Notes
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[1]
Cf. Les papiers d’Amand, http://www.martinesonnet.fr/site/Papiers
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[2]
« Expressions hors d’usage, réentendues par hasard, brusquement précieuses comme des objets perdus et retrouvés, dont on se demande comment elles se sont conservées », écrit Annie Ernaux, Les Années, Paris, Gallimard, 2008, p. 16.
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[3]
Cf. Bibliographie et sources, pp. 231-233.
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[4]
Sur le cas (peu étudié) des ouvriers ruraux, cf. Nicolas Renahy, Les gars du coin. Enquête sur une jeunesse rurale, Paris, Éditions La Découverte, 2005 et Julian Mischi, « Les militants ouvriers de la chasse. Éléments sur la politisation des classes populaires », communication à la Journée des sociologues Inra, Dijon, 20/6/2008 (à paraître).
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[5]
Cf. Abdelmalek Sayad, L’immigration ou les paradoxes de l’altérité, Bruxelles, De Boeck Université, 1991 et La double absence. Des illusions de l’émigré aux souffrances de l’immigré, Paris, Éditions du Seuil, 1999.
-
[6]
Cf. Pierre Bourdieu, La Distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Éditions de Minuit, 1979.
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[7]
Cf. Florence Weber, Le Travail à côté. Étude d’ethnographie ouvrière, Paris, Inra et EHESS, 1989.
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[8]
Cf. Julian Mischi, « Travail partisan et sociabilités populaires. Observations localisées de la politisation communiste », Politix, n° 63, 2003, pp. 91-119 et Jean-Noël Retière, « Autour de l’autochtonie. Réflexions sur la notion de capital social populaire », Politix, n° 63, