Couverture de SAVA_051

Article de revue

Start-up : avènement d’un mot d’ordre

Pages 15 à 22

Notes

  • [1]
    Jade Lindgaard, « Start-up : pièges à cons ! »,Mediapart, 12 décembre 2019.
    NB : Lors de la préparation du dossier, nous avons constaté le flottement relatif dans les usages de l’expression start-up. C’est en soi révélateur de l’instabilité sémantique d’une catégorie importée. Nous avons opté pour le tiret et l’invariabilité du mot start-up, et ôté le tiret et l’italique pour les expressions francisées qui partent de la racine (startupisme, startupisation, startupeur).
  • [2]
    Voir le programme : https:// journeeinnovationanr.fr/programme/, consulté le 20 mars 2020.
  • [3]
    Start-up valorisée à plus de 1 milliard de dollars (NdT). Seules 5 licornes sont répertoriées en France début 2020 (Blablacar, Deezer, Doctolib, OVH, Dataiku), très loin derrière les contingents américains et chinois.
  • [4]
    Alexandre Jeziorski, « Station F : Macron s’essaie au stand-up façon “Gad Elmaleh” »,L’Opinion, 30 juin 2017, https://www.lopinion.fr/video/actu/station-f-macron-s-essaie-stand-up-facon-gad-elmaleh-130023, consulté le 20 mars 2020.
  • [5]
    « Emmanuel Macron évoque les “gens qui ne sont rien” et suscite les critiques », Le Figaro, 3 juillet 2017.
  • [6]
    Le pays en serait la terre promise : Dan Senor et Saul Singer, Start-up Nation : The Story of Israel’s Economic Miracle, New York, Twelve, 2009.
  • [7]
    En marge du CES, une soirée de gala fut organisée par Business France, durant laquelle le ministre de l’Économie put s’exprimer à l’envi sur l’économie des nouvelles technologies. Son organisation fut confiée sans appel d’offres à un prestataire (« Soupçons de favoritisme chez Business France : la ministre du Travail Muriel Pénicaud convoquée chez le juge », Franceinfo, 8 mai 2018).
  • [8]
    Yann Algan et Thomas Cazenave (dir.), L’Etat en mode start-up, préface d’Emmanuel Macron, Paris, Eyrolles, 2016.
  • [9]
    Benoît Floc’h, « Droit à l’erreur, Pass culture, “start-up d’État”… un an de CAP 22 »,Le Monde, 5 août 2019.
  • [10]
  • [11]
    Evgeny Morozov, Pour tout résoudre, cliquez ici. L’aberration du solutionnisme technologique, trad., Limoges, Fyp éditions, 2014.
  • [12]
    En guise de résumé opérationnel, voir cet essai des anciens conseillers d’E. Macron David Amiel et Ismaël Emelien, Le progrès ne tombe pas du ciel. Manifeste, Paris, Fayard, 2019.
  • [13]
    Bernard Dolez, Julien Fretel, Rémi Lefebvre (dir.), L’entreprise Macron, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 2019.
  • [14]
    Pascal Perrineau (dir.), Le vote disruptif. Les élections présidentielle et législatives de 2017, Paris, Les Presses de Sciences Po, 2017.
  • [15]
    Denis Lacorne, Tous milliardaires ! Le rêve français de la Silicon Valley, Paris, Fayard, 2019.
  • [16]
  • [17]
    « La France doit devenir un leader mondial de la tech dans les 10 ans », entretien avec Paul-François Fournier, directeur exécutif Innovation de Bpifrance, CNRS infos, 24 février 2020, http://www.cnrs.fr/fr/cnrsinfo/la-france-doit-devenir-un-leader-mondial-de-la-tech-dans-les-10-ans.
  • [18]
  • [19]
    « La France doit être fière de son CNRS », entretien avec Antoine Petit, Journal du CNRS, n° 294, automne 2018, p. 33.
  • [20]
    Carole Chrétien : « Développer de nouveaux liens avec les entreprises », Journal du CNRS, n° 299, mars 2020, pp. 10-11.
  • [21]
    Mathilde Ramadier, Bienvenue dans le nouveau monde. Comment j’ai survécu à la coolitude des start-up, Paris, Premier Parallèle, 2017.
  • [22]
    Léa Lejeune, « Que vaut vraiment Station F, le plus grand incubateur de start-up en Europe ? », Challenges, 20 octobre 2018.
  • [23]
    Voir, entre autres, Olivier Marty, Régis Moreau et David Weinberger, Start Up ? Du mythe médiatique aux réalités sociologiques, Paris, L’Harmattan, 2003 ; Marion Flécher, « Les start-up, des entreprises “cools” et pacifiées ? Formes et gestion des tensions dans des entreprises en croissance », La nouvelle revue du travail [en ligne], n° 15, 2019, http://journals.openedition.org/nrt/5930.
  • [24]
    Frédéric Lebaron, La croyance économique. Les économistes entre science et politique, Paris, Seuil, 2000.

