Notes
-
[1]
Émile Durkheim, Le suicide, Paris, PUF, 1995 (1897), p. 8.
-
[2]
Émile Durkheim, « Cours de science sociale, Leçon d’ouverture », in La science sociale et l’action, Paris, PUF, 1987.
-
[3]
Bien évidemment, ces trois niveaux sont imbriqués et il est souvent difficile de traiter l’un d’entre eux en ignorant totalement les deux autres. Toutefois, il est tout aussi clair que la très grande majorité des travaux se concentrent sur l’une de ces dimensions seulement.
-
[4]
Il existe plusieurs formes de nominalisme en sociologie. Mais elles consistent globalement toutes à traiter, de manière plus ou moins radicale, les collectifs comme de simples dénominations servant à la seule description. Les collectifs et les entités collectives n’ont pas de réalité. Il n’y a que des individus, des mots, du discours.
-
[5]
Bien que minoritaire, on trouve aussi, dans ce champ, des travaux en sociologie de la santé et/ou du travail, centrés sur les risques et les accidents au travail (par exemple, Dominique Dessors, Jean Schram, Serge Volkoff, « Du “handicap de situation” à la sélection-exclusion : une étude des conditions de travail antérieures aux licenciements économiques », Travail et Emploi, n° 48, 1991) pour ce qui concerne les handicaps physiques, ainsi que des travaux sur les handicaps psychiques.
-
[6]
Voir notamment, Francine Muel-Dreyfus, « L’école obligatoire et l’invention de l’enfance anormale », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 1, n° 1, 1975 ; Patrice Pinell, Markos Zafiropoulos, Un siècle d’échecs scolaires, Paris, Les éditions ouvrières, 1983 ; Sandrine Garcia, À l’école des dyslexiques. Naturaliser ou combattre l’échec scolaire, Paris, La Découverte, 2013.
-
[7]
Comme c’est le cas, par exemple, dans le travail de Stanislas Morel, La médicalisation de l’échec scolaire, Paris, La Dispute, 2014.
-
[8]
Patrice Pinell, Markos Zafiropoulos, op. cit., p. 14.
-
[9]
Romuald Bodin, L’institution du handicap, Paris, La Dispute, 2018.
-
[10]
Les données statistiques mobilisées dans ce texte sont tirées d’une analyse secondaire réalisée à partir de l’enquête Handicap Santé - Ménages (INSEE 2008).
-
[11]
Pour plus de précisions, voir Romuald Bodin, 12. Erving Goffman, Comment se conduire dans op. cit.. les lieux publics, Paris, Economica, 2013 (1963).
1 Une sociologie du handicap est-elle possible ? La question peut surprendre. Une réponse de fait semble en effet pouvoir lui être donnée : la sociologie du handicap est possible puisque des sociologues travaillent sur ce thème. Pour autant, et à y regarder de près, les choses n’apparaissent pas aussi simples. Le « handicap » est un objet dont la nature biomédicale semble a priori évidente pour le plus grand nombre. La cécité, le nanisme ou la paralysie d’un membre sont a priori des faits corporels et médicaux qui n’ont rien de social. Dans cette mesure, qu’est-ce que le sociologue peut bien avoir à dire sur le handicap ?
2 Telle est la question que nous voudrions traiter dans ce texte. Et y répondre sera l’occasion d’atteindre deux objectifs importants. D’une part, dresser à grands traits un panorama (au moins approximatif) des différentes manières de travailler en sociologie sur le thème du handicap et, par conséquent, d’éclairer sociologiquement ce phénomène. D’autre part, insister sur les enjeux scientifiques et sociaux tout à fait singuliers de l’une de ces manières : l’analyse des critères qui permettent de désigner telle ou telle manière d’être comme étant un « handicap ».
Quelle sociologie du handicap ?
