Couverture de SAVA_051

Article de revue

Les politiques françaises de « startupisation » de la science

Une perspective historique

Pages 23 à 32

Notes

  • [1]
    Charles Lauth, « Rapport général sur l’historique et le fonctionnement de l’École municipale de physique et de chimie industrielles », Ville de Paris, Paris, 1900, p. 7. Consulté le 6 février 2020 sur le site de l’ESPCI : https://www.espci.fr/fr/espci-paris/¤iklink¤bibliotheque/centre-de-ressources-historiques/¤iklink¤ouvrages-et-documents-d-epoque/lauth-¤iklink¤charles-rapport-general-1900/.
  • [2]
    Ernest Renan, Questions contemporaines, Paris, Calmann-Lévy, 1868, p. vii.
  • [3]
    Francis Bacon, La Nouvelle Atlantide, traduction et commentaires par M. Le Dœuff et M. Llasera, Paris, Payot, 1983 [1626], p. 141.
  • [4]
    Charles Lauth, « Rapport général », op. cit., p. 9.
  • [5]
    Danielle Fauque et Georges Bram, « Le réseau alsacien », Bulletin de la société industrielle de Mulhouse, n° 2, 1994, p. 19.
  • [6]
    Charles Lauth, « Rapport général », op. cit., p. 8.
  • [7]
    Je pourrais ajouter prudemment que parler de rapprochement de la science et de l’industrie ne veut pas dire la même chose hier et aujourd’hui, tant la science et l’industrie ont pu changer. Mais elles n’ont pas changé au point que le sens de cette volonté soit méconnaissable. Affirmer que la volonté de Charles Lauth et la volonté contemporaine de rapprocher chercheurs et entreprises seraient incommensurables relève à mon sens d’un historicisme difficilement défendable (je n’ai hélas pas l’espace de discuter ici cette position théorique, que je me contenterai donc d’assumer) .
  • [8]
    Charles Gustave Jacob Jacobi, lettre à Legendre, 2 juillet 1830, in Gesammelte Werke, vol. I, Berlin, 1881, p. 454.
  • [9]
    Jean-François Picard, La république des savants. La recherche française et le CNRS, Paris, Flammarion, 1990, p. 40.
  • [10]
    Ibid., p. 105.
  • [11]
    Les douze points du colloque de Caen, inAlain Chatriot et Vincent Duclerc (dir.), Le gouvernement de la recherche. Histoire d’un engagement politique, de Pierre Mendès France au général de Gaulle (1953-1969), Paris, La Découverte, 2006, p. 368.
  • [12]
    Henri Longchambon, Rapport n° 84 fait au nom de la Commission des Affaires économiques et du Plan, sur le projet de loi, adopté par l’Assemblée Nationale, portant création d’organismes de recherche, déposé le 8 décembre 1966, p. 7. Consulté le 6 février 2020 sur https://www.senat.fr/rap/1966-1967/i1966_1967_0084.pdf.
  • [13]
    Georges Dupont, « Qui sera l’Einstein français ? Nous avons besoin de chercheurs… mais surtout de trouveurs ! », Science & Vie, n° 571, avril 1965, p. 54.
  • [14]
    Loi n° 67-7 du 3 janvier 1967 portant création d’organismes de recherche.
  • [15]
    C’est-à-dire l’ensemble – hétérogène – des discours annonçant ou souhaitant la fin de la modernité et de ses valeurs, à commencer par celles de progrès, de rationalité et d’universalisme.
  • [16]
    Susan Haack, « Defending science-within reason : Between scientism and cynicism »,Principia, vol. 3, n° 2, 1999, pp. 187-21. Dans le texte original, Susan Haack parle de « New Cynicism » et de « Old Deferentialism ».
  • [17]
    Bruno Latour, « Le dernier des capitalistes sauvages. Interview d’un biochimiste »,Fundamenta Scientiae, n° 314 (4), 1983, pp. 301-327.
  • [18]
    Helga Nowotny, Peter Scott et Michael Gibbons, Repenser la science. Savoir et société à l’air de l’incertitude, Paris, Belin, 2003, p. 300.
  • [19]
    Ibid., p. 259.
  • [20]
    Ibid., p. 129.
  • [21]
    Ibid., p. 131.
  • [22]
    Ibid., p. 185.
  • [23]
    Michael Löwy, « Le concept d’affinité élective chez Max Weber », Archives de sciences sociales des religions, 127, 2004, 93-103.
  • [24]
    Loi 99-587 du 12 juillet 1999 sur l’innovation et la recherche.
  • [25]
    René Trégouët, Avis n° 210 présenté au nom de la commission des finances sur le projet de loi sur l’innovation et la recherche, déposé le 10 février 1999.
  • [26]
    Académie des sciences, « Rapport du groupe de travail sur la Loi 99-587 du 12 juillet 1999, Innovation et Recherche », 2010, p. 2.
  • [27]
    Ibid., p. 7.
  • [28]
    Jean-François Dehecq, allocution de M. Jean-François Dehecq, président de l’ANRT, lors du déjeuner annuel de l’ANRT du 8 juillet 2004, sous la présidence de M. Jean-Pierre Raffarin, Premier ministre, p. 6.
  • [29]
    Ibid., pp. 6-7.
  • [30]
    Jean Frances, Former des producteurs de savoir. Les réformes du doctorat à l’ère de l’économie de la connaissance, Thèse de doctorat de l’EHESS, 2014.

1La « startupisation » de la science, c’est-à-dire l’installation de la figure de l’entrepreneur innovant au centre des préoccupations des administrateurs de la science, prend ses racines dans une histoire ancienne de la volonté de rapprochement des savants et des marchands. Mais derrière cette apparente continuité se cache une rupture fondamentale : à partir des années 1990, cette volonté de rapprochement se double d’une volonté de transformation culturelle de la science, et d’une transformation psychologique des chercheurs. Ce culturalisme et ce psychologisme sont l’essence des politiques de startupisation de la science, ce qui marque leur différence d’avec les politiques traditionnelles de valorisation de la recherche.

2Pour décrire cette transformation mon exposé suivra un ordre chronologique. Je commencerai par revenir sur la « première époque » du rapprochement de la science et de l’industrie, depuis le xixe siècle jusqu’aux années 1990, lorsqu’il pouvait être question d’utiliser la science à des fins marchandes, mais pas de la transformer. J’aborderai ensuite la seconde époque, des années 1990 à nos jours, qui voit émerger une volonté de transformation culturelle de la science, et présenterai, dans une troisième partie, l’une des principales manifestations politiques de cette volonté, la loi sur l’innovation et la recherche de 1999. J’évoquerai, en conclusion, les dispositifs concrets de mise en œuvre de cette transformation culturelle.

Première époque : utiliser la science

3En 1878, Charles Lauth (1836-1913), éminent chimiste et bientôt directeur de la Manufacture Nationale de Sèvres, écrivait au Ministre du commerce pour lui dresser le tableau, plutôt sombre, de la chimie française. L’Exposition Universelle organisée cette même année, dont Lauth était l’un des rapporteurs, montrait que les « industries nationales [étaient] sérieusement battues en brèche par la concurrence étrangère » [1].C’était notamment, selon Lauth, le retard scientifique par rapport à l’Allemagne qui était en cause. Dix ans plus tôt, en 1867, Renan expliquait déjà que « ce qui a vaincu à Sadowa [bataille historique et décisive de la guerre austro-prussienne de 1866], c’est la science germanique » [2].

4En ce milieu de xixe siècle, nous en sommes encore au début de la « scientifisation » moderne de l’industrie. L’idée que l’industrie peut tirer profit de la science, et qu’elle peut servir à s’enrichir, individuellement ou collectivement, n’a bien sûr rien de nouveau. Au xvie siècle, Francis Bacon écrit déjà que « le but véritable et légitime des sciences n’est autre que de doter la vie humaine d’inventions et de ressources nouvelles » [3], et appelle la Couronne d’Angleterre à donner à la connaissance scientifique les moyens de son développement, pour mieux en récupérer les fruits. Bien avant cela, la légende de Thalès faisant fortune en appliquant son savoir au commerce de l’huile d’olive illustrait l’idée que les visées spéculatives des savants les plus désintéressés pouvaient faire bon ménage avec les projets les plus mercantiles.

5Mais ce dont il question au xixe siècle est d’une autre nature. Jusque-là, l’activité industrielle reposait avant tout sur des connaissances empiriques, et non pas sur l’application de connaissances scientifiques. La machine à vapeur n’est pas l’enfant de la science ; au contraire, elle va enfanter une science, la thermodynamique. Mais les choses commencent alors à changer. Lauth observe que les « industries chimiques prennent de plus en plus un caractère scientifique ; l’usine n’est plus qu’un grand laboratoire dans lequel la victoire restera au plus savant » [4]. Et sur ce plan, l’Allemagne est en avance. Dès 1825, Justus Liebig (1803-1873), le grand chimiste allemand, avait compris « que l’acquisition précise des techniques de laboratoire était indispensable à la formation de chimistes féconds, et son laboratoire de Giessen était devenu le véritable « centre de formation » de la chimie allemande » [5].

6La France ne disposait pas de tels centres de formation permettant à la connaissance scientifique de venir féconder son industrie chimique. Elle manquait alors « de professeurs qui soient chargés d’enseigner les applications de la chimie, de faire rechercher les transformations d’un fait scientifique, en un résultat pratique » [6]. Pour remédier à ce manque d’interfaces entre science et industrie, Lauth suggère la création d’une École nationale de chimie. Quelques années plus tard en 1882, cette proposition, reprise par la ville de Paris, donnera naissance à l’École Municipale de Physique et de Chimie Industrielle, qui deviendra plus tard l’École Supérieure de Physique et de Chimie Industrielle en 1948 (aujourd’hui ESPCI Paris). Cette école sera le berceau de plusieurs entreprises innovantes, et continue aujourd’huià produire régulièrement son lot destart-up .

7Cet exemple illustre l’ancienneté de la volonté politique de rapprocher la science de l’industrie, volonté qui s’incarne encore aujourd’hui dans les politiques de « startupisation ». Il faut bien sûr replacer cette volonté dans son contexte historique : en cette deuxième moitié du xixe siècle, l’action publique en faveur de ce que nous appelons aujourd’hui « l’innovation » (à l’époque, c’est la notion de « progrès » qui était d’usage courant) reste très marginale. En 1880, les dépenses publiques consacrées à l’enseignement supérieur et à la recherche ne représentent que 0,05 % du PIB environ, à mettre en regard des plus de 2 % actuels. Seule une fraction de ces dépenses est consacrée à la « recherche publique » (qui évidemment n’existait pas encore en tant que catégorie d’action et de comptabilité publiques). Il ne restait pas grand-chose pour accomplir la volonté de savants souhaitant rapprocher la science et l’industrie, et cette volonté ne pouvait être portée par aucun dispositif institutionnel (innombrables aujourd’hui). Néanmoins, elle était déjà là, et continuera à se manifester épisodiquement dans les décennies qui suivirent [7].

8Pendant l’entre-deux-guerres, au moment de la structuration institutionnelle de la recherche française (qui, on vient de le voir, n’était soutenue qu’assez marginalement par l’État), c’est le chimiste Henry Le Chatelier (1850- 1936) qui incarnait cette volonté, en prenant le parti d’une science nécessairement proche de l’industrie. Il s’opposait alors au physicien français Jean Perrin (1870-1942) qui, de son côté, se posait en défenseur d’une science dédiée prioritairement à l’accumulation de la connaissance désintéressée. Rien de bien neuf dans ce genre d’opposition. En 1830, déjà, Jacobi (1804-1851) s’élevait contre les vues utilitaristes de Legendre (1752- 1833, un autre grand mathématicien) en écrivant que « le but unique de la science, c’est l’honneur de l’esprit humain » [8].

9La dispute entre Perrin et Le Chatelier s’acheva avec la mort de ce dernier, en 1936. Le Chatelier ne put donc imprimer sa marque sur le système national de recherche, tandis que Perrin participa très activement à l’organisation de la science française, notamment avec la création, le 7 avril 1933, du Conseil Supérieur de la Recherche Scientifique (CSRS). L’historien des sciences Jean-François Picard explique que « l’idée initiale qui consistait à assurer une représentation aux ministères techniques ne semble pas avoir reçu de commencement de réalisation […]. Perrin semble d’ailleurs se soucier comme d’une guigne de la recherche appliquée et de contacts avec l’industrie » [9]. Cette même priorité donnée à lascience pure se retrouve tout naturellement dans la création du CNRS, le 19 octobre 1939, et dont la « filiation avec le Conseil Supérieur de Perrin est évidente » [10].

10Si l’esprit de Perrin l’emporte avec la création du CNRS, celui de Le Chatelier – et de Lauth – reste bien présent après-guerre. En novembre 1956, la revue Les Cahiers de la République, que dirige alors Pierre Mendès-France, organise à Caen un colloque sur la recherche et l’enseignement supérieur. Ce colloque, aujourd’hui oublié, orientera de manière décisive les politiques de recherche et d’enseignement supérieur des décennies suivantes. Il y est bien sûr d’abord question de la production et de la transmission du savoir scientifique, mais aussi de celle de son application économique et industrielle. On peut ainsi lire dans ses conclusions – les « 12 points de Caen » – qu’il « apparaît indispensable que soient resserrés les liens et multipliés les contacts entre l’industrie et les organismes publics d’enseignement et de recherche en respectant l’indépendance et l’originalité propres à ces organismes. La création de nouvelles écoles d’enseignement supérieur scientifique et de grands instituts de recherche devrait permettre de renforcer ces liaisons » [11]. C’est aussi lors de ce colloque que s’est dégagé un « consensus [à propos de] la création de mécanismes autorisant des “carrières mixtes”, permettant de passer successivement de l’industrie aux organismes de recherche de l’université », cette « mobilité des chercheurs [étant] indispensable à l’économie comme à la science » [12].

11Les initiatives commencent alors à se multiplier. C’est l’époque où de Gaulle, agacé de la dépendance de la France aux technologies étrangères, notamment anglo-américaines, et du petit nombre de prix Nobel français, enjoint ironiquement ses ministres à engager des « trouveurs », et plus seulement des « chercheurs » [13]. Dans le contexte de « modernisation » à marche forcée de la société française, est mise en place, en 1967, l’Agence nationale de valorisation de la recherche dont la mission est de « de concourir à la mise en valeur des résultats des recherches scientifiques et techniques effectuées par les entreprises et services publics » [14]. En 1969 est créé par Pierre Laffitte (1925 - ) le premier parc scientifique français, Sofia Antipolis, destiné au rapprochement, au sens géographique du terme, des laboratoires et des entreprises. Il convient, bien entendu, de replacer ces dynamiques dans un contexte plus large en rappelant notamment l’évolution du système de recherche aux États-Unis. Seize années plus tôt était créé le premier parc scientifique du monde, le Stanford Research Park, noyau de lafuture « Silicon Valley ». Se déployait alors la politique de soutien à la recherche dessinée par Vannevar Bush, alors directeur de l’Office of Scientific Research and Development, dans un rapport fameux remis à Roosevelt en 1945, Science, the Endless Frontier. Bush y affirmait la nécessité de soutenir le développement de la recherche fondamentale, en sorte d’en récupérer les fruits. On retrouve ici l’esprit utilitariste du britannique Francis Bacon.

Seconde époque : transformer la science

12Cependant, la permanence de cette volonté de rapprochement de la science et de l’industrie, de Charles Lauth à Pierre Laffitte en passant par Le Chatelier, ne peut pas masquer les profondes différences qui séparent ces politiques de la « startupisation » contemporaine. Ces différences signalent un changement d’époque, et, par contraste, révèlent ce qui fait la spécificité de la volonté contemporaine de mettre la science au service de l’entrepreneuriat innovant.

13La différence la plus évidente concerne évidemment l’objet de ces politiques. Si, à l’époque de de Lauth il s’agissait de soutenir une « industrie », depuis quelques décennies il est surtout question d’« entrepreneurs », de PME et bien sûr de start-up, terme qui commence à apparaître à la fin des années 1980 dans les médias. Au début, il réfère à un moment de la vie de l’entreprise, celui de son lancement, notamment celui des premiers financements, avant de désigner l’entreprise elle-même, ou plutôt un type d’entreprise qui serait perpétuellement en phase de décollage et d’accélération. Ce glissement sémantique n’est sans doute pas anodin. Il traduit l’idée d’une exceptionnalité de certaines entreprises, et, partant, de certains « entrepreneurs ». Il est l’expression de la formation d’une mythologie contemporaine, celle de l’innovation permanente, de la « disruption » qu’incarneraient quelques figures exceptionnelles, lesstartupeurs, dotés de talents particuliers, à commencer par un « esprit entrepreneurial » singulier. Il faut alors transformer les scientifiques pour les rapprocher de cette figure idéale. Il faut leur inculquer « goût du risque » et « esprit d’entreprise ». Et il faut transformer la science pour la rendre compatible avec cette figure idéale. Ni Lauth, ni Le Chatelier ni de Gaulle ne voulaient transformer la science. Ils voulaient qu’elle fût plus utile, en restant elle-même.

14Ce à quoi l’on assiste, avec les politiques contemporaines de « startupisation », c’est à une culturalisation et à une psychologisation de la question du rapprochement de la science et de l’industrie. Il ne s’agit plus de servir un projet utilitariste pragmatique (en organisant par exemple le financement de la phase de start-up d’une entreprise) mais de poursuivre un projet idéologique de transformation culturelle de la science et des scientifiques eux-mêmes (en en faisant des startupeurs). Il ne s’agit plus d’adapter les institutions scientifiques pour rendre la science plus fertile sur le plan économique, il s’agit d’organiser sa transformation normative. Les discours prennent alors une teinte morale, voire moralisante. Le bon chercheur doitavoir l’esprit d’entreprise.

15C’est dans les années 1990 que se produit ce basculement, dans le contexte d’une double transformation, intellectuelle et politique. Sur le plan intellectuel, les années 1990 sont le moment où les diverses formes de pensées post-modernes [15] se cristallisent en une nouvelledoxa et viennent investir (notamment) les politiques de recherche. Sur le plan politique, c’est le néolibéralisme, dans ses différentes déclinaisons, qui devient, notamment après la décomposition des régimes soviétiques, la seule conception du « bon gouvernement » possible en Occident.

16Parler de pensées post-modernes est un abus de langage pour désigner cet ensemble vague de discours critiques issus principalement de la sociologie et de la philosophie française, visant à déconstruire les évidences, à abattre les « totems bourgeois », à mettre à jour les épistémès du moment pour mieux s’en distancier, à révéler l’idéologie soutenant les savoirs dominants et les « grands récits ». Ces discours ont connu une fortune croissante dans les années 1960 et 1970, nourris notamment des critiques marxiste et psychanalytique, mais aussi des apories du monde moderne (des choses aussi différentes que l’échec du positivisme ou le traumatisme de la bombe atomique conspirent à nourrir le doute). Plongées dans le bain acide du post-modernisme, aucune des valeurs et des normes soutenant l’édifice de la science ne résiste. Ces normes et ces valeurs ne pourraient être que l’expression d’un ordre dominant qu’il faudrait abattre. La figure du « scientifique désintéressé » cacherait l’intérêt personnel et l’égotisme des « mandarins », de même que l’idée d’autonomie de la recherche serait l’instrument malicieux de pouvoirs cherchant à prendre le masque de la vertu. Il faudrait abattre la Tour d’ivoire, ou au moins l’ouvrir à tous les vents pour mieux l’aérer. Susan Haack parle d’un nouveau cynisme qui vient s’opposer à l’ancienne déférence [16] (celle que les épistémologues ou les sociologues mertoniens auraient eu pour la science).

17Dans les années 1980, sous l’influence notamment de Bruno Latour, ce cynisme perd de sa virulence militante pour gagner en respectabilité politique. Il ne s’agit plus d’abattre l’ordre bourgeois (Bruno Latour n’est pas un marxiste !), mais, plus vaguement, d’en finir avec ce qui est présenté et disqualifié comme autant de vieilleries épistémologiques, en particulier l’idée que la science se distinguerait de la société, et plus particulièrement du marché. Le chercheur serait un capitaliste comme les autres, peut-être même un capitaliste sauvage [17]. Il s’agit d’abattre les murs, de mettre à bas les hiérarchies factices, d’effacer les différences. Dans les années 1990 enfin, ces pensées de la dédifférenciation se muent en véritables programmes de réforme, notamment avec la publication, en 1994, de The New Production of Knowledge. Dans ce livre, Michael Gibbons et ses co-auteurs (dont Helga Nowotny, qui occupe une place importante dans cette histoire intellectuelle), défendent l’idée qu’un « nouveau modede production du savoir » vient se substituer et doit venir se substituer à un ancien mode. Le « nouveau mode » est transdisciplinaire, ouvert à la société, à l’écoute des demandes du marché (les auteurs parlent de « contextualisation de la science »), et prêt à être jugé sur ses capacités à répondre à ces demandes (l’ancien mode est simplement le négatif du nouveau). Il s’agit d’une révolution culturelle qu’il convient d’accompagner et soutenir.

18Ceux qui rechignent présenteraient des problèmes psychologiques dont il faudrait bien entendu les guérir : « Les scientifiques doivent surmonter leur peur de la contamination par le social » [18], afin de pouvoir « [partager] la vision de Latour d’une “science libérée de la politique du refus de la politique” » [19]. La mise en œuvre du « nouveau mode de production de la connaissance » suppose donc une véritable transformation psychologique des chercheurs : « Les changements du système de croyances, de normes et de valeurs, ainsi que des comportements qui déterminent les relations sociales liées à la production de connaissance, sont des conditions nécessaires à la contextualisation de la science. » [20]C’est ainsi l’identité même des scientifiques qui est en jeu : « Le statut, ou identité professionnelle, du chercheur peut désormais renvoyer à des normes, des perspectives et des pratiques différentes, qui ne sont plus celles de scientifiques mais se retrouvent aussi ailleurs. » [21] Cet « ailleurs », c’est celui de « l’entrepreneur », nouveau modèle à suivre. Sous ce nouveau mode de production de la connaissance, « l’esprit d’entreprise […] se développe rapidement. Ces attitudes […] aident à mettre en place les conditions d’une interaction réflexive entre la science et son contexte. » [22]

19Ces thèses dépassent largement les cercles académiques. Elles sont très largement relayées dans les sphères de l’administration de la science, notamment au sein des institutions européennes qui occupent une place de plus en plus importante dans le financement de la recherche. Il faut également signaler qu’Helga Nowotny fut entre 2001 et 2005 l’une des dirigeantes de l’European Science Fundation, et, entre 2010 et 2013, la présidente du Conseil européen de la recherche qu’elle avait co-fondé quelques années plus tôt.

20Cette nouvelle conception de la science entretient des affinités électives au sens de Weber [23] avec le néolibéralisme qui se déploie pleinement après la dislocation des régimes soviétiques. Comme pour le post-modernisme, parler de néo-libéralisme est une facilité de langage pour parler des principales valeurs que véhiculent les diverses conceptions (parfois contradictoires) du capitalisme qui s’opposent à la pensée keynésienne : la propriété individuelle, le marché et la concurrence par les prix, l’auto-régulation (et donc la dérégulation), la liberté d’entreprendre. Si le néolibéralisme rencontrede nombreuses résistances sociales et politiques en France dans les années 1980 et 1990, il diffuse de plus en plus en tant que système de valeurs, lesquelles percolent peu à peu dans l’administration de la recherche, parallèlement à l’extension de la doxa post-moderne.

21Quoique venant d’horizons politiques totalement opposés, néolibéralisme et pensées post-modernes entretiennent là encore de profondes affinités électives : le marché contre l’État, l’auto-organisation contre les règles imposées du sommet, la liberté contre la hiérarchie, l’immanence contre la transcendance, le local contre l’universel, l’ouverture contre les frontières, le fluide contre la permanence, l’innovation contre la tradition… Cette évolution du contexte politique se combine ainsi parfaitement avec l’évolution du contexte intellectuel pour former le socle des politiques de « startupisation ». Tandis que le nouveau contexte intellectuel apporte une caution philosophique et sociologique à cette transformation, le nouveau contexte politique lui apporte une impulsion déterminante. Il s’agit d’enclencher l’aggiornamento culturel de la science, notamment en développant l’esprit d’entreprise des chercheurs.

La nouvelle production du savoir en France : du mythe à la réalité

22En France, la loi sur l’innovation et la recherche de 1999 [24] , et sa préparation, illustre ce basculement culturaliste et constitue l’un des moments clés de son déploiement. Cette loi visait notamment à faciliter la mobilité des chercheurs non plus vers l’industrie, mais vers les PME innovantes, vers lesstartup. Il s’agit de soutenir « l’entrepreneuriat académique », nouvel idéal professionnel en forme d’Eldorado. Jusque-là, le cadre législatif rendait très difficile la création d’entreprises par des chercheurs publics. Ce n’était bien sûr pas impossible. Les chercheurs publics enfreignant la loi bénéficiaient souvent d’une tolérance administrative de la part des organismes de recherche et des établissements d’enseignement supérieur. Cependant, dans le nouveau contexte intellectuel et politique des années 1990, consacrant l’entrepreneuriat académique, cette situation appelait une clarification que la loi sur l’innovation et la recherche, votée le 13 juillet 1999, devait apporter.

23L’article 1 de la loi sur l’innovation, par l’insertion des articles 25.1 à 25.3 à la suite de l’article 25 de la loi 82-610 du 15 juillet 1982 (depuis versés dans le code de la recherche), prévoit trois modalités de participation à la création d’entreprises. L’article 25.1 (devenu L. 531-1 et suite) autorise le chercheur fonctionnaire à participer en tant qu’associé ou dirigeant à la création d’une entreprise « dont l’objet est d’assurer, en exécution d’un contrat conclu avec une personne publique ou une entreprise publique, la valorisation des travaux de recherche qu’ils ont réalisés dans l’exercice de leurs fonctions », l’autorisation devant faire l’objet de l’agrément de la commission de déontologie de la fonction publique. Le fonctionnaire est alors soit détaché, soit mis à disposition. L’article 25.2 (L. 531-8 et suite) prévoit la possibilité pour le chercheur fonctionnaire d’apporter son concours scientifique à la création, sous les mêmes conditions que le 25.1,et plafonne sa participation au capital à 15 %. L’article 25.3 (L. 531-12 et suite) prévoit la possibilité de siéger au conseil d’administration ou au conseil de surveillance de l’entreprise, et plafonne sa participation au capital à 5 %.

24Dans son contenu, cette loi semble simplement s’inscrire dans la dynamique ancienne visant à rapprocher la science de l’industrie, et plus particulièrement à faciliter la mobilité des chercheurs vers le privé. Tout au plus s’en démarque-t-elle par l’accent mis sur les « PME innovantes ». Mais il n’y est nulle part fait mention d’un quelconque esprit d’entreprise des chercheurs, et aucun alinéa de son premier article (ni des autres) ne peut être a priori interprété comme un instrument au service d’une éventuelle transformation culturelle ou psychologique des chercheurs. C’est dans les discussions entourant le texte de la loi que se retrouvent ces préoccupations culturalistes. Le 12 mai 1999, dans un discours prononcé aux « Assises de l’innovation », où furent annoncés les grands axes des réformes que le gouvernement comptait mener (à commencer par la loi sur l’innovation), Lionel Jospin, alors Premier ministre, expliquait que « pour assurer cette diffusion des savoirs, il convient également de rapprocher les cultures, celle de la recherche publique et celle de l’entreprise privée ». Dans son avis au Sénat du 10 février 1999, René Trégouet, sénateur UMP du Rhône, évoque également « l’inadaptation des mentalités françaises à l’innovation et à l’esprit d’entreprise en général » [25]. Il convenait, selon lui, « d’éviter que l’esprit d’entreprise ne soit étouffé par un excès de bureaucratie ». La réforme des statuts des chercheurs visait bien à libérer leur esprit d’entreprise et, partant, à les transformer culturellement et psychologiquement, si tant est que l’on puisse distinguer ces deux dimensions.

25Cette libération fut d’une portée bien limitée, comme le montrent les statistiques de la commission de déontologie (voir le graphique ci-dessous). En particulier, les saisines au titre de l’article L. 531-1, qui permet à un chercheur de véritablement se lancer dans la création d’une entreprise, stagnent autour d’une vingtaine par an. La participation aux instances dirigeantes n’est pour ainsi dire presque jamais mobilisée, et la consultance croit doucement, jusqu’à une centaine de demandes en 2016, dernière année où les données sont disponibles. Rien de spectaculaire.

figure im1

26Reste que l’échec relatif de ces dispositifs ne doit pas masquer l’essentiel : le culturalisme sous-jacent de la loi sur l’innovation est devenu le fond des politiques de « startupisation ». En 2010, dans un rapport faisant le bilan des dix premières années de la loi sur l’innovation, l’Académie des sciences se lamentait des « obstacles culturels » persistants qui retenaient leschercheurs de se transformer en entrepreneurs [26]. Le rapport recommandait alors d’inclure des formations à la création d’entreprises dans les formations de mastère et de doctorat organisées par les universités [27]. Quelques années plus tôt, en 2004, des recommandations analogues étaient formulées à l’issue de l’opération « FutuRIS », présentée par le Ministère délégué à la Recherche et aux Nouvelles Technologies comme l’un des principaux contributeurs aux réflexions alors en cours sur l’avenir du système national de recherche. Jean-François Dehecq, président du comité de pilotage de FutuRIS, avançait qu’il fallait que s’installe une « connivence » entre chercheurs et entreprises, et que « l’établissement de [cette] connivence pose aussi des problèmes fondamentaux de valeurs, de culture, de comportement » [28]. Il proposait alors « des actions de formation […] permettant aux chercheurs de se familiariser avec les entreprises » [29]. Il contribuait ainsi à poser les bases concrètes de ce culturalisme qui signe les politiques de startupisation contemporaines.

27La suite est bien connue des étudiants d’aujourd’hui, et fort bien décrite par Jean Frances dans ses travaux consacrés aux dispositifs de formation et de sensibilisation à l’entrepreneuriat des doctorants [30]. Bien sûr, ni les propositions de Dehecq ni la loi de 1999 ne sont la cause directe de ce nouvel environnement. Elles ne sont que des étapes, plus ou moins marquantes, d’un processus enclenché des décennies plus tôt, chez les héritiers lointains de Marx d’une part, de Hayek et von Mises de l’autre. Paradoxalement, ce culturalisme néolibéral est une forme du constructivisme que Hayek honnissait : il s’agit de construire un chercheur nouveau, ce qui ne manque pas de rappeler la fabrique de l’homo sovieticus. Si les moyens employés pour le former n’ont heureusement rien à voir avec ceux employés par le monde soviétique, on peut craindre (ou espérer) qu’il aboutisse au même échec.

Notes

  • [1]
    Charles Lauth, « Rapport général sur l’historique et le fonctionnement de l’École municipale de physique et de chimie industrielles », Ville de Paris, Paris, 1900, p. 7. Consulté le 6 février 2020 sur le site de l’ESPCI : https://www.espci.fr/fr/espci-paris/¤iklink¤bibliotheque/centre-de-ressources-historiques/¤iklink¤ouvrages-et-documents-d-epoque/lauth-¤iklink¤charles-rapport-general-1900/.
  • [2]
    Ernest Renan, Questions contemporaines, Paris, Calmann-Lévy, 1868, p. vii.
  • [3]
    Francis Bacon, La Nouvelle Atlantide, traduction et commentaires par M. Le Dœuff et M. Llasera, Paris, Payot, 1983 [1626], p. 141.
  • [4]
    Charles Lauth, « Rapport général », op. cit., p. 9.
  • [5]
    Danielle Fauque et Georges Bram, « Le réseau alsacien », Bulletin de la société industrielle de Mulhouse, n° 2, 1994, p. 19.
  • [6]
    Charles Lauth, « Rapport général », op. cit., p. 8.
  • [7]
    Je pourrais ajouter prudemment que parler de rapprochement de la science et de l’industrie ne veut pas dire la même chose hier et aujourd’hui, tant la science et l’industrie ont pu changer. Mais elles n’ont pas changé au point que le sens de cette volonté soit méconnaissable. Affirmer que la volonté de Charles Lauth et la volonté contemporaine de rapprocher chercheurs et entreprises seraient incommensurables relève à mon sens d’un historicisme difficilement défendable (je n’ai hélas pas l’espace de discuter ici cette position théorique, que je me contenterai donc d’assumer) .
  • [8]
    Charles Gustave Jacob Jacobi, lettre à Legendre, 2 juillet 1830, in Gesammelte Werke, vol. I, Berlin, 1881, p. 454.
  • [9]
    Jean-François Picard, La république des savants. La recherche française et le CNRS, Paris, Flammarion, 1990, p. 40.
  • [10]
    Ibid., p. 105.
  • [11]
    Les douze points du colloque de Caen, inAlain Chatriot et Vincent Duclerc (dir.), Le gouvernement de la recherche. Histoire d’un engagement politique, de Pierre Mendès France au général de Gaulle (1953-1969), Paris, La Découverte, 2006, p. 368.
  • [12]
    Henri Longchambon, Rapport n° 84 fait au nom de la Commission des Affaires économiques et du Plan, sur le projet de loi, adopté par l’Assemblée Nationale, portant création d’organismes de recherche, déposé le 8 décembre 1966, p. 7. Consulté le 6 février 2020 sur https://www.senat.fr/rap/1966-1967/i1966_1967_0084.pdf.
  • [13]
    Georges Dupont, « Qui sera l’Einstein français ? Nous avons besoin de chercheurs… mais surtout de trouveurs ! », Science & Vie, n° 571, avril 1965, p. 54.
  • [14]
    Loi n° 67-7 du 3 janvier 1967 portant création d’organismes de recherche.
  • [15]
    C’est-à-dire l’ensemble – hétérogène – des discours annonçant ou souhaitant la fin de la modernité et de ses valeurs, à commencer par celles de progrès, de rationalité et d’universalisme.
  • [16]
    Susan Haack, « Defending science-within reason : Between scientism and cynicism »,Principia, vol. 3, n° 2, 1999, pp. 187-21. Dans le texte original, Susan Haack parle de « New Cynicism » et de « Old Deferentialism ».
  • [17]
    Bruno Latour, « Le dernier des capitalistes sauvages. Interview d’un biochimiste »,Fundamenta Scientiae, n° 314 (4), 1983, pp. 301-327.
  • [18]
    Helga Nowotny, Peter Scott et Michael Gibbons, Repenser la science. Savoir et société à l’air de l’incertitude, Paris, Belin, 2003, p. 300.
  • [19]
    Ibid., p. 259.
  • [20]
    Ibid., p. 129.
  • [21]
    Ibid., p. 131.
  • [22]
    Ibid., p. 185.
  • [23]
    Michael Löwy, « Le concept d’affinité élective chez Max Weber », Archives de sciences sociales des religions, 127, 2004, 93-103.
  • [24]
    Loi 99-587 du 12 juillet 1999 sur l’innovation et la recherche.
  • [25]
    René Trégouët, Avis n° 210 présenté au nom de la commission des finances sur le projet de loi sur l’innovation et la recherche, déposé le 10 février 1999.
  • [26]
    Académie des sciences, « Rapport du groupe de travail sur la Loi 99-587 du 12 juillet 1999, Innovation et Recherche », 2010, p. 2.
  • [27]
    Ibid., p. 7.
  • [28]
    Jean-François Dehecq, allocution de M. Jean-François Dehecq, président de l’ANRT, lors du déjeuner annuel de l’ANRT du 8 juillet 2004, sous la présidence de M. Jean-Pierre Raffarin, Premier ministre, p. 6.
  • [29]
    Ibid., pp. 6-7.
  • [30]
    Jean Frances, Former des producteurs de savoir. Les réformes du doctorat à l’ère de l’économie de la connaissance, Thèse de doctorat de l’EHESS, 2014.
bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Avec le soutien de

Retrouvez Cairn.info sur

18.97.14.90

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions