Notes
-
[1]
Loi relative aux Libertés et Responsabilités des Universités (dite aussi loi Pécresse).
-
[2]
Michel Gollac (dir.), « Les risques psychosociaux au travail : d’une “question de société” à des questions scientifiques », Travail et emploi, n° 129, janvier-mars 2012, La Documentation Française.
-
[3]
Nous avons participé, en tant que sociologues consultantes, à 15 % de l’enquête menée auprès de salariés de différents services à France Télécom.
-
[4]
Membres du CA de l’ASES, nous nous intéressons de près aux réformes menées dans l’ESR : nous avons consulté une partie de l’abondante documentation (ministérielle, syndicale, journalistique, etc.) existant depuis 2011.
-
[5]
Sur l’usage de ces classements par les étudiants, voir dans ce numéro l’article de S. Chauvel et P. Clément.
-
[6]
Sylvia Faure, Charles Soulié, Mathias Millet, « Rationalisation, bureaucratisation et mise en crise de l’éthos académique », Regards sociologiques, n° 31, 2006, p. 107-140
-
[7]
Martin Benninghoff, « Publish or perish ! La fabrique du chercheur-entrepreneur », Carnets de bord, n° 17, 2011, p. 47-58. On parle encore d’enseignants-chercheurs-gestionnaires ou enseignants-chercheurs-managers (Valérie Sacriste, « Le métier d’enseignant-chercheur au prisme de ses contradictions », Sociologies pratiques, 2014, p. 53-63).
-
[8]
Selon le bilan social du ministère de l’Éducation nationale, du ministère de l’ESR (2012-2013) 31,1 % des enseignants sont non titulaires ; ils sont 39,8 % chez les BIATSS (bibliothèques, ingénieurs, administratifs, techniciens, de service et de santé).
-
[9]
Christine Musselin et al., La gouvernance des universités françaises. Pouvoir, évaluation et identité, Paris, Cnam, Sciences Po-CSO-CNRS, UPEC, HEC Montréal, 2012.
-
[10]
Sylvia Faure, Charles Soulié, Mathias Millet, op. cit.
-
[11]
María del Río Carral et Bernard Fusulier, « Jeunes chercheurs face aux exigences de disponibilité temporelle », Temporalités, 18, 2013.
-
[12]
Michel Gollac, Serge Volkoff, Les conditions de travail, Paris, La Découverte, 2007.
-
[13]
Voir dans ce numéro l’article de O. Henry et J. Sinigaglia.
-
[14]
Loi organique relative aux lois de finances promulguée en 2001. Ce qui est ici décrit à l’université se retrouve dans d’autres administrations publiques françaises.
-
[15]
Yves Clot, Travail et pouvoir d’agir, Paris, PUF, 2008.
-
[16]
Christophe Dejours, Souffrance en France. La banalisation de l’injustice sociale, éditions du Seuil, 1998 ; Yves Clot, Le travail à cœur. Pour en finir avec les risques psychosociaux, La Découverte, 2010.
-
[17]
Eux-mêmes fragilisés notamment par les nouvelles technologies et la surcharge de travail des scientifiques qui y consacraient autrefois une partie de leur temps.
-
[18]
Baromètre EducPros 2014.
-
[19]
Professeurs agrégés, professeurs certifiés, enseignants-chercheurs, professeur associé à temps partiel.
-
[20]
Qu’il s’agisse des vieilles oppositions traditionnelles entre le pouvoir académique temporel et le pouvoir spirituel (c’est-à-dire, ici, la reconnaissance scientifique), entre les sciences et techniques et les sciences humaines et sociales, entre écoles disciplinaires, etc., les conflits traversant l’institution académique sont nombreux (Pierre Bourdieu, Homo Academicus, Paris, Éditions de Minuit, 1984).
-
[21]
Lorsqu’il n’est pas définitivement à sa place à la fac où il ne viendrait que pour « toucher ses bourses ».
-
[22]
Pascale Molinier, Les enjeux psychiques du travail. Introduction à la psychodynamique du travail, Petite Bibliothèque Payot, 2006 ; Axel Honneth, La société du mépris. Vers une nouvelle Théorie critique, Paris, La Découverte, 2006.
-
[23]
Ivan du Roy, Orange stressée. Le management par le stress à France Télécom, Paris, La Découverte, Paris, 2009.
