Notes
-
[1]
Ce texte est issu d’une intervention faite lors de la table-ronde « Autour d’En finir avec Eddy Bellegueule (Édouard Louis, Seuil, 2014) », Colloque « Fiction et sciences sociales. Bonnes et mauvaises fréquentations », CESSP-École doctorale de Science Politique de Paris I, Paris, CNAM, 26 septembre 2014.
-
[2]
Cf. Gérard Mauger et Claude Poliak, « Les usages sociaux de la lecture », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 123, juin 1998, p. 3-24.
-
[3]
Philippe Lejeune, Le pacte autobiographique, Paris, Éditions du Seuil, 1975, p. 14. Sur les chausse-trapes du genre, Cf. Pierre Bourdieu, « L’illusion biographique », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 62-63, juin 1986, p. 69-72.
-
[4]
Didier Éribon, Retour à Reims, Paris, Librairie Arthème Fayard, 2009.
-
[5]
Didier Éribon ne revendique pas, par exemple, le label « roman ».
-
[6]
Cf. en particulier, La Place, Paris, Éditions Gallimard, 1983 ; Une femme, Paris, Éditions Gallimard, 1987 ; La Honte, Paris, Éditions Gallimard, 1997. « Mettre au jour les langages qui me constituaient, les mots de la religion, ceux de mes parents liés aux gestes et aux choses, des romans que je lisais dans Le Petit Écho de la mode ou dans Les Veillées des chaumières. Me servir de ces mots, dont certains exercent encore sur moi leur pesanteur [...]. Être en somme ethnologue de moi-même », explique Annie Ernaux (La Honte, op. cit., p. 37-38).
-
[7]
L’expression est empruntée à Erving Goffman, Les Rites d’interaction, Paris, Les Éditions de Minuit, 1974, p. 94.
-
[8]
« C’est au contact d’amis que des aspirations nouvelles me sont venues », explique Édouard Louis, précisant que « l’amitié est un espace d’identification, d’aspiration » aussi » (Télérama, n° 3366, 16 juillet 2014).
-
[9]
Pour exprimer la violence subie, il fallait, explique Louis, « écrire contre Pasolini, c’est-à-dire contre l’idéalisation, la mythification des classes populaires » (Télérama, n° 3366, 16 juillet 2014).
-
[10]
À l’exception notable de l’enquête menée par Édouard Louis auprès de sa grand mère sur son cousin Sylvain : « un dur », voleur de mobylettes, dealer, haïssant la police, etc. (p. 128-142).
-
[11]
La mémoire, selon Bergson (Matière et mémoire, 1896), est « un acte réitéré d’interprétation » (cit. in Peter L. Berger, Invitation à la sociologie, Paris, Éditions La Découverte, [1963] 2014, p. 95).
-
[12]
Peter L. Berger, Invitation à la sociologie, op. cit., p. 96.
-
[13]
Pierre Bourdieu, « L’illusion biographique », art. cit., p. 69.
-
[14]
En fait, il ne s’agit là que d’une possibilité parmi d’autres ouverte aux « transfuges de classe ».
-
[15]
i. e. « le groupe dont les opinions, les convictions et les pratiques sont déterminantes pour la formation de nos opinions, de nos convictions et de nos pratiques » (Peter L. Berger, Invitation à la sociologie, op. cit., p. 159-160).
-
[16]
Outre Didier Éribon, Geoffroy de Lagasnerie, Xavier Dolan figurent dans le cercle des « autruis significatifs » d’Édouard Louis (Télérama, n° 3366, 16 juillet 2014).
-
[17]
Peter L. Berger, Invitation à la sociologie, op. cit., p. 97.
-
[18]
Tout en se réclamant, non plus de Bourdieu, mais de Freud ou de Marcuse, pour soutenir que la violence qu’elles exercent est un effet de la violence qu’elles subissent (Cf. Télérama, n° 3366, 16 juillet 2014).
