Couverture de SAVA_047

Article de revue

Pour une sociologie du handicap

Pages 9 à 11

Notes

  • [1]
    Romuald Bodin, « Rationalisation de l’action sociale et naturalisation des inégalités », in Romuald Bodin (dir.), Les métamorphoses du contrôle social, Paris, La Dispute, 2012.
  • [2]
    Henri-Jacques Stiker, Corps infirmes et sociétés : Essais d’anthropologie historique, Paris, Aubier, 1982.

1 En imposant le concept de « handicap » comme la nouvelle catégorie sous laquelle allaient être regroupées de nombreuses situations et difficultés auparavant considérées de manières bien distinctes, la loi d’orientation en faveur des personnes handicapées du 30 juin 1975 a ouvert un nouvel espace de pratiques et d’activités professionnelles mais aussi d’interrogations et de débats scientifiques.

2 Si le succès du terme au plus haut niveau de l’État s’explique avant tout par la réorganisation du champ médico-social qu’il a rendu possible (dans le sens d’une rationalisation bureaucratique) [1], il reste que cette nouvelle forme de problématisation de la question sociale a aussi sans doute donné une visibilité renouvelée à un certain nombre de disqualifications sociales. Ce qui n’est pas sans lien avec l’apparition de ce thème dans un nombre croissant de recherches en sciences sociales.

3 En effet, avant la seconde moitié du xxe siècle, la question du « handicap » (ou de ce qui sera plus tard décrit en ces termes) n’est étudiée que sous l’angle de la médecine et, dans une moindre mesure, de la psychologie, dans l’optique de la rééducation et/ou de la réadaptation. Il faudra attendre les années 1950 pour que des psychologues sociaux puis des sociologues explorent le « handicap » dans ses dimensions « sociales ». Mais c’est surtout à la fin des années 1970 que des travaux de nature sociologique vont progressivement se diversifier et se développer, accompagnant le mouvement de légifération du handicap.

4 Depuis, cette tendance n’a fait que se renforcer. Et suite aux premiers travaux en ce domaine en France, comme celui d’Henri-Jacques Sticker s’il ne fallait en citer qu’un seul [2], ce champ de recherches spécifique s’est progressivement élargi, diversifié et structuré. De sorte que l’on se trouve aujourd’hui face à un très grand nombre de travaux récents là où seules quelques références éparses existaient encore il y a 20 ans.

5 C’est l’objectif de ce numéro que donner un peu de visibilité à ce dynamisme contemporain de la recherche en sciences sociales sur le handicap. En guise d’illustration de cette évolution, le dossier sera constitué d’articles présentant des travaux récents et recouvrant des domaines ou des dimensions de la « question du handicap » aussi variés que possible (dimension politique, dimension juridique, questions de l’accès à l’emploi, de l’école ou de l’accès à une formation, de la famille, etc.).

Les enjeux d’une science sociale du handicap

6 Mais le constat de ce dynamisme ne doit pas laisser échapper les difficultés auxquelles se trouvent confrontés les chercheurs en sciences sociales qui s’attachent à étudier ce phénomène qu’est le « handicap ». Et c’est là le premier paradoxe que permettent de souligner les travaux réunis dans ce numéro. L’un des principaux apports de la loi du 11 février 2005 pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées, est, selon ses défenseurs, d’avoir incarné dans la législation le passage d’une conception médicale à une conception sociale du handicap. Alors que la loi de 1975 est traversée de références biomédicales et organisée par les logiques du soin et de la réadaptation, la loi de 2005 mettrait en avant des objectifs de non-discrimination et le critère de la « participation sociale ». En d’autres termes, le handicap serait moins aujourd’hui un problème de santé qu’un problème social (de lutte contre les inégalités et pour l’intégration de tous).

7 Or qu’il s’agisse de l’analyse du détail de cette loi et des débats plus théoriques qui ont entouré sa conception (texte de Romuald Bodin, par exemple) ou de celle de certaines de ses applications concrètes (texte de Julie Minoc, par exemple), on observe rapidement le retour du refoulé, c’est-à-dire le poids central des catégories de pensée et des discours médicaux derrière un discours de façade sur la dimension sociale du handicap. De sorte que l’on comprend mieux aussi pourquoi les chercheurs en sciences sociales peuvent rencontrer certaines difficultés quant à l’accès aux informations ou à la diffusion de leurs résultats tant ils semblent illégitimes aux yeux des autres spécialistes du handicap à traiter un objet considéré encore aujourd’hui comme étant de nature biomédicale avant toute autre chose. Engager les sciences sociales à se saisir de cet objet, c’est donc leur donner l’occasion de faire ce que le législateur annonce mais ne fait pas : montrer à quel point le handicap est moins une question médicale qu’une question proprement sociale.