-
[24]
Yves Clot, op. cit.
-
[25]
On ne trouve guère d’estimations fiables sur un tel sujet, par ailleurs polémique. Selon les informations syndicales, on recenserait de manière certaine ces deux dernières années 3 suicides au CNRS, 3 tentatives de suicide au sein d’une même université (dont l’une d’un professeur d’université sur le lieu de travail).
-
[26]
Christophe Dejours et Isabelle Gernet, « Évaluation du travail et reconnaissance », Nouvelle revue de psychosociologie, 2009/2, n° 8, p. 27-36.
-
[27]
Marie-Françoise Fave-Bonnet, « VIRY Laurence (2006). Le monde vécu des universitaires, ou la République des Egos », Recherche et formation, 54, 2007.
-
[28]
Technologia « France Télécom-Conditions de travail & Stress », Rapport Principal, mai 2010 : http://www.observatoiredustressft.org/
-
[29]
Comités d’Hygiène, de Sécurité et de Conditions de Travail, mis en place dans les universités à partir de mai 2012.
1 au même titre que l’énergie, les transports et les télécommunications, l’enseignement supérieur et la recherche (ESR) connaît des restructurations majeures depuis le processus de Bologne (1999). Au nom d’une perpétuelle modernisation du service public puis d’une politique d’austérité justifiant les coupes économiques, l’ESR s’est trouvée écartelée, démantelée et remodelée en un temps record. Les réformes engagées, notamment depuis le Pacte de la Recherche (2006) et la LRU [1] (2007), associées à une politique d’assèchement régulier des recrutements de titulaires, ont eu une série d’effets sur l’institution universitaire et les conditions de travail et d’emploi des personnels. Les réorganisations en cascade induites par ces réformes ont été – et sont encore pour un temps indéterminé – pour l’ensemble du personnel (administratif, technique, enseignant et chercheur) synonymes d’extension de leurs missions et d’intensification continue de leur charge de travail. Or, conjuguée à la baisse constante de moyens et à la multiplication d’injonctions contradictoires, de plus en plus de travailleurs de l’université font face à l’impossibilité chronique de bien faire leur travail. Ces quelques ingrédients sont autant de facteurs de risques psychosociaux [2] qui, de l’épuisement au découragement, en passant par la dégradation de l’ambiance de travail, jusqu’à l’érosion du sens associé au travail, aboutissent, par leur cumul, à la multiplication de formes de souffrance et de signes d’alerte. Notre participation à l’enquête menée par le Cabinet Technologia (2010) auprès de France Télécom [3], couplée à la réflexion collective engagée à l’ASES (Association des Sociologues Enseignants du Supérieur) sur l’ESR [4] nous amènent à postuler que les éléments ayant entraîné à France Télécom une massification de la souffrance au travail et des actes dramatiques sont déjà présents à l’université et pourraient, si l’on n’y prend garde, encore s’intensifier.
Legato des réformes : réorganisations constantes et surcharge de travail
2 Des halls, des couloirs, des bibliothèques, des locaux techniques, des salles de cours, des laboratoires, des salles de réunion et des bureaux, les espaces qui composent une université renvoient aux missions assignées à l’institution et à son personnel : accueillir des étudiants, enseigner, chercher, administrer. À ces activités s’ajoutent depuis la LRU au moins quatre missions nouvelles : orienter et insérer les étudiants, innover pour servir les intérêts socio-économiques régionaux, transférer les efforts de recherche vers ces mêmes acteurs, et contribuer à la valorisation et à la visibilité des recherches effectuées afin d’inscrire son université dans les classements internationaux [5].
Augmentation des missions et du travail bureaucratique
3 Plusieurs travaux enregistraient déjà au début des années 2000 une montée en charge du travail administratif des enseignants-chercheurs, soulignant leur caractère chronophage et peu gratifiant [6]. Cette poussée continue se renforce sur le terrain de l’activité de recherche. Pour s’assurer que cette dernière est bien en phase avec les attentes du monde socioéconomique et sert ses intérêts, le mode de financement des laboratoires a muté vers la généralisation des financements sur appel d’offre et appel à projet. Si le tarissement des financements récurrents des laboratoires diminue d’autant l’autonomie des chercheurs quant au choix des sujets et des méthodes, il leur impose à l’inverse une nouvelle nécessité : celle de travailler à produire des dossiers pour trouver les moyens de financer leur activité de recherche. Leur temps d’élaboration est d’autant plus augmenté que les commanditaires les contraignent au multi-partenariat (les projets devant être interdisciplinaires, inter-régionaux, internationaux, opérateurs publics-privés etc.). La norme devient la production de proposition de projet et non leur réalisation : seul un projet sur cinq serait financé. Parce qu’en creux, les réformes bureaucratiques et gestionnaires soupçonnent volontiers les équipes de recherche de fonctionner de manière dispendieuse et relâchée, les productions scientifiques passées, présentes et à venir des collectifs de travail et des agents font l’objet d’évaluations en nombre croissant. Les enseignants-chercheurs – et par extension les équipes de recherche – sont devenus des entrepreneurs [7], la para-production scientifique, de même que le para-enseignement, prenant ainsi le pas sur le cœur de métier universitaire (chercher et enseigner).
4 Sur le volet de la formation, bien que les procédures d’évaluation des enseignants-chercheurs renvoient symboliquement au placard le travail d’enseignement, il est demandé aux équipes de s’ investir au-delà de la relation pédagogique. Le challenge de la réussite étudiante repose également sur des enseignants aux rémunérations et statuts divers, parmi lesquels on compte de plus en plus de précaires [8]. L’enjeu est de taille car les taux de réussite aux examens comme les taux d’insertion professionnelle tendent à déterminer une partie des crédits attribués à chaque département – plus les étudiants réussissent (ou plus on abaisse les exigences académiques, selon les points de vue), plus élevées sont les dotations. Les innovations pédagogiques – « améliorer son cours via les outils numériques », « assurer un suivi plus personnalisé » – sont présentées comme des défis nouveaux destinés à stimuler les enseignants dans leur pratique, comme s’ils étaient d’eux-mêmes peu enclins au progrès. Par chance pour le ministère, le personnel universitaire, zélé et soucieux de la réussite étudiante comme de l’image de l’université [9], s’adonne aux exercices de renouvellement de leur offre d’enseignement, source là encore de surtravail et de réorganisations constantes. Ainsi les maquettes de formation sont sans cesse remises à plat.
Mobilisation permanente et débordement
5 Par conséquent, les enseignants-chercheurs sont l’objet d’un appel à la mobilisation permanente et tendent à y répondre positivement. L’explosion du nombre de mails arrivant de jour comme de nuit et les dimanches, ou la multiplication des réunions en fournissent les marques.
6 Surchargés, écartelés entre activités de recherche, d’enseignement et administratives, les enseignants-chercheurs ont le sentiment de perdre autonomie et liberté, sentiments qui compensaient leurs relatifs bas salaires et autres contraintes [10]. Leur travail tend à se fractionner, les petites tâches à faire dans l’urgence fourmillent, sans que les activités d’ordre plus intellectuel ne diminuent, au contraire. Une journée ordinaire de travail est truffée de tâches interrompues, lesquelles débordent fatalement du cadre temporel de la journée ouvrée. La dimension vocationnelle du métier et la nature intellectuelle de l’activité rendent difficile sinon impossible le compartimentage des temps et des espaces de travail. Ceux-ci sont par définition éclatés : l’espace de l’enseignement à des niveaux différents et parfois au sein de plusieurs établissements et cursus, et celui de la recherche en divers espaces physiques – le laboratoire, les laboratoires associés en France et ailleurs, les réseaux de recherche, etc. Bref, il s’agit d’un travail mal compartimenté, où la pression temporelle atteint des niveaux inégalés [11]. Un grand nombre d’enseignants-chercheurs travaillent (ou pensent à leur travail) dans les transports, les week-ends, pendant leurs congés. Leurs temps de récupération sont courts. « En dix ans, le temps de travail des enseignants-chercheurs a augmenté d’au moins dix heures hebdomadaires » confie un responsable syndical national. Phénomène nouveau, cette surcharge déborde désormais sur les agents administratifs, qui à leur tour rapportent du travail chez eux pour parvenir à en venir à bout. Or, la surcharge de travail est le principal vecteur de l’augmentation du stress et du mal-être au travail [12].
Travail empêché, dislocation des collectifs de travail et misère morale
7 Dans un contexte de baisse continue des recrutements et de défaillances budgétaires en série [13], avec la réduction du nombre de fonction naires (inclus dans la LOLF [14]) et l’édiction des règles du new management public, ces exigences nouvelles et anciennes ne peuvent être correctement satisfaites malgré la bonne volonté institutionnelle des personnels. Sur fond d’injonctions bureaucratiques contradictoires (produire de l’excellence scientifique et de la quantité), les situations de travail empêché [15] se multiplient au quotidien au même titre que l’usure qui les accompagne.
De l’impossibilité de bien faire et tout faire au découragement
8 En effet, l’impossibilité de satisfaire ces nouvelles missions fragilise les collectifs de travail, tandis qu’elle alimente individuellement un sentiment de découragement, de perte de contrôle sur ses activités et altère le sens du travail [16].
9 Les personnels ont l’impression de devoir privilégier l’une de leurs missions, ou une dimension de celles-ci, au détriment d’autres. Côté recherche, la grande quantité de publications et de projets déposés est devenue synonyme d’excellence. Dès lors, la concurrence s’accroît à mesure que les propositions soumises enflent et épaississent le stock des articles et projets à évaluer, aboutissant à un encombrement des supports de publication [17]. Il n’est par ailleurs pas rare de voir dupliquer un même article sous des supports multiples. La quantité prime sur la qualité, ce qui ne va pas sans poser problème avec l’éthique scientifique. Côté réussite étudiante, les enseignants avouent ne pas disposer des conditions matérielles pour suivre et aider au mieux les étudiants : « Il faudrait qu’il y ait un tutorat pour aider ceux qui sont en difficulté, mais il n’y a pas les budgets », « Avec 55 inscrits par groupe de TD en moyenne en 1èreannée, multiplié par 4 groupes de TD, impossible de retenir leur nom et leur visage, donc le suivi... ». Même sentiment d’impuissance chez les personnels BIATSS (bibliothèques, ingénieurs, administratifs, techniciens, social, santé des universités) : qu’il s’agisse de pouvoir entretenir convenablement le bâtiment ou encore de prendre le temps de correctement recevoir les étudiants au moment des inscriptions.
10 Une part croissante des personnels des universités se trouve ainsi aujourd’hui dans une situation de travail empêché, ou plutôt ils sont empêchés de bien faire leur travail du fait des nouvelles contraintes. Les injonctions contradictoires et les objectifs fixés sans moyens nourrissent une perte de confiance massive et une véritable crise de la croyance collective dans le sens du travail universitaire. Conséquences : crainte vis-à-vis de l’avenir et anxiété dominent chez les deux-tiers des personnels des universités [18]. Ce rapport dégradé au travail n’épargne en rien les titulaires en dépit de leur statut réputé protecteur de fonctionnaire.
Des collectifs de travail érodés
11 La cohabitation de personnels aux statuts et rémunérations très diverses au sein d ’une même unité de formation, et les exigences qui pèsent de manière différenciée selon les statuts (PRAG, PCRE, enseignants-chercheurs, PAST [19]), les types de contrats (fonctionnaire, CDI, CDD, vacataire) et les catégories (A, B, C) renforcent les difficultés. Car si le sort commun est la réduction des rémunérations et la mise à disposition gratuite de travail autrefois rétribué (dans telle université, les cinq minutes de pause entre deux heures de cours sont déduites des rémunérations, ailleurs ce sont les heures d’encadrement des mémoires et des stages, etc.), symétriquement l’individualisation des carrières et le système des primes se répandent. Multipliant les situations atypiques au sein des équipes ainsi que la mise en concurrence généralisée, ces méthodes de management concourent, sur fond de jalousie et de sentiment d’injustice, à l’effritement des collectifs de travail – par ailleurs traversés de tensions plus ou moins séculaires [20].
12 Une partie du corps professionnel, en particulier ceux qui occupent des fonctions de pouvoir, tend à participer, non sans réticences parfois, à l’acclimatation, sinon à l’imposition, du nouveau nomos universitaire : ils ont déjà intégré le changement et son caractère irréversible (« c’est comme ça, on ne peut rien y faire »), et essaient de motiver leurs équipes pour travailler plus avec moins de moyens, diffusant du coup des mécanismes d’autocensure dans les demandes et/ou protestations. Les récits d’une université regorgeant de travailleurs plus privilégiés que les autres ne sont pas rares dans la profession. Et comme ailleurs, la mobilisation de la figure du planqué sert à justifier la nécessité de renoncer à l’amélioration des conditions de travail de l’ensemble des agents, et plus largement de l’institution. En miroir, la figure de l’étudiant « nul et glandeur » [21] permet de renoncer à l’amélioration des conditions d’études, et au renforcement de la critique de l’université ouverte non sélective, gratuite et libre quant aux usages qu’en font les étudiants. Quel que soit le point de vue des agents sur ce que l’université devrait faire ou être, la mise en cause collective que produit ce type de discours a, à n’en pas douter, des effets sur l’estime associée au corps auquel on appartient et in fine sur l’estime de soi [22].
13 La fierté de participer à l’élévation générale du niveau d’éducation du pays, visible dans la vocation, et l’attachement au métier d’enseignant et de chercheur malgré tout, cèdent ainsi le pas à l’aigreur et au repli individuel. L’idée même de faire un beau et utile métier laisse progressivement place à une misère morale, directement associée à la conscience de ne pouvoir bien faire tout le travail.
Vers une crise « à la France Télécom » à l’université ?
14 Perdant son statut d’administration à partir de 1990, cotée en bourse en 1997, France Télécom a flirté avec la faillite au début des années 2000 ; le passage à la privatisation et la transformation brutale des missions de l’entreprise suivent, s’accompagnant de transformations profondes (mise en place d’une politique d’économies sans précédent, management par objectifs, imposition d’une logique de performance en lieu et place d’une logique de réponses aux besoins exprimés, etc.) menant à la dramatique explosion des suicides entre 2008 et 2009 [23].
Des analogies : plan social, travail empêché et éclatement des métiers centraux
15 La logique de l’excellence universitaire est une déclinaison de la logique de la performance de l’entreprise. À France Télécom, c’est au nom des clients, à l’université des étudiants, tous deux censés être au centre des préoccupations, que sont justifiées les (r) évolutions perpétuelles et la mise en place de nouvelles instances à distance (les plateformes téléphoniques plutôt que les boutiques, les cours en ligne plutôt que le présentiel). Comme France Télécom l’a été, l’Université française a longtemps constitué une institution porteuse d’un sens fort pour ses agents : servir l’intérêt général et la population, en participant au progrès social et technique du pays. Il y a une dimension vocationnelle certaine à travailler dans et pour le service public, et ce toutes professions confondues : les fonctionnaires tendent à servir l’intérêt général et les usagers au-delà de leur feuille de mission et des rétributions accordées. Or, il est impossible qu’une organisation obtienne le dévouement de ses agents sans obtenir une mobilisation simultanée de leurs affects [24]. La rentabilité et la réduction des coûts, en lieu et place de la satisfaction du public et de ses besoins, ont contribué à marginaliser des métiers longtemps centraux et à diluer le sens du travail que ceux-ci charriaient et structuraient. Si à France Télécom ce sont les techniciens qui constituaient la figure valorisée de l’institution, cette place est accordée aux enseignants-chercheurs à l ’université, ce à l’intérieur de l’institution comme à l’extérieur.
16 Les réorganisations en cascade, les plans de redressement et de départs volontaires destinés à réduire le nombre de fonctionnaires, ont ainsi engendré à France Télécom une intensification de la charge de travail, une perte de sens et de confiance dans la direction et dans l’avenir. Même si elles sont encore bien souvent niées, par les personnels eux-mêmes, les situations de souffrance liées au travail existent déjà largement à l’un iversité. Le niveau de tensions en réunion allant parfois jusqu’à des menaces physiques comme la multiplication du nombre de jours d’arrêts maladies en attestent. Les cas les plus visibles et extrêmes sont également déjà là : harcèlements, tentatives de suicides et suicides sur les lieux de travail [25]. Tout porte à croire à la densification et à la massification de ces éléments à court et moyen termes. Les économies supplémentaires annoncées pour 2015-2017, synonymes de gels de postes d’une part et la mise en place effective des Communautés d’universités et d’établissements (COMUE) dont l’horizon est la mutualisation des services et des personnels d’autre part, ne manqueront pas d’engendrer des mobilités géographiques pendulaires et contraintes à grande échelle, d’accroître les difficultés individuelles et collectives à faire face à la charge et aux missions croissantes et d’aviver plus encore mise en concurrence et précarisation des personnels. La mise en place effective du décret sur la modulation des services des enseignants-chercheurs et le maintien des dispositifs d’évaluation individuelle et collective vont particulièrement renforcer la concurrence au sein de ce groupe et une série d’effets néfastes maintenant bien connus de ces situations [26].
Le cas des enseignants-chercheurs
17 Souvent ancien bon élève, l’enseignant-chercheur est disposé à le rester tout au long de sa carrière. Il tend à suivre les règles qui lui sont assignées, comme il fournit les efforts nécessaires à la reconnaissance de sa valeur, éprouvée régulièrement par les différentes évaluations dont il fait l’objet. Il semble particulièrement endurant, pris dans la logique vocationnelle de son métier, l’éthique du service public (« tout de même, je peux faire des photocopies sur mon budget pour les étudiants »), la crainte d’être mis à l’écart s’il n’atteint pas ses objectifs (de recherche, d’enseignement, d’encadrement). Allié avec l’idée de noblesse du métier et d’excellence scolaire des parcours et l’idée largement diffusée selon laquelle il s’agirait de statuts et d’emploi particulièrement privilégiés, les enseignants-chercheurs ne sont que faiblement disposés à se voir et se penser comme des travailleurs ordinaires, exposés aux effets des réformes et de conditions de travail dégradés. Par ailleurs, le travail, en particulier de recherche, mobilise des éléments semblables à celui d’une activité créatrice : il y a une forte identification entre la valeur attribuée au produit du travail et la valeur attribuée au producteur de ce travail. Un papier refusé dans une revue peut être interprété ainsi : « je suis nul ». En outre, le besoin de reconnaissance est d’autant plus important que les rétributions financières et/ou symboliques se raréfient. Aussi, les multiples évaluations constituent autant d’épreuves de soi, particulièrement brutales en contexte de raréfaction des moyens et donc des espaces disponibles pour exister académiquement. Dans une profession où la notoriété constitue un élément de l’activité, le besoin de reconnaissance est particulièrement puissant [27]. Tout se passe donc comme si l’intellectuel portait en lui-même les mécanismes de son autodestruction, dans le contexte de grave crise que traverse l’ESR : fervent défenseur du mérite, il croit à la hiérarchie des productions et donc des producteurs. Il tend donc à adhérer à la course à l’excellence et à ses récompenses. Même s’il a choisi la voie administrative, il attend les rétributions de son engagement, qui se tarissent. Il se croit enfin à l’abri des effets négatifs sur sa santé de la dégradation des conditions de travail du fait de son statut et des symboles qu’ils charrient. Infaillible et fort comme a pu penser l’être le technicien des lignes de France Télécom pour des raisons plus virilistes, l’enseignant-chercheur apparaît ainsi comme l’une des figures particulièrement exposée aux situations de stress et souffrance au travail [28].
Conclusion : exits
18 Comme dans n’importe quelle situation professionnelle où les travailleurs ne disposent pas des moyens nécessaires à la réalisation des objectifs prescrits, plusieurs scénarii apparaissent. La contestation constitue l ’une des formes. Cependant les vastes mobilisations menées et perdues depuis 2005, la déception face à la perpétuation de la LRU par le gouvernement socialiste qui avait promis du changement, la complexité technique d’une législation en constante réforme, mal explicitée sur le terrain par les organisations syndicales, l’éloignement progressif des personnels des instances de décision universitaire entraînent une inertie collective, accompagnée d’un sentiment de défaite : « cela ne sert plus à rien »… de faire grève, de manifester, de se pencher sur des textes de loi complexes, de réclamer des postes, etc. Aussi, ce sont plutôt des exits, individuels, qui peuvent être notés. À mesure que les agents parviennent à saturation de leur emploi du temps hebdomadaire et que les mauvaises nouvelles se multiplient (réduction de 10 % d’une formation, gel d’un poste, augmentation du temps de travail réglementaire, etc.), ils mettent en place des pratiques individuelles de repli, de retrait relatif et de contournement. Les réorganisations actuelles stimulent et contraignent à la diversification de stratégies de maintien d’une éthique professionnelle à soi. Elles se traduisent par des refus, souvent silencieux, de prendre telle ou telle tâche ou responsabilité en plus, par des non-réponses à certains mails, par l’évitement des espaces collectifs comme de certaines réunions. À côté de ces exits relatifs, qui sont des pas de côté (consistant à prendre l’air par la fenêtre), d’autres formes plus spectaculaires coexistent. La fuite en avant consiste à combler par ses propres ressources matérielles, temporelles et physiques les manques de l’organisation. Très trivialement, les agents commencent par acheter eux-mêmes leur livres et le petit matériel de bureau, puis par compenser par des heures supplémentaires non comptées le manque d’effectifs, ici en matière de secrétariat, là d’encadrement d’étudiants... Ils travaillent donc de plus en plus, piochant dans leurs ressources personnelles, cognitives et matérielles. Une autre forme de fuite en avant plus spécifique, que l’on qualifiera d’exit par le haut (ou par la cheminée) consiste à remplir les critères de l’excellence afin d’en obtenir des rétributions symboliques et matérielles. Il s’agit de quitter des conditions de travail dégradées pour en rejoindre de meilleures, offertes par des institutions prestigieuses, en empruntant une voie ultra sélective et à haut risque narcissique.
19 Sous cet angle, travailler d’arrache-pied pour « obtenir une ANR », des publications en anglais, des invitations dans des colloques internationaux, constitue les étapes qui mènent à des chaires et autres instituts de renom, en France (comme l’Institut universitaire de France) comme à l’étranger, ainsi qu’à leurs conséquentes primes et décharges d’enseignements. La concentration d’efforts peut s’effectuer en direction du travail administratif et institutionnel, voire de façon sacerdotale/militante (car peu rétribuée) envers les étudiants. Elle peut également avoir pour objet de réussir à s’adonner à toutes ces activités. Spécifique ou multidédiée, cette fuite en avant dépend des propriétés sociales et du rapport à l’institution académique des agents mais également de leur capacité à endurer (objectivement et subjectivement) un surplus de charge de travail et de préoccupations qui vont avec. Elle a néanmoins un prix fixe, que l’on peut atteindre de plusieurs façons : par l’épuisement professionnel, lequel se solde par des arrêts maladie, l’augmentation de syndromes d’anxiété, voire de dépression, perceptibles par une hausse de la consommation de tabac, d’alcool, d’anxiolytiques et une baisse de la libido, de la qualité du sommeil etc., par l’irritabilité et le conflit.
20 Il existe une autre forme d’exit, que l’on qualifiera de radical (ou par la porte), consistant à quitter, de façon temporaire ou définitive l’université, que ce soit en demandant un détachement ou en démissionnant pour rejoindre le secteur privé par exemple. Cela ne se fait généralement pas sans étapes, de plus ou moins longue durée, qui s’accompagnent d’une série de difficultés, d’insatisfactions et de troubles, auxquels l’exit souhaite mettre fin. Ce type de sorties est particulièrement spectaculaire à l’heure actuelle, tant il est généralement coûteux d’avoir un poste. Elles ne doivent pas masquer celles dont on parle encore peu, mais dont la multiplication des enquêtes portant sur les risques psychosociaux commanditées par les CHCST [29] des établissements annonce une prochaine visibilité : les sorties par le bas (maladies longues, placardisation, tentatives de suicide, suicides). ?
Notes
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[1]
Loi relative aux Libertés et Responsabilités des Universités (dite aussi loi Pécresse).
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[2]
Michel Gollac (dir.), « Les risques psychosociaux au travail : d’une “question de société” à des questions scientifiques », Travail et emploi, n° 129, janvier-mars 2012, La Documentation Française.
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[3]
Nous avons participé, en tant que sociologues consultantes, à 15 % de l’enquête menée auprès de salariés de différents services à France Télécom.
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[4]
Membres du CA de l’ASES, nous nous intéressons de près aux réformes menées dans l’ESR : nous avons consulté une partie de l’abondante documentation (ministérielle, syndicale, journalistique, etc.) existant depuis 2011.
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[5]
Sur l’usage de ces classements par les étudiants, voir dans ce numéro l’article de S. Chauvel et P. Clément.