-
[19]
Pierre Bourdieu, « Au lecteur », in La Misère du Monde, Paris, Éditions du Seuil, p. 7. « Comment donner les moyens de comprendre, c’est-à-dire de prendre les gens comme ils sont, sinon en offrant les instruments nécessaires pour les appréhender comme nécessaires, pour les nécessiter, en les rapportant méthodiquement aux causes et aux raisons qu’ils ont d’être ce qu’ils sont », précise Pierre Bourdieu (ibid., p. 7-8)
-
[20]
Cf, l’analyse méticuleuse qu’en a faite Vincent Burckel (à paraître).
-
[21]
Cf. Télérama, n° 3366, 16 juillet 2014.
-
[22]
Le « racisme de classe », qui renvoie les classes populaires à l’« inculture », à la « nature », à la « barbarie », dérive d’un ethnocentrisme fondé sur la « certitude propre à une classe de monopoliser la définition culturelle de l’être humain et donc des hommes qui méritent pleinement d’être reconnus comme tels » (Claude Grignon et Jean-Claude Passeron, Le savant et le populaire. Misérabilisme et populisme en sociologie et littérature, Paris, Hautes Études/Gallimard/Le Seuil, 1989, p. 32).
-
[23]
Cf., par exemple, Terra nova, Projet 2012, Contribution n° 1, Gauche : quelle majorité électorale pour 2012 ?, Bruno Jeanbart, Olivier Ferrand, Présidents du groupe de travail, Romain Prudent, rapporteur.www. tnova.fr. Sur ce sujet, Cf. Gérard Mauger, « Mythologies. Le “beauf” et le “bobo” », Lignes, n° 45, octobre 2014, p. 130-140.
-
[24]
Cf. Annie Collovald, Le « populisme du FN ». Un dangereux contresens, Bellecombe-en-Bauge, Éditions du Croquant, 2004.
-
[25]
Sur ce sujet, Cf. Gérard Mauger, « De “l’homme de marbre” au « beauf ». Les sociologues et « la cause des classes populaires »», Savoir/Agir, n° 27, décembre 2013, p. 11-16.
-
[26]
Sur les illégalismes populaires, Cf. Michel Foucault, Surveiller et punir, Paris, Gallimard, 1975.
-
[27]
Sur ce sujet, Cf. Le groupe d’information sur les prisons : Archives d’une lutte, 1970-1972, Éditions de l’IMEC, 2003.
-
[28]
« L’homme sincère », selon David Riesman, est celui qui « croit à sa propre propagande » (cit. in Peter L. Berger, Invitation à la sociologie, op. cit., p. 78). Dans la même perspective, « la “révélation” d’aujourd’hui devient la “rationalisation” de demain et vice versa », écrit Peter L. Berger (ibid., p. 98).
-
[29]
Cf. Gérard Mauger, « “Populisme”, itinéraire d’un mot voyageur », Le Monde diplomatique, juillet 2014.
-
[30]
Cf. Gérard Mauger, « Mythologies. Le “beauf” et le “bobo” », art. cit.
1 Répondant aux attentes ordinaires de toute lecture romanesque [2], le récit des souffrances du jeune Eddy Bellegueule ne peut que susciter l’empathie à son égard, l’indignation morale à l’encontre de ses tor tionnaires (« le grand aux cheveux roux et le petit au dos voûté », p. 19) et la réprobation envers un entourage complice (son père, sa mère, ses frères et sœurs, les collégiens, le village). Empathie et indignation : tel fut mon premier mouvement, le même, sans doute, que celui des très nombreux lecteurs du « roman » d’Édouard Louis. Mais un deuxième mouvement vint bientôt rectifier le premier : l’impression – initialement confuse – qu’Édouard Louis « en faisait trop ». Je voudrais exposer ici le troisième mouvement – un essai de critique proprement « sociologique » – qui cherche à clarifier le deuxième sans oublier le premier, en interrogeant la sociogenèse de ce roman. Cet essai de critique sociologique repose sur l’ébauche de ce que pourrait être une enquête sur les conditions de production de ce roman.
2 1) Il faudrait se demander d’abord ce qu’il doit au champ littéraire français contemporain et, plus spécifiquement, au « genre autobiographique », dans la mesure où il s’agit d’un « récit rétrospectif en prose qu’une personne réelle fait de sa propre existence, lorsqu’elle met l’accent sur sa vie individuelle, en particulier sur l’histoire de sa personnalité » [3]. Plus précisément, la dédicace à Didier Éribon invite à rapprocher le livre d’Édouard Louis de Retour à Reims [4] : les deux livres sont, en effet, chacun à leur manière [5], des récits d’émancipation de jeunes homosexuels issus des classes populaires. Quant à la forme, le procédé littéraire qui distingue et alterne deux registres de langage – le français standard, d’une part, la langue populaire de son univers d’origine (en italiques), d’autre part –, il est manifestement emprunté à Annie Ernaux [6]. Mais on pourrait aussi rapprocher ce procédé de l’insertion d’« extraits d’entretien » dans le texte sociologique ou ethnologique : on sait, en effet, qu’Édouard Louis prépare une thèse de sociologie à l’université de Picardie Jules Verne (Amiens) sur « les trajectoires des transfuges de classe ». Dans la même perspective, il faudrait s’interroger sur ce que son récit doit à sa représentation de l’horizon d’attente de quelques « autruis significatifs » et à la mise en scène de soi qu’elle suggère (on peut la définir comme une tentative de « revendiquer un moi acceptable » [7] au regard de ceux qui comptent) : ceux dont il s’inspire (à commencer par Didier Éribon et quelques autres [8]) et ceux dont il entend se démarquer (comme Pasolini [9]).
3 2) Il faudrait se demander ensuite ce que le roman d’Édouard Louis doit au type de travail qu’implique toute entreprise autobiographique. Comme n’importe quel récit de ce genre, celui d’Édouard Louis est composé à partir des matériaux disponibles : en l’occurrence, les souvenirs qu’il a conservés de son passé (à l’exclusion, pour l’essentiel, d’archives privées et/ou d’une enquête auprès de ses proches [10]). Mais la construction du récit impose une sélection de ces souvenirs (à inclure ou exclure), un classement de l’importance relative à leur attribuer (événements significatifs, décisifs ou fondateurs, tournants biographiques, etc. ou événements insignifiants, péripéties sans intérêt , etc.), bref, un tri des traces disponibles de la vie d’Eddy Bellegueule dans la mémoire d’Édouard Louis. Sans être nécessairement délibérée, cette sélection des traces du passé s’opère au crible des schèmes de perception et d’appréciation d’aujourd’hui. C’est dire que l’exercice soulève au moins trois problèmes. D’une part, les matériaux se transforment au fil du temps [11] : certains souvenirs – oubliés – disparaissent, alors que d’autres prennent un relief nouveau et que d’autres encore s’infléchissent et parfois se métamorphosent. D’autre part, l’instrument de sélection – le point de vue, les dispositions, l’habitus de l’auteur – se transforme également, contribuant ainsi à la restructuration des traces du passé. Le titre du roman En finir avec Eddy Bellegueule le dit expressément : il s’agit justement, pour l’auteur, de « liquider son passé » ou, plus précisément, son « identité antérieure ». De façon générale, toute remémoration est reconstruction : « malléable » et « adaptable », le passé « change constamment à mesure que notre mémoire réinterprète et réexplique ce qui s’est passé » [12]. Enfin, la sélection opérée, plus ou moins consciemment, à travers les schèmes de l’habitus, tient compte de la perception par l’auteur des contraintes et des attentes du sous-champ auquel le récit est prioritairement destiné.
4 3) Pour rendre compte des inflexions, révisions, conversions de la mémoire et de l’habitus, il faut se demander ce qu’elles doivent au déplacement de l’auteur dans l’espace social : d’Eddy Bellegueule à Édouard Louis. Si, de façon générale, la mobilité sociale implique « la rectification du passé » (au moins dans la mesure où la recherche de cohérence porte à « se faire l’idéologue de sa propre vie » [13] en sélectionnant et en ordonnant les événements supposés significatifs, qui sont susceptibles d’y trouver place et en omettant les autres), on peut supposer, conformément à la mythologie freudienne du parricide, qu’une nouvelle position, donc de nouvelles affiliations, impliquent la désaffiliation de la position antérieure (à commencer par la rupture avec le père) et que les nouvelles obédiences induisent l’anathème sur les allégeances antérieures [14]. Dans le lexique de la sociologie étasunienne des années 1950, le changement de « groupe de référence » [15] – dans le cas présent, des « copains de l’arrêt d’autocar » (p. 103) à l’intelligentsia gay parisienne [16] – implique la réévaluation des événements, des personnages, des lieux, des amis, des goûts, des intérêts, des émotions du passé (« ce dont on est fier »/ « ce dont on a honte »). Dans cette perspective, on peut supposer que le master « Pratiques de l’interdisciplinarité dans les sciences sociales » (PDI) de l’ENS-EHESS qu’a fréquenté Édouard Louis a agi sur lui comme Greenwich Village à New York dans les années 1960 selon Peter L. Berger : « depuis qu’y affluent ceux qui veulent changer d’identité, ce quartier est devenu une sorte de creuset psychosociologique où les hommes et les femmes passent dans la cornue d’un magicien ; à l’entrée ce sont de charmants habitants du Midwest, à la sortie, ce sont d’affreux déviants. Tout ce qui auparavant était convenable devient malséant, et vice versa. Ce qui était tabou devient de rigueur, ce qui allait de soi est maintenant risible, ce qui avait l’évidence du monde naturel devient ce qu’il faut dépasser » [17]. Ainsi peut-on supposer que c’est l’intériorisation progressive des schèmes de perception, d’appréciation et d’action de son univers d’adoption qui permet de comprendre les représentations que livre Édouard Louis de sa trajectoire biographique et de son univers d’origine.
5 4) Bien qu’il revendique « une autre vision des classes populaires » inspirée de Bourdieu [18], la mise en scène que fait Édouard Louis de sa famille d’origine et des classes populaires du village de Picardie dont il est issu, se situe manifestement aux antipodes du précepte spinoziste revendiqué par Pierre Bourdieu dans l’adresse « Au lecteur » de La Misère du Monde [19] : « ne pas déplorer, ne pas rire, ne pas détester, mais comprendre ». La description qu’il livre de son univers d’origine est, en effet, quasi uniment celle de violences physiques et verbales, empreintes de virilisme, d’homophobie, de racisme, d’alcoolisme, de saleté, de bêtise, de misère (matérielle et intellectuelle), sous-tendue par le dégoût (visuel, olfactif, gustatif, tactile, auditif) que semblent lui inspirer désormais les personnages, les objets, les lieux, etc., de son enfance [20]. Comment comprendre cette représentation de la classe sociale d’origine dont il a dû s’extraire ? Selon Édouard Louis, il s’agit à la fois d’une représentation « réaliste » du « terrain » étudié – « ce que Marx appelait le Lumpenproletariat » (i. e. la fraction déclassée du prolétariat) – qui procède d’une intention délibérée de rupture avec « le populisme » et du parti de « montrer la violence dans sa crudité » [21]. Mais, outre le risque de créditer implicitement les « classes populaires » des propriétés des « sous-prolétaires », la rupture (souhaitable) avec le populisme a tôt fait de basculer dans le « misérabilisme », sinon dans le « racisme de classe » [22] : en particulier, dans une conjoncture de « prolophobie » distinguée [23], convaincue que « les ouvriers votent aujourd’hui FN » [24]. Si Édouard Louis peut néanmoins récuser tout « racisme de classe », c’est à la fois parce qu’il attribue ce que sa mère décrit comme des « erreurs » à des « mécanismes parfaitement logiques, presque réglés d’avance, implacables » (p. 69-70), bref à une sorte de fatum qui déresponsabilise sa famille et « les habitants du village », mais surtout parce que, dès l’incipit du roman, il attribue ce parti pris et la sélection qu’il implique des personnages et des souvenirs qui leur sont attachés, à la « souffrance » : « de mon enfance, écrit-il, je n’ai aucun souvenir heureux. Je ne veux pas dire que jamais, durant ces années, je n’ai éprouvé de bonheur ou de joie. Simplement la souffrance est totalitaire : tout ce qui n’entre pas dans son système, elle le fait disparaître ». Mais, à supposer qu’on puisse faire de la bonne littérature avec une souffrance aveugle, elle n’aide guère à faire de la bonne sociologie. On se prend alors à regretter qu’Édouard Louis ait oublié (ou refoulé) ses « souvenirs heureux », ses « bonheurs et ses joies » : sans doute auraient-ils donné à voir d’autres scènes, d’autres personnages ou d’autres aspects des mêmes personnages. Et on peut d’autant plus se demander ce que ce jeu de massacre symbolique doit à l’intériorisation (provisoire ?) du regard dominant porté aujourd’hui sur les dominés [25] que le seul personnage qui échappe à la disqualification symbolique – Sylvain, le cousin délinquant – apparaît comme une figure idéal-typique du « rebelle » : incarnation des « illégalismes populaires » [26] et des « révoltes de détenus » qui, faisant écho au personnage de Genet ou au soutien que leur avait apporté Foucault [27], lui valent sans doute sa rédemption…
6 5) Cette « souffrance » est, selon l’auteur, la clé de la double conversion d’Eddy Bellegueule en Édouard Louis : celle d’un jeune issu des classes populaires paupérisées de Picardie en apprenti-sociologue puis en romancier à succès et celle qui conduit du désir homosexuel refoulé à l’homosexualité revendiquée. Sans mettre en cause la sincérité de l’auteur [28], on peut s’étonner de l’herméneutique biographique – paradoxale chez un sociologue – qui livre une interprétation de sa trajectoire biographique tout entière gouvernée par une homosexualité inscrite dans le registre de l’« innéité » (il semblerait que je sois né ainsi, […] prisonnier de mon propre corps », p. 27, atteint d’« un mal incurable », p. 174). Ainsi, pour rendre compte de la réussite scolaire qui le conduit au master de l’ENS-EHESS, les encouragements maternels (« aller plus loin qu’elle », p. 69) semblent n’avoir guère eu d’écho et « le goût pour les études » d’Eddy Bellegueule est attribué, en définitive, à son homosexualité : ses « goûts féminins » (« innés ») le portent vers le théâtre (p. 29) et c’est l’art dramatique, pratiqué au collège, qui lui ouvre « une porte inespérée » (p. 201). De sorte que, selon Édouard Louis, c’est « le fait d’aimer les garçons » qui « transformait l’ensemble de [son] rapport au monde » et le « poussait à [s]’identifier à des valeurs qui n’étaient pas celles de [sa] famille » (p. 187). Ainsi peut-on se demander si Édouard Louis qui « découvre » à l’École normale supérieure qu’« un corps de bourgeois » – le sien – un de « ces corps féminins de la bourgeoisie intellectuelle », était « prisonnier du monde de son enfance » (p. 218), ne considère pas aussi qu’une « âme de bourgeois intellectuel » – la sienne – était prisonnière de son univers d’origine et qu’en définitive, Édouard Louis était contenu – corps et âme – dans Eddy Bellegueule.
7 6) Si le roman d’Edouard Louis n’éclaire guère sur les conditions sociales de possibilité des « miracles scolaires », ni sur celles qui inclinent à la « quête du salut culturel » plutôt qu’à celle du « salut matériel », il illustre une des figures du répertoire des trajectoires de « transfuges ». De façon générale, l’ascension sociale implique des injonctions contradictoires : « dépasser le siens »/ « ne pas trahir les siens ». Mais la tension générée par ces injonctions se traduit dans des formes socialement différenciées de gestion de l’écart croissant par rapport à l’origine : la perpétuation d’une double affiliation (plus ou moins cloisonnée et associée à un « habitus clivé »), la réaffiliation « volontariste » à l’origine populaire (celle, par exemple, d’« établis » soixante-huitards sublimant la « cause du père » en « cause du peuple »), la recherche (pour partie illusoire) d’une position « hors jeu » (celle des « intellectuels sans attaches ni racines » de Karl Mannheim) ou, comme c’est aujourd’hui le cas pour Édouard Louis, la métamorphose associée à un double mouvement de désaffiliation /réaffiliation.
8 Comment rendre compte enfin de la réception du roman d’Édouard Louis ? Sur la base de cette ébauche d’enquête, il faut se demander ce qu’elle doit, outre son intérêt intrinsèque, à une conjoncture politique où « la cause des homosexuels » est devenue « le critère » de l’opposition droite/gauche et où la dénonciation du « populisme » [29] se confond avec la disqualification politique des classes populaires (à travers la stigmatisation du « beauf » [30]), mais aussi à la défense et illustration d’une « méritocratie » que célèbre la success-story d’Édouard Louis dont une partie de la presse a prétendu faire une sorte de Minou Drouet de la sociologie. ?
Notes
-
[1]
Ce texte est issu d’une intervention faite lors de la table-ronde « Autour d’En finir avec Eddy Bellegueule (Édouard Louis, Seuil, 2014) », Colloque « Fiction et sciences sociales. Bonnes et mauvaises fréquentations », CESSP-École doctorale de Science Politique de Paris I, Paris, CNAM, 26 septembre 2014.
-
[2]
Cf. Gérard Mauger et Claude Poliak, « Les usages sociaux de la lecture », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 123, juin 1998, p. 3-24.
-
[3]
Philippe Lejeune, Le pacte autobiographique, Paris, Éditions du Seuil, 1975, p. 14. Sur les chausse-trapes du genre, Cf. Pierre Bourdieu, « L’illusion biographique », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 62-63, juin 1986, p. 69-72.
-
[4]
Didier Éribon, Retour à Reims, Paris, Librairie Arthème Fayard, 2009.
-
[5]
Didier Éribon ne revendique pas, par exemple, le label « roman ».
-
[6]
Cf. en particulier, La Place, Paris, Éditions Gallimard, 1983 ; Une femme, Paris, Éditions Gallimard, 1987 ; La Honte, Paris, Éditions Gallimard, 1997. « Mettre au jour les langages qui me constituaient, les mots de la religion, ceux de mes parents liés aux gestes et aux choses, des romans que je lisais dans Le Petit Écho de la mode ou dans Les Veillées des chaumières. Me servir de ces mots, dont certains exercent encore sur moi leur pesanteur [...]. Être en somme ethnologue de moi-même », explique Annie Ernaux (La Honte, op. cit., p. 37-38).
-
[7]
L’expression est empruntée à Erving Goffman, Les Rites d’interaction, Paris, Les Éditions de Minuit, 1974, p. 94.
-
[8]
« C’est au contact d’amis que des aspirations nouvelles me sont venues », explique Édouard Louis, précisant que « l’amitié est un espace d’identification, d’aspiration » aussi » (Télérama, n° 3366, 16 juillet 2014).
-
[9]
Pour exprimer la violence subie, il fallait, explique Louis, « écrire contre Pasolini, c’est-à-dire contre l’idéalisation, la mythification des classes populaires » (Télérama, n° 3366, 16 juillet 2014).
-
[10]
À l’exception notable de l’enquête menée par Édouard Louis auprès de sa grand mère sur son cousin Sylvain : « un dur », voleur de mobylettes, dealer, haïssant la police, etc. (p. 128-142).
-
[11]
La mémoire, selon Bergson (Matière et mémoire, 1896), est « un acte réitéré d’interprétation » (cit. in Peter L. Berger, Invitation à la sociologie, Paris, Éditions La Découverte, [1963] 2014, p. 95).
-
[12]
Peter L. Berger, Invitation à la sociologie, op. cit., p. 96.
-
[13]
Pierre Bourdieu, « L’illusion biographique », art. cit., p. 69.
-
[14]
En fait, il ne s’agit là que d’une possibilité parmi d’autres ouverte aux « transfuges de classe ».
-
[15]
i. e. « le groupe dont les opinions, les convictions et les pratiques sont déterminantes pour la formation de nos opinions, de nos convictions et de nos pratiques » (Peter L. Berger, Invitation à la sociologie, op. cit., p. 159-160).
-
[16]
Outre Didier Éribon, Geoffroy de Lagasnerie, Xavier Dolan figurent dans le cercle des « autruis significatifs » d’Édouard Louis (Télérama, n° 3366, 16 juillet 2014).
-
[17]
Peter L. Berger, Invitation à la sociologie, op. cit., p. 97.
-
[18]
Tout en se réclamant, non plus de Bourdieu, mais de Freud ou de Marcuse, pour soutenir que la violence qu’elles exercent est un effet de la violence qu’elles subissent (Cf. Télérama, n° 3366, 16 juillet 2014).
-
[19]
Pierre Bourdieu, « Au lecteur », in La Misère du Monde, Paris, Éditions du Seuil, p. 7. « Comment donner les moyens de comprendre, c’est-à-dire de prendre les gens comme ils sont, sinon en offrant les instruments nécessaires pour les appréhender comme nécessaires, pour les nécessiter, en les rapportant méthodiquement aux causes et aux raisons qu’ils ont d’être ce qu’ils sont », précise Pierre Bourdieu (ibid., p. 7-8)
-
[20]
Cf, l’analyse méticuleuse qu’en a faite Vincent Burckel (à paraître).
-
[21]
Cf. Télérama, n° 3366, 16 juillet 2014.
-
[22]
Le « racisme de classe », qui renvoie les classes populaires à l’« inculture », à la « nature », à la « barbarie », dérive d’un ethnocentrisme fondé sur la « certitude propre à une classe de monopoliser la définition culturelle de l’être humain et donc des hommes qui méritent pleinement d’être reconnus comme tels » (Claude Grignon et Jean-Claude Passeron, Le savant et le populaire. Misérabilisme et populisme en sociologie et littérature, Paris, Hautes Études/Gallimard/Le Seuil, 1989, p. 32).
-
[23]
Cf., par exemple, Terra nova, Projet 2012, Contribution n° 1, Gauche : quelle majorité électorale pour 2012 ?, Bruno Jeanbart, Olivier Ferrand, Présidents du groupe de travail, Romain Prudent, rapporteur.www. tnova.fr. Sur ce sujet, Cf. Gérard Mauger, « Mythologies. Le “beauf” et le “bobo” », Lignes, n° 45, octobre 2014, p. 130-140.
-
[24]
Cf. Annie Collovald, Le « populisme du FN ». Un dangereux contresens, Bellecombe-en-Bauge, Éditions du Croquant, 2004.
-
[25]
Sur ce sujet, Cf. Gérard Mauger, « De “l’homme de marbre” au « beauf ». Les sociologues et « la cause des classes populaires »», Savoir/Agir, n° 27, décembre 2013, p. 11-16.
-
[26]
Sur les illégalismes populaires, Cf. Michel Foucault, Surveiller et punir, Paris, Gallimard, 1975.
-
[27]
Sur ce sujet, Cf. Le groupe d’information sur les prisons : Archives d’une lutte, 1970-1972, Éditions de l’IMEC, 2003.
-
[28]
« L’homme sincère », selon David Riesman, est celui qui « croit à sa propre propagande » (cit. in Peter L. Berger, Invitation à la sociologie, op. cit., p. 78). Dans la même perspective, « la “révélation” d’aujourd’hui devient la “rationalisation” de demain et vice versa », écrit Peter L. Berger (ibid., p. 98).
-
[29]
Cf. Gérard Mauger, « “Populisme”, itinéraire d’un mot voyageur », Le Monde diplomatique, juillet 2014.
-
[30]
Cf. Gérard Mauger, « Mythologies. Le “beauf” et le “bobo” », art. cit.