Notes
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[1]
Bernard Pudal, Prendre parti. Pour une sociologie historique du PCF, Presses de la fondation nationale des sciences politiques, 1989 ; « Les dirigeants communistes. Des “fils du peuple” à l’ “instituteur des masses” », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 72, 1988.
-
[2]
Notamment Bernard Pudal, Boris Gobille, Frédérique Matonti, Dominique Damamme (dir.), Mai-Juin 68, Paris, Éditions de l’Atelier, 2008 ; Boris Gobille, Mai 68, La Découverte, 2008 ; Xavier Vigna, L’insubordination ouvrière dans les années 68. Essai d’histoire politique des usines, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2007 et Philippe Artières et Michelle Zancarini-Fournel (dir.), 68. Une histoire collective [1962-1981], Paris, La Découverte, 2008.
-
[3]
Nous avons eu accès à ces archives, demeurées longtemps objets de fantasmes parce que maintenues à l’abri de « regards extérieurs au parti ». Nous avons tous les trois profité de leur ouverture, annoncée publiquement par la direction du PCF en 1998 et qui a abouti à leur classement par l’État comme archives historiques en 2003. Cf. http://www.gabrielperi.fr/-Reouverture-desarchives-du-PCF
-
[4]
Concernant ces terrains locaux, on mobilise les résultats des recherches de Paul Boulland sur les fédérations du PCF en région parisienne (thèse d’histoire en cours à Paris 1 sur les cadres fédéraux de 1945 à 1974) et de Julian Mischi sur certaines fédérations de province (Structuration et désagrégation du communisme français (1920-2002). Usages sociaux du parti et travail partisan en milieu populaire, thèse pour le doctorat d’études politiques de l’EHESS, 2002).
-
[5]
Pour une analyse détaillée de la stratégie du PCF dans les années soixante, voir Danielle Tartakowsky, « Le PCF en mai-juin 68 », dans René Mouriaux et alii, 1968, exploration du mai français, tome 2, Paris, L’Harmattan, 1992.
-
[6]
Michel Simon, « Attitudes politiques ouvrières dans le département du Nord », Cahiers internationaux de sociologie, 2, 1964.
-
[7]
Résolution adoptée au XVII e congrès du PCF (Paris, 05/1964).
-
[8]
Bernard Pudal, « Le PCF : aggiornamento communiste et reproduction du corps des dirigeants (1960-1985) », Politix, n° 2, 1988.
-
[9]
Cf. notamment Serge Mallet, La nouvelle classe ouvrière, Seuil, 1963. Concernant les débats suscités par ces travaux sur « la nouvelle classe ouvrière », voir le chapitre qui y est consacré dans Jean-Michel Chapoulie, Olivier Kourchid, Jean-Louis Robert, Anne-Marie Sohn (dir.), Sociologues et sociologies – La France des années soixante, Paris, L’Harmattan, 2006.
-
[10]
Voir Frédérique Matonti et Bernard Pudal, « L’UEC ou l’autonomie confisquée (1956-1968) », in Bernard Pudal, Boris Gobille, Frédérique Matonti, Dominique Damamme, op. cit., 2008, p. 130-143.
-
[11]
Frédérique Matonti, Intellectuels communistes. Essai sur l’obéissance politique. La Nouvelle Critique (1967-1980), Paris, La Découverte, 2005, p. 122.
-
[12]
Cf. Julian Mischi, « Perceptions et concurrences. Traces mémorielles et archivistiques du rapport des communistes à mai 68 », à paraître dans SCALPEL (Cahiers de sociologie politique de Nanterre).
-
[13]
Claude Pennetier et Bernard Pudal, « La peur de l’autre : vigilance anti-trotskiste et travail sur soi » in Brigitte Studer, Heiko Haumann (dir.), Sujets staliniens. L’individu et le système en Union soviétique et dans le Comintern, 1929-1953, Zurich, Chronos, 2006.
-
[14]
Jacques Duclos, Anarchistes d’hier et d’aujourd’hui. Comment le gauchisme fait le jeu de la réaction, Paris, Éditions sociales, août 1968, p. 28.
1Quarante ans après les faits, lorsqu’il s’agit d’évoquer les disqualifications des gauchistes par les communistes, c’est immédiatement la formule de Georges Marchais invectivant, dans les colonnes de L’Humanité, « l’anarchiste allemand » Cohn-Bendit, qui est citée et commentée à l’envi. Le reste de l’article est souvent méconnu alors même qu’il révèle des enjeux importants débattus au sein de l’institution communiste. Sous la plume de celui qui est alors responsable à l’organisation, on peut lire ce 3 mai 1968 : « Non satisfaits de l’agitation qu’ils mènent dans le milieu étudiant – agitation qui va à l’encontre des intérêts de la masse des étudiants et favorise les provocations fascistes – voilà que ces pseudo-révolutionnaires émettent maintenant la prétention de donner des leçons au mouvement ouvrier. » Il fustige ensuite ces « fils de grands bourgeois – méprisants à l’égard des étudiants d’origine ouvrière – qui, rapidement, mettront en veilleuse leur “flamme révolutionnaire” pour aller diriger l’entreprise de papa et y exploiter les travailleurs dans les meilleures traditions du capitalisme. »
2Derrière ces anathèmes, on perçoit en creux l’intensification de la lutte symbolique menée par les leaders communistes pour maintenir leur statut revendiqué de porte- parole de la « classe ouvrière ». Ils dénoncent et disqualifient par avance les prétentions de ceux qui entendent remettre en question leur monopole de représentation des catégories populaires [1]. Or ce monopole, symbolique évidemment, est largement entamé par les évolutions sociologiques et politiques qui marquent la décennie précédant le printemps 68.
3C’est à l’aune des enjeux stratégiques et sociologiques débattus au sein de l’institution communiste dans les années soixante qu’on se propose de rendre compte des conditions de production des discours et des pratiques de disqualification des « gauchistes » par les communistes. Pour ce faire, il nous a semblé indispensable, à l’instar de la démarche qui a animé les auteurs des analyses récentes « des années 68 » [2], d’élargir la focale d’analyse à la fois historiquement et géographiquement. Les analyses proposées reposent sur des archives nationales et fédérales, dont une bonne part, nouvellement ouverte aux chercheurs, n’avait pas encore été exploité [3]. Elles permettent de ne pas se contenter d’analyser ce qui est débattu et rendu public au niveau national par les dirigeants et les intellectuels du parti et d’appréhender les critiques des communistes à l’égard des gauchistes dans l’espace des pratiques militantes et des transformations sociales touchant les quartiers populaires et les usines [ 4].
Un tournant stratégique ancré dans des débats sociologiques
4À partir de 1962, avec l’arrivée de de Gaulle au pouvoir, la fin de la guerre d’Algérie et la nouvelle période ouverte par la doctrine de « la coexistence pacifique » des deux blocs, les dirigeants du PCF officialisent un changement de stratégie. Ils prônent alors « une démocratie avancée ouvrant la voie au socialisme et supposant l’union des forces antimonopolistes autour d’un programme commun de gouvernement » [5]. À l’appui de cette stratégie, ils utilisent des arguments issus de la sociologie des groupes populaires. D’abord, les analyses de Michel Simon, qui mettent en évidence les racines ouvrières du socialisme dans le Nord [6], sont mobilisées pour justifier la pertinence du rapprochement avec les socialistes. Ensuite, l’argumentation omniprésente dans la littérature du parti des années soixante consiste à démontrer que « le capitalisme monopoliste d’État » contribue à l’exploitation de nouvelles couches sociales, qui aspirent donc au changement et partagent les intérêts de la classe ouvrière. On peut lire, par exemple, dans la résolution du xviie congrès : « Les xve et xvie congrès du parti ont formulé un projet de programme dont l’idée maîtresse est de répondre aux préoccupations de la classe ouvrière, de la paysannerie laborieuse, des classes moyennes, de toutes les victimes des monopoles et d’offrir une perspective démocratique à leurs luttes » [7]. Bien avant les mouvements du printemps 68, les communistes cherchent donc à élargir leur base sociologique [8]. En 1964, une grande enquête est d’ailleurs lancée au sein du parti pour connaître en détail la composition sociologique de la base militante. Le rapport d’activité du comité central publié en 1966 en fournit une première analyse en ces termes : « Accroissement du nombre d’ouvriers en relation avec une meilleure implantation du parti dans les entreprises d’importantes régions industrielles : progression du nombre de femmes et de jeunes ainsi qu’un pourcentage plus élevé d’ingénieurs, cadres et techniciens (ITC). » C’est la première fois que cette catégorie des ITC est utilisée dans les enquêtes internes du PCF et son usage devient de plus en plus fréquent dans la littérature militante. L’objectif fixé à maintes reprises dans les documents officiels des années soixante est de « développer l’activité du parti dans les différentes couches laborieuses ». Mais les communistes ont conscience d’être confrontés à la concurrence d’organisations et de militants non ouvriers, prétendants à « la révolution ». Ce qui se joue dans la décennie 60 est donc l’émergence d’une concurrence accrue pour la représentation des classes populaires. Leur définition et leurs frontières sont devenues un enjeu central de débats et de luttes symboliques, tant dans l’espace politique que dans le champ scientifique [9]. C’est pour cette raison que les disqualifications dont font l’objet les « gauchistes », qu’il s’agisse de militants communistes dissidents ou de militants d’autres organisations, sont toujours nourries d’arguments sociologiques.
Malaises des intellectuels au sein d’un parti ouvrier
5De nombreux rapports conservés dans les archives portent les traces d’une inquiétude croissante tout au long des années 1960 devant les manifestations de désaccords internes, souvent qualifiées de « tentatives de déstabilisation du Parti de la classe ouvrière ». Sur le terrain, dans les usines ou les universités, les cadres du PCF et de la CGT sont, en effet, confrontés à des militants qui remettent en question la ligne du parti. Les divergences portent en particulier sur les formes d’engagement contre la guerre en Algérie, la candidature unique à gauche de François Mitterrand à la présidentielle de 1965 ou encore l’alignement sur les positions de l’URSS lors de la prise de distance du parti communiste italien et de la rupture sino-soviétique. Si les points de débats et de conflits sont nombreux, les désignations des militants contestataires se résument en revanche à trois variantes : il s’agit tantôt d’« Italiens », tantôt de « pro-chinois », plus rarement de « trotskistes », autant de « labels » qui préparent leur exclusion en tant que « tendances ».
6Cet étiquetage des contestations a surtout cours dans les débats entre les dirigeants du PCF et les intellectuels qui critiquent les orientations prises par l’appareil. C’est en particulier chez les étudiants, ces « apprentis » intellectuels de plus en plus nombreux, que les critiques de la stratégie du PCF s’expriment le plus nettement. De la fin des années 1950 à 1966, l’Union des étudiants communistes (UEC) est ainsi traversée par de multiples conflits internes, où se jouent la question de la subordination d’une organisation de masse au centre du parti, mais aussi celle du rôle des intellectuels dans le mouvement communiste [10]. Les cadres étudiants sont rappelés à l’ordre et soumis à des procédures disciplinaires, accusés d’avoir surestimé leur rôle dans la définition de la direction politique du mouvement communiste. Comme le montre, en effet, Frédérique Matonti, les intellectuels au sein du parti peuvent jouer le rôle de « conseillers du prince », autorisés à « servir la ligne (mais) sans jamais contester le monopole de sa définition par les politiques » [11].
7Cette tension n’est pas circonscrite au seul milieu étudiant parisien : elle se manifeste aussi localement dans d’autres centres universitaires comme Grenoble ou Nantes. Sur les campus, la lente reprise en main de l’organisation des étudiants communistes entraîne de nombreuses scissions qui alimentent les organisations gauchistes : en particulier, la Jeunesse communiste révolutionnaire (JCR) et l’Union des jeunesses communistes marxistes-léninistes (UJCml), créées en 1966 autour de dirigeants qui ont fait leur apprentissage militant à l’UEC.
8Dans l’ensemble du parti, y compris dans les régions ouvrières, les conflits se cristallisent autour de l’appréciation des « thèses chinoises ». Les oppositionnels peuvent, en effet, utiliser cette thématique pour critiquer les choix de la direction nationale du PCF, alors que les cadres du parti utilisent cette grille de lecture idéologique des contestations afin de les disqualifier. Dans le bassin industriel de Longwy, trois militants qui ont acquis des responsabilités dans leur section manifestent leur « incompréhension » ou leur « désaccord » à propos de la position du PCF sur les « thèses chinoises » en 1965. La lecture des rapports internes où sont consignées certaines discussions et séances d’autocritiques fait apparaître clairement que c’est la question de leur rôle en tant qu’intellectuels au sein du parti qui est en cause. Il s’agit, en effet, de trois enseignants qui baignent dans un milieu ouvrier. L’un d’eux, un instituteur adhérent depuis 1956, estime qu’« il y a au parti un préjugé contre les instituteurs » et qu’on le taxe injustement de « mépriser les ouvriers » et d’« être prétentieux ». Face aux permanents d’origine ouvrière qui dirigent le parti, il considère qu’il « n’apprend rien au comité fédéral ». À la fin de l’année, il est exclu « pour activité pro-chinoise ».