1Hiver 2019-2020, les mobilisations contre la « réforme des retraites » surprennent par leur inventivité et l’identification d’adversaires inédits. De nombreuses catégories de travailleurs donnent de la voix, parmi lesquelles les universitaires et les chercheurs, vent debout contre les réformes qui promettent de bousculer encore un peu plus leurs institutions et leurs activités. Les interventions les plus détonantes de ces collectifs, syndiqués ou non, sont relayées dans la presse nationale : parmi elles, une rencontre organisée le 12 décembre 2019 par l’Agence Nationale de la Recherche dans la salle de conférence de la Station F est joyeusement perturbée [1]. Frédérique Vidal, ministre de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Innovation, est chahutée par des manifestants – enseignants-chercheurs, chercheurs, étudiants et travailleurs précaires – alors qu’elle doit s’exprimer sur « La recherche, créatrice d’innovations ». Dans cet espace dédié à l’entrepreneuriat « 2.0 » dans le numérique et les technologies « de pointe », la « recherche amont » – formule pléonastique, s’il en est – est enrôlée dans la matrice rhétorique du management par projet et de la socio-économie de l’innovation « de rupture ». Le programme prévoit que les prises de parole soient complétées par des séances de réseautage. C’est de l’ordre d’un business as usual, et l’on comprend dès lors pourquoi le mot d’ordre « start-up : piège à cons ! » qui retentit dans la salle est malséant. C’est, en effet, toute l’illusio de l’entrepreneuriat technologique qui se trouve soudainement bousculée. Malgré ce coup d’éclat, l’interruption de service n’aura guère duré longtemps. Passé les interventions très sonores au mégaphone et l’interpellation d’une ministre indifférente, tout est rentré dans l’ordre : les entrepreneurs de la connaissance « aval » ont pu démontrer leurs conceptssur scène, les argentiers et les experts de la finance des technosciences ont pu échanger leurs vues comme leurs cartes de visite [2].

Les start-up en marche !

2Les activistes n’ont pas choisi d’intervenir dans la Station F par hasard. Non seulement ce lieu, de par son organisation et les objectifs qu’il poursuit, incarne une certaine idée de la recherche assujettie à la contrainte du marché et du retour sur investissement (public), mais en plus le pouvoir politique en place persiste à y voir la panacée.

3La Station F a été inaugurée en juin 2017 en présence du Président de la République récemment élu Emmanuel Macron, en compagnie notamment de son fondateur, l’entrepreneur Xavier Niel. L’enceinte relookée de la Halle Freyssinet, avec ses 34 000 m2 de bureaux et d’espaces de « co-working »lounge, est promue dans les plaquettes publicitaires comme le plus grand « campus de start-up du monde ». Une multiplicité d’acteurs y intervient, des impétrants de l’économie du numérique aux fonds d’investissements en recherche de « jeunes pousses » à acquérir, des services de l’État aux grandes entreprises françaises et étrangères viades comptoirs d’innovation ouverte. Cet « incubateur » à start-up numériques s’est imposé comme l’un des sommets de l’« écosystème » de la techfrançaise et internationale, en complément d’autres équipements, dispositifs et institutions : entre autres, le label « French Tech » attribué à des « écosystèmes » innovants dans l’hexagone, les services de Business France à l’international, les mannes de la Bpifrance, les subventions des grands organismes de recherche publique comme le CNRS, ou encore les incitations fiscales généreuses via le crédit d’impôt recherche ou le crédit d’impôt innovation. Comme d’autres structures nées ces dernières années (dans le champ académique, songeons au bétonnage d’établissements d’excellence sur le plateau de Saclay), la Station F réalise les plans des économistes de l’innovation qui, depuis les années 1980, n’ont pas cessé d’insister sur la nécessité de rassembler sur un même site tous les acteurs de la connaissance « amont », afin que surgissent les « licornes » [3] dont l’économie de la nation aurait tant besoin.

4Ce fonds de commerce des innovations est l’objet de toutes les attentions politiques, son développement a été encouragé, soutenu par la puissance publique. Emmanuel Macron en a perçu les potentialités : il s’est démarqué dans le champ politique par son attachement à l’économie du startuping et, plus encore, à « l’esprit entrepreneurial » qu’il a tenté d’incarner à plusieurs reprises, notamment dans un langage idoine franglisé, comme sur la grande scène de la Station F lors de son inauguration [4]. C’est aussi une certainevision de l’entreprise politique (de l’entreprise en politique) qu’il a ainsi exprimée, par la référence à un darwinisme social assumé et à peine nuancé par les renvois à la philosophie bienveillante de Paul Ricœur. Il en résumait le fond par une formule qui a donné le ton dès les premiers mois de son mandat :

5« Ne pensez pas une seule seconde que si demain vous réussissez vos investissements ou votre start-up, la chose est faite. Non, parce que vous aurez appris dans une gare, et une gare, c’est un lieu où on croise des gens qui réussissent et des gens qui ne sont rien, parce que c’est un lieu où on passe, parce que c’est un lieu qu’on partage. » [5]

6Les commentaires ont alterné entre l’étonnement, l’adhésion et la perplexité pour dire le moins. Il n’en reste pas moins que ces vues sont fondées sur des constructions idéologiques. L’idée même d’une start-up nation, qu’E. Macron a vulgarisée alors qu’il était ministre de l’Économie, de l’Industrie et du Numérique, à partir notamment de sa visite en Israël en septembre 2015 [6] jusqu’au Consumer Electronic Show de Las Vegas en 2016 [7], a peu à peu pris corps et est devenue un gimmick de propagande électorale, résumant l’offre supposément transgressive du mouvement « En Marche ! ». Elle annonçait aussi l’émergence irrésistible d’un « Nouveau Monde » sur les décombres de l’ancien.

Genèse idéologique d’un programme économique

7Cela ne relève pas seulement de la communication politique. Le substrat théorique en a été explicité dans des écrits à prétention savante, auxquels l’ancien collaborateur de la revue Esprit a contribué : par exemple, cet ouvrage collectif au titre choisi, L’État en mode start-up, dont E. Macron signe une préface où sourd l’urgence de la transformation d’une action publique « en pointe » et en symbiose avec des « partenaires privés » au service de « l’intérêt général » [8]. Il s’agirait dans cette perspective de rendre l’action publique plus efficace et low-cost, de la dématérialiser au plus près des besoins des usagers, de la « moderniser » et de l’adapter au xxie siècle. Les « modernisateurs » ne manquent pas de créativité. Depuis 2013, ils ont conçu l’improbable alliage de la « start-up d’État » afin de transformer l’administration française de l’intérieur. Ainsi des dizaines de services publics numériques (droit à l’erreur, rentrée scolaire, ordonnances médicales, Pass culture, etc. [9]) ont-ils été mis en place par telle ou telle administration, après « incubation » et formation d’« intrapreneurs » au sein d’un réseau « beta.gouv.fr », dans le but de « résoudre un problème » d’uncoup de clic [10]. Cette acclimatation du « solutionnisme technologique » [11] par les outils numériques s’opère par l’entremise d’une Direction interministérielle de la transformation publique, dont l’existence même est une gageure. Elle a pour elle la certitude d’aller dans le sens de l’histoire, d’écraser les alternatives et de réaliser enfin, sous le label du « progressisme » [12], les transformations en profondeur de la fonction publique, désirée par tous les technocrates modernisateurs depuis des décennies.

8Difficile ici de se prononcer sur l’efficacité de ces « services publics numériques ». On constatera plutôt que la légitimation de cet investissement gouvernemental dans les start-up ne date pas d’aujourd’hui et qu’elle a été portée bien avant l’avènement de « l’entreprise Macron » [13]. Toujours est-il que, sous l’inspiration « jupitérienne », le mot d’ordre politique de la start-upqui sauve l’économie, la politique et la France toute entière s’est banalisé, au point que la start-up nation s’impose comme une évidence. Car on le sait désormais, « En Marche ! » a été mis sur les rails selon une logique que de nombreux commentateurs ont aussitôt rapprochée du startuping. Alors qu’il est ministre de l’Économie, E. Macron promeut déjà cette économie politique de la promesse techno. Défier le statu quo dans un champ politique jugé conservateur ; rompre avec les règles de cet ordre engoncé dans ses certitudes ; miser sur l’audace, la subversion des codes et la volonté d’un seul homme passé par l’univers des banques ; lever les premiers fonds auprès d’investisseurs, d’« early adopters » et de soutiens moraux jusqu’à la City de Londres, lesquels se cherchent une autorité politique sur laquelle se projeter en toute confiance ; réunir une équipe de collaborateurs évangélisés qui ne comptent pas leurs heures en open space ; maintenir l’accélération d’une campagne organisée selon les préceptes de la méthode agile et portée par un Chief Executive Officer visionnaire autant qu’autoritaire ; provoquer, in fine, cette bascule inédite dans l’histoire politique française, par un projet « ni de droite ni de gauche » qui a surpris et pris de vitesse la concurrence : « En Marche ! »,alias « Emmanuel Macron ! », aurait ainsi déplacé dans le champ politique l’impulsion destructrice de la « disruption », forçant le respect des exégètes de ce qu’il est convenu d’appeler le « macronisme » [14]. Ainsi la start-up– « scalée » sous la forme d’un parti, « La République En Marche » (LREM) – résonne-t-elle dans le microcosme des « modernisateurs progressistes » de l’État, lesquels rêvent d’importer les standards du capitalisme technologique de la Silicon Valley sur le vieux continent [15], tout en les adaptant à la culture politique et administrative énarchique de l’État français qu’ils contestent maisdont ils sont les purs produits, d’après un régime doxique qui est en tout point conforme à la vulgate néolibérale.

9Maintenant que le soutien du pouvoir politique est acquis, la voie est libre pour « disrupter » à tous les étages. Jusqu’aux prochaines échéances électorales. Au vu de ses résultats opérationnels, le CEO de la start-up nationsera-t-il reconduit par son conseil d’administration, c’est-à-dire les électeurs ?

Start-up partout, start-up nulle part

10Sans épuiser les usages possibles du « mode start-up » et tout ce qui lui est associé, force est de constater sa dissémination. Outre la fascination d’une certaine organisation sociale du travail, basée sur les valeurs d’horizontalité, d’autonomie, de créativité et d’accélération permanente, cela s’accompagne d’une torsion dans le langage, par un jargon dont la maîtrise est en soi une source de distinction sociale et un gage de connivence dans les milieux professionnels « cool » gagnés par le startuping. Chaque entreprise est enjointe à « pivoter » (à positionner son business model, NdT) dans un même sens.

11Aucun secteur d’activité ne semble pouvoir y échapper. L’atteste, entre autres, la pénétration du startuping et de l’entrepreneuriat dans l’Économie Sociale et Solidaire. Le mouvement des Sociétés Coopératives et Participatives a ainsi créé un site spécial pour créer sa « start-up coop », affirmant au passage que les « start-up sont des scop qui s’ignorent » [16]. Même le prestigieux CNRS, premier publiant au monde et auréolé d’un corps de scientifiques de renommée internationale, a cédé aux sirènes du startuping : partenaire d’événements emblématiques de réseautage comme la Deeptech Week (sic) [17], le CNRS encourage ses chercheurs à créer des start-up via des challenges, typiques de la concurrence ludique qui caractérise cet univers entrepreneurial [18]. Plus globalement, si les appels du pied aux chercheurs à se rapprocher du secteur privé sont anciens, le nouveau PDG Antoine Petit entend désormais faire ployer le genou de la recherche devant le monde de l’entreprise qui, depuis François Hollande, a déjà bénéficié du transfert de fonds considérables au détriment de la recherche publique. Dans le but de « construire de réels partenariats stratégiques pluriannuels avec de grands groupes » [19], les chercheurs sont invités à « développer des nouveaux liens avec les entreprises » ou à fournir leur expertise par l’intermédiaire d’une « direction des relations avec les entreprises » pilotée par une ancienne secrétaire générale et directrice générale du Medef [20].

12En même temps, cette diffusion suscite les caricatures et les critiques. D’abord, de la part d’anciens insidersqui ont rompu avec l’innovation de rupture et « l’enfer » d’un milieu de travailanxiogène et oppressant [21]. La découverte de l’envers du décor interrompt le cycle de la hype, ne serait-ce que l’existence de « boulots de merde » (bullshit jobs) précarisés et exposés à la lutte de tous contre tous parmi les « équipes » de stagiaires sous pression, infantilisés et en fort turn-over. Les premiers retours d’expériences plus ou moins probants des utilisateurs (candidats entrepreneurs et investisseurs) des dispositifs d’encouragement au startuping, à commencer par les services offerts par la Station F [22], laissent entrevoir une réalité moins enchantée que ne le vantent leurs fondateurs et relais politiques. Ces récits participent de l’exercice d’une lucidité collective, à laquelle les sciences sociales ont largement contribué [23]. Celles-ci apparaissent en effet particulièrement bien armées pour mettre en lumière ce qui s’apparente ni plus ni moins à une nouvelle croyance économique, selon l’analyse de Frédéric Lebaron : dix ans après une mise en cause de la doxa néolibérale liée à la crise des subprimes, la notion de « start-up » semble avoir offert une nouvelle légitimité sociale aux théories économiques dominantes. Autrefois respectées pour leurs dimensions « scientifiques » [24], celles-ci recourent désormais à d’autres formes de construction sociale portant sur des valeurs ancestrales du capitalisme et de l’ordre social : l’initiative personnelle, l’anticipation, le talent. Les nombreuses métaphores tirées du monde de l’art et de la création en général témoignent de ces entreprises d’habilitation. En louant l’innovation ordinaire ou l’inventivité de certaines formes de nouveaux collectifs de travail – par exemple les fab labs ou les makerspaces, dont certaines variantes pro-business sont « startupisables » –, on peut se demander d’ailleurs dans quelle mesure certains travaux de sciences sociales ne contribuent pas à ces entreprises de légitimation.

Présentation du dossier

13Ce dossier prend acte de l’essor de ce mot d’ordre. Il propose d’en reconstituer la genèse, pourquoi il prend dans certains champs d’activité ici et maintenant, et selon quelles modalités le startuping parvient à s’installer. Rien n’assure que cette implantation de l’idiome de la start-up soit durable. Il se pourrait que cette emprise dans le milieu de la tech soit factice, de pur affichage, un effet de mode bientôt dépassé. En attendant de le constater, les articles que nous avons réunis envisagent différents aspects à partir d’études de cas ou de retours réflexifs.

14Le dossier s’ouvre sur une contribution historique d’Erwan Lamy sur la notion de start-up appliquée dans le champ scientifique. Loin de la modernité affichée par ses promoteurs et de laconstruction charismatique autour de certaines success stories, le startuping s’inscrit dans un cheminement au long cours qui remonte au moins au xixe siècle. Cette mise en perspective permet de relativiser la fraîcheur d’une figure entrepreneuriale : derrière l’image attendrissante d’un animal imaginaire – la licorne –, le startupeur s’éloigne finalement peu de l’archétype du businessman. Mais cette mise en abyme historique a l’intérêt aussi et surtout de mettre en lumière la récurrence des dimensions politiques de la construction des figures entrepreneuriales : comme le montre bien l’auteur, les croyances économiques à l’origine des représentations entrepreneuriales s’inscrivent dans des configurations historiques particulières, au cours desquelles des luttes pour influencer sur la légitimation d’une figure plutôt qu’une autre est en jeu. La question est alors souvent moins de quoi l’entrepreneur est le nom, mais à qui profite l’innovation. Les débats autour de la création du CNRS – intérêt privé contre intérêt général – sont, entre autres, très éclairants.

15La seconde contribution offre un éclairage rétrospectif et réflexif de l’expérience contemporaine des start-up. Auteur d’un essai intitulé Le startupisme : le fantasme technologique et économique de la startup nation (2019) et lui-même ancien employé d’unestart-up, Antoine Gouritin revient sur la quantité de références, souvent ésotériques, qui peuplent l’imaginaire de cet univers, en discutant notamment certaines figures qui l’ont marqué. Se présentant volontiers comme des êtres doués d’une supériorité quasi biologique, ces startupeurs se vivent comme des deus ex machina, créant un gloubi-boulga pseudo-savant empreint d’un technologisme simpliste qui s’érige en nouvel existentialisme du xxie siècle. L’article montre alors l’inanité d’un techno-scientisme « bling-bling » au service d’entreprises de glorification personnelle, mais souligne aussi un scepticisme de plus en plus largement partagé parmi la population. En dépit de ses promoteurs les plus visibles, le monde des start-up se présente finalement comme fonctionnant en circuit fermé, un « milieu », prenant le risque d’être oublié aussi vite qu’il est apparu.

16Mais l’imaginaire des startupeurs n’est pas le seul fait de quelques entrepreneurs de morale entrepreneuriale mégalomanes qui, grâce à une fortune personnelle, parviennent à imposer leurs représentations d’un monde rétréci. En s’intéressant aux rhétoriques entrepreneuriales développées dans les écoles de commerce et les universités, Olivia Chambard montre que la start-up bénéficie d’un soutien institutionnel déterminant dans sa diffusion et sa quête de légitimité. Elle décrit avec acuité la manière dont l’enseignement supérieur a progressivement mis en place des politiques publiques visant à favoriser l’intronisation de la figure de l’entrepreneur avant que celle-ci s’actualise sous la forme du startupeur. Elle éclaire également la création d’une multitude de dispositifs à destination des étudiants et la manière dont ces derniers agissent en fonction des profils des étudiants. Elle montre en l’occurrence comment l’appartenance sociale différencie la façon de s’approprier ce nouveau modèle entrepreneurial : pour les étudiants d’origine modeste, il apparaît comme une opportunité supplémentaire d’échapper à sa condition, alors qu’il ne semble être qu’une expérience plaisante, susceptible de fournir un certain prestige même quand elle tourne court. En somme, lastart-up s’impose comme une nouvellemanifestation des privilèges scolastiques associés aux positions dominantes.

17La contribution de Jean Frances et Stéphane Le Lay s’intéresse également à la façon dont l’enseignement supérieur participe à la socialisation entrepreneuriale de l’univers start-up. En se focalisant sur le concours « Ma thèse en 180 secondes », vitrine de la valorisation des jeunes pousses des institutions universitaires et du CNRS, les auteurs montrent à quel point celle-ci se rapproche et se nourrit d’une pratique majeure du startuping : le « pitch ». Après être revenus sur l’émergence et les contours de cette manière de « se vendre » à de potentiels investisseurs – l’art des bons mots au bon moment, représenté par l’échange dans un ascenseur, le fameux « elevator pitch » prisé dans la Silicon Valley –, J. Frances et S. Le Lay reconstituent la manière dont le concours s’installe dans l’événementiel académique à la faveur de recommandations nationales et internationales et de politiques publiques. En décortiquant les pratiques de ce qui s’apparente à un simple jeu entre étudiants, ils mettent au jour un processus voilé de façonnage des pratiques doctorales destinées à vendre leurs services et leurs projets au monde de l’entreprise.

18Quel est l’effet de ces politiques d’encouragement à la création de start-updans le champ scientifique ? On aurait tort de l’imaginer rétif à l’intérêt marchand. À partir d’une enquête menée dans le domaine de la biologie de synthèse, Gaëtan Flocco et Mélanie Guyonvarch étudient les raisons pour lesquelles des chercheurs travaillant dans des laboratoires publics s’engagent dans la création de start-up. Le mottoest de rendre « utile » une recherche dont l’un des ressorts est d’apporter des solutions à des problèmes pratiques, au service de l’industrie chimique et de la croissance économique, non plus « simplement » la connaissance pour la connaissance de phénomènes naturels. L’imagerie désuète de la tour d’ivoire est implicitement convoquée par des chercheurs souvent critiques vis-à-vis de leur milieu d’appartenance initial. Alors que la recherche publique est sous-financée et que l’atmosphère est pesante dans des laboratoires soumis au « darwinisme », qui est force de loi naturelle pour le PDG du CNRS, les chercheurs métamorphosés en entrepreneurs disent s’épanouir sur les marchés de la connaissance appliquée. Ce qui, en soi, constitue un élément d’intrigue.

19La pénétration du startuping est aussi un révélateur des transformations au sein des grandes entreprises. Comme le montre Samir Bedreddine dans son article à partir d’une enquête en cours dans les directions de l’innovation de grands groupes français, les start-up sont un instrument de management utile pour réaffirmer leur domination et leur identité organisationnelle sous les dehors du « cool ». À grand renfort de communication institutionnelle et en phase avec les mots d’ordre politiques du startuping à l’ère de la start-up nation, les responsables de ces services au rôle mouvant s’imaginent innover à la façon des entrepreneurs de la Silicon Valley, par le seul contact qu’ils établissent avec des « jeunes pousses » qu’ils « incubent » et dont ils exploitent le potentiel d’innovation à moindre coût/effort.

20Loin de tout aborder, ce dossier a pour ambition d’apporter des nouvelles pièces et d’encourager une appréhension plus critique de ces réalités hétérogènes et recouvertes d’un discours enchanteur.


Date de mise en ligne : 13/05/2020

https://doi.org/10.3917/sava.051.0015

Notes

  • [1]
    Jade Lindgaard, « Start-up : pièges à cons ! »,Mediapart, 12 décembre 2019.
    NB : Lors de la préparation du dossier, nous avons constaté le flottement relatif dans les usages de l’expression start-up. C’est en soi révélateur de l’instabilité sémantique d’une catégorie importée. Nous avons opté pour le tiret et l’invariabilité du mot start-up, et ôté le tiret et l’italique pour les expressions francisées qui partent de la racine (startupisme, startupisation, startupeur).
  • [2]
    Voir le programme : https:// journeeinnovationanr.fr/programme/, consulté le 20 mars 2020.
  • [3]
    Start-up valorisée à plus de 1 milliard de dollars (NdT). Seules 5 licornes sont répertoriées en France début 2020 (Blablacar, Deezer, Doctolib, OVH, Dataiku), très loin derrière les contingents américains et chinois.
  • [4]
    Alexandre Jeziorski, « Station F : Macron s’essaie au stand-up façon “Gad Elmaleh” »,L’Opinion, 30 juin 2017, https://www.lopinion.fr/video/actu/station-f-macron-s-essaie-stand-up-facon-gad-elmaleh-130023, consulté le 20 mars 2020.
  • [5]
    « Emmanuel Macron évoque les “gens qui ne sont rien” et suscite les critiques », Le Figaro, 3 juillet 2017.
  • [6]
    Le pays en serait la terre promise : Dan Senor et Saul Singer, Start-up Nation : The Story of Israel’s Economic Miracle, New York, Twelve, 2009.
  • [7]
    En marge du CES, une soirée de gala fut organisée par Business France, durant laquelle le ministre de l’Économie put s’exprimer à l’envi sur l’économie des nouvelles technologies. Son organisation fut confiée sans appel d’offres à un prestataire (« Soupçons de favoritisme chez Business France : la ministre du Travail Muriel Pénicaud convoquée chez le juge », Franceinfo, 8 mai 2018).
  • [8]
    Yann Algan et Thomas Cazenave (dir.), L’Etat en mode start-up, préface d’Emmanuel Macron, Paris, Eyrolles, 2016.
  • [9]
    Benoît Floc’h, « Droit à l’erreur, Pass culture, “start-up d’État”… un an de CAP 22 »,Le Monde, 5 août 2019.
  • [10]
  • [11]
    Evgeny Morozov, Pour tout résoudre, cliquez ici. L’aberration du solutionnisme technologique, trad., Limoges, Fyp éditions, 2014.
  • [12]
    En guise de résumé opérationnel, voir cet essai des anciens conseillers d’E. Macron David Amiel et Ismaël Emelien, Le progrès ne tombe pas du ciel. Manifeste, Paris, Fayard, 2019.
  • [13]
    Bernard Dolez, Julien Fretel, Rémi Lefebvre (dir.), L’entreprise Macron, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 2019.
  • [14]
    Pascal Perrineau (dir.), Le vote disruptif. Les élections présidentielle et législatives de 2017, Paris, Les Presses de Sciences Po, 2017.
  • [15]
    Denis Lacorne, Tous milliardaires ! Le rêve français de la Silicon Valley, Paris, Fayard, 2019.
  • [16]
  • [17]
    « La France doit devenir un leader mondial de la tech dans les 10 ans », entretien avec Paul-François Fournier, directeur exécutif Innovation de Bpifrance, CNRS infos, 24 février 2020, http://www.cnrs.fr/fr/cnrsinfo/la-france-doit-devenir-un-leader-mondial-de-la-tech-dans-les-10-ans.
  • [18]
  • [19]
    « La France doit être fière de son CNRS », entretien avec Antoine Petit, Journal du CNRS, n° 294, automne 2018, p. 33.
  • [20]
    Carole Chrétien : « Développer de nouveaux liens avec les entreprises », Journal du CNRS, n° 299, mars 2020, pp. 10-11.
  • [21]
    Mathilde Ramadier, Bienvenue dans le nouveau monde. Comment j’ai survécu à la coolitude des start-up, Paris, Premier Parallèle, 2017.
  • [22]
    Léa Lejeune, « Que vaut vraiment Station F, le plus grand incubateur de start-up en Europe ? », Challenges, 20 octobre 2018.
  • [23]
    Voir, entre autres, Olivier Marty, Régis Moreau et David Weinberger, Start Up ? Du mythe médiatique aux réalités sociologiques, Paris, L’Harmattan, 2003 ; Marion Flécher, « Les start-up, des entreprises “cools” et pacifiées ? Formes et gestion des tensions dans des entreprises en croissance », La nouvelle revue du travail [en ligne], n° 15, 2019, http://journals.openedition.org/nrt/5930.
  • [24]
    Frédéric Lebaron, La croyance économique. Les économistes entre science et politique, Paris, Seuil, 2000.

Domaines

Sciences Humaines et Sociales

Sciences, techniques et médecine

Droit et Administration

bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Retrouvez Cairn.info sur

Avec le soutien de

18.97.14.85

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions