Notes
-
[1]
Pierre Bourdieu, « Une classe objet », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 17-18, novembre 1977, p. 2-5.
-
[2]
Dans la communication présentée au Ve Congrès de l’Association française de sociologie (Nantes, 2-5 septembre 2013) dont est issu cet article, il s’agissait de montrer comment l’histoire de ces fluctuations permet d’éclairer quelques controverses sociologiques récurrentes à propos des classes populaires : théorie/empirie, soumission/résistance, misérablisme/populisme, unité/diversité.
-
[3]
Gérard Mauger, « Les origines intellectuelles de Mai-Juin 68 », Siècles, « Lectures militantes au vingtième siècle », n° 29, 2009.
-
[4]
François Matheron, « Louis Althusser ou l’impure pureté du concept », in Jacques Bidet, Eustache Kouvélakis (dir.), Dictionnaire du marxisme, Paris, PUF, 2001, p. 368-390.
-
[5]
Cf. Robert Linhart, L’Établi, Paris, Les Éditions de Minuit, 1978.
-
[6]
Daniel Bensaïd, Henri Weber, Mai 68 : une répétition générale, Paris, Éditions Maspero, 1968.
-
[7]
« Certains pensaient que 1968 c’était 1905 et que la révolution n’allait pas tarder. Ce qui les faisait militer 24 heures sur 24, un rythme qu’ils ne pouvaient pas tenir sur la durée », note Emmanuel Terray (« De l’anthropologie à la défense des sans-papiers. Soixante ans d’engagement », Savoir/agir, n° 24, juin 2013, p. 71).
-
[8]
Jacques Rancière, La Méthode de l’égalité, Paris, Bayard Éditions, 2012, p. 163, p. 202.
-
[9]
On peut aussi voir, dans cet élan démocratique, une forme inversée (prophylactique) du « racisme de l’intelligence » propre aux « élites » qui ont partie liée avec l’élection scolaire.
-
[10]
Cf. par exemple, Mario Tronti, Nous opéraïstes. Le roman de formation des années 60 en Italie, Paris, Éditions de l’Éclat, 2013.
-
[11]
Didier Éribon, La Société comme verdict, Paris, Fayard, 2013, p. 207.
-
[12]
Cf. l’analyse de L’Anti-Œdipe par Louis Pinto, La Théorie souveraine. Les philosophes français et la sociologie au vingtième siècle, Paris, Les Éditions du Cerf, 2009, p. 317-320.
-
[13]
Sur le renouvellement des « sujets de l’émancipation » dans le champ intellectuel, Cf. Ramzig Keucheyan, Hémisphère gauche. Une nouvelle cartographie des nouvelles pensées critiques, Paris, Éditions La Découverte, 2010.
-
[14]
André Gorz, Adieux au prolétariat, Paris, Galilée, 1980.
-
[15]
« L’intersectionalité » conduit « logiquement » à faire du « jeune des cités » ou, mieux, de « la jeune femme noire homosexuelle », le nouveau sujet de la résistance politique…
-
[16]
Cf. Gérard Mauger, « L’approche biographique en sociologie : une démarche contestataire », Les Cahiers de l’IHTP, n° 11, avril 1989, Mai 68 et les sciences sociales, p. 85-99.
-
[17]
72 % des ouvriers ont voté Mitterrand au deuxième tour des présidentielles de 1981.
-
[18]
Cf. Céline Braconnier et Jean-Yves Dormagen, La Démocratie de l’abstention, Paris, Éditions Gallimard, 2007
-
[19]
Cf. Gérard Mauger, « Les transformations des classes populaires en France depuis trente ans », in Jean Lojkine, Pierre Cours-Salies, Michel Vakaloulis (dir.), Nouvelles luttes de classes, Paris, PUF, 2006.
-
[20]
Projet 2012, Contribution n° 1, Gauche : quelle majorité électorale pour 2012 ?, Bruno Jeanbart, Olivier Ferrand, présidents du groupe de travail, Romain Prudent, rapporteur.
-
[21]
Les citations du rapport de « Terra Nova » sont mentionnées entre guillemets et en italiques.
-
[22]
Le rapport de « Terra Nova » mentionne « la tolérance, l’ouverture aux différences, une attitude favorable aux immigrés, à l’ islam, à l’ homosexualité, la solidarité avec les plus démunis ».
-
[23]
Sur ce sujet, Cf. Annie Collovald, Le populisme du FN, un dangereux contresens, Broissieux, Éditions du Croquant, 2004.
-
[24]
Cf. Gérard Mauger, Repères pour résister à l’idéologie dominante, Broissieux, Éditions du Croquant, 2013, p. 121-129.
-
[25]
Cf. Jeffrey C. Alexander, La Réduction. Critique de Bourdieu, Paris, Les Éditions du Cerf, 2000.
-
[26]
Stéphane Beaud, « La gauche et les classes sociales : de l’éclipse au renouveau », Mouvements, 2007-2, n° 50, p. 66-78 et « La sociologie française au milieu du gué », SociologieS, Débats, « La situation actuelle de la sociologie », mis en ligne le 27 janvier 2012.
-
[27]
Julien Duval, Christophe Gaubert, Frédéric Lebaron, Domnique Marchetti et Fabienne Pavis, Le « décembre » des intellectuels français, Paris, Éditions Liber-Raisons d’agir, 1998, p. 7.
-
[28]
Stéphane Beaud et Michel Pialoux, Retour sur la condition ouvrière. Enquête aux usines Peugeot de Sochaux-Montbéliard, Paris, Librairie Arthème Fayard, 1999.
-
[29]
Louis Chauvel, « Le retour des classes sociales ? », Revue de l’OFCE, n° 79, 2001, p. 315-359.
-
[30]
Paul Bouffartigues (dir.), Le retour des classes sociales, Paris, Éditions La Dispute, 2004.
-
[31]
Cf. Luc Boltanski, De la critique. Précis de sociologie de l’émancipation, Paris, Gallimard, 2009.
-
[32]
Cf. Claude Grignon et Jean-Claude Passeron, Le Savant et le populaire. Misérabilisme et populisme en sociologie et en littérature, Paris, Hautes Études, Gallimard, Le Seuil, 1989.
-
[33]
Cf. Erik Neveu, « De nouvelles catégories du populaire ? », in Marc-Henry Soulet (ed.), Ces gens-là. Les sciences sociales face au peuple, Academic Press Fribourg/Éditions Saint Paul, Vol. 38, 2011.
1 les représentations du monde social sont le produit d’innombrables opérations de construction toujours déjà faites et à refaire. Dans les luttes symboliques auxquelles ces constructions donnent lieu, les professionnels de la représentation – hommes politiques, journalistes, intellectuels – occupent évidemment une place centrale : ils participent à la production des groupes qu’ils désignent en énonçant des principes de regroupement ou en traçant des lignes de clivage, ils contribuent ainsi à la production de l’ordre social (en proposant une mise en ordre) et concourent à sa légitimation ou à sa dénonciation.
2 Dans ces luttes symboliques, professionnelles ou profanes, individuelles ou collectives, spontanées ou organisées, les ressources disponibles sont évidemment très inégales. C’est ainsi que « dominées jusque dans la production de leur image du monde social et, par conséquent de leur identité sociale, les classes dominées ne parlent pas, elles sont parlées » [1]. De sorte que la représentation des classes populaires est d’abord un enjeu de luttes entre les intellectuels « qui les parlent ».
3 Dans la mesure où ces représentations doivent souvent autant, sinon plus, à « ceux qui représentent » qu’à « ceux qui sont représentés », il faut s’interroger sur les conditions de production de ces représentations intellectuelles des classes populaires. De façon générale, celles que produisent les sociologues dépendent, au moins pour partie, de la position occupée dans le champ intellectuel et de la trajectoire qui a conduit à cette position. Dans cette perspective, il faudrait se demander, par exemple, ce que ces représentations doivent à la plus ou moins grande proximité entre sociologues et classes populaires : on peut supposer, en effet, que la distance incline aux représentations « théoriques » et/ou « romanesques » et, en définitive, à la mise en scène de « prolétariats imaginaires ». À l’inverse, la proximité n’exclut pas l’ethnocentrisme : ainsi l’extension donnée à l’univers à géométrie variable des classes populaires dépend vraisemblablement de la plus ou moins grande proximité par rapport aux fractions « établies » ou « marginales » des classes populaires et des affinités ou des préjugés associés à cette proximité.