3 Qu’est-ce que le sociologue a donc à dire sur ce phénomène a priori médical qu’est le handicap ? De fait, on peut commencer par rappeler que la sociologie a historiquement tiré ses lettres de noblesses de ses capacités à éclairer des objets qui a priori échappent à son champ de compétences. L’ouvrage de Durkheim sur le suicide reste aujourd’hui encore une référence incontournable. Le père de la sociologie française s’y était donné pour objectif de comprendre sociologiquement cet acte dont « il semble [...] qu’il ressortisse [...] à la seule psychologie » [1]. En d’autres termes, il voulait montrer que les limites de l’investigation sociologique ne sont pas celles que lui donnent les autres disciplines, toujours prêtes à restreindre son territoire, mais seulement celles que les sociologues lui donnent eux-mêmes par leur travail et leur audace. Mais n’oublions pas que cette ambition implique quelques conditions. Durkheim l’a affirmé à de nombreuses reprises : « pour que la sociologie ait le droit d’exister il faut qu’il y ait dans le règne social quelque chose qui échappe à l’investigation biologique » [2]. La question à laquelle il faut donc répondre plus précisément est la suivante : qu’y a-t-il de social dans le handicap ?
4 Pour ce faire, on peut distinguer trois niveaux possibles d’investigation pour la sociologie du handicap : les causes du phénomène observé (ce qui est à l’origine de tel ou tel handicap indépendamment de la nature de ce dernier), la nature ou la catégorie du phénomène (c’est-à-dire, plus exactement, ces critères d’identification), le contexte social qui le caractérise (les configurations sociales, individuelles et collectives, qu’il implique ou auquel il est confronté) [3]. On trouve des travaux de sociologie, ou, plus largement, de sciences sociales, dans ces trois domaines. C’est dire que des chercheurs ont tenté de montrer qu’il y a du social à chacun de ces niveaux.
5 Un rapide tour de la littérature scientifique permet de constater que les recherches en sociologie du handicap se sont d’abord et majoritairement concentrées sur la troisième de ces dimensions, celle du contexte. Dans le cadre de ce sous-espace thématique, on peut considérer que trois orientations au moins vont venir se compléter. La première consiste à étudier les conséquences de l’interaction entre « handicapés » et « normaux » ou, plus largement, le poids des représentations sociales et culturelles du handicap. La seconde étudie ce que l’on fait à ces groupes minoritaires en faisant l’histoire des discours, des politiques et des modes de prises en charge de ces personnes, en analysant les dispositifs, les groupes professionnels du secteur du handicap et leurs pratiques. Mais aussi possiblement, bien que moins fréquemment, ce que les personnes dites handicapées font elles aussi, de leur côté, avec ces dispositifs. La troisième étudie le vécu, les parcours de vie et les situations familiales de ces mêmes personnes, c’est-à-dire ce que c’est que vivre avec un handicap (négociations de son image ou de son identité, apprentissages corporels, organisation ou réorganisation de son quotidien, de ses relations sociales, familiales, amicales, amoureuses, etc.). Ces trois orientations, qui ne sont nullement exclusives les unes des autres, ont été et sont encore aujourd’hui très fécondes. Et l’on trouvera, dans le présent numéro, certaines des recherches récentes parmi les plus décisives de ce champ.
6 Ces travaux apportent un éclairage indispensable sur ce que signifie être (dit) « handicapé » aujourd’hui. Toutefois, dans le cadre d’analyse qu’ils proposent, l’identification et la définition de ce qui est désigné comme un handicap sont laissées au savoir médical (ou psychologique). Ce qui fait que quelqu’un est ou non « handicapé » repose, in fine, sur des critères médicaux et non sociaux. Bien sûr, ces travaux n’ignorent pas l’existence de processus sociaux de négociation des statuts et des identités. Ils ne disent pas que la reconnaissance d’un handicap se réduit intégralement à des critères médicaux. Mais la négociation se joue toujours à partir et autour de ces critères. Elle ne les remplace pas. En d’autres termes, ces travaux semblent plus éclairer le handicap de l’extérieur, lui tourner autour, sans jamais s’y confronter réellement et directement. Leur objet est moins, par conséquent, le handicap que le cadre d’expérience qu’il engage et/ou le contexte social qui s’impose à lui.
7 À ce premier sous-espace de recherches, s’en ajoute un autre, plus discret (sans doute en partie victime de la tendance nominaliste [4] qui s’est imposée dans les sciences sociales contemporaines), mais qui continue toutefois de trouver ses acteurs : celui de la recherche des causes du « handicap ». Les situations de handicap traitées dans cette optique sont majoritairement (en France au moins) des handicaps que l’on peut qualifier de scolaires (déficience intellectuelle, troubles des apprentissages et troubles du comportement) [5]. Ainsi des années 1970 jusqu’à aujourd’hui, plusieurs travaux ont permis de mettre en lien certains comportements problématiques dans et pour le cadre scolaire avec le profil social des enfants concernés (notamment pour les élèves dits « déficients intellectuels » ou ceux désignés comme ayant des « troubles du comportement »), voire avec certaines pratiques pédagogiques (pour les élèves dits « dyslexiques ») [6]. Dans de ce type d’analyse, la « médicalisation » ou la « pathologisation » de l’échec scolaire n’est pas seulement décrite comme la victoire d’une interprétation (ou d’un groupe professionnel) sur une autre à un moment de notre histoire [7], elle est clairement désignée comme « abusive » [8], c’est-à-dire comme une « erreur ».
8 Si ces analyses semblent plus que les précédentes se confronter directement au handicap ou, tout du moins, aux approches biomédicales, il reste qu’elles partagent avec les précédentes un même angle mort. Car pour travailler sur les causes du handicap, encore faut-il pouvoir précisément identifier les motifs (conditions, critères et raisons) qui conduisent à ce que tel ou tel comportement, état ou situation, soit inclus dans le champ du handicap. Comment, en effet, rechercher les causes d’une réalité dont on ne saisit pas exactement ce qui fait ou définit ce qu’elle est ? Précisons que la question n’est pas de savoir ce qu’est, par exemple, une personne aveugle. Un certain accord semble exister sur cette question (notons toutefois que c’est loin d’être le cas pour tous les handicaps). La question est de savoir pourquoi une personne aveugle est dite « handicapée » et pas seulement désignée, par exemple, comme souffrant d’un problème médical. C’est cette dernière question que j’ai en partie essayé de traiter dans L’institution du handicap [9].
Qu’est-ce qu’un « handicap » ?
9 De nombreux chercheurs, venus de l’épidémiologie, de la psychologie ou des sciences sociales se sont emparés de cette question depuis les années 1970. On peut résumer l’évolution des débats de la manière suivante. Sous l’effet d’approches biomédicales anciennes, le sens commun tend à confondre « déficience » (soit toute lésion, perte de substance, altération ou anomalie d’une structure ou d’une fonction physiologique, anatomique, organique ou mentale) et « handicap ». La présence d’une déficience conduirait ipso facto à l’entrée dans le champ du handicap. Si cette définition est intenable, c’est parce que cela conduirait à considérer la plus grande part de la population comme handicapée. Le concept de déficience recouvre en effet aussi bien des situations relativement peu fréquentes comme la cécité, la paralysie d’un ou plusieurs membres, ou l’aphasie, que des dimensions de nature beaucoup plus ordinaires et/ou aux frontières beaucoup plus floues telles que des problèmes de vue mineurs, des troubles de l’orientation dans l’espace et le temps, des troubles de l’humeur, des difficultés de mémoire, un bégaiement, diverses formes d’anxiété, etc. Aussi largement défini, le champ des déficiences possibles concerne 64,3 % de la population et augmente fortement avec l’âge [10]. Se contenter du critère biomédical de la déficience pour parler de handicap conduirait donc à considérer comme handicapés au minimum tous ceux qui se reconnaissent une déficience, soit les deux tiers de la population, mais aussi, parmi le tiers restant, tous ceux qui, bien que n’en ayant pas connaissance, en sont aussi porteurs. C’est le cas par exemple de nombreuses anomalies ou malformations des organes qu’on ne découvre qu’après un décès.
10 Cette difficulté n’est pas ignorée des conceptions médicales professionnelles. Si la déficience reste le cœur de ces dernières, les médecins savent faire la différence entre, d’une part, une anomalie physiologique, une lésion ou tout autre problème médical et, d’autre part, les conséquences pour la vie quotidienne de ce ou ces derniers. Une anomalie peut être importante d’un point de vue proprement physiologique (n’avoir qu’un seul rein) et n’avoir qu’une faible, si ce n’est aucune, conséquence en termes de vécu pour la personne concernée. De ce point de vue, seules les personnes souffrant de déficiences conduisant effectivement à une restriction des activités sociales peuvent et doivent être considérées comme handicapées. Telle est la définition biomédicale du « handicap » aujourd’hui.
11 Parallèlement à cette dernière, et relativement à elle, s’est développée dans les années 1990 une définition concurrente : l’approche dite socio-environnementale. Les travaux qui s’inscrivent dans ce champ ont insisté sur le fait qu’en invitant à distinguer clairement la conséquence (le handicap) de la cause (l’atteinte organique), le modèle biomédical conduit à ajouter aux critères médicaux une dimension sociale plus importante qu’il n’y paraît. Ce que l’on nomme handicap est en effet précisément décrit dans ce cadre comme un écart entre les capacités réduites d’une personne, du fait d’une déficience, et les attentes sociales (i.e. le système de normes et de rôles sociaux) auxquelles cette dernière est confrontée. Une lésion de la moelle épinière ou la trisomie 21 ne sont pas des handicaps mais des altérations, anomalies ou maladies qui en générant des problèmes physiologiques vont avoir comme conséquences des difficultés quotidiennes et des restrictions d’activité sociale. Et ce sont à proprement parler ces restrictions qui constituent le handicap, non leurs causes qui peuvent, pour une même conséquence concrète sur la vie quotidienne, être fort diverses.
12 Or, il apparaît clairement qu’un contexte social, avec les attentes sociales qui lui sont liées, peut être plus ou moins contraignant, changer ou être modifié. Le contexte social est donc autant un critère explicatif de l’inscription ou non d’un individu dans le champ du handicap que le critère de la déficience. Fort de ce constat, l’approche socio-environnementale invite à penser le handicap non plus comme le dernier terme d’une chaîne de conséquences partant de la déficience mais plus précisément comme le produit d’une interaction entre individu (ayant une déficience) et environnement qui conduit ou non à une « réduction de participation sociale ». Par ce biais, l’approche socio-environnementale donne au contexte social et à la déficience un même poids. L’environnement n’est plus une variable. Il est, par le niveau de contraintes et d’exigences qu’il constitue, ce qui conduira à faire de certaines déficiences ou incapacités des désavantages entraînant une réduction de la participation ou des activités sociales (donc un « handicap »), alors que les autres resteront, selon les cas, de simples différences physiologiques, souvent invisibles, ou des problèmes médicaux bien réels mais sans conséquences sociales.
13 Par cette rapide description, on saisit la richesse des débats qui ont eu lieu au cours des dernières décennies autour des critères de définition du handicap. Malheureusement, ni l’approche biomédicale, ni l’approche socio-environnementale, ne semblent pouvoir rendre réellement compte de ce qu’est le « handicap », c’est-à-dire des motifs et critères qui décident réellement de l’entrée ou non de tel ou tel comportement, situation ou manière d’être, dans le champ du handicap. En effet, moins d’une personne sur deux bénéficiant d’une reconnaissance administrative de handicap (40,3 %) correspond effectivement à ce modèle. Par exemple, 24,6 % des personnes bénéficiant de cette reconnaissance déclarent une incapacité mais aucune restriction d’activité, et 28,2 % déclarent n’avoir ni incapacité, ni restriction d’activité. De façon plus surprenante encore, près de 4 % affirment n’être porteur d’aucune déficience quelle qu’elle soit. Et parmi les 96 % restants, un nombre important de personnes déclare cette déficience parce qu’elle leur a été indiquée comme cause probable de leur état mais sans que cette dernière n’ait été jamais empiriquement observée et confirmée [11].
14 Dans le cadre d’une analyse mobilisant les modèles conceptuels contemporains du handicap, ces situations ne peuvent être autrement comprises que comme des erreurs (qu’il s’agisse de celles réalisées par le déclarant qui « oublie » ou « dénie » ses difficultés, de celles des administrations médico-sociales qui reconnaissent des handicaps sans raison médicalement justifiée, ou de celles du recueil de données statistiques). Mais s’il en est ainsi, n’est-ce pas plutôt parce que ces modèles partagent tous le même a priori empiriquement infondé, celui du lien fondamental et indépassable entre déficience et handicap ? Les conceptions naïves en font une condition suffisante, les approches savantes contemporaines une condition nécessaire. Dans tous les cas, cette condition reste indispensable et renvoie du côté de l’impensable, de l’erreur ou de la triche les situations qui sortent de ce cadre. Une telle conclusion serait sans doute acceptable s’il ne s’agissait que de situations très exceptionnelles. Or il n’en est rien. Tout se passe donc comme si ces conceptions décrivaient moins la réalité telle qu’elle est, cherchaient moins à expliquer pourquoi les personnes socialement désignées comme handicapées sont celles-là même qu’elles sont et non pas d’autres, qu’à imposer après coup, et notamment aux yeux des « normaux », une conception orientée et socialement rassurante de ce que sont ces personnes.
La matrice institutionnelle du handicap
15 Comment donc résoudre cette difficulté, soit l’immense écart entre les modèles de définition du handicap dominants et la réalité des situations concrètes observées ? Se donner les moyens de comprendre que plus de la moitié des personnes administrativement reconnues comme handicapées affirment souffrir soit d’une incapacité mais d’aucune restriction d’activité, soit d’une réduction d’activité mais d’aucune incapacité, soit encore ni de l’une ni de l’autre, voire, dans une moindre proportion, d’aucune déficience avérée, même superficielle, c’est d’abord proposer un cadre analytique et conceptuel qui redonne aux notions de déficience, d’incapacité et de restriction leur place véritable : celle de caractéristiques possibles mais nullement nécessaires de la condition et de la désignation sociale d’un handicap.
16 Dès les années 1960, Erving Goffman nous indiquait la voie à suivre : « Quelles que soient les raisons, organiques ou sociales, de la déviance, affirmait-il alors, il y a d’ordinaire un seul ensemble de règles situationnelles qui s’appliquent dans une situation donnée. Et ces règles doivent être transgressées pour qu’une déviation puisse être perçue, que cette déviation soit qualifiée de symptôme ou non »12.
17 Tous les travaux qui viennent d’être évoqués semblent ainsi pêcher par abstraction. Les recherches de terrain montrent clairement que l’état ou le comportement d’un individu n’est pas jugé a priori, à partir de critères (notamment médicaux) abstraits, mais, dans la très grande majorité des cas, en situation. Ce qui est observé ou identifié comme étant possiblement un handicap est toujours (ou presque) une manière d’être et/ou de se comporter qu’une personne elle-même ou, et peut-être plus souvent encore, son entourage (familial, scolaire, professionnel, médical, etc.) en vient à interroger dans des situations très concrètes. Le handicap ne désigne rien d’autre qu’un rapport spécifique entre une certaine manière d’être et de faire (qui peut renvoyer ou non à un processus biologique sous-jacent), une différence (qu’on ne saurait définir a priori comme déficience ou sa conséquence), et un contexte social particulier.
18 Or la sociologie offre un outil très puissant pour définir ce qu’est un contexte social et les règles situationnelles qui lui sont liées. Il s’agit du concept d’institution. Celui-ci désigne l’ensemble des dispositifs concrets d’organisation ou de mise en ordre de la vie sociale (famille, école, travail...) qui implique non seulement, et bien évidemment, des usages institués et des règles, mais aussi des lieux et des objets, des outils et des techniques, des formes de contrôle, de valorisation et de punition, une division des tâches et, ce qui en est sans doute inséparable, des statuts et des hiérarchies.
19 Les nombreux travaux produits par la sociologie sur ces différentes institutions que sont l’école, le travail, la famille, etc., deviennent alors des ressources essentielles pour comprendre ce qu’est concrètement une « situation de handicap », et ce avec un potentiel bien supérieur aux travaux qui se contentent d’évoquer un bien abstrait « environnement ». Qui plus est, parler d’institution a aussi le grand avantage de considérer le monde (ou l’environnement) social dans sa diversité. L’ordre social n’étant pas constitué d’une mais de plusieurs institutions, substituer à la notion d’environnement social celle d’institution, c’est insister sur l’existence d’une diversité de situations et d’espaces sociaux présentant des contraintes, des attentes et des normes tout à fait distincts et spécifiques. Ce qui permet de comprendre la grande variété des différences reconnues comme handicaps.
20 Au titre de vérification empirique, il est dès lors possible de montrer le lien étroit qui existe entre les différentes familles de handicaps et l’expérience spécifique faite de certaines institutions par les individus concernés. La reconnaissance de tel ou tel type de handicap, en effet, ne survient pas n’importe quand au sein des biographies individuelles. On observe une distribution non contingente des reconnaissances de handicap liée à la structuration temporelle des cours de vie par les institutions. Dit autrement, chaque grande famille de handicap tend à correspondre à un certain âge social, c’est-à-dire à l’expérience par les individus d’une institution spécifique.
21 Ainsi, les données statistiques concernant l’âge auquel les personnes concernées font leur première demande de reconnaissance administrative de handicap permettent de constater que les handicaps mentaux sont inséparables de l’expérience de l’institution scolaire et de la confrontation à ses règles situationnelles. La répartition par âge de ces demandes s’organise en plusieurs pics successifs qui suivent l’organisation scolaire en cycles et niveaux. Ces pics de reconnaissances correspondent ainsi à l’entrée à l’école maternelle (entre 2 et 4 ans), puis à l’entrée à l’école élémentaire (entre 5 et 7 ans), avant de chuter (de 8 à 10 ans) pour le reste de la scolarité primaire, et de remonter ensuite pour l’entrée dans le secondaire, d’abord au niveau collège (vers 11 ans) puis au niveau lycée (entre 15 et 17 ans). Bref, chaque rencontre entre les élèves et un nouveau niveau, c’est-à-dire une nouvelle configuration de l’institution scolaire, est suivie de la reconnaissance de nouveaux handicaps. Passé 18 ans, les reconnaissances de handicaps mentaux disparaissent presque totalement. Parallèlement, les reconnaissances de handicaps moteurs se distribuent autour de deux pics (19-23 et 53-55 ans). Le premier correspond à l’âge moyen d’entrée sur le marché du travail en France. Le second renvoie à une étape caractéristique de nombreuses carrières et décrite, depuis plus de trente ans, comme le lieu d’une forte reconfiguration des situations institutionnelles de travail. Les travailleurs se trouvent à ce moment de leur parcours confrontés à l’effort des entreprises pour organiser et faciliter les « sorties anticipées » de la vie professionnelle du côté des plus de 50 ans. Ceux qui restent sont dès lors tout à la fois confrontés à une modification (et tendanciellement à une augmentation) de leurs tâches mais aussi, secondairement, à une compétition accrue avec les plus jeunes. De leur côté, les demandes de reconnaissance de handicap psychique se caractérisent par un pic particulièrement visible autour de 35 ans, soit autour de l’âge moyen du mariage, de la constitution et/ou de l’institutionnalisation de sa propre famille. Quant aux handicaps auditifs et visuels ils présentent des fréquences d’apparition plus stables et continues tout au long de la vie, augmentant toutefois tendanciellement avec l’âge. Ils sont en effet des handicaps d’interaction, c’est-à-dire liés aux institutions qui gèrent les relations et interactions ordinaires de face-à-face, soit ce que Goffman appelle l’ordre de l’interaction. En d’autres termes, il est possible de montrer empiriquement que les quatre grandes institutions que sont la famille, l’école, le travail et l’espace public, en coordonnant les actions individuelles et en découpant les parcours de vie en âges et périodes, structurent et organisent dans le même temps nos taxinomies du handicap.
22 Précisons que si l’on trouve dans l’organisation temporelle du monde social par les institutions, une explication à la structuration de nos taxinomies du handicap en familles distinctes, c’est ensuite dans l’organisation interne de chaque institution considérée cette fois-ci pour elle-même que l’on trouvera l’explication du fait que ces familles recouvrent des situations et des profils de handicap, c’est-à-dire des différences, extrêmement variés. Ce sont donc aussi les institutions qui dictent la nature et la spécificité concrètes de ce qui doit, dans l’immense diversité des manières d’être et de faire possibles et rencontrées, être ou non considéré comme relevant du handicap. Car les institutions ne se contentent pas de séquencer les biographies, renvoyant à des contraintes, rôles et statuts spécifiques, qui se distinguent par leur position dans une chronologie, elles découpent aussi les corps et les activités selon leurs besoins objectifs et leurs orientations normatives. Très concrètement, une institution décompose les individus, les lieux, les temps, les gestes, les actes et/ou les opérations. Par cette décomposition, elle isole certains éléments et en regroupe d’autres. Elle réagence le réel mais aussi la perception que nous en avons. Elle rend ainsi visibles certaines dimensions de ce qui fait un individu et invisibles beaucoup d’autres. En d’autres termes, si des handicaps différents apparaissent dans des institutions différentes, c’est en premier lieu parce que ces institutions ne réunissent en leur sein ni les mêmes attentes normatives, ni les mêmes conditions d’observabilité. Ce qui est observable dans l’une ne le sera pas, ou beaucoup moins facilement, dans une autre. Chaque institution définit de ce fait un ensemble de différences significatives. C’est-à-dire de différences qui, tout à la fois, sont en son sein observables et entretiennent un lien avec ses objectifs et fonctions.
Conclusion : les enjeux scientifiques et sociaux d’une conception proprement sociologique du handicap
23 Les observations précédentes invitent donc à rompre avec la déficience comme condition nécessaire de la situation/désignation de handicap pour considérer ce dernier tel qu’il est, à savoir une « différence significative » et problématique au regard d’une configuration institutionnelle spécifique. Une telle définition de ce que l’on nomme « handicap » rend seule intelligible les constats réalisés sur la diversité des situations réelles dans les termes de la déficience, de l’incapacité et de la restriction de participation sociale. Elle permet de faire apparaitre ces diverses situations comme la simple conséquence logique de la variation de configurations institutionnelles bien spécifiques.
24 Mais l’intérêt d’une telle approche sociologique des critères de définition et de désignation de ce qu’est un handicap ne se réduit pas à cela. Une telle approche semble conditionner en retour les deux autres niveaux d’investigation scientifique sur le handicap distingués plus haut : l’analyse des causes du phénomène observé (ce qui est à l’origine de tel ou tel handicap indépendamment de la nature de ce dernier), et l’analyse du contexte social qui le caractérise. Pour ne donner qu’un exemple, et concernant le premier de ces deux niveaux, si le « handicap » n’est jamais à son point de départ une déficience aux conséquences désavantageuses mais bien toujours une différence in situ, significative (ou visible) et problématique du seul point de vue de la logique d’un fonctionnement institutionnel, on comprend mieux pourquoi de très nombreux handicaps sont reconnus comme tels alors même que l’on n’a jamais pu observer empiriquement la moindre déficience biomédicale à leur endroit. C’est que la désignation d’une manière d’être et de se comporter spécifique comme « handicap » est totalement indépendante de la déficience comme critère ou condition. De fait, la recherche de la déficience se fait presque toujours après coup et ne débouche dans de très nombreux cas sur aucun résultat tangible. Elle est en réalité le plus souvent simplement supposée et ne semble avoir d’autre rôle de que de justifier en la naturalisant une distinction entre « normaux » et « handicapés ». Dès lors, toutes les tentatives de sociogenèse de « handicaps » se voient plus que justifiées car rien n’indique a priori que ces manières d’être ou de faire aient le moindre lien avec une cause biomédicale. Cela est bien sûr plus évident concernant les handicaps mentaux et psychiques que les handicaps sensoriels et physiques. Mais même concernant ces derniers, et au moins certains d’entre eux, l’approche n’apparaît pas exclue d’avance.
