Notes
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[1]
Josiane Ulin, « La population à l’horizon 2030 en Champagne-Ardenne : un vieillissement plus marqué qu’ailleurs », Insee Flash, n° 79, juillet 2007.
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[2]
Le nom de la ville a été modifié.
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[3]
Cette enquête s’est déroulée sur une période d’environ trois ans, dans le cadre d’une thèse de sociologie, dont presque deux années de présence permanente sur place. En plus de quelques entretiens, l’enquête se fonde essentiellement sur l’observation participante au travers d’activités partagées avec les enquêtés (sociabilités amicales, football, chasse, petits travaux d’entraide, etc.). Les enquêtés se connaissent presque tous, ils ont principalement entre 20 et 35 ans, avec une forte majorité d’hommes étant donné la méthode d’enquête via des groupes de loisirs essentiellement masculins.
-
[4]
Abdelmalek Sayad, La double absence. Des illusions de l’émigré aux souffrances de l’immigré, Seuil, Paris, 1999, p. 51.
-
[5]
Jean-Claude Passeron, « Portrait de Richard Hoggart en sociologue », Enquête, n° 8, 1993, p. 79-111.
-
[6]
Erving Goffman, Les rites d’ interaction, Minuit, Paris, 1974.
-
[7]
Stéphane Beaud, 80 % au bac… et après ? Les enfants de la démocratisation scolaire, La Découverte, Paris, 2002.
-
[8]
Mathew Desmond, On The Fireline. Living and Dying with Wildland Firefighters, University of Chicago Press, Chicago, 2007.
-
[9]
Jean-Noël Retière, « Autour de l’autochtonie. Réflexions sur la notion de capital social populaire », Politix, vol. 16, n° 63, 2003, p. 121-143.
-
[10]
Lire à ce sujet Ludovic Lestrelin, L’autre public des matchs de football. Sociologie des supporters à distance de l’Olympique de Marseille, EHESS, Paris, 2010.
-
[11]
Jean-Noël Retière, op.cit.
1 en France, le monde rural recouvre des réalités extrêmement différentes. Il existe une majorité de territoires ruraux dits « attractifs » qui se repeuplent, profitant de la proximité des villes et parfois d’un intérêt touristique. Mais on trouve aussi des zones rurales en déclin où l’emploi et la population diminuent, avec beaucoup de jeunes qui émigrent. Ce second type de territoires ne se prête généralement guère à la contemplation. Il s’agit plutôt d’une ruralité industrielle en désuétude du fait des bifurcations du capitalisme de la fin du vingtième siècle. C’est là que l’on constate un fort ancrage du vote Front national, ainsi qu’un départ des jeunes diplômés.
2 Le département de la Haute-Marne, dans lequel j’ai mené une enquête par observation participante auprès des jeunes de classes populaires, est représentatif de ce dernier cas de figure. Selon une estimation de l’Insee, entre 2005 et 2030, la population pourrait diminuer de 18,7 % en passant de 187 000 à 152 000 habitants [1]. Entre 1851 et 1901, période plus longue et marquée par « l’exode rural », elle n’avait diminué que de 16 %, passant de 268 000 à 226 000 habitants. Ce département perd des emplois depuis les années 1990 et ne dispose pas d’université pour retenir les jeunes qui poursuivent des études supérieures. Le départ des étudiants renforce dès lors la surreprésentation des classes populaires sur ce territoire délaissé. Les catégories « employés » et « ouvriers » constituent plus de 72 % de la population active haut-marnaise. Depuis une vingtaine d’années, ceux qui restent vivre en Haute-Marne sont ainsi surtout les enfants d’ouvriers, moins prédisposés que les autres à faire des études longues, plus enclins à s’accommoder ou valoriser les métiers manuels proposés par le marché du travail local et à ne pas envisager de vivre ailleurs.