4 Mais l’intérêt des sociologues pour les classes populaires, qu’ils en soient proches ou éloignés, dépend aussi de la place qu’elles occupent dans la hiérarchie sociale des objets de recherche et, en définitive, de la valeur accordée à « la cause des classes populaires » dans le champ politique. Schématiquement, l’histoire contemporaine des fluctuations du cours de « la cause » des classes populaires dans le champ politique et, de ce fait, dans celui de la sociologie, est celle du renversement d’« un populaire positif » (celui de « l’enchantement ouvriériste ») à « un populaire négatif » (supposé particulièrement réceptif aux sirènes du Front national), de la célébration de « l’homme de marbre » à la stigmatisation du « beauf » : inversion de signe corollaire de la disqualification brutale du marxisme au cours des années 1970. C’est cette histoire qu’on se propose d’ébaucher ici. Elle distinguera quatre périodes des années 1960 à nos jours [2].
Des années 1960 à Mai-Juin 1968
5 Comment retracer l’état de la cause des classes populaires dans le champ politique et dans le champ intellectuel des années 1960 ?
6 Dans le champ politique international, « l’air du temps » était alors marqué par des offensives révolutionnaires un peu partout dans le monde : la révolution cubaine en 1959, la victoire du FLN en Algérie en 1962, la Grande Révolution Culturelle Prolétarienne en Chine (1966), l’offensive du Têt au Vietnam (1968), etc. En Europe, le Parti communiste italien était en ébullition et la crise du modèle soviétique poussait le Parti communiste français qui représentait environ 20 % de l’électorat, à s’engager, sous l’impulsion de Waldeck Rochet, dans « une voie française vers le socialisme » (Comité central d’Argenteuil en 1966).
7 À cette conjoncture politique faisait écho l’hégémonie marxiste dans le champ intellectuel français. Elle s’affirmait sous trois formes : celle de la vulgate du PCF (incarnée alors par Roger Garaudy), la version « humaniste » (celle du Marx des Manuscrits de 1844) proche de l’existentialisme sartrien et la version althussérienne en rupture avec les deux autres. Louis Althusser qui invitait à Lire le Capital, incarnait le parti de « la science » contre celui de « l’idéologie » [3]. « En un temps où l’on était souvent communiste et intelligent sans être marxiste, ou communiste et marxiste sans être intelligent, voire, parfois, marxiste et intelligent, mais sans être communiste, il devenait enfin possible d’être tout cela à la fois : un intellectuel communiste produisant un discours sur Marx à la hauteur des théories qui s’emparaient du champ intellectuel », note François Matheron [4].
8 Dans ce contexte, trois schèmes sous-tendaient les représentations intellectuelles, souvent plus théoriques qu’empiriques, des classes populaires. « La classe ouvrière » était alors créditée non seulement d’une capacité de « résistance » aux offensives du capital, mais aussi de capacités offensives et subversives : le renversement de l’ordre social était à l’ordre du jour des assemblées générales. Cette croyance partagée au messianisme ouvrier était validée par la prophétie marxiste qui apportait le crédit de la science aux aspirations éthiques. Dans sa version althussérienne, « la science marxiste » s’opposait à « l’idéologie », comme la Rue d’Ulm s’opposait à la Rue Le Pelletier (siège du PCF). Dans ce contexte, l’engagement politique était une façon de tirer les conséquences d’une croyance scientifiquement validée : pour les « héritiers », il impliquait une désaffiliation revendiquée par rapport à la classe d’origine et une affiliation volontariste enchantée aux classes populaires [5], pour les intellectuels d’origine populaire, il impliquait la réaffiliation aux origines et la rupture avec une classe d’accueil désenchantée. Schématiquement, la représentation dominante des classes populaires était alors « théorique », « ouvriériste » et « révolutionnaire ».
