Notes
-
[1]
Pierre Bourdieu, Les règles de l’art, Paris, Minuit, 1998.
-
[2]
Julien Duval, Le cinéma au XXe siècle. Entre loi du marché et règles de l’art, Paris, CNRS Editions, 2013.
-
[3]
Actes de la recherche en sciences sociales, « Le journalisme à l’économie », 131-132, 2000 ; Benjamin Ferron, Jean-Baptiste Comby, Karim Souanef, Jérôme Berthaut, « Réinscrire les études sur le journalisme dans une sociologie générale », Biens symboliques, 2, 2018.
-
[4]
Samuel Bouron et Ivan Chupin, « La reconnaissance paritaire des écoles de journalisme. Un néo-corporatisme », Sur le journalisme, 2, 2013.
-
[5]
Initialement l’étude comportait trois volets : une enquête longitudinale à partir des données de la Commission de la carte d’identité des journalistes professionnels (CCIJP), une enquête par questionnaire auprès de diplômés en journalisme et une enquête par entretiens semi-directifs auprès de diplômés issus de trois promotions (1997, 2007, 2012). Elle a donné lieu à la publication d’un rapport, S. Bouron, V. Devillard, C. Leteinturier, G. Le Saulnier, « L’insertion et les parcours professionnels des diplômés de formations en journalisme », commandé par les Observatoires des métiers de l’audiovisuel et de la presse, en partenariat avec les CPNEF Audiovisuel, Presse et Journaliste, et l’Afdas, 2017.
-
[6]
Samuel Bouron, Apprendre à penser comme un journaliste. Construction sociale des catégories de connaissances professionnelles et division du travail journalistique, thèse de doctorat en sociologie, université de Picardie-Jules-Verne, 2014.
-
[7]
S. Bouron, V. Devillard, C. Leteinturier, G. Le Saulnier, op. cit.
-
[8]
Andrew Abbott, The system of professions. An Essay on the Division of Expert Labor, Chicago, University of Chicago Press, 1988.
-
[9]
Pour des exemples dans l’histoire de l’IUT de Bordeaux, voir Samuel Bouron, « Produire des faits autrement. L’IUT de Bordeaux, une alternative à la « neutralité » journalistique », in Alexandre Olivier, Sophie Noël et Aurélie Pinto, Culture et (in) dépendance. Les enjeux de l’ indépendance dans les industries culturelles, Paris, Peter Lang, 2017.
-
[10]
Samuel Bouron et Ivan Chupin, op. cit.
-
[11]
Selon les critères mobilisés aussi bien dans les classements du Figaro que de L’Étudiant.
-
[12]
L’Institut de journalisme de Bordeaux Aquitaine (IJBA) continue néanmoins de demander un mémoire aux étudiants, où ces derniers ont la possibilité de demander des conseils à des chercheurs extérieurs à l’école.
-
[13]
Johanna Siméant, « Déontologie et crédibilité. Le réglage des relations professionnelles au CFJ », Politix, 19, 1992.
-
[14]
Géraud Lafarge et Dominique Marchetti, « Les portes fermées du journalisme. L’espace social des étudiants des formations « reconnues »», Actes de la recherche en sciences sociales, 189/4, 201.
-
[15]
Alain Accardo, Journalistes précaires, journalistes au quotidien, Marseille, Agone, 2007.
-
[16]
Jérémy Sinigaglia, « Le bonheur comme rétribution du travail artistique. De l’injonction à l’incorporation d’une norme », Sociétés contemporaines, 2013/3, 91.
-
[17]
Marc Martin, Les grands reporters. Les débuts du journalisme moderne, Paris, Luis Audibert Éditions, 2005.
-
[18]
Pierre Bourdieu (dir.), La misère du monde, Paris, Le Seuil, 1993.
-
[19]
Everett C. Hughes, Le Regard sociologique, Essais choisis, Paris, Éd. de l’EHESS, 1996 (1951).
-
[20]
S. Bouron, V. Devillard, C. Leteinturier, G. Le Saulnier, « L’insertion et les parcours professionnels... », op. cit.
-
[21]
Denis Ruellan, Le journalisme ou le professionnalisme du flou, Grenoble, PUG, 2007 (1993).
-
[22]
Pierre Bourdieu, Sur la télévision. Paris, Raisons d’Agir, 1996.
-
[23]
Julien Duval, Le cinéma au XXe siècle, op. cit.
1 Les écoles professionnelles constituent souvent un moyen privilégié pour un groupe de ne pas se laisser imposer des règles édictées de l’extérieur – notamment des pouvoirs politiques ou économiques – en définissant de manière autonome les codes de conduite à suivre pour quiconque souhaite faire carrière. Cependant, dans le cas du journalisme, le mouvement d’autonomisation professionnelle caractérisé entre autres par le développement d’écoles spécialisées est corrélatif d’un processus de soumission aux contraintes externes du marché. Ces deux tendances – autonomisation professionnelle et subordination aux logiques commerciales – semblent à première vue contradictoires. Les enquêtes menées sur la construction des marchés de biens symbolique, comme la littérature [1] ou encore le cinéma [2], montrent toutefois qu’elles peuvent très bien se combiner. L’influence du champ économique sur le champ journalistique constituant l’un des résultats principaux des analyses sociologiques du journalisme [3], cet article analyse la façon dont l’institutionnalisation des formations professionnelles alimente la dépendance du journalisme au marché.
2 Dans le modèle des professions libérales, la formation donne la possibilité de séparer les journalistes professionnels, dont le passage par une école est censé garantir le respect des codes déontologiques, et les amateurs, qui par opposition demeurent moralement suspects. Inspirés par ce modèle, les syndicats de journalistes français et en particulier le Syndicat national des journalistes (SNJ) ont souhaité moraliser la profession et éviter la corruption des professionnels de l’information en particulier vis-à-vis des « excès du capitalisme ». Lors de sa création en 1918, le SNJ imagine donc la création d’un ordre des journalistes où l’entrée serait conditionnée à l’obtention d’un diplôme professionnel, comme c’est le cas des professions d’avocats ou de médecins qui utilisent des numerus clausus. Il n’y aurait alors pas d’autre choix que de passer par une école pour devenir journaliste professionnel, ce qui donnerait lieu à une relation directe entre le titre et le poste. Mais les négociations furent bloquées par le patronat, réticent à voir une convention collective assurer une protection aux journalistes sur le marché du travail et entraver le développement économique de leurs entreprises de presse.
3 Le développement d’écoles de journalisme n’a donc pas conduit à fermer les frontières de la profession, dans le sens où la détention d’un diplôme ne garantit pas, sur le plan juridique, l’obtention de la carte de presse. Il existe tout de même une régulation de la Commission paritaire nationale pour l’emploi des journalistes (CPNEJ), réunissant représentants syndicaux de salariés et représentants patronaux, qui reconnaît 14 diplômes de journalisme [4]. Cet agrément n’empêche pas cependant d’autres formations professionnelles de se développer. N’importe quel diplôme de l’enseignement supérieur peut se revendiquer de la formation au journalisme, même si une minorité de diplômés s’insère sur ce marché du travail. D’ailleurs, il n’est pas obligatoire sur le plan juridique de posséder un diplôme de journaliste pour devenir un professionnel de l’information : obtenir la carte de presse nécessite essentiellement d’avoir des revenus supérieurs à un seuil minimum et que la majorité de ces revenus soit considérée par la CCIJP (Commission de la carte d’identité des journalistes) comme relevant d’une activité d’information. En définitive, le poste de travail prime sur le diplôme dans la définition du journaliste professionnel. Aussi, les savoirs journalistiques sont moins les produits d’une construction disciplinaire élaborée à l’université que ceux d’un ajustement des diplômes aux demandes des entreprises de presse.
4 Pour interroger la relation entre la formation et l’emploi des journalistes, nous mobiliserons entre autres les données issues d’une enquête par questionnaire, qui visait à comparer trois cohortes de diplômés en journalisme en 1997, 2007 et 2012 [5]. Le questionnaire a été diffusé en ligne en 2016 et il a obtenu 350 réponses exploitables. Ces données sont complétées par l’observation du recrutement et de la formation des étudiants dans les formations professionnelles [6]. Dans un premier temps, nous montrerons comment les écoles reçoivent des injonctions à ajuster leurs formations au marché du travail. Dans un second temps, nous expliquerons comment cet ajustement provoque une concurrence des diplômés et une précarisation d’une partie d’entre eux qui favorise le développement d’une zone grise du journalisme, ce qui fera l’objet de notre troisième point.
Former des journalistes interchangeables
5 En 2013, près des deux tiers des nouveaux titulaires de la carte de presse (63 %) détiennent un diplôme spécifique au journalisme, contre 44 % en 1998, selon les données de la carte d’identité des journalistes professionnels [7]. Comme d’autres professions, les journalistes cherchent à maîtriser l’accès à leur groupe en contrôlant eux-mêmes les modalités d’entrée [8]. Les nouveaux titulaires de la carte de presse sont plus qu’auparavant formés par des journalistes et, surtout, destinés à entrer sur le marché du travail spécifique au journalisme. Historiquement, d’autres modèles de formation professionnelle ont tenté de s’imposer, en s’appuyant notamment sur des universitaires qui essayaient de faire raisonner leurs réflexions dans le champ journalistique ou littéraire [9]. Ils concevaient le journalisme comme une activité intellectuelle qui pouvait tout aussi bien être menée en politique, à l’université, en littérature et évidemment dans le journalisme. Mais ce type de formation a progressivement disparu au profit d’un type de formation plus pragmatique.
6 Le modèle de formation professionnelle des journalistes, tel qu’il a été développé par le Centre de formation des journalistes (CFJ) après la Seconde Guerre mondiale et pris comme exemple par la Commission nationale paritaire de l’emploi des journalistes (CPNEJ) [10] ne rompt pas fondamentalement avec la traditionnelle formation « sur le tas » dans les entreprises de presse. Les étudiants apprennent principalement les techniques du journalisme qu’ils adaptent aux différents médias susceptibles de les employer. Les écoles copient les environnements professionnels des différentes rédactions pour se familiariser avec leurs routines. Des stages placés tout au long du cursus visent à ce que les diplômés soient directement opérationnels en sortant de l’école. La relation entre la formation professionnelle et le recrutement tend à s’institutionnaliser par le développement de prix et bourses organisés par les entreprises de presse dont la récompense prend souvent la forme d’un contrat de travail. Par exemple, le journal L’Equipe organise depuis 1992 la bourse Jacques Goddet. Pendant une journée, les candidats de diplômes agréés par la profession s’affrontent lors d’épreuves de culture sportive et de rédaction d’un article nourri par une conférence de presse. Les deux lauréats remportent chaque année un contrat à durée déterminée (CDD) de deux mois. L’obtention de ces prix et bourses par les diplômés et plus largement leur insertion professionnelle constitue l’indicateur principal du classement de l’école tel qu’il est construit par la presse spécialisée [11].
7 Pour maximiser les chances des étudiants de s’insérer sur le marché du travail, les écoles font en sorte que les diplômés soient capables à l’issue du cursus de pratiquer le journalisme dans tous les médias, quelles que soient leurs lignes éditoriales. En cela, la formation est généraliste, même si les étudiants ont la possibilité en dernière année de préciser leur orientation vers un média en particulier, souvent la télévision, la radio, ou le web et la presse écrite. Les cours dispensés par des enseignants-chercheurs complètent la culture générale évaluée lors des concours d’entrée. Mais, dans la plupart des écoles, ces enseignements n’ont pas pour objectif de développer chez chacun des étudiants une réflexion autour d’enjeux intellectuels spécifiques qui seraient abordés par une démarche de recherche ou, a minima, de reportage sur un temps long [12]. Cette logique de spécialisation, qui ne dissocierait plus l’enseignement des sciences sociales de celle des techniques professionnelles, serait contraire à la façon dont l’information est abordée dans les écoles professionnelles. Les étudiants apprennent tout au long de leurs cursus à traiter leurs sujets par des « angles » acceptables, c’est-à-dire suffisamment distincts et en même temps complémentaires de ceux des médias concurrents. Ils se familiarisent avec les « sources » à interroger [13]: chercheurs experts et familiers des médias, représentants politiques et syndicaux, responsables associatifs, etc. En ce sens, devenir journaliste revient à incorporer un sens des limites, de ce que l’on peut faire ou ne pas faire en tant que professionnel. Les étudiants sont socialisés aux schèmes de pensée propres aux journalistes, qu’ils intériorisent progressivement en s’immergeant dans leur quotidien, dans un environnement constitué par des promotions d’étudiants socialement homogènes [14]. Cet apprentissage passe par la mise à distance d’un enseignement à la recherche par la recherche, reléguée parmi les savoirs d’amateurs, hors des frontières du corps professionnel. Les diplômés deviennent alors interchangeables dans la mesure où ils maîtrisent tous les mêmes techniques et qu’ils sont tous capables d’adopter le même regard dans les mêmes situations. Dans cette logique, les écoles participent à la mise en marché du travail des journalistes.
La déstabilisation du modèle salarial
8 Être diplômé en journalisme ne suffit pas pour être journaliste. Le nombre de diplômés qui offrent leur travail est supérieur au nombre d’employeurs qui en demandent. Le rapport de force est donc bénéfique au patronat, qui dispose de plusieurs diplômés compétents pour un même poste. En début de carrière, les emplois des nouveaux titulaires de la carte de presse se caractérisent par une forte précarité et la relation entre le journaliste et son employeur demeure fragile. Sur les 36 premiers mois faisant suite à leur sortie de l’école, les diplômés de l’année 2012 sont moins d’un quart (23 %) à bénéficier d’un CDI (contrat à durée indéterminée). Cette précarité s’est intensifiée ces dernières années puisque les diplômés de 1997 disposaient pour 40 % d’entre eux d’un CDI trois ans après leur formation, alors que le nombre d’étudiants formés dans des écoles a continué de s’accroître.
9 Le rapport de force défavorable aux salariés se manifeste d’abord dans la relation de travail et en particulier dans le sentiment d’être rémunérés trop faiblement au regard de la quantité de travail fournie. 37 % des répondants au questionnaire regrettent cette situation. Mais la précarité prend parfois des formes plus invisibles, dans la mesure où l’opposition même minime aux attentes des employeurs conduit à se retrouver en bas de la liste des « collaborateurs » au profit d’autres journalistes mieux disposés à s’ajuster à la commande.
« La succession de centaines de CDD ou de piges pour [une chaîne de télévision nationale], de remplacements ponctuels ou de renforts liés aux besoins de l’actualité sont des contrats par nature incertains, plus ou moins espacés, demandés au dernier moment, la veille pour le lendemain, la nuit, ou le matin pour le jour même, dans une géographie étendue et sans certitudes d›avoir d›autres contrats. Ça demande une grande mobilité et rend impossible de mener une vie sociale pour rester disponible en permanence, et impossible de se projeter au-delà de quelques jours pour tout projet personnel. »
11 Durant la première phase de la carrière faisant suite à la sortie de l’école, la part des diplômés la plus précaire subit des conditions d’emploi qui l’oblige à travailler sur des temps courts, dans l’urgence et souvent pour répondre à des commandes de leurs employeurs. Ils tendent aussi à reprendre des informations déjà parues dans d’autres médias et ils se limitent aux informateurs les plus officiels [15]. Pour effectuer ces tâches, ils engagent moins leurs dispositions intellectuelles souvent acquises avant leur entrée dans l’école que leurs compétences techniques apprises au cours de leur formation. Comme la composante la plus généraliste de leur formation est mise en sommeil, ces diplômés ont l’impression d’être surqualifiés pour faire ce métier.
« Les compétences requises pour exercer ce métier sont en-dessous de celles acquises pendant les études : faire des micros-trottoirs alors qu›on a un master, qu›on parle trois ou quatre langues, etc. »
13 Ce sentiment de surqualification dépasse le seul cas des précaires du journalisme et concerne bien d’autres professions culturelles [16]. L’entrée dans ces métiers relève au moins en partie de la vocation, alimentée par le goût du voyage et de l’aventure, de l’écriture, de la compréhension du monde qui les entoure et plus globalement de la distance d’avec les routines des métiers perçus comme trop bureaucratiques. La vocation pour le journalisme est encore aujourd’hui structurée par la représentation du grand reporter largement autonome vis-à-vis des contraintes de son employeur [17]. Au moment de l’entrée dans l’école, l’espace des possibles professionnels leur est encore ouvert. Mais à la sortie de leur formation, ils ne rencontrent pas toujours les conditions matérielles pour réaliser leur vocation et leur épanouissement personnel s’en trouve entravé. Ils se situent dans la position paradoxale de faire partie d’une profession perçue comme prestigieuse, mais en ne bénéficiant que partiellement des gratifications symboliques liées à son appartenance. Ils subissent ce que Pierre Bourdieu appelle une misère de position [18] pour caractériser les espérances déçues liées au processus d’imposition du pouvoir économique sur le champ journalistique.
Le développement d’une « zone grise » du journalisme
14 Des travaux sociologiques associent le développement d’un groupe professionnel à la délégation du « sale boulot » à des travailleurs extérieurs au groupe [19]. Mais les journalistes constituent un cas paradoxal : leur formation ne les dégage pas du sale boulot et des contraintes économiques qui régulent leur travail quotidien, même si les situations sont très inégales selon les positions des diplômés dans le champ journalistique. En fait, le développement des écoles de journalisme, en même temps que sa précarisation, a rendu plus floues les frontières entre ce qui relève du journalisme et ce qui n’en relève pas.
15 Dans le questionnaire adressé aux diplômés, trois indicateurs permettent de saisir l’appartenance au journalisme : d’abord, la définition la plus large et subjective correspond à la profession que déclarent les répondants ; ensuite, la définition institutionnelle renvoie à la détention ou non de la carte de presse ; enfin, une définition plus restreinte exclut ceux dont l’activité professionnelle ne se limite pas au journalisme et qui travaillent dans d’autres secteurs des médias, en particulier le web et la communication. L’écart entre la définition la plus subjective – la profession que déclarent les répondants – et la définition objective la plus restreinte – n’exercer que dans le journalisme – constitue une zone grise du journalisme, où les diplômés ne sont pas complètement entrés dans la profession, sans pour autant se situer en dehors. Quatre diplômés sur cinq (82 %) déclarent exercer la profession de journaliste, mais cette proportion tombe à 72 % si l’on ne tient plus compte que de la possession de la carte de presse. La difficulté à tracer les frontières du journalisme se révèle encore lorsqu’on différencie ceux qui ne font que du journalisme et ceux qui font du journalisme parmi leurs diverses activités. Trois diplômés sur cinq ne font que du journalisme et un quart exerce entre autres une activité de journaliste, qu’ils se définissent ou non comme des journalistes [20].
16 Finalement, un tiers des diplômés (34 %) se situe dans cette zone grise, entre une population de journalistes qui se définissent comme tel, qui possèdent une carte de presse et qui n’exercent pas d’activité professionnelle dans un autre secteur (communication, web, etc.) – un peu plus de la moitié des répondants correspond à cette définition restreinte du journaliste – et une population qui ne se définit pas comme journaliste et qui n’y exerce plus aucune activité. Dans les écoles, les étudiants apprennent des techniques journalistiques qui sont plus largement des techniques de communication leur offrant la possibilité de travailler dans d’autres secteurs d’activités que celui de l’information. Ceci explique que le développement des écoles de journalisme participe à rendre poreuses les frontières professionnelles [21] plutôt qu’à rendre étanches les frontières du journalisme par rapport à d’autres secteurs comme la communication.
17 L’analyse de la relation entre la formation des journalistes et le recrutement dans les entreprises permet de comprendre le paradoxe qu’ils affrontent. Le développement d’écoles professionnelles accompagne un mouvement d’autonomisation dans la mesure où ces formations unifient les dispositions et savoirs-faire journalistiques : façons d’écrire et de parler, choix des « sources », cadrages de l’information, etc. Mais l’apprentissage de cette forme journalistique les prépare aussi à s’ajuster aux contraintes notamment économiques qui rendent le champ journalistique relativement hétéronome : logiques d’audimat, circulation circulaire de l’information, acceptation des cadrages institutionnels, etc. [22] Comme d’autres champs de production culturelle tels que le cinéma [23], le pôle de production restreinte caractérisé par le journalisme « sérieux » de la presse d’information générale et politique et le pôle commercial qui vise davantage à mêler l’information au divertissement semble de plus en plus hybride, et la scolarisation du journalisme participe de ce rapprochement.
Notes
-
[1]
Pierre Bourdieu, Les règles de l’art, Paris, Minuit, 1998.