-
[6]
Sylvia Faure, Charles Soulié, Mathias Millet, « Rationalisation, bureaucratisation et mise en crise de l’éthos académique », Regards sociologiques, n° 31, 2006, p. 107-140
-
[7]
Martin Benninghoff, « Publish or perish ! La fabrique du chercheur-entrepreneur », Carnets de bord, n° 17, 2011, p. 47-58. On parle encore d’enseignants-chercheurs-gestionnaires ou enseignants-chercheurs-managers (Valérie Sacriste, « Le métier d’enseignant-chercheur au prisme de ses contradictions », Sociologies pratiques, 2014, p. 53-63).
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[8]
Selon le bilan social du ministère de l’Éducation nationale, du ministère de l’ESR (2012-2013) 31,1 % des enseignants sont non titulaires ; ils sont 39,8 % chez les BIATSS (bibliothèques, ingénieurs, administratifs, techniciens, de service et de santé).
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[9]
Christine Musselin et al., La gouvernance des universités françaises. Pouvoir, évaluation et identité, Paris, Cnam, Sciences Po-CSO-CNRS, UPEC, HEC Montréal, 2012.
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[10]
Sylvia Faure, Charles Soulié, Mathias Millet, op. cit.
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[11]
María del Río Carral et Bernard Fusulier, « Jeunes chercheurs face aux exigences de disponibilité temporelle », Temporalités, 18, 2013.
-
[12]
Michel Gollac, Serge Volkoff, Les conditions de travail, Paris, La Découverte, 2007.
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[13]
Voir dans ce numéro l’article de O. Henry et J. Sinigaglia.
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[14]
Loi organique relative aux lois de finances promulguée en 2001. Ce qui est ici décrit à l’université se retrouve dans d’autres administrations publiques françaises.
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[15]
Yves Clot, Travail et pouvoir d’agir, Paris, PUF, 2008.
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[16]
Christophe Dejours, Souffrance en France. La banalisation de l’injustice sociale, éditions du Seuil, 1998 ; Yves Clot, Le travail à cœur. Pour en finir avec les risques psychosociaux, La Découverte, 2010.
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[17]
Eux-mêmes fragilisés notamment par les nouvelles technologies et la surcharge de travail des scientifiques qui y consacraient autrefois une partie de leur temps.
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[18]
Baromètre EducPros 2014.
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[19]
Professeurs agrégés, professeurs certifiés, enseignants-chercheurs, professeur associé à temps partiel.
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[20]
Qu’il s’agisse des vieilles oppositions traditionnelles entre le pouvoir académique temporel et le pouvoir spirituel (c’est-à-dire, ici, la reconnaissance scientifique), entre les sciences et techniques et les sciences humaines et sociales, entre écoles disciplinaires, etc., les conflits traversant l’institution académique sont nombreux (Pierre Bourdieu, Homo Academicus, Paris, Éditions de Minuit, 1984).
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[21]
Lorsqu’il n’est pas définitivement à sa place à la fac où il ne viendrait que pour « toucher ses bourses ».
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[22]
Pascale Molinier, Les enjeux psychiques du travail. Introduction à la psychodynamique du travail, Petite Bibliothèque Payot, 2006 ; Axel Honneth, La société du mépris. Vers une nouvelle Théorie critique, Paris, La Découverte, 2006.
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[23]
Ivan du Roy, Orange stressée. Le management par le stress à France Télécom, Paris, La Découverte, Paris, 2009.
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[24]
Yves Clot, op. cit.
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[25]
On ne trouve guère d’estimations fiables sur un tel sujet, par ailleurs polémique. Selon les informations syndicales, on recenserait de manière certaine ces deux dernières années 3 suicides au CNRS, 3 tentatives de suicide au sein d’une même université (dont l’une d’un professeur d’université sur le lieu de travail).
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[26]
Christophe Dejours et Isabelle Gernet, « Évaluation du travail et reconnaissance », Nouvelle revue de psychosociologie, 2009/2, n° 8, p. 27-36.
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[27]
Marie-Françoise Fave-Bonnet, « VIRY Laurence (2006). Le monde vécu des universitaires, ou la République des Egos », Recherche et formation, 54, 2007.
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[28]
Technologia « France Télécom-Conditions de travail & Stress », Rapport Principal, mai 2010 : http://www.observatoiredustressft.org/
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[29]
Comités d’Hygiène, de Sécurité et de Conditions de Travail, mis en place dans les universités à partir de mai 2012.