25 Au-delà de ces considérations qui concernent avant tout les débats scientifiques, on notera pour conclure les possibles conséquences sociales et politiques d’une telle approche. Si notre analyse est juste, la modification de l’environnement proposée comme solution centrale au handicap par la loi et nombre de théories contemporaines, suivant une problématique de l’accessibilité, ne saurait ni faire disparaître, ni même réduire le handicap. Cela supposerait, en effet, que l’on puisse réduire le handicap à une incapacité résultant de la rencontre entre une déficience et des obstacles environnementaux. Or une telle conception est intenable. L’approche sociologique que nous proposons invite donc bien plutôt à la production de politiques et de discours alternatifs aux « politiques du handicap » proprement dites, c’est-à-dire fondées sur l’évidence d’une séparation objective entre « eux » et « nous ». Et elle montre comment de telles alternatives ne sauraient se construire en dehors, d’une part, d’un travail d’identification et de compréhension rationnel des mécanismes institutionnels qui conduisent à privilégier le rejet et la stigmatisation à la transformation et l’adaptation, d’autre part, d’une réflexion sur les conditions objectives de renforcement des modes contemporains de coopération et d’empathie.
Notes
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[1]
Émile Durkheim, Le suicide, Paris, PUF, 1995 (1897), p. 8.
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[2]
Émile Durkheim, « Cours de science sociale, Leçon d’ouverture », in La science sociale et l’action, Paris, PUF, 1987.
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[3]
Bien évidemment, ces trois niveaux sont imbriqués et il est souvent difficile de traiter l’un d’entre eux en ignorant totalement les deux autres. Toutefois, il est tout aussi clair que la très grande majorité des travaux se concentrent sur l’une de ces dimensions seulement.
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[4]
Il existe plusieurs formes de nominalisme en sociologie. Mais elles consistent globalement toutes à traiter, de manière plus ou moins radicale, les collectifs comme de simples dénominations servant à la seule description. Les collectifs et les entités collectives n’ont pas de réalité. Il n’y a que des individus, des mots, du discours.
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[5]
Bien que minoritaire, on trouve aussi, dans ce champ, des travaux en sociologie de la santé et/ou du travail, centrés sur les risques et les accidents au travail (par exemple, Dominique Dessors, Jean Schram, Serge Volkoff, « Du “handicap de situation” à la sélection-exclusion : une étude des conditions de travail antérieures aux licenciements économiques », Travail et Emploi, n° 48, 1991) pour ce qui concerne les handicaps physiques, ainsi que des travaux sur les handicaps psychiques.
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[6]
Voir notamment, Francine Muel-Dreyfus, « L’école obligatoire et l’invention de l’enfance anormale », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 1, n° 1, 1975 ; Patrice Pinell, Markos Zafiropoulos, Un siècle d’échecs scolaires, Paris, Les éditions ouvrières, 1983 ; Sandrine Garcia, À l’école des dyslexiques. Naturaliser ou combattre l’échec scolaire, Paris, La Découverte, 2013.
-
[7]
Comme c’est le cas, par exemple, dans le travail de Stanislas Morel, La médicalisation de l’échec scolaire, Paris, La Dispute, 2014.
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[8]
Patrice Pinell, Markos Zafiropoulos, op. cit., p. 14.
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[9]
Romuald Bodin, L’institution du handicap, Paris, La Dispute, 2018.
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[10]
Les données statistiques mobilisées dans ce texte sont tirées d’une analyse secondaire réalisée à partir de l’enquête Handicap Santé - Ménages (INSEE 2008).
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[11]
Pour plus de précisions, voir Romuald Bodin, 12. Erving Goffman, Comment se conduire dans op. cit.. les lieux publics, Paris, Economica, 2013 (1963).