8 Mais ce paradoxe n’est que le premier d’une longue série dont on ne peut d’ailleurs évoquer que quelques exemples dans le cadre de cette introduction. Ainsi, plusieurs recherches montrent-elles la manière dont les aides, protections et accompagnements proposés aux personnes en situation de handicap peuvent parfois moins réduire le handicap, au sens d’une facilitation de la participation sociale, que le redoubler ou le renforcer. C’est ce qui peut s’observer, par exemple, lorsque les difficultés rencontrées par une personne dans la gestion de sa vie civile (difficultés signalées par un tiers) réclameraient un « besoin » de protection – sous la forme d’une tutelle ou d’une curatelle – qui conduira in fine à une incapacitation juridique et donc à une réduction de la participation sociale et citoyenne de cette personne, ou encore à une privation du plein exercice de ses droits civiques au quotidien (texte de Julie Minoc). C’est aussi le cas, lorsque pour répondre aux « besoins spécifiques » de certains élèves en leur prescrivant toute une série de pratiques de correction ou d’adaptation, une institution scolaire crée paradoxalement les conditions d’un renforcement des difficultés dans les apprentissages et d’une exclusion de toute une partie de l’univers de l’écrit (texte d’Étienne Douat).

9 On notera par ailleurs un autre constat récurrent des travaux sur le handicap. Il apparaît que les mises en place concrètes de la législation et des dispositifs contemporains de lutte contre la discrimination et les inégalités tendent pour une part à produire toute une série de nouvelles inégalités. « Faire face » ou « faire simplement avec » implique des dispositions, des ressources, des savoirs et des savoir-faire très inégalement distribués au sein de la population et plus ou moins faciles d’accès, comme le montre Aude Lejeune s’agissant du travail (de l’accès à, ou du maintien dans l’emploi) ou, dans un tout autre cadre, Jérôme Bas, en insistant sur l’enjeu décisif du capital scolaire dans la poursuite de la lutte pour la transformation des représentations et de la place sociale des personnes « handicapées ». Le travail d’Aude Béliard et de Jean-Sébastien Eideliman permet aussi de saisir le poids du genre en évoquant notamment les pères d’enfants handicapés qui parviennent, plus que les mères, à trouver les ressources pour se protéger des jugements disqualifiants tels que celui de « mauvais parent ».

10 Comme la lecture des articles présentés dans le présent dossier finira d’en convaincre, cette liste de paradoxes pourrait être encore largement prolongée. Ce qui interpelle, par conséquent, c’est la manière dont la question du handicap telle qu’elle est posée et imposée depuis une quinzaine d’années semble – peut-être plus encore que toute autre question de politique sociale – traversée par de multiples contradictions. En ce sens, le champ du « handicap » apparaît comme un véritable « analyseur pratique », selon l’expression de Pierre Bourdieu, de l’état de la société contemporaine dont les tensions semblent, eu égard à l’actualité récente, des plus palpables. C’est aussi ce que montre, à un autre niveau, Pierre-Yves Baudot, en décrivant l’embarras des élus et hommes politiques de gauche face au handicap et leur difficulté (pour ne pas dire leur incapacité) à proposer autre chose qu’une application des principes pourtant problématiques de la loi de 2005.

11 Les études rassemblées dans ce numéro de Savoir/Agir n’ont pas été retenues pour leur capacité à souligner ces paradoxes. C’est, après coup, à leur lecture, que cet aspect s’est imposé comme une clé d’analyse importante qui souligne l’enjeu de faire des recherches en sciences sociales sur le handicap si l’on veut se donner les moyens de sortir de ces dilemmes et apories. Mais insistons pour terminer sur la richesse des travaux réunis qui dépassent de loin cette seule question en éclairant, chacun à leur façon, différentes dimensions de ce que recouvre le terme « handicap » aujourd’hui.


Date de mise en ligne : 04/04/2019.

https://doi.org/10.3917/sava.047.0009

Notes

  • [1]
    Romuald Bodin, « Rationalisation de l’action sociale et naturalisation des inégalités », in Romuald Bodin (dir.), Les métamorphoses du contrôle social, Paris, La Dispute, 2012.
  • [2]
    Henri-Jacques Stiker, Corps infirmes et sociétés : Essais d’anthropologie historique, Paris, Aubier, 1982.
bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Avec le soutien de

Retrouvez Cairn.info sur

18.97.9.172

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions