartz O., « Vivons-nous encore dans une société de classes ? Trois remarques sur la société française contemporaine », La Vie des idées, 2009.
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[2]
Challier R., « Rencontres aux ronds-points. La mobilisation des gilets jaunes dans un bourg rural de Lorraine », La Vie des idées, 2019, et Clément K., « “On va enfin faire redescendre tout ça sur terre !” : penser une critique sociale ordinaire populaire de bon sens », Condition humaine / Conditions politiques, n°1, 2020.
-
[3]
Hoggart R., La Culture du pauvre. Étude sur le style de vie des classes populaires en Angleterre, Paris, Éditions de Minuit, 1970 [1957].
-
[4]
L’expression de terrain « déjà, nous » témoigne d’une conscience collective affinitaire restreinte à une poignée d’individus, circonscrite à des groupes amicaux de taille limitée. Elle signale une solidarité exclusive envers les membres du groupe et une mise à l’écart des plus précaires.
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[5]
Coquard B., Ceux qui restent. Faire sa vie dans les campagnes en déclin, Paris, La Découverte, 2019, p. 179-197.
1Le surgissement du mouvement des Gilets jaunes à l’automne 2018 a rendu visible la pérennité d’un « nous » populaire et la succession semaine après semaine des « actes » du mouvement amenait à s’interroger sur sa consolidation. Alors que les travaux sociologiques des quinze dernières années avaient mis l’accent sur la fragmentation des classes populaires, la constitution d’un bloc populaire s’est imposée comme un des enjeux du mouvement des Gilets jaunes. Plusieurs enquêtes ethnographiques conduites sur des ronds-points occupés ont révélé le reflux de la « conscience sociale triangulaire » (« ceux d’en bas/ nous/ceux d’en haut »), conceptualisée par Olivier Schwartz [1], au profit d’une représentation du monde social plus binaire et protestataire [2]. Sur les lieux de rassemblement des Gilets jaunes, une conscience de classe avec un « nous » populaire s’opposant à un « eux » bourgeois [3] tendrait à se substituer au « déjà, nous [4]» répandu dans les milieux populaires des campagnes en déclin, et analysé par Benoît Coquard [5].
2L’entretien réalisé en octobre 2019 avec Annie et Patrick, un couple issu du mouvement des Gilets jaunes, invite à ne pas préjuger trop vite de cette unification présumée des classes populaires, sous l’effet d’une participation de longue durée à la contestation. Bien entendu, cet unique entretien ne prétend pas rendre compte de la vision du monde social de l’ensemble des Gilets jaunes. De fait, les participants au mouvement ne reconnaissent pas unanimement les frontières du « nous » que tracent Annie et Patrick.
3Gilets jaunes de la première heure, Annie et Patrick sont mobilisés dès l’acte I. Le samedi 17 novembre 2018, ils occupent le rond-point du Tigre d’Or avec plus de 500 protestataires. Ce carrefour stratégique dessert le centrebourg et la principale zone commerciale du Villaret, une sous-préfecture de 4 000 habitants située dans le Berry.
4Annie est une aide à domicile à la retraite âgée de 63 ans. L’entretien se déroule dans le pavillon qu’elle loue au sein d’un lotissement de Bouzay, une commune jouxtant Le Villaret peuplée de 1 600 résidents. Patrick, 60 ans, qui a été conducteur d’engins de chantier dans deux entreprises de la région, est devenu invalide à la suite d’un accident du travail survenu en 1999. Au moment de l’entretien, il habite un corps de ferme dans un hameau d’un village berrichon de 340 habitants distant de 16 kilomètres du rond-point du Tigre d’Or. En novembre 2020, il vend sa propriété pour « se mettre en ménage » avec Annie. Le couple achète une maison neuve dans un bourg de 1 070 habitants limitrophe du Villaret.
5S’ils sont l’une et l’autre primo-manifestants lors de l’acte I des Gilets jaunes, Annie et Patrick s’engagent durablement dans le mouvement de contestation à partir du 17 novembre 2018. Lorsque je m’entretiens avec eux en octobre 2019, ils continuent de se mobiliser presque tous les samedis sur un terrain privé aux abords du rond-point du Tigre d’Or. Par la suite, ils organisent avec une dizaine de Gilets jaunes du Villaret des covoiturages vers la préfecture du département pour participer aux manifestations contre la réforme des retraites entre décembre 2019 et février 2020, puis contre l’extension du pass sanitaire à partir de juillet 2021.
6Entre novembre 2018 et octobre 2019, Annie et Patrick ont côtoyé sur le rond-point du Tigre d’Or des Gilets jaunes appartenant à différentes fractions des classes populaires et des classes moyennes. Si Annie se félicite que chacun ait pu dévoiler ses difficultés quotidiennes sur le rond-point (« Y’a plus de sujets tabous »), l’entretien révèle que les divisions et les conflits internes aux classes populaires restent prégnants.
7Au fil de l’échange, Annie et Patrick listent une série de « privilégiés » (les cheminots qui disposent d’un « régime spécial » et de « tarifs pour partir en voyage », les salariés de chez Renault partis à la retraite « même pas esquintés ») et d’« assistés » (les migrants qui « prennent notre pognon », les agriculteurs « bourrés de primes », les alcooliques et les drogués « pris en charge à 100 % ») qui provoquent leur indignation. Adhérant à la morale populaire traditionnelle du travail et de l’effort, le couple se démarque à la fois du salariat organisé (« les cheminots et tout le bordel »), des fonctionnaires décrits comme « des professionnels de la grève » (« les profs, les instituteurs et tout le bordel »), mais aussi des travailleurs indépendants qui reçoivent des aides (les agriculteurs) ainsi que des segments les plus précaires des classes populaires (en particulier ceux issus de l’immigration). Les classes dominantes sont plus rarement dénoncées au cours de l’entretien, mis à part les responsables politiques « qui nous prennent pour des cons ». Patrick évoquant ceux qui ont « 100 000 euros de placés » manifeste même son empathie à leur égard : c’est d’ailleurs « pour arranger » son dernier employeur qui souhaitait « zéro accident de travail » qu’il a « fait passer en maladie » l’accident qui l’a rendu invalide en 1999.
8Il apparaît ainsi que la longue participation assidue d’Annie et de Patrick au mouvement des Gilets jaunes n’a pas sensiblement infléchi leur vision du monde social. La stabilité de leurs préférences électorales en témoigne : comme lors des deux tours de l’élection présidentielle de 2017, le couple a voté pour le Rassemblement national lors des élections européennes de 2019 et des élections régionales de 2021.
9Enquêteur : À quelle occasion avez-vous commencé à participer..
10Patrick : Ah, le 17. Le jour… le jour même ! Le 17 novembre moi. Le 17 novembre, j’étais au rond-point en bas, au Tigre d’Or, où qu’on a débuté quoi. Bah toi aussi..
11Annie : C’était le jour de la première manifestation ? Alors, le 17 voilà. Bah, c’était le 17 aussi.
12P : Bah oui, tu y étais le 17 aussi.
13A : On ne se connaissait pas ! (rires)
14P : Non.
15[…]
16A : Il faut dire que nous sommes ensemble mais chacun chez soi, hein. Il a son chez lui, moi j’ai mon chez moi. Y a quand même un couple de formé sur les Gilets jaunes. En espérant que ça dure !
17P : Y en a p’t-être plusieurs. On sait pas.
18A : Ah, je sais pas. Y en a peut-être plusieurs. Mais nous, c’est du concret. Mais bon, de là à parler mariage comme certains se sont mariés. (Elle siffle.) On n’a pas tant de sous que ça ! On reste chacun chez soi dans l’immédiat.
19E : Parce que toi tu vis ici depuis longtemps ?
20A : Moi, je vis ici depuis un an et demi.
21E : Et toi, tu as encore ta maison ?
22P : Oui, oui, j’ai ma maison. Enfin, c’est une ferme quoi. Mais bon, j’y vais de moins en moins. Faut que j’y aille là. Parce que c’est pareil bon… J’ai un peu de boulot à faire mais là comme je suis de plus en plus malade, je suis plus bon à rien du tout. Mais bon, tout ça, c’est des suites à mes opérations dues à mon boulot quoi.
23E : Tu faisais quoi comme boulot ?
24P : Moi, j’étais chauffeur de bull. J’étais chez Michet, à Courolles. Puis après j’ai fini à Viaton. Puis j’ai eu un accident de travail que j’ai fait passer en maladie. Alors, j’ai 700 euros par mois pour vivre quoi. Puis j’ai le droit à rien parce que je suis propriétaire de ma baraque quoi. Alors avec 700 euros, tu fais rien. Je paie tout, hein ! Je paie ma complémentaire… Je paie tout et j’ai le droit à rien. Et ça fait, ça fait.. ça va faire 20 ans de ça ! J’ai tout mon dossier là parce que j’ai pris un avocat pour voir. Je lui ai donné 90 euros et je crois bien qu’elle peut pas s’occuper de mon cas maintenant. Donc, elle aurait bien pu… elle aurait dû le dire avant. Enfin bon, on verra bien. C’est pour ça Samuel que je suis au rond-point. Parce que tu peux pas vivre avec 700 euros par mois. Tu peux pas vivre. C’est pas possible ! Je survis, c’est tout. Après 25 ans de travail ! Et puis, jamais arrêté. Tout le temps au boulot. Pfou !
25E : Donc, c’est ça qui t’a poussé dès le 17..
26P : Ah oui, oui, oui. Bah oui, oui. C’est ce qui m’a poussé. Y a pas que l’augmentation du fioul. Y a tout hein ! Comme la plupart de nous de toute façon.
27A : Au départ, on avait chacun notre opinion et puis après, à force de discuter les uns et les autres, on s’est dit : « il nous faudrait ceci. Il nous faudrait cela. Ce serait bien de faire ceci.. ». On parlait beaucoup plus. Maintenant, on se connaît mieux. Donc on parle moins de ce qu’on a besoin puisqu’on se connaît plus. On n’avait pas honte de dire : « Je gagne tant. Je gagne tant ». Que dans le temps, on n’aurait jamais osé dire combien on gagnait. C’est vrai ! C’était caché ces choses-là. Mais maintenant, y a plus de sujets tabous là-dessus.
28E : Tu veux dire au début du mouvement ou avant le mouvement des Gilets jaunes ?
29A : Avant le début du mouvement. Avant, on pouvait pas dire : « Moi je gagne tant et je peux pas y arriver ». Voilà.
30P : C’est-à-dire qu’avant, moi j’y arrivais encore. Quand y a eu Chirac tout ça, Sarkozy, on y arrivait encore. Mais l’autre là… Quand y a eu Hollande et puis Macron, alors là pfiou. Hollande il a commencé à foutre le bordel et puis ça a été fini.
31A : Euh, pour toi.
32P : Tout augmente ! Tu vois ben, celui qu’a un peu d’argent de placé, ça rapporte plus rien du tout dans les banques. Parce que bon, celui qu’a un peu d’argent de placé, celui qui a même 100 000 euros de placés, admettons que ça lui rapportait 2 000 euros par an, ben ça lui faisait quand même 170 euros de plus par mois ! En plus de son salaire. Ça compte. Maintenant, ça vaut plus rien les placements d’argent. Tu as 100 000 euros de placés aujourd’hui, ça te rapporte peut-être, je sais plus, peut-être 1 000 euros et encore j’en sais rien. Donc là, ils ont tout détruit quoi en fin de compte.
33A : Et moi ma priorité c’était pour les retraites. Bon, moi je touche la mienne – elle est petite – mais mes enfants c’est pas sûr, et mes petits-enfants encore moins. Et j’avais très peur que des musulmans prennent la France.
34P : Mais ils vont peut-être la prendre.
35A : Mais je pense qu’ils vont la prendre et j’ai très peur que ma petite-fille qui a 3 ans soit mariée à un homme de 70 ans et que sa nuit de noces elle meure.
36P : Non, faut pas..
37A : J’ai vu un reportage, ça m’a marqué. Ça m’a tellement choqué que.. Et pourtant, je ne suis pas raciste parce que j’ai eu des amis musulmans, j’écoute des musulmans à la télé et je peux te dire qu’ils sont très bien. Alors, je n’ai pas.. Aucun racisme ! Sauf que ce que je supporte pas, c’est leur système de vie.
38E : Et quand est-ce que tu as vu ça ?
39A : Ah, tous ces cas comme ça je les ai vus avant. Parce que j’ai eu des amis du temps que j’étais à Lyon, ils le disaient. C’est vrai que c’est une certaine vie qu’est quand même pas facile. Et le pire c’est que quand on a une femme.. Par exemple, le mari veut se séparer de sa femme. Eh bien il va l’immoler directement pour dire qu’elle a tort hein. Et devant la propre mère ! Alors tu sais..
40P : Oh, ça je sais pas.
41A : Ah si, ah si ! Elles sont immolées ou alors elles sont enterrées vivantes jusqu’au cou. Enfin, j’ai lu beaucoup de livres là-dessus. Enterrées vivantes jusqu’au cou et jusqu’à la mort ils leur jettent la pierre. Et généralement c’est le père qui jette la première pierre.
42P : Ouais, mais bon, le problème c’est chez eux, pas chez nous.
43A : Mais c’est ça qui m’a fait peur. C’est pour ça que je suis devenue un peu Gilet jaune.
44P : Ouais, enfin bon ce qui y a, c’est que moi je suis un peu contre tout ce qui arrive chez nous. Tous ces migrants et tout, moi je suis contre ça. Parce que bon, ça vient… La plupart, c’est des hommes. C’est des hommes. Bah s’ils veulent défendre leur pays, qu’ils le fassent chez eux. Puis c’est tout. Qu’ils viennent pas chez nous.
45A : Comme nos parents se sont battus.
46P : Bah ouais ! Chez nous, ils arrivent là en masse et puis ils prennent notre pognon. Faut pas croire hein ! C’est le pognon de l’Union européenne. Mais bon, c’est quand même notre pognon aussi à nous. Y a assez de Français qui crèvent chez nous de faim aussi. Alors qu’on s’occupe pas des..
47A : On a le droit..
48P : Alors qu’on s’occupe des Français et puis pas des autres pour l’instant. C’est tout.
49A : Oui, parce que là, ce que je te dis là, c’était avant dans mes convictions pour être… devenir Gilet jaune. Mais maintenant, elles ont toutes changé. Elles restent aussi celles-ci parce que ça me fait peur. Mais, elles ont toutes changé aussi. Faut pas croire.
50E : Donc y a quoi en plus ?
51A : Eh bien, la première chose qu’on avait demandée : le RIC. La baisse des taxes sur le carburant. La baisse sur les produits de première nécessité. Bon, les produits de luxe, qu’ils soient chers on n’en a rien à foutre. Moi ce que je demande en plus – que personne n’a pensé – c’est que la Sécurité sociale rembourse pour les alcooliques qui sont pris en charge à 100 % pour les désintoxiquer. Les drogués, ils sont pris en charge à 100 % pour les désintoxiquer. Mais les tabagistes comme moi, nous faut qu’on se démerde. Pourquoi ? Parce que ça leur rapporte trop.
52P : Oh, l’alcool aussi rapporte.
53A : Oui, mais l’alcoolique y en a 1 sur 10 qui est sauvé. Donc c’est déjà une bonne chose. Le droguiste, je sais pas. J’en ai pas connu, donc je peux pas savoir.
54P : Ce qu’il y a Samuel, c’est que faut tout remettre à plat. Tu vois bien… Je vois là les régimes pour les retraites, ils en veulent pas les cheminots et tout le bordel. Mais c’est sûr qu’y en a qu’ont été privilégiés par rapport à beaucoup d’autres Français qui travaillent à la maçonnerie ou à la couverture, qui sont dans le soleil toute la journée ou bien sous la pluie toute la journée. Eux ils ont pas de régime spécial. Faut y revoir à tout ça aussi.
55A : Oui. Ceux qui construisent les routes, ils ont pas l’autoroute gratuite hein.
56P : Non, non. Quand ils partent en vacances, ils ont pas..
57A : C’est pas comme la SNCF qui ont des tarifs pour partir en voyage.
58P : C’est sûr qu’y a des trucs à refaire. Mais pfou... Comme les agriculteurs. Les agriculteurs, je suis bien placé pour le savoir. J’ai mon frangin qu’est agriculteur. Je vois bien les récoltes qu’il fait à l’heure actuelle. Il a encore acheté un tracteur. L’autre jour...
59A : Aucune récolte !
60P : Aucune récolte, si.. Bon, il a des mauvais champs.
61A : Bah...
62P : Bon, attends, t’y connais rien !
63A : J’y connais rien mais quand je vois les primes, ça me rend folle.
64P : Oui, mais bon, ils sont bourrés de primes. Après, ils disent : « Ouais, ça va pas, y a la sécheresse ».
65A : « Y a pas de sous. Y a ceci, y a cela. »
66P : Cette année, y a eu moins de récoltes parce qu’il y a eu la sécheresse et tout le bordel. Et puis, trois mois après la sécheresse, ils achètent des tracteurs neufs et puis tout. Alors…
67A : Avec les primes !
68P : Ouais ! Prime sécheresse, prime inondation, prime..
69A : Trois mois avant, il disait : « Je vais me suicider. Je vais arrêter. Je vais.. ». Alors là, ceux-là je vais pas les plaindre. Je vais pas les plaindre.
70P : Non, ils sont jamais venus nous voir au rond-point…
71A : En plus, ils sont contre nous alors…
72P : Même pas venus nous apporter un pauvre morceau de bois, ni rien du tout. Pourtant, moi je connais des chasseurs qui chassent… Parce que les agriculteurs, ils chassent tous les jours. Par chez moi là-bas, ils y sont tous les jours. Ils sont tous les jours après courir les cochons. Tous les jours, tous les jours ! Chez toi, sûrement c’est pareil Samuel. Parce que y a des gars de Marnay qui vont chasser à Chaneuil. Donc je connais très bien le problème. Alors, je vais te dire : même pas un qu’aurait pensé à nous donner un morceau de viande, ni rien du tout. Y en a qui nous ont emmené de la viande, mais c’est pas des agriculteurs, tu vois. Donc, la solidarité..
73A : On voit les routiers. Quand on s’est battu, on leur a donné 100 euros de prime. Ils ont arrêté de faire grève. Nous, rien.
74P : Non. Puis nous, ceux qui restent sur le rond-point là, on n’a absolument rien eu du tout. On n’a rien eu du tout. Ma prime d’invalidité, c’est toujours 700 euros. Elle a pas augmenté de 50 centimes. Rien du tout. […] Et tu vois Samuel, je connais des gens moi qui sont partis à la retraite sous Mitterrand. Chez Renault, ils faisaient des plans sociaux à 50 ans ou 55 ans. Même pas : 50 ans-52 ans, ils partaient à la retraite. C’est des mecs qui touchent actuellement 3 000 euros par mois. Tu crois que c’est normal ? Tu vois un peu. Bah aujourd’hui, pars à la retraite avec 3 000 euros de retraite par mois. Y en a plus. Ça existe plus. Eh bien, eux sont partis dans les années 85 à 50 ans. Même pas esquintés ! 52 ans. Aujourd’hui, ils vont faire travailler les gens qui travaillent dans la maçonnerie ou sur les toitures ou sur un bull… Comme moi j’ai travaillé sur un bull pendant plus de 25 ans. Je vais te dire : un bull, ça casse, hein ! D’ailleurs, personne travaille sur un bull à 60 ans parce que le bonhomme il est cassé. Alors, c’est pas normal ! Vraiment, ils nous prennent pour des cons.
75[…]
76E : C’était la première fois que vous manifestiez, avec les Gilets jaunes ?
77P : Ah, moi c’était la première fois.
78A : La première fois, oui.
79P : J’ai jamais manifesté de ma vie. Jamais ! Jamais, jamais, jamais, jamais. Je connaissais pas ça. On n’est pas comme les profs, les instituteurs et tout le bordel.
80A : Ah ouais. Tous les ans, dès la rentrée des classes, ils faisaient la grève déjà ! (rires)
81P : Jamais dans mon entreprise… Jamais à Michet ni à Viaton, on n’a manifesté. On était.. On allait au boulot la joie dans le cœur. On allait au boulot, on était content. Mais, qu’après.. Bon, Sarko, ça commençait à machiner un peu, mais le pire c’était Hollande puis.. Enfin, là moi j’étais plus ouvrier, j’étais invalide. Mais le pire c’était Hollande et Macron. Eux, c’est des enflures.
82[…]
83A : Non, mais si Macron se faisait mieux comprendre déjà. S’il était plus honnête avec le peuple. S’il s’occupait de son peuple avant de s’occuper du peuple d’ailleurs, ça irait déjà mieux. Tous ces clandestins qu’on nourrit, loge gratos, c’est nous qui payons.
84P : Et on leur paie leur permis. On leur paie une bagnole. Tout !
85A : C’est nous qui payons pour eux. Y en a marre parce que nous on crève de faim pendant ce temps-là. »
Notes
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[1]
Schwartz O., « Vivons-nous encore dans une société de classes ? Trois remarques sur la société française contemporaine », La Vie des idées, 2009.
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[2]
Challier R., « Rencontres aux ronds-points. La mobilisation des gilets jaunes dans un bourg rural de Lorraine », La Vie des idées, 2019, et Clément K., « “On va enfin faire redescendre tout ça sur terre !” : penser une critique sociale ordinaire populaire de bon sens », Condition humaine / Conditions politiques, n°1, 2020.
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[3]
Hoggart R., La Culture du pauvre. Étude sur le style de vie des classes populaires en Angleterre, Paris, Éditions de Minuit, 1970 [1957].
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[4]
L’expression de terrain « déjà, nous » témoigne d’une conscience collective affinitaire restreinte à une poignée d’individus, circonscrite à des groupes amicaux de taille limitée. Elle signale une solidarité exclusive envers les membres du groupe et une mise à l’écart des plus précaires.
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[5]
Coquard B., Ceux qui restent. Faire sa vie dans les campagnes en déclin, Paris, La Découverte, 2019, p. 179-197.