Les années « gauchistes » : de Mai-Juin 68 à 1972
9 Après la grève générale de Mai-Juin 68, qui pendant un temps fit vaciller l’ordre social, « la révolution » (manquée) pouvait sembler à l’ordre du jour dans le champ politique. L’expérience paraissait valider cet aphorisme de Lénine qui figurait en exergue des Cahiers marxistes-léninistes (organe théorique de l’Union des Jeunesses Communistes « marxiste-léniniste ») : « la théorie de Marx est toute-puissante parce qu’elle est vraie ». La grève générale de Mai-Juin 68 fut au principe de l’illusion de « la répétition générale » [6] : pour les étudiants « gauchistes », 1968 c’était 1905 [7]. « L’aventure gauchiste », sous ses différentes formes (maoïste, trotskiste, anarchiste), procède de cette croyance. Le spontanéisme des « maos » de la « Gauche prolétarienne », issue de la conversion des marxistes-lénistes althussériens, mettait en cause ceux qui prétendaient parler au nom de la science (marxiste) et récusait, de façon générale, les porte-parole. L’écho trouvé aujourd’hui par les professions de foi démocratiques de Jacques Rancière – « Est-ce que je parie que la capacité de pensée que je m’accorde est la capacité de pensée de tous ? », « Postuler l’égalité, c’est affirmer la compétence de n’importe qui » [8] – trouve son origine dans ce spontanéisme maoïste et « l’anti-intellectualisme intellectuel » qui en est solidaire [9]. La diversité des expériences faites de la rencontre avec les classes populaires – aux portes des usines, dans les quartiers populaires, mais aussi dans les bibliothèques, etc. – aboutit, entre autres conséquences, à l’élection d’une figure centrale au sein de la classe ouvrière : les OS et, plus précisément, les OS immigrés, supposés « soustraits à l’influence révisionniste » (du PCF) et sans doute aussi les plus conformes au « prolétariat imaginaire » [10]. Mais l’expérience gauchiste fut aussi, pour d’autres, la (re) découverte de la diversité des figures ouvrières et du constat plus ou moins désabusé que ce qu’on appelle « le mouvement ouvrier » ne représente qu’une petite minorité des classes populaires : « Ils ne voulaient pas “faire la révolution”, ils voulaient faire construire un pavillon », note par exemple, Didier Éribon [11].
10 De ces expériences « gauchistes » sont issues deux controverses restées actives dans le champ de la sociologie des classes populaires : d’une part, l’essor d’un subjectivisme populiste contre « la Théorie » et la remise en cause de la distinction entre science et idéologie ; d’autre part, la remise en cause (empirique) de la représentation monolithique de la classe ouvrière (donc, a fortiori, celle des classes populaires) et la mise en évidence des clivages entre OS et OP, entre « établis » et « marginaux », entre ouvriers français et OS immigrés, etc.
La « contre-culture » : de 1972 à 1981
11 La valeur accordée à la cause des classes populaires s’effondre dès 1972 : les obsèques de Pierre Overney, jeune militant maoïste tué par un vigile des usines Renault, (le 4 mars 1972) sont, en fait, celles du « gauchisme », au moins sous sa forme la plus « visible » (maoïste et parisienne). Ce déclin gauchiste a pour corollaires la remontée en puissance du PCF (le Programme commun est signé en 1972) et l’émergence de la « contre-culture ». Schématiquement, l’essor de la contre-culture s’appuie sur la critique du « militantisme sacrificiel », sur la réhabilitation du « petit-bourgeois » (stigmatisé par les « gauchistes »), de ses révoltes, de ses « désirs » [12]. Cette réévaluation induit la disqualification du « beauf » qui constitue l’antithèse du petit-bourgeois « libéré ». L’appropriation de « la contre-culture » importée des États-Unis (par Actuel) se traduit par l’ouverture de « nouveaux fronts » qui traversent la lutte des classes : Mouvement de Libération des Femmes (MLF), Front de Libération des Jeunes (FLJ), Front Homosexuel d’Action Révolutionnaire (FHAR), mouvements régionalistes (occitan, breton), etc. Simultanément, l’entrée dans la carrière des ex-étudiants gauchistes se traduit par la création, plus ou moins explicitement conçue sur le modèle du Groupe Information Prisons (GIP), du Mouvement d’action judiciaire (MAJ), du Syndicat de la magistrature (SM), du Groupe Information Santé (GIS), du Syndicat de la médecine générale (SMG), etc.
12 Le déclin du gauchisme et l’essor de la contre-culture sont au principe de deux bouleversements parallèles dans le champ intellectuel. D’une part, ils impliquent la destitution de « la classe ouvrière » comme « sujet de l’émancipation » [13] : André Gorz publie ses Adieux au prolétariat en 1980 [14]. La perte de crédit de la prophétie marxiste et l’essor de la contre-culture impliquent une conversion de la vision du monde social : de la lutte des classes à la multiplication des clivages qui les traversent (hommes/femmes, jeunes/vieux, homosexuels/hétérosexuels, Français/immigrés, Paris/province, etc.). À ces nouveaux clivages, correspondent de « nouveaux mouvements sociaux » et de nouveaux « sujets de l’émancipation » [15]. D’autre part, le cours du marxisme s’effondre dans le champ intellectuel : il est non seulement disqualifié par « les « nouveaux philosophes », promoteurs de l’équation « Staline égal Lénine égal Marx égal Goulag », mais aussi, dans le champ des sciences sociales, par la critique de « l’économisme marxiste » qui induit un déplacement de l’intérêt vers les dimensions culturelles et symboliques du monde social. Ainsi, les enquêtes des sociologues se déplacent-elles vers de nouveaux objets (des ouvriers vers « les femmes », « les jeunes », « les immigrés », etc.) et se détournent-elles du travail vers le « hors-travail », de l’exploitation économique vers d’autres formes de domination. Parallèlement, le théoricisme cède le pas à l’empirisme, l’objectivisme au subjectivisme (« le vécu »), le « quantitatif » (les statistiques) au « qualitatif » (ethnographie) [16] et de nouvelles variables focalisent l’attention : sexe, âge, race, etc.
La longue éclipse des classes populaires : de 1981 à 1995
13 Paradoxalement, la victoire de l’Union de la gauche aux élections de 1981 consolide la chute du cours de « la cause des classes populaires » [17]. Elle marque, en effet, la conversion du PS aux thèses néolibérales dès 1983, la victoire de « la deuxième gauche » (celle de Rocard et Delors) sur « la première » (celle de Chevènement), le déclin accéléré du PCF (précipité par l’effondrement du bloc soviétique en 1989) et l’abstentionnisme électoral croissant des classes populaires [18] minées par la désindustrialisation, le chômage de masse et la précarité [19]. Un rapport du think tank « Terra nova » [20] explicitait récemment cette dévaluation politique de la cause des classes populaires et invitait le PS à substituer à « la coalition historique de la gauche centrée sur la classe ouvrière » [21] aujourd’hui « en déclin », une nouvelle coalition « plus jeune, plus diverse, plus féminisée, plus diplômée, urbaine et moins catholique », « progressiste au plan culturel » [22]. Selon Terra Nova, « l’électorat ouvrier a basculé vers la droite » et, « partageant les idées culturelles du FN », va enfin pouvoir le faire grâce à « la républicanisation du FN entamée par Marine le Pen », faisant ainsi du FN « le parti des ouvriers et, plus globalement, le parti des classes populaires travailleuses » [23]. Ainsi s’achevait l’aggiornamento du Parti socialiste : de la cause des classes populaires aujourd’hui « disqualifiées » à celle des fractions « éclairées » des classes dominantes [24].
14 Cette disqualification politique des classes populaires est ratifiée par une éclipse de longue durée dans le champ intellectuel. À la vision d’une société divisée en classes se substituent chez les sociologues (à l’exception des marxistes de plus en plus rares et de Bourdieu tenu pour un « néo-marxiste » [25]) l’opposition entre « inclus » et « exclus », « in » et « out » (Touraine), la « moyennisation » (Mendras), l’« individualisation » (Singly), la multiplication des clivages. Les déplacements d’intérêts associés à l’émergence de la contre-culture sont consolidés : ils vont de pair avec un « désintérêt très répandu pour les enquêtes statistiques » (et, de ce fait, pour les structures sociales), « le primat accordé aux petits objets », la « dépolitisation » des sociologies spécialisées [26]. Les classes populaires n’apparaissent plus guère qu’à travers les « problèmes sociaux » inscrits à l’agenda politico-médiatique (exclusion, immigration, banlieues, insécurité, déscolarisation, familles monoparentales, ethnicité, etc.) et sous la forme des « jeunes de cités » : « jeunes en difficultés », « sauvageons » ou « racaille ».
Vers un revival de l’intérêt pour les classes populaires (1995-2013) ?
15 En 1995, la grève des cheminots et les manifestations contre le plan Juppé, les plus massives depuis Mai-Juin 68, marquent la résurgence inattendue des classes populaires sur la scène politique. Dans le champ intellectuel, cette réapparition déclenche une lutte symbolique où se confrontent les interprétations des événements et qui s’objective dans une guerre des pétitions : « pour les uns, le mouvement de novembre-décembre était sans doute le dernier soubresaut d’un peuple qui manifestait ainsi son “irrationalité” », « pour d’autres, décembre a constitué un mouvement exemplaire contre une “révolution néo-libérale” qui affecte l’ensemble des sociétés occidentales depuis les années 1970 » [27]. Elle renforce le clivage entre adversaires de la notion même de « classe sociale » et un renouvellement de l’intérêt pour les classes sociales, dont témoignent la publication en 1999 du livre de Stéphane Beaud et Michel Pialoux, Retour sur la condition ouvrière [28] et d’un article [29] et d’un ouvrage collectif [30] qui s’interrogent, dans des registres différents, sur « le retour des classes sociales ». Ce fragile revival de l’intérêt pour les classes populaires réactive les controverses sédimentées des années 1960 à nos jours, entre « théorie » associée à la posture philosophique et empirie (le « parti de l’enquête » se subdivisant lui-même entre ethnographie et statistiques), entre théories de la domination et théories de la résistance [31], entre misérabilisme et populisme [32], entre unité et diversité des classes populaires [33]. ?
Notes
-
[1]
Pierre Bourdieu, « Une classe objet », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 17-18, novembre 1977, p. 2-5.
-
[2]
Dans la communication présentée au Ve Congrès de l’Association française de sociologie (Nantes, 2-5 septembre 2013) dont est issu cet article, il s’agissait de montrer comment l’histoire de ces fluctuations permet d’éclairer quelques controverses sociologiques récurrentes à propos des classes populaires : théorie/empirie, soumission/résistance, misérablisme/populisme, unité/diversité.
-
[3]
Gérard Mauger, « Les origines intellectuelles de Mai-Juin 68 », Siècles, « Lectures militantes au vingtième siècle », n° 29, 2009.
-
[4]
François Matheron, « Louis Althusser ou l’impure pureté du concept », in Jacques Bidet, Eustache Kouvélakis (dir.), Dictionnaire du marxisme, Paris, PUF, 2001, p. 368-390.
-
[5]
Cf. Robert Linhart, L’Établi, Paris, Les Éditions de Minuit, 1978.
-
[6]
Daniel Bensaïd, Henri Weber, Mai 68 : une répétition générale, Paris, Éditions Maspero, 1968.
-
[7]
« Certains pensaient que 1968 c’était 1905 et que la révolution n’allait pas tarder. Ce qui les faisait militer 24 heures sur 24, un rythme qu’ils ne pouvaient pas tenir sur la durée », note Emmanuel Terray (« De l’anthropologie à la défense des sans-papiers. Soixante ans d’engagement », Savoir/agir, n° 24, juin 2013, p. 71).
-
[8]
Jacques Rancière, La Méthode de l’égalité, Paris, Bayard Éditions, 2012, p. 163, p. 202.
-
[9]
On peut aussi voir, dans cet élan démocratique, une forme inversée (prophylactique) du « racisme de l’intelligence » propre aux « élites » qui ont partie liée avec l’élection scolaire.
-
[10]
Cf. par exemple, Mario Tronti, Nous opéraïstes. Le roman de formation des années 60 en Italie, Paris, Éditions de l’Éclat, 2013.
-
[11]
Didier Éribon, La Société comme verdict, Paris, Fayard, 2013, p. 207.
-
[12]
Cf. l’analyse de L’Anti-Œdipe par Louis Pinto, La Théorie souveraine. Les philosophes français et la sociologie au vingtième siècle, Paris, Les Éditions du Cerf, 2009, p. 317-320.
-
[13]
Sur le renouvellement des « sujets de l’émancipation » dans le champ intellectuel, Cf. Ramzig Keucheyan, Hémisphère gauche. Une nouvelle cartographie des nouvelles pensées critiques, Paris, Éditions La Découverte, 2010.
-
[14]
André Gorz, Adieux au prolétariat, Paris, Galilée, 1980.
-
[15]
« L’intersectionalité » conduit « logiquement » à faire du « jeune des cités » ou, mieux, de « la jeune femme noire homosexuelle », le nouveau sujet de la résistance politique…
-
[16]
Cf. Gérard Mauger, « L’approche biographique en sociologie : une démarche contestataire », Les Cahiers de l’IHTP, n° 11, avril 1989, Mai 68 et les sciences sociales, p. 85-99.
-
[17]
72 % des ouvriers ont voté Mitterrand au deuxième tour des présidentielles de 1981.
-
[18]
Cf. Céline Braconnier et Jean-Yves Dormagen, La Démocratie de l’abstention, Paris, Éditions Gallimard, 2007
-
[19]
Cf. Gérard Mauger, « Les transformations des classes populaires en France depuis trente ans », in Jean Lojkine, Pierre Cours-Salies, Michel Vakaloulis (dir.), Nouvelles luttes de classes, Paris, PUF, 2006.
-
[20]
Projet 2012, Contribution n° 1, Gauche : quelle majorité électorale pour 2012 ?, Bruno Jeanbart, Olivier Ferrand, présidents du groupe de travail, Romain Prudent, rapporteur.
-
[21]
Les citations du rapport de « Terra Nova » sont mentionnées entre guillemets et en italiques.
-
[22]
Le rapport de « Terra Nova » mentionne « la tolérance, l’ouverture aux différences, une attitude favorable aux immigrés, à l’ islam, à l’ homosexualité, la solidarité avec les plus démunis ».
-
[23]
Sur ce sujet, Cf. Annie Collovald, Le populisme du FN, un dangereux contresens, Broissieux, Éditions du Croquant, 2004.
-
[24]
Cf. Gérard Mauger, Repères pour résister à l’idéologie dominante, Broissieux, Éditions du Croquant, 2013, p. 121-129.
-
[25]
Cf. Jeffrey C. Alexander, La Réduction. Critique de Bourdieu, Paris, Les Éditions du Cerf, 2000.
-
[26]
Stéphane Beaud, « La gauche et les classes sociales : de l’éclipse au renouveau », Mouvements, 2007-2, n° 50, p. 66-78 et « La sociologie française au milieu du gué », SociologieS, Débats, « La situation actuelle de la sociologie », mis en ligne le 27 janvier 2012.
-
[27]
Julien Duval, Christophe Gaubert, Frédéric Lebaron, Domnique Marchetti et Fabienne Pavis, Le « décembre » des intellectuels français, Paris, Éditions Liber-Raisons d’agir, 1998, p. 7.
-
[28]
Stéphane Beaud et Michel Pialoux, Retour sur la condition ouvrière. Enquête aux usines Peugeot de Sochaux-Montbéliard, Paris, Librairie Arthème Fayard, 1999.
-
[29]
Louis Chauvel, « Le retour des classes sociales ? », Revue de l’OFCE, n° 79, 2001, p. 315-359.
-
[30]
Paul Bouffartigues (dir.), Le retour des classes sociales, Paris, Éditions La Dispute, 2004.
-
[31]
Cf. Luc Boltanski, De la critique. Précis de sociologie de l’émancipation, Paris, Gallimard, 2009.
-
[32]
Cf. Claude Grignon et Jean-Claude Passeron, Le Savant et le populaire. Misérabilisme et populisme en sociologie et en littérature, Paris, Hautes Études, Gallimard, Le Seuil, 1989.
-
[33]
Cf. Erik Neveu, « De nouvelles catégories du populaire ? », in Marc-Henry Soulet (ed.), Ces gens-là. Les sciences sociales face au peuple, Academic Press Fribourg/Éditions Saint Paul, Vol. 38, 2011.