9Dans cette perspective, les luttes idéologiques au sein du mouvement communiste apparaissent comme une expression des mutations sociologiques qui affectent l’institution communiste avec la promotion de militants particulièrement dotés en capital culturel. De plus en plus nombreux, les enseignants accèdent à des positions de pouvoir intermédiaires (direction de cellules, promotion au comité fédéral) dans un parti qui reste dirigé au sommet (directions fédérales et nationale) par des permanents d’origine ouvrière.
De la gestion d’un problème interne à la lutte contre des mobilisations concurrentes
10Jusqu’en 1966, la direction du parti traite ces difficultés comme des problèmes de « compréhension de la ligne » et réagit par des méthodes disciplinaires. Un tournant est opéré à l’automne 1966 lorsque la direction du PCF commande explicitement auprès des directions fédérales un recensement des cas de dissidences et d’activités pro-chinoises. L’enquête se situe principalement sur le terrain de « la vigilance » et des répercussions internes des thèses chinoises, mais certaines directions fédérales détaillent spontanément l’émergence et l’organisation externe d’autres courants. Les réponses fournies et la multiplication des confrontations encouragent le secrétariat du PCF à commanditer, fin octobre 1967, une nouvelle enquête, dont l’intitulé s’étend désormais à l’ensemble des « activités gauchistes ». Ces documents restituent la perception des groupes d’extrême gauche chez les cadres intermédiaires communistes, dans les mois qui précèdent les mouvements de mai-juin 68. En 1966, les groupes et activités « pro-chinois » sont estimés faibles en banlieue parisienne, à l’intérieur et à l’extérieur du parti ; en 1967, ils se limitent à des actions sporadiques (diffusions de tracts, collages d’affiches). L’activité de la JCR, signalée à Nanterre dès 1966, et celle de l’Organisation communiste internationaliste (OCI, lambertiste) dans les lycées, en 1967, sont jugées négligeables. Malgré quelques remous dans la Jeunesse communiste (JC), l’organisation de jeunesse du PCF, les dirigeants fédéraux se font encore peu de souci au sujet d’organisations tournées vers la jeunesse scolarisée, population considérée comme vulnérable aux déviations gauchistes du fait de son inexpérience, d’un enthousiasme excessif ou d’origines sociales extérieures à la classe ouvrière.
11Pour les fédérations de Région parisienne et quelques fédérations de province, la concurrence principale émane en fait des militants de la Voix ouvrière (VO), courant qui deviendra Lutte ouvrière (LO) après sa dissolution par le gouvernement et sa reconstitution en 1968. Dès 1965, à la suite de premières confrontations locales (Grenoble en 1963, Rhône-Poulenc Vitry en 1964, Saint-Nazaire en 1965), le secrétariat du parti appelle l’ensemble des directions fédérales à surveiller l’activité du groupe trotskiste. Cependant, du fait des effectifs réduits et de la présence nationale très inégale de ce courant (une quarantaine de bulletins d’entreprise, dont la moitié en Région parisienne), la lutte contre ce groupe incombe principalement aux structures locales, sans grandes campagnes politiques à l’initiative du centre. Or si la VO recourt à des étudiants pour la diffusion de ses bulletins, elle s’appuie aussi sur des militants ouvriers qui portent la contradiction sur le terrain des entreprises où, selon les communistes, elle cherche à leur « disputer les masses ».
12Dans les usines, les cadres intermédiaires, confrontés à ce type de concurrence, constatent les difficultés ou les limites des dispositifs politique et syndical d’implantation sur les lieux de travail. Les militants de la VO tirent fréquemment profit des vides du maillage organisationnel, en investissant des usines ou des ateliers dans lesquels la présence communiste et cégétiste est faible, voire inexistante. Surtout, les militants trotskistes établissent leur influence sur la base de pratiques et d’orientations politiques qui contredisent explicitement la ligne de la CGT et du PCF et notamment les limites fixées à l’action revendicative au nom du primat accordé à la conquête électorale du pouvoir par la gauche. La lecture des bulletins d’entreprise Voix ouvrière atteste une volonté de s’ancrer dans la réalité de l’usine, en dénonçant notamment les conflits avec la maîtrise, alors que la CGT, arrimée à la stratégie communiste de conquête de nouvelles couches sociales, prône l’unité de toutes les catégories salariées.
13Mais les difficultés ne se limitent pas aux secteurs ouvriers. À l’usine Neyrpic de Grenoble ou chez Rhône-Poulenc à Vitry, l’implantation de la VO s’appuie d’abord sur des techniciens jusque-là peu organisés, dont les trotskistes animent les grèves en dénonçant l’attitude modérée de la CGT. Le déclenchement de luttes de « mensuels » dans des entreprises où les militants de la CGT et du PCF privilégient l’apaisement met à mal tant la stratégie communiste de conquête de ces nouvelles couches salariées que la cohérence de la définition du groupe au cœur de la stratégie du parti, celui des « ITC » (Ingénieurs Techniciens et Cadres). Le regroupement des membres de l’encadrement technique (agents de maîtrise, dessinateurs industriels, techniciens d’atelier, etc.) et des cadres proprement dits semble artificiel. Mais cette vision est surtout un frein à la prise en compte des revendications de la « petite maîtrise » (souvent d’origine ouvrière) qui peut s’allier avec les ouvriers dans des mouvements d’opposition à la hiérarchie. Le PCF et la CGT s’organisent difficilement dans ces nouveaux secteurs où travaillent employés et techniciens. Structurées essentiellement autour du noyau des ouvriers qualifiés à CAP, les deux organisations sont peu présentes en bas de la hiérarchie ouvrière, chez les ouvriers spécialisés (souvent d’origine immigrée) et, à son sommet, parmi les métiers techniques les plus qualifiés : deux secteurs où émergent des mobilisations favorisées par la CFDT et des organisations gauchistes.
Lutter contre « l’intellectualisme » gauchiste
14Outre les revendications et la stratégie, ce sont aussi les méthodes d’action des militants d’extrême gauche qui sont dénoncées par les cadres du PCF et de la CGT. Lors des conflits sociaux, la stigmatisation des comités de grèves et des « soi-disant comités de soutien qui veulent se substituer aux organisations syndicales pour diriger la lutte » est récurrente. Bon nombre de communistes dénoncent alors le « débordement » des luttes ouvrières hors des entreprises en s’opposant par exemple aux collectes qui échappent à la CGT et se déroulent en ville et dans les universités.
15De même, la constitution de comités de quartier peut être condamnée au nom du primat accordé aux « organisations de classe ». C’est ce que l’on peut observer à Grenoble lorsqu’au milieu des années 1960, des syndicalistes de la CFDT, des universitaires, des techniciens de l’urbanisme et des militants d’unions de quartiers et d’associations se réunissent au sein du Groupe d’action municipale (GAM). Représentant différentes tendances de la gauche non communiste, ces militants mettent en avant les problèmes rencontrés par les « habitants » dans leur « vie quotidienne » et leur goût pour « l’action concrète ». Les communistes refusent ce type de discours qui valorise la participation locale et légitime une mobilisation pluriclassiste à base associative. Le leader grenoblois du PCF, un ancien ouvrier du bâtiment, souligne dans une brochure en 1967, les limites des associations de quartiers : « Elles ne sont pas un syndicat et ne peuvent être considérées comme étant au quartier ce que le syndicat est à l’entreprise. C’est une organisation de masse, non une organisation de classe. Elles ne peuvent pas non plus remplacer les partis politiques. Ceux-ci ont leur propre rôle à jouer, y compris dans la défense des habitants d’un quartier. »
16À travers ces exemples locaux, il apparaît que la disqualification des actions militantes étiquetées comme « gauchistes » traduit pour le PCF son décrochage à l’égard de certains groupes sociaux : enseignants d’origine populaire, techniciens, jeunes ouvriers ou encore travailleurs immigrés maghrébins [12]. Elle renvoie à une perte d’emprise des militants communistes et cégétistes sur les mobilisations émergentes, qui sont impulsées par des acteurs issus de l’extrême gauche et de la « deuxième gauche ». Ceux-ci contournent les réseaux communistes par des formes d’action militante « nouvelles » (comités de lutte) affirmant leur solidarité avec les fractions dominées des classes populaires ou organisant des groupes socialement plus favorisés mais faiblement dotés en ressources militantes.
17Cette disqualification n’est toutefois pas, à la veille de 1968, totalement unifiée au plan doctrinal. En l’absence de schéma interprétatif et d’argumentaire délivrés par le centre, le travail de dénonciation des gauchistes puise dans les répertoires disponibles, mêlant anathèmes traditionnels et disqualifications issues des récentes polémiques internes. Ainsi, lors des conférences fédérales ou dans la presse et les tracts locaux, la condamnation de la VO retrouve les thèmes de la propagande stalinienne des années 1930 [13]. Les trotskistes y apparaissent comme des agents ennemis (« valets de l’impérialisme, flics au service du gouvernement qui sont payés par lui »), des « provocateurs » menant une « sale besogne de division et de calomnies contre les organisations ouvrières », voire « des saboteurs ». Ils sont également décrits comme « extérieurs au monde ouvrier » ou « loin de posséder la conscience de classe d’un travailleur » et versant au contraire dans « l’aventure » et l’intellectualisme par leurs « bavardages révolutionnaires ».
18La critique de « l’intellectualisme » gauchiste n’est pas propre à l’univers usinier. On la retrouve également dans les professions intermédiaires et intellectuelles où les cadres du PCF dénoncent constamment la prégnance des « illusions technocratiques » de leurs nouveaux adversaires de gauche, notamment du PSU. Ces derniers nieraient l’importance de « la mission dirigeante de la classe ouvrière » et la relégueraient dans un « rôle d’appoint ». Par rapport au monde ouvrier où ils peuvent s’appuyer sur la puissance syndicale de la CGT, la position des communistes paraît ici plus vulnérable et les rapports internes font apparaître la prise de conscience d’un déclin de l’influence du PCF dans ces milieux. Le bilan que dresse en mai 1967 le responsable aux intellectuels de la fédération de l’Isère devant le bureau fédéral est significatif : « [Les intellectuels] subissent l’influence idéologique, particulièrement sensible à Grenoble, du PSU, ou encore du GAM qui s’appuie sur la compétence technique de ces couches pour développer en elles des ambitions technocratiques et leur inculquer l’idée qu’elles sont les “nouvelles couches dirigeantes” ». Le rapport souligne l’« effacement relatif » des intellectuels sympathisants du PCF, qui « sont, sans aucun doute, moins engagés dans le travail culturel que les intellectuels du PSU ».
19Les mouvements de mai-juin 1968 précipitent donc l’évolution au sein du PCF des modes de disqualification politique des gauchistes. Les pratiques de « vigilance » et de « surveillance », avant tout instruments de gestion politique interne, n’offrent pas aux militants communistes un cadre d’appréhension efficace face à des gauchistes désormais présents sur la scène nationale. Par ailleurs, les condamnations manichéennes contredisent l’ouverture démocratique affichée par le parti depuis le début des années 1960. La direction du PCF s’efforce donc d’élaborer un mode de dénonciation politique qui englobe les différentes formes de concurrences externes et qui vienne appuyer son évolution doctrinale récente. Ce travail est entamé par Léo Figuères dans son article « Le “gauchisme” hier et aujourd’hui » (Cahiers du communisme n° 6, juin 1968), prolongé par son ouvrage Le trotskisme, cet anti-léninisme (1969). Le recours aux œuvres de Marx et surtout de Lénine, ainsi que l’inscription dans la continuité de l’histoire du mouvement ouvrier et du parti servent à établir la cohérence et la légitimité des positions communistes. Une version consolidée à l’épreuve des événements de mai-juin 68 est également consignée officiellement dans un format de publication très courant au sein du PCF : la brochure signée d’un des principaux dirigeants du PCF et éditée aux Éditions sociales. Il s’agit, en l’occurrence, de Jacques Duclos qui publie dès août 1968 Anarchistes d’hier et d’aujourd’hui où on peut lire notamment : « La lutte idéologique contre le gauchisme, si elle doit tendre à toucher l’ensemble de la classe ouvrière, est particulièrement utile pour la jeunesse, aussi bien pour les jeunes ouvriers qui, en raison de leur inexpérience, pourraient se laisser prendre aux pièges de la provocation et de l’aventure, que pour les étudiants que l’on ne saurait confondre dans leur masse avec les éléments gauchistes qui prétendent les représenter et leur ont fait beaucoup de mal [14]. »
20Ainsi le gauchisme est-il admis comme l’expression d’une « tendance de la réalité » et, notamment, des préoccupations de la jeunesse, mais il reste défini comme extérieur à la classe ouvrière. De ce fait, il est condamné à s’allier avec elle dans le cadre de son parti ou, à défaut, à œuvrer pour la réaction.
Notes
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[1]
Bernard Pudal, Prendre parti. Pour une sociologie historique du PCF, Presses de la fondation nationale des sciences politiques, 1989 ; « Les dirigeants communistes. Des “fils du peuple” à l’ “instituteur des masses” », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 72, 1988.
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[2]
Notamment Bernard Pudal, Boris Gobille, Frédérique Matonti, Dominique Damamme (dir.), Mai-Juin 68, Paris, Éditions de l’Atelier, 2008 ; Boris Gobille, Mai 68, La Découverte, 2008 ; Xavier Vigna, L’insubordination ouvrière dans les années 68. Essai d’histoire politique des usines, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2007 et Philippe Artières et Michelle Zancarini-Fournel (dir.), 68. Une histoire collective [1962-1981], Paris, La Découverte, 2008.
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[3]
Nous avons eu accès à ces archives, demeurées longtemps objets de fantasmes parce que maintenues à l’abri de « regards extérieurs au parti ». Nous avons tous les trois profité de leur ouverture, annoncée publiquement par la direction du PCF en 1998 et qui a abouti à leur classement par l’État comme archives historiques en 2003. Cf. http://www.gabrielperi.fr/-Reouverture-desarchives-du-PCF
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[4]
Concernant ces terrains locaux, on mobilise les résultats des recherches de Paul Boulland sur les fédérations du PCF en région parisienne (thèse d’histoire en cours à Paris 1 sur les cadres fédéraux de 1945 à 1974) et de Julian Mischi sur certaines fédérations de province (Structuration et désagrégation du communisme français (1920-2002). Usages sociaux du parti et travail partisan en milieu populaire, thèse pour le doctorat d’études politiques de l’EHESS, 2002).
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[5]
Pour une analyse détaillée de la stratégie du PCF dans les années soixante, voir Danielle Tartakowsky, « Le PCF en mai-juin 68 », dans René Mouriaux et alii, 1968, exploration du mai français, tome 2, Paris, L’Harmattan, 1992.
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[6]
Michel Simon, « Attitudes politiques ouvrières dans le département du Nord », Cahiers internationaux de sociologie, 2, 1964.
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[7]
Résolution adoptée au XVII e congrès du PCF (Paris, 05/1964).
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[8]
Bernard Pudal, « Le PCF : aggiornamento communiste et reproduction du corps des dirigeants (1960-1985) », Politix, n° 2, 1988.
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[9]
Cf. notamment Serge Mallet, La nouvelle classe ouvrière, Seuil, 1963. Concernant les débats suscités par ces travaux sur « la nouvelle classe ouvrière », voir le chapitre qui y est consacré dans Jean-Michel Chapoulie, Olivier Kourchid, Jean-Louis Robert, Anne-Marie Sohn (dir.), Sociologues et sociologies – La France des années soixante, Paris, L’Harmattan, 2006.
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[10]
Voir Frédérique Matonti et Bernard Pudal, « L’UEC ou l’autonomie confisquée (1956-1968) », in Bernard Pudal, Boris Gobille, Frédérique Matonti, Dominique Damamme, op. cit., 2008, p. 130-143.
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[11]
Frédérique Matonti, Intellectuels communistes. Essai sur l’obéissance politique. La Nouvelle Critique (1967-1980), Paris, La Découverte, 2005, p. 122.
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[12]
Cf. Julian Mischi, « Perceptions et concurrences. Traces mémorielles et archivistiques du rapport des communistes à mai 68 », à paraître dans SCALPEL (Cahiers de sociologie politique de Nanterre).
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[13]
Claude Pennetier et Bernard Pudal, « La peur de l’autre : vigilance anti-trotskiste et travail sur soi » in Brigitte Studer, Heiko Haumann (dir.), Sujets staliniens. L’individu et le système en Union soviétique et dans le Comintern, 1929-1953, Zurich, Chronos, 2006.
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[14]
Jacques Duclos, Anarchistes d’hier et d’aujourd’hui. Comment le gauchisme fait le jeu de la réaction, Paris, Éditions sociales, août 1968, p. 28.