3 À l’échelle du canton de Fontbourg [2] où s’est principalement déroulée l’enquêtepar interconnaissance [3], les classes populaires se retrouvent là aussi très majoritaires. En un sens relativement plus autonomes sur le plan des normes et des valeurs qu’ils ne le seraient probablement en ville parce qu’ils sont moins confrontés à la domination directe de classes sociales plus dotées en capital culturel, ouvriers et employés demeurent néanmoins dominés dans les rapports de production et dans le pouvoir politique par une petite bourgeoisie économique (infirmier libéral, agriculteur céréalier, cadre du privé). Une telle configuration des rapports sociaux locaux pose alors de nombreuses questions sociologiques sur la spécificité des conditions matérielles d’existence et du style de vie populaires. Dans ce texte, il s’agit plus particulièrement de prendre pour objet les représentations que les jeunes restés vivre en Haute-Marne ont des possibles destinations migratoires et carrières extra-locales. Si ces jeunes ne veulent pas ou plus opter pour la mobilité, ils restent concernés par ces questions omniprésentes dans la sociabilité quotidienne, dans les conversations sur le monde « ailleurs » ou sur les parcours de ceux qui sont partis. Comment et pourquoi les jeunes ouvriers et employés ruraux (entre 20 et 30 ans principalement, et peu ou pas diplômés) valorisent-ils certains métiers proposés « ailleurs » et certaines destinations emblématiques ? Ou, à l’inverse, comment et pourquoi expriment-ils leur dégoût vis-à-vis de certains lieux et modes de vie ?
4 Sous cet angle, Paris fait pour eux figure de repoussoir, tandis que la Suisse (également située à plus ou moins 250 km) est vue comme un eldorado, et qu’enfin « la Haute-Marne », le monde « connu » au sens fort du terme, reste un espace plus maîtrisable, qui confère à leurs yeux une plus grande autonomie, ainsi qu’une plus grande reconnaissance sociale.
L’eldorado Suisse
5 Concrètement, les jeunes enquêtés pour la plupart sans diplômes et de classes populaires (en emploi ou au chômage) appuient leurs représentations des villes et du monde « ailleurs » sur les récits de vie des proches ayant émigré. Ce sont donc rarement des idées vagues exprimées à la cantonade, même si ce que l’on sait d’un émigré n’est jamais qu’une réputation. Dans le cas d’un jeune maçon émigré en Suisse par exemple, les jeunes ouvriers de Fontbourg préfèrent ignorer qu’il habite encore en caravane au gré des chantiers, pour insister sur son salaire et conforter le mythe de la Suisse en tant qu’eldorado. On retrouve le principe de ce que Abdelmalek Sayad appelait un « mensonge collectif », « méconnaissance collective de la vérité objective de l’émigration qui est entretenue par tout le groupe » [4].
6 Un soir, Lionel (27 ans, agriculteur), Alain (30 ans, paysagiste) et Thibaut (29 ans, ouvrier plaquiste) boivent un pastis chez Alain avec la télévision en fond sonore. Le Journal de 20 heures parle alors des « nouveaux problèmes » rencontrés par les frontaliers travaillant en Suisse. Alors que le journaliste évoque la possibilité d’une mesure en défaveur des frontaliers, Thibaut fait ce commentaire : « Ils se font toujours plus de fric ceux-là. » (en parlant des frontaliers). Lionel ajoute que « ça vaut le coup d’essayer » de partir travailler là-bas, et Alain évoque ensuite son « plan », qui ne se réalisera jamais, pour devenir « représentant de cigarettes en Suisse ». Les trois potes se sont confortés mutuellement dans l’idée que la Suisse restait une destination privilégiée, malgré le message inverse du reportage. Dans le prolongement de la conversation, ils prendront l’exemple du jeune maçon émigré évoqué plus haut qui gagnerait « 5 000 par mois ». En revanche, ils ne parleront pas de ceux qui ont échoué à trouver un travail en Suisse, ni des deux filles originaires de la petite bourgeoisie locale, diplômées de l’université, qui sont parvenues à trouver un travail stable de l’autre côté de la frontière. Chez les jeunes adultes tout particulièrement, l’interprétation du message médiatique vise à donner du sens à une situation dans laquelle on se projette : on va par exemple utiliser un reportage comme celui-ci pour justifier une prochaine émigration. Semble prévaloir ici l’hypothèse de Richard Hoggart selon laquelle les classes populaires ont un rapport « d’utilité » et de « nécessité » dans la réception des médias pour « donner du sens » et « maîtriser psychologiquement un environnement d’adversités et de contraintes » [5].
7 Parler d’émigration permet également à certains jeunes du canton restés au chômage depuis longtemps de se montrer néanmoins ambitieux et désireux de travailler. C’est le cas d’Alain, cité plus haut, qui partira finalement en Suisse, « sur un coup de tête », avant de revenir quelques jours plus tard sans avoir trouvé de travail. Il lui était en effet difficile de garder la face dans les interactions quotidiennes au bourg [6]. Selon une expression localement récurrente, « celui qui ne travaille pas ne vaut rien ». Même le travail au noir est peu accessible à ceux considérés comme « fainéants » ou « pas dignes de confiance ». Dans ce contexte, l’idée qu’il n’y a « plus de boulot ici » et que « tout le monde te juge » s’oppose à celle de la ville « qui bouge » et où « personne te calcule », avec, bien sûr, l’opportunité de gagner plus d’argent et de « revenir » au bourg « leur mettre la rage » avec une future réussite économique. La Suisse, ici comme ailleurs en France, est une destination valorisée pour les jeunes de classes populaires [7]. Mais c’est aussi souvent une destination évoquée sans trop de sérieux. Ceux qui ne partiront jamais et parlent d’émigrer en Suisse pour dénigrer par comparaison leur lieu de vie actuel ou « la mentalité d’ici », « les gens d’ici ». Parler d’émigration est devenu banal pour les jeunes dans un contexte deprécarisation des conditions d’existence. Comme on pouvait l’entrevoir dans l’exemple précédent, les envies de départ se répandent par vagues et de proche en proche, elles se diffusent ainsi via les bandes de potes. Il leur est ensuite plus facile de justifier un projet d’émigrer si celui-ci émane d’une idée collective plutôt que d’une stratégie personnelle inédite. Sur un sujet mal maîtrisé et hypothétique, un jeune du bourg paraît plus réaliste et moins prétentieux en disant simplement vouloir « faire comme les autres ». Mais objectivement, la Suisse apparaît davantage comme une échappatoire peu maîtrisée.
Les métiers de l’armée en tête d’affiche
8 Tous les émigrés ne constituent pas des exemples à suivre pour les jeunes de classes populaires. Les jeunes hommes ouvriers, qui évoluent au quotidien dans une sociabilité peu mixte et où les classes populaires sont très majoritaires, tendent comme on l’a vu à ignorer les parcours de vie des jeunes femmes étudiantes et même des jeunes hommes issus de la petite bourgeoisie culturelle locale, par exemple. Les exemples d’émigrés retenus sont plutôt ceux de gars du coin ayant encore de l’influence sur la sociabilité locale. Soit ces émigrés reviennent vivre « ici » à l’année, soit ils restent présents par la pratique d’un loisir ou l’engagement associatif quelques jours par semaine. Il s’agit là typiquement des jeunes pompiers de Paris, qui continuent d’être pompiers volontaires au bourg et font figure de modèle de réussite sociale. Ils valorisent des manières d’être et de penser incorporées au bourg, où ils ont été pompiers volontaires, souvent comme leurs pères avant eux. Ils opèrent de cette manière une reconversion extra-locale de dispositions locales. À la suite d’un jeune devenu pompier de Paris puis entraîneur du club de football, cinq autres, tous enfants d’ouvriers, se sont engagés avec succès dans cette même carrière. Matthew Desmond, qui a enquêté en Arizona sur les pompiers des forêts, parle dans cette même idée d’un « habitus rural masculin » reconvertible dans ce type de métiers [8]. Dans la même logique, Jean-Noël Retière avait auparavant souligné l’importance, notamment pour les anciennes générations de pompiers, de ce qu’il l’appelle « l’ethos hérité » par un parent pompier [9].
9 Marc Letizzi, un jeune originaire de Fontbourg âgé de 24 ans, engagé depuis trois ans dans les pompiers de Paris, dit quant à lui avoir choisi cette voie pour arrêter l’école. À demi-mot, il avoue aussi vouloir échapper à la condition ouvrière de ses parents, licenciés de l’usine du bourg à 50 ans passés. Il est d’ailleurs devenu, comme le dit sa mère, le « chef de famille », depuis sa consécration professionnelle tandis que son père a traversé une difficile période de chômage. En plus d’avoir une stabilité économique avec ce métier, Marc jouit d’un véritable prestige local. On parle de son « courage », de son « sérieux » et de sa nouvelle musculature. Marc, qui auparavant n’avait pas de succès avec les filles, vit désormais en couple avec une coiffeuse originaire d’un autrecanton et loue avec elle un appartement à Fontbourg. Il a abandonné certaines habitudes, telle que la forte consommation d’alcool, les joints, et même son accent qu’il a partiellement perdu. Il a retrouvé chez les pompiers une camaraderie assez comparable à celle des sociabilités masculines du coin. Devenir pompier de Paris a été dans un premier temps une façon de persévérer dans son être, tout en trouvant un travail respectable. Mais, désormais, Marc est amené à se démarquer des jeunes de Fontbourg qui, comme son cousin de trente ans – autrefois « son modèle » –, sont restés au village et ne trouvent plus de travail, s’exposant ainsi à la stigmatisation qui pèse sur les chômeurs, et un vieillissement physique plus marqué. Par ses allers-retours hebdomadaires entre Paris et Fontbourg, Marc participe à une redéfinition des manières d’être légitimes chez les autres jeunes du coin. Les pompiers de Paris représentent une forme de réussite sociale pour les fractions ouvrières précaires des classes populaires locales, celles qui ne comptent pas sur l’école, et peu sur leur capital social local pour s’assurer une situation respectable.
Paris, la figure repoussoir
10 À l’inverse de la Suisse, Paris est décrite par les enquêtés ruraux comme la destination la moins envisageable, en partie « à cause des banlieues » et groupes sociaux qui y vivent. En plus des médias, les émigrés respectables que sont les pompiers de Paris et qui interviennent souvent dans les cités HLM, en propagent une image confortant ces clichés négatifs. La réussite des pompiers n’est pas d’être « montés à Paris », mais bien d’occuper un métier très valorisé, qui leur permet de rentrer une fois par semaine au bourg et de s’y installer quelques années plus tard à la faveur d’une mutation dans leur profession honorable. Certains jeunes autochtones recourent ainsi aux histoires rapportées par ces jeunes pompiers, sur les problèmes qu’ils disent rencontrer avec « les cas soc’ de là-bas », selon un terme de vocabulaire également utilisé pour désigner les habitants pauvres et stigmatisés du bourg. Avec la peur des foules et le coût de la vie, presque systématiquement, l’insécurité et les populations racisées (décrites comme « trop » nombreuses et « contre »« la France ») sont les principaux arguments pour éliminer Paris des possibles destinations et surtout pour valoriser le mode de vie rural par comparaison.
11 Plus encore, Paris apparaît aux yeux des ruraux de classes populaires comme une ville impersonnelle où l’interconnaissance est très peu protectrice. « Tu peux crever sur le trottoir, tout le monde s’en fout là-bas », dit par exemple une jeune secrétaire de 27 ans, anciennement ouvrière à la chaîne. Et de même, le fait de ne pas connaître toutes les personnes qui marchent dans les rues du bourg est régulièrement critiqué. Cette méfiance des inconnus se retrouve d’ailleurs dans les suspicions de vol qui pèsent d’abord sur les familles précaires arrivées récemment. Paris apparaît comme un lieu propre à exacerber ce sentiment de méconnaissance, et plus fondamentalement de non-maîtrise de l’environnement.
12 De plus, ce dégoût vis-à-vis de Paris s’impose parce qu’il est porté par les jeunes les plus valorisés dans la sociabilité populaire locale. Pour eux, l’appartenance à une sociabilité intégrative est décrite comme un impératif de survie :« Je me flingue si j’ai plus les potes moi », dit Xavier, jeune ouvrier célibataire de 25 ans. Selon Xavier, à Paris : « Tes voisins, tu sais même pas qui c’est. » Les jeunes hommes comme lui, qui ont une condition sociale relativement privilégiée pour la Haute-Marne (CDI, peut trouver du travail au noir, est engagé dans les associations de chasse et de football), tendent à voir la ville comme un espace où l’on ne maîtrise pas ses fréquentations : « Tu sais jamais à qui t’as affaire », ajoute-t-il.
13 Une grande ville serait, selon cette logique, un lieu où l’on ne peut pas être en accord avec la diversité des gens qui la composent, à la différence des territoires ruraux fortement homogènes socialement où, malgré des inimitiés, « tout le monde pense à peu près pareil » (selon Axel, 26 ans, bûcheron). Si « la Haute-Marne » peut fonctionner en tant que « chez nous » ou monde proche, c’est certainement parce qu’existe une forte homogénéité culturelle, d’autant que la petite bourgeoisie locale partage des goûts et des pratiques culturelles avec les classes populaires. Le fait, pour ces jeunes ouvriers du nord-est de la France, de se rapprocher d’une identité territoriale lointaine n’est pas anecdotique. Après l’adhésion sans faille au club de l’Olympique de Marseille (un club de supporters à distance était présent au bourg [10]), le choix de plusieurs hommes enquêtés de placer le département 2B (celui de la Haute-Corse) sur la plaque d’immatriculation en lieu et place du 52, est justifié comme une affirmation de leur autonomie quotidienne : « Avec ça, personne t’emmerde », dit l’un d’entre eux.
14 Critiquer la ville, et Paris – qui incarne l’illustration exemplaire de ce que l’on n’aime pas –, c’est ainsi affirmer aussi une capacité à maîtriser sa vie au bourg, et valoriser le fait d’être « resté ici » dans un contexte où beaucoup de jeunes sont partis vivre et travailler ailleurs.
15 Dans ce type de territoires ruraux, les plus disposés aux études longues émigrent vers des villes universitaires et coupent peu à peu les liens avec « ceux qui restent ». De cette manière, les jeunes les moins dotés scolairement, souvent les enfants d’ouvriers, évoluent dans un entre-soi populaire. Cette homogénéité sociale n’est pas déplorée, les jeunes ruraux ayant une situation stable et valorisée, disposant généralement de capital d’autochtonie, auront plutôt tendance à la valoriser de façon indirecte. D’autres jeunes proches des fractions les plus précaires des classes populaires peuvent en revanche se sentir piégés par leur enracinement [11], lorsque celui-ci ne leur permet pas de « s’en sortir » et s’assimile à une « sale réputation ». Les « bonnes places » sur le marché du travail local sont de plus en plus rares, tandis que les logiques de valorisation symbolique par le travail restent essentielles dans la sociabilité quotidienne. Trouver un travail permet bien sûr aux jeunes de s’établir économiquement, mais aussi de « ne pas passer pour un fainéant ». Or, cette lutte pour le travail se règle souvent « à coups de piston ». Le principe de recrutement, vécu comme « injuste », est propre à susciter la jalousie et les inimitiés entre pairs. Ensuite, dans les petitesentreprises du coin, les salariés peuvent avoir des conditions de rémunération et des rapports à la hiérarchie inégaux. Dans ce contexte, on peut comprendre que les classes populaires soient peu enclines à penser leurs intérêts communs. Mais, malgré tout, comme on a pu l’observer, ce n’est pas le repli et l’individualisme qui dominent cette sociabilité. Les jeunes ruraux sont très préoccupés par leur respectabilité locale, leur réputation, c’est-à-dire par la façon dont le groupe de pairs juge et classe les individus et les autres groupes. Les jeunes ruraux se fréquentent très régulièrement et forgent des alliances fortes mais sélectives, une « bande de potes » ou un « petit clan » qui sert aux solidarités quotidiennes sur la base d’affinités et aussi de raisons stratégiques. En milieu rural, la résistance des classes populaires à leur domination est de cette manière compliquée à cerner avec les catégories classiques de la lutte des classes, et elle passerait encore plus inaperçue chez ceux qui ne voient dans ces territoires qu’un terreau d’extrême droite et d’individualisme. ■
Notes
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[1]
Josiane Ulin, « La population à l’horizon 2030 en Champagne-Ardenne : un vieillissement plus marqué qu’ailleurs », Insee Flash, n° 79, juillet 2007.
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[2]
Le nom de la ville a été modifié.
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[3]
Cette enquête s’est déroulée sur une période d’environ trois ans, dans le cadre d’une thèse de sociologie, dont presque deux années de présence permanente sur place. En plus de quelques entretiens, l’enquête se fonde essentiellement sur l’observation participante au travers d’activités partagées avec les enquêtés (sociabilités amicales, football, chasse, petits travaux d’entraide, etc.). Les enquêtés se connaissent presque tous, ils ont principalement entre 20 et 35 ans, avec une forte majorité d’hommes étant donné la méthode d’enquête via des groupes de loisirs essentiellement masculins.
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[4]
Abdelmalek Sayad, La double absence. Des illusions de l’émigré aux souffrances de l’immigré, Seuil, Paris, 1999, p. 51.
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[5]
Jean-Claude Passeron, « Portrait de Richard Hoggart en sociologue », Enquête, n° 8, 1993, p. 79-111.
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[6]
Erving Goffman, Les rites d’ interaction, Minuit, Paris, 1974.
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[7]
Stéphane Beaud, 80 % au bac… et après ? Les enfants de la démocratisation scolaire, La Découverte, Paris, 2002.
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[8]
Mathew Desmond, On The Fireline. Living and Dying with Wildland Firefighters, University of Chicago Press, Chicago, 2007.
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[9]
Jean-Noël Retière, « Autour de l’autochtonie. Réflexions sur la notion de capital social populaire », Politix, vol. 16, n° 63, 2003, p. 121-143.
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[10]
Lire à ce sujet Ludovic Lestrelin, L’autre public des matchs de football. Sociologie des supporters à distance de l’Olympique de Marseille, EHESS, Paris, 2010.
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[11]
Jean-Noël Retière, op.cit.