-
[2]
Julien Duval, Le cinéma au XXe siècle. Entre loi du marché et règles de l’art, Paris, CNRS Editions, 2013.
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[3]
Actes de la recherche en sciences sociales, « Le journalisme à l’économie », 131-132, 2000 ; Benjamin Ferron, Jean-Baptiste Comby, Karim Souanef, Jérôme Berthaut, « Réinscrire les études sur le journalisme dans une sociologie générale », Biens symboliques, 2, 2018.
-
[4]
Samuel Bouron et Ivan Chupin, « La reconnaissance paritaire des écoles de journalisme. Un néo-corporatisme », Sur le journalisme, 2, 2013.
-
[5]
Initialement l’étude comportait trois volets : une enquête longitudinale à partir des données de la Commission de la carte d’identité des journalistes professionnels (CCIJP), une enquête par questionnaire auprès de diplômés en journalisme et une enquête par entretiens semi-directifs auprès de diplômés issus de trois promotions (1997, 2007, 2012). Elle a donné lieu à la publication d’un rapport, S. Bouron, V. Devillard, C. Leteinturier, G. Le Saulnier, « L’insertion et les parcours professionnels des diplômés de formations en journalisme », commandé par les Observatoires des métiers de l’audiovisuel et de la presse, en partenariat avec les CPNEF Audiovisuel, Presse et Journaliste, et l’Afdas, 2017.
-
[6]
Samuel Bouron, Apprendre à penser comme un journaliste. Construction sociale des catégories de connaissances professionnelles et division du travail journalistique, thèse de doctorat en sociologie, université de Picardie-Jules-Verne, 2014.
-
[7]
S. Bouron, V. Devillard, C. Leteinturier, G. Le Saulnier, op. cit.
-
[8]
Andrew Abbott, The system of professions. An Essay on the Division of Expert Labor, Chicago, University of Chicago Press, 1988.
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[9]
Pour des exemples dans l’histoire de l’IUT de Bordeaux, voir Samuel Bouron, « Produire des faits autrement. L’IUT de Bordeaux, une alternative à la « neutralité » journalistique », in Alexandre Olivier, Sophie Noël et Aurélie Pinto, Culture et (in) dépendance. Les enjeux de l’ indépendance dans les industries culturelles, Paris, Peter Lang, 2017.
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[10]
Samuel Bouron et Ivan Chupin, op. cit.
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[11]
Selon les critères mobilisés aussi bien dans les classements du Figaro que de L’Étudiant.
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[12]
L’Institut de journalisme de Bordeaux Aquitaine (IJBA) continue néanmoins de demander un mémoire aux étudiants, où ces derniers ont la possibilité de demander des conseils à des chercheurs extérieurs à l’école.
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[13]
Johanna Siméant, « Déontologie et crédibilité. Le réglage des relations professionnelles au CFJ », Politix, 19, 1992.
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[14]
Géraud Lafarge et Dominique Marchetti, « Les portes fermées du journalisme. L’espace social des étudiants des formations « reconnues »», Actes de la recherche en sciences sociales, 189/4, 201.
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[15]
Alain Accardo, Journalistes précaires, journalistes au quotidien, Marseille, Agone, 2007.
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[16]
Jérémy Sinigaglia, « Le bonheur comme rétribution du travail artistique. De l’injonction à l’incorporation d’une norme », Sociétés contemporaines, 2013/3, 91.
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[17]
Marc Martin, Les grands reporters. Les débuts du journalisme moderne, Paris, Luis Audibert Éditions, 2005.
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[18]
Pierre Bourdieu (dir.), La misère du monde, Paris, Le Seuil, 1993.
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[19]
Everett C. Hughes, Le Regard sociologique, Essais choisis, Paris, Éd. de l’EHESS, 1996 (1951).
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[20]
S. Bouron, V. Devillard, C. Leteinturier, G. Le Saulnier, « L’insertion et les parcours professionnels... », op. cit.
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[21]
Denis Ruellan, Le journalisme ou le professionnalisme du flou, Grenoble, PUG, 2007 (1993).
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[22]
Pierre Bourdieu, Sur la télévision. Paris, Raisons d’Agir, 1996.
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[23]
Julien Duval, Le cinéma au XXe siècle, op. cit.