Notes
-
[1]
Yasmine Siblot, Marie Cartier, Isabelle Coutant, Olivier Masclet, Nicolas Renahy, Sociologie des classes populaires contemporaines, Paris, Armand Colin, 2015.
-
[2]
Jean-Michel Chapoulie, « La seconde fondation de la sociologie française, les États-Unis et la classe ouvrière », Revue française de sociologie, 1990, vol. 32, n° 3, pp. 321-364.
-
[3]
Richard Hoggart, La culture du pauvre : étude sur le style de vie des classes populaires en Angleterre, Paris, Minuit, 1970 [1957].
-
[4]
Jean-Claude Passeron (dir.), Richard Hoggart en France, Paris, BPI, 1999.
-
[5]
Pierre Bourdieu, La distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Minuit, 1979.
-
[6]
Olivier Schwartz, La notion de classes populaires, Université de Saint-Quentin en Yvelines, Habilitation à diriger des recherches en sociologie, 1997.
-
[7]
Michel Verret La culture ouvrière, Paris, L’Harmattan, 1996 [1988].
-
[8]
Florence Weber, Le travail à côté. Étude d’ethnographie ouvrière, Paris, Éditions de l’EHESS, 2001 [1989] ; Olivier Schwartz, Le monde privé des ouvriers. Hommes et femmes du Nord, Paris, PUF, 2012 [1990] ; Stéphane Beaud, Michel Pialoux, Retour sur la condition ouvrière. Enquête aux usines Peugeot de Sochaux-Montbéliard, Paris, La Découverte, 2012 [1999] ; Gérard Mauger, « Les héritages du pauvre », Annales de la recherche urbaine, n° 41, 1989, pp. 112-117 et « Les ouvriers : un monde défait », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 115, 1996, pp. 38-43 ; Jean-Noël Retière, Identités ouvrières. Histoire sociale d’un fief ouvrier de Bretagne 1909-1990, Paris, L’Harmattan, 1994.
-
[9]
Danièle Kergoat, Se battre disent-elles…, Paris, La Dispute, 2012.
-
[10]
Alain Chenu (1990), L’archipel des employés, Paris, Insee, 1990 et Sociologie des employés, Paris, La Découverte, 2005.
-
[11]
Anne-Marie Arborio, Un personnel invisible. Les aides-soignantes à l’hôpital, Paris, Economica, 2012 [2002],
-
[12]
Gérard Mauger, « Les transformations des classes populaires en France depuis trente ans », in Jean Lojkine, Pierre Cours-Salies, Michel Vakaloulis (dir.), Nouvelles luttes de classes, Paris, PUF, 2006, pp. 29-42.
-
[13]
Thomas Amossé, Olivier Chardon, « Les travailleurs non qualifiés : une nouvelle classe sociale ? », Économie et statistique, n° 393-394, 2006, pp. 203-229.
-
[14]
Nathalie Blanpain, « L’espérance de vie s’accroît, les inégalités sociales face à la mort demeurent », Insee première, n° 1372, 2011.
-
[15]
Observatoire des inégalités, « Le niveau de diplôme des catégories sociales », en ligne [www.inegalites.fr], 2012.
-
[16]
Stéphanie Depays, « En un quart de siècle, la mobilité sociale a peu évolué », Données sociales, Paris, Insee, 2006, pp. 343-350
-
[17]
Mélanie Vanderschelden, « Position sociale et choix du conjoint : des différences marquées entre hommes et femmes », Données sociales, Paris, Insee, 2006, pp. 33-42.
1 notre ouvrage, Sociologie des classes populaires contemporaines [1], rend compte des nombreux travaux qui ont porté sur les ouvriers et les employés depuis les années 1980 : à la fois les travaux centrés sur le travail et le hors travail, la famille, l’école ou les loisirs. Mais, au-delà de ce travail de synthèse, nous avons cherché à interroger les conditions d’existence des ouvriers et des employés aujourd’hui. Peut-on continuer à parler de « classes populaires » comme on a pris l’habitude de le faire, en tout cas en France ?
2 Avant d’aborder ces questions, il faut revenir sur la catégorie même de classes populaires et sur les formes du rapprochement dans la sociologie française entre les analyses centrées sur la condition des ouvriers et celles portant sur les employés. Il s’avère que ce rapprochement rencontre des limites du fait des clivages entre ouvriers et employés et, également au sein de chacune de ces catégories, que ce soit en termes de positions et de ressources, ou encore de modes de vie et de pratiques culturelles. En ce sens, la catégorie de « classes populaires » apparaît très insatisfaisante. Il nous semble, néanmoins, qu’en dépit de cette hétérogénéité, de très nombreux indicateurs et traits partagés mettent en relief une condition commune à la majeure partie des ouvriers et employés. Cette condition partagée autorise à regrouper ouvriers et employés dans la catégorie « des classes populaires contemporaines », le terme « contemporain » insistant sur les processus actuels d’inclusion et de différenciation interne.
De la sociologie de la classe ouvrière à la sociologie des classes populaires
3 S’il est difficile de traduire la notion de classes populaires dans d’autres langues (en anglais par exemple), il faut rappeler que, dans la sociologie française, ce terme ne va pas de soi non plus : fruit d’une histoire spécifique, il ne fait pas l’unanimité. Deux phases peuvent être repérées dans l’émergence d’une sociologie des classes populaires en France.
4 Comme l’a mis en lumière Jean-Michel Chapoulie, la sociologie française est marquée par un fort ouvriérisme des années 1950 aux années 1970 [2] : elle est alors centrée sur le travail industriel et les ouvriers qualifiés et valorise leur rôle politique, laissant ainsi de côté des pans importants du monde ouvrier (femmes, immigrés, OS, ruraux) et traçant une frontière nette entre ouvriers d’une part, employés et indépendants de l’autre. On peut comprendre l’émergence d’une sociologie des classes populaires comme une réaction à cet ouvriérisme. Deux ouvrages ont contribué à la diffusion de la notion et à problématiser sociologiquement son usage.
5 Le premier est La Culture du pauvre, traduction en 1970 d’un ouvrage de Richard Hoggart paru en 1957 [3]. Plusieurs auteurs anglais comme Paul Willis considèrent que l’ouvrage a été mal compris en France. Cette mécompréhension tient au fait que l’ouvrage est bien plus qu’une simple traduction, il s’agit d’une véritable relecture sociologique par Jean-Claude Passeron [4]. L’ouvrage se démarque de la sociologie ouvrière alors dominante, en se focalisant sur les modes de vie et les relations familiales, sur la diversité interne à cet univers ouvrier et en le rapprochant de certaines franges du monde des employés.
6 Le deuxième ouvrage, très différent du précédent – La Distinction de Pierre Bourdieu, paru en 1979 [5] – partage néanmoins avec lui une posture anti-ouvriériste. Il rend compte de traits spécifiques des goûts populaires, rapprochant ici ouvriers et paysans, en les situant dans un espace social multidimensionnel, introduisant ainsi une réflexion sur la structure interne des groupes populaires, même si elle reste inaboutie.
7 Ces ouvrages construisent la notion de classes populaires, concurrente de celle de classe ouvrière, en posant les bases de la réflexion développée par Claude Grignon et Jean-Claude Passeron dans Le Savant et le populaire en 1989. Ils mettent en avant les dimensions de la notion qu’a explicitées par la suite Olivier Schwartz [6] : la conjonction d’une position dominée culturellement et économiquement et l’existence de traits culturels spécifiques. Ils s’inscrivent dans une sociologie des classes sociales qui saisit non seulement des individus au travail mais des groupes composés de femmes et d’hommes, dans diverses dimensions de leur existence. Enfin, ils proposent une sociologie des classes populaires attentive à leur diversité interne. Ces directions de recherche vont être poursuivies et nourries empiriquement par de nombreux travaux au cours des années 1980 et 1990.
8 Ces décennies voient le déclin de la notion de classe ouvrière, dont l’usage recule tout au long des années 1980 pour quasiment disparaître ensuite. Cette période acte également le rapprochement dans les analyses entre ouvriers et employés. Du côté de la sociologie ouvrière d’abord, il est notable que la trilogie de Michel Verret (l’espace ouvrier, le travail ouvrier, la culture ouvrière) s’achève par une réflexion sur le salariat d’exécution et les rapprochements entre ouvriers et employés au sein d’une « combinaison populaire » [7]. Les recherches menées dans les années 1980 et 1990 sur les ouvriers par Florence Weber, Olivier Schwartz, Michel Pialoux et Stéphane Beaud, ou encore Gérard Mauger et Jean-Noël Retière, débouchent toutes sur une réflexion élargie sur les classes populaires [8]. Cet élargissement s’opère ensuite du côté de la sociologie des employés. Les travaux précurseurs se trouvent au sein de la sociologie féministe matérialiste. Des chercheuses comme Danielle Kergoat se sont intéressées conjointement au rapport au travail et à l’emploi des ouvrières et des employées, en soulignant les différences mais aussi les proximités, à propos notamment des « employées prolétarisées » [9]. Au cours des années 1980 et surtout 1990 des enquêtes s’intéressent à la diversité interne aux employés et remettent en cause la représentation d’une frontière nette entre cols bleus et cols blancs. Alain Chenu donne ainsi à voir, notamment à partir d’analyses statistiques, que les employés forment « un archipel ». Il conclut qu’il faut désormais regrouper ouvriers et employés au sein des classes populaires [10]. Des enquêtes de terrain, comme celle d’Anne-Marie Arborio sur les aides-soignantes, proposent des notions nouvelles comme celle de « classes populaires du tertiaire » [11].
9 Ces travaux sont assez divers, mais ils contribuent à ancrer dans la pratique sociologique et dans les représentations du monde social un rapprochement entre ouvriers et employés. Cette démarche caractérise désormais de très nombreuses publications fondées sur des données statistiques (sur les inégalités ou la mobilité sociale par exemple), où il est question de groupes ou de catégories populaires pour rapprocher ces deux ensembles.
10 Dans le même temps, la sociologie des classes populaires et, plus généralement, l’analyse centrée sur les classes sociales, font l’objet de fortes mises en cause. Les critiques portent notamment sur l’idée qu’il y aurait désormais une trop grande individualisation et fragmentation de ces groupes pour qu’on puisse encore parler de classes. Elles ignorent tout ce qui concourt à fabriquer, sinon un sentiment d’appartenance de classe chez les ouvriers et les employés, du moins une unité en termes de conditions objectives d’existence et de travail, nous y reviendrons. Mais elles présentent l’intérêt d’attirer l’attention sur les écarts entre ouvriers et employés et à l’intérieur même de chacune de ces catégories, écarts qui font des classes populaires un ensemble traversé de multiples clivages [12].
Les classes populaires : une forte hétérogénéité interne
11 Avant de présenter les éléments de cette hétérogénéité, il faut rappeler ce que recouvrent les catégories d’employés et d’ouvriers en France, dans la nomenclature des PCS (professions et catégories professionnelles) forgée par l’Insee. Ce sont deux catégories construites différemment, l’une à partir des secteurs et niveaux de qualification, l’autre à partir de logiques de métiers et de statut d’emploi.
12 Cette construction repose sur une partition sexuée très forte, qui est une source majeure d’hétérogénéité. En outre, comme pour toute catégorie, celles d’employés et d’ouvriers recouvrent une hétérogénéité interne, dont on peut penser qu’elle s’est accentuée au cours des dernières décennies.
13 Ces écarts sont visibles au travail. Le chômage de masse et la précarisation des emplois sont des phénomènes qui touchent de manière aiguë les non qualifiés, les femmes et les immigrés. Ces inégalités internes ne sont pas nouvelles, mais, plus documentées, elles sont aujourd’hui plus visibles et plus intenses qu’autrefois. À de nombreux égards, comme l’ont montré Thomas Amossé et Olivier Chardon [13], les ouvriers et employés sont divisés en fonction de leur qualification. Environ 30 % d’entre eux sont concernés par des formes d’emploi précaire, soit deux fois plus que parmi les qualifiés.
14 Ces écarts se retrouvent également dans les fonctionnements familiaux. Les strates précaires sont celles qui reproduisent un modèle familial sexuellement divisé, où les rôles des hommes et des femmes sont strictement définis. Les strates les plus stables et/ou en ascension apparaissent au contraire plus perméables aux normes dominantes, qu’il s’agisse de la moindre division sexuée des rôles domestiques, de l’adoption d’un ethos de propriétaire significative d’une quête de distinction vis-à-vis des quartiers stigmatisés ou de la mobilisation parentale autour des enjeux scolaires.
15 Cette logique de fragmentation est renforcée par l’évolution des politiques institutionnelles en ce qui concerne, par exemple, le logement ou les aides sociales : alors que les années 1970 ont vu la fin progressive des quartiers intégrateurs, les familles populaires se scindent notamment entre les plus précaires qui résident dans des quartiers stigmatisés éloignés des marchés de l’emploi et les plus intégrées qui tendent à partager les conditions de vie de certaines fractions des classes moyennes dans les quartiers d’accession à la propriété.
16 Il en est de même du point de vue de la formation scolaire : la majorité des familles populaires valorisent désormais l’importance du diplôme sous l’effet des politiques successives de démocratisation scolaire, mais une part non négligeable d’entre elles restent réticentes à l’ordre scolaire. On observe que les enfants d’employés réussissent toujours un peu mieux que ceux d’ouvriers, ce qui continue de différencier les destins sociaux des enfants de ces deux catégories.
Les PCS d’employés et ouvriers (catégories socio-professionnelles détaillées) (depuis 1982)
5 | Employés |
52 | Employés civils et agents de service de la fonction publique |
53 | Policiers et militaires |
54 | Employés administratifs d’entreprise |
55 | Employés de commerce |
56 | Personnels des services directs aux particuliers |
6 | Ouvriers |
62 | Ouvriers qualifiés de type industriel |
63 | Ouvriers qualifiés de type artisanal |
64 | Chauffeurs |
65 | Ouvriers qualifiés de la manutention, du magasinage et du transport |
67 | Ouvriers non qualifiés de type industriel |
68 | Ouvriers non qualifiés de type artisanal |
69 | Ouvriers agricoles |
Les PCS d’employés et ouvriers (catégories socio-professionnelles détaillées) (depuis 1982)
17 Enfin, ces écarts sont fortement associés aux différences de genre. Au-delà de la division sexuée entre ouvriers et employés, le genre les sépare fortement dans le hors travail. Les femmes de milieu populaire, comme celles de condition moyenne ou supérieure, sont, plus que les hommes, tournées vers l’école et la culture légitime, pour de multiples raisons : outre que ces univers constituent une possibilité d’échapper au confinement domestique, elles sont plus souvent en charge des scolarités et des contacts avec les institutions, enfin les emplois de service, dans le public comme dans le privé, induisent un travail relationnel et parfois une acquisition de compétences orales et écrites nouvelles.
18 Il existe donc de nombreux écarts entre ouvriers et employés et en leur sein qui rendent problématique de les regrouper dans un seul et même ensemble. Dans le même temps, ces écarts, quel que soit le domaine considéré, apparaissent toujours inférieurs à ceux qui séparent les classes populaires des classes moyennes et supérieures.
Une condition commune aux employés et aux ouvriers
19 En effet, toute une série d’indicateurs montrent que les inégalités entre cadres et professions intermédiaires d’un côté, employés et ouvriers de l’autre, se maintiennent, voire s’accentuent, et que la situation de ces deux dernières catégories se rapproche.
20 C’est très net sur le plan des ressources économiques : que ce soit en termes de salaires, de revenus, de niveau de vie, et encore plus de patrimoine, les ouvriers et les employés sont proches les uns des autres, loin derrière les catégories intermédiaires et supérieures. En outre, ces inégalités économiques se sont accentuées depuis les années 1980. Il existe des disparités internes, mais elles sont moins fortes que dans les autres groupes.
21 Autre domaine d’inégalités persistantes : la santé. La mortalité des employés et des ouvriers est plus élevée, de même que leur exposition aux maladies et accidents professionnels, ou encore à la vieillesse en situation de dépendance. Les différences entre hommes et femmes sont nettes : les hommes ouvriers sont les plus frappés. Pour la période 2000-2008, à 35 ans, leur espérance de vie était de 7 ans inférieure à celles des hommes cadres [14]. De même, les femmes employées ont un rapport au corps très différent de celui des femmes cadres, comme on le voit à propos de l’obésité par exemple.
22 En ce qui concerne la scolarisation, l’accès aux études secondaires et supérieures s’est accru pour les enfants d’ouvriers et plus encore pour les enfants d’employés, mais il reste limité, et se cantonne dans des filières courtes et peu valorisées comme les bacs technologiques et professionnels au lycée ou les BTS après le bac. Les niveaux de diplôme des adultes demeurent très contrastés : en 2010, 32 % des ouvriers et 20 % des employés sont sans diplôme, contre 5 % et 2 % des professions intermédiaires et des cadres [15].
23 Bien d’autres aspects pourraient être évoqués, mais un dernier aspect semble essentiel : la distance des classes populaires à la politique institutionnelle s’est nettement renforcée par rapport aux années 1970, comme l’attestent la hausse continue de l’abstention et des votes intermittents parmi les ouvriers et les employés, l’éclatement de leurs votes entre gauche et extrême droite, mais aussi le recul de leur représentation parmi les dirigeants politiques, les élus et les militants.
24 Au-delà de l’énumération de ces indicateurs d’inégalités persistantes ou croissantes, les enquêtes récentes montrent que trois facteurs sont au cœur du rapprochement entre ouvriers et employés et du maintien de leur position dominée : leur situation au travail, les perspectives de mobilité sociale et les alliances conjugales.
25 Pour les hommes et les femmes qui exercent des métiers employés et/ou ouvriers, la vie de travail est marquée par des tâches souvent usantes physiquement mais aussi psychologiquement, des bas salaires et une condition subalterne (contrôle du travail et exigences de productivité). Être ouvrier ou employée dans l’industrie comme dans les services, c’est aussi subir le temps des autres, des supérieurs hiérarchiques, des actionnaires, des clients et des usagers, en termes de durée de l’emploi (avec une incertitude très forte sur l’avenir) et de rythmes et d’horaires du travail. Atypiques ou décalés, ces horaires contraignent les formes de la vie familiale et personnelle.
26 Par ailleurs, ouvriers et employés ont également de faibles possibilités d’évoluer professionnellement. L’enquête FQP (formation et qualifications professionnelles) montre que, depuis les années 1980, les perspectives d’accès aux professions intermédiaires demeurent très limitées, tandis que les circulations entre employés et ouvriers se sont accrues entre générations [16]. La raréfaction des chances d’accès à la petite fonction publique ou à certains statuts d’indépendants, la difficulté d’accéder aux formations qualifiantes contribuent à maintenir dans des positions subalternes la majorité des exécutants.
27 Enfin, les alliances conjugales et en particulier l’homogamie, demeurent fortes. Un ménage sur cinq est formé d’un ouvrier et d’une employée. 40 % des couples sont composés d’ouvriers, d’employés ou d’inactifs [17]. Les alliances matrimoniales restent donc très clivantes socialement et contribuent à la reproduction des milieux populaires.
28 Situations de travail caractérisées par la pénibilité et la subordination, faible possibilité d’évoluer professionnellement, formation des couples fortement inscrite au sein de la classe sociale d’origine : ces différents facteurs plaident pour rapprocher employés et ouvriers. Ils donnent aujourd’hui à l’expérience de la subordination la consistance d’une condition sociale. Cette condition commune conduit à parler, on l’a vu, de « classes populaires contemporaines ». L’épithète « contemporaines » permet d’insister sur deux aspects.
29 D’une part, la permanence de la condition subalterne. Si le travail a changé en profondeur depuis ces quarante dernières années, s’il est à la fois moins industriel et plus tertiaire, il reste cependant physiquement et psychologiquement éprouvant pour un grand nombre d’ouvriers et d’employés. Il reste également associé à une condition inférieure, sans grande possibilité d’en sortir.
30 D’autre part, la plus grande hétéronomie culturelle des classes populaires. L’allongement des scolarités et l’importance des diplômes dans la société française, l’accès à la propriété du logement, la diffusion de la culture de masse, parmi d’autres facteurs, ont contribué à la déségrégation culturelle des ouvriers et des employés. Si certains traits populaires traditionnels perdurent – comme l’attachement à la famille et aux loisirs en famille – beaucoup d’autres paraissent se recomposer comme la division sexuée des rôles ou le rapport à la consommation. Ces constats ouvrent un vaste chantier de recherche : l’étude des styles de vie des ouvriers et des employés dans leur diversité. ■
Notes
-
[1]
Yasmine Siblot, Marie Cartier, Isabelle Coutant, Olivier Masclet, Nicolas Renahy, Sociologie des classes populaires contemporaines, Paris, Armand Colin, 2015.
-
[2]
Jean-Michel Chapoulie, « La seconde fondation de la sociologie française, les États-Unis et la classe ouvrière », Revue française de sociologie, 1990, vol. 32, n° 3, pp. 321-364.
-
[3]
Richard Hoggart, La culture du pauvre : étude sur le style de vie des classes populaires en Angleterre, Paris, Minuit, 1970 [1957].
-
[4]
Jean-Claude Passeron (dir.), Richard Hoggart en France, Paris, BPI, 1999.
-
[5]
Pierre Bourdieu, La distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Minuit, 1979.
-
[6]
Olivier Schwartz, La notion de classes populaires, Université de Saint-Quentin en Yvelines, Habilitation à diriger des recherches en sociologie, 1997.
-
[7]
Michel Verret La culture ouvrière, Paris, L’Harmattan, 1996 [1988].
-
[8]
Florence Weber, Le travail à côté. Étude d’ethnographie ouvrière, Paris, Éditions de l’EHESS, 2001 [1989] ; Olivier Schwartz, Le monde privé des ouvriers. Hommes et femmes du Nord, Paris, PUF, 2012 [1990] ; Stéphane Beaud, Michel Pialoux, Retour sur la condition ouvrière. Enquête aux usines Peugeot de Sochaux-Montbéliard, Paris, La Découverte, 2012 [1999] ; Gérard Mauger, « Les héritages du pauvre », Annales de la recherche urbaine, n° 41, 1989, pp. 112-117 et « Les ouvriers : un monde défait », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 115, 1996, pp. 38-43 ; Jean-Noël Retière, Identités ouvrières. Histoire sociale d’un fief ouvrier de Bretagne 1909-1990, Paris, L’Harmattan, 1994.
-
[9]
Danièle Kergoat, Se battre disent-elles…, Paris, La Dispute, 2012.
-
[10]
Alain Chenu (1990), L’archipel des employés, Paris, Insee, 1990 et Sociologie des employés, Paris, La Découverte, 2005.
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[11]
Anne-Marie Arborio, Un personnel invisible. Les aides-soignantes à l’hôpital, Paris, Economica, 2012 [2002],
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[12]
Gérard Mauger, « Les transformations des classes populaires en France depuis trente ans », in Jean Lojkine, Pierre Cours-Salies, Michel Vakaloulis (dir.), Nouvelles luttes de classes, Paris, PUF, 2006, pp. 29-42.
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[13]
Thomas Amossé, Olivier Chardon, « Les travailleurs non qualifiés : une nouvelle classe sociale ? », Économie et statistique, n° 393-394, 2006, pp. 203-229.
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[14]
Nathalie Blanpain, « L’espérance de vie s’accroît, les inégalités sociales face à la mort demeurent », Insee première, n° 1372, 2011.
-
[15]
Observatoire des inégalités, « Le niveau de diplôme des catégories sociales », en ligne [www.inegalites.fr], 2012.
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[16]
Stéphanie Depays, « En un quart de siècle, la mobilité sociale a peu évolué », Données sociales, Paris, Insee, 2006, pp. 343-350
-
[17]
Mélanie Vanderschelden, « Position sociale et choix du conjoint : des différences marquées entre hommes et femmes », Données sociales, Paris, Insee, 2006, pp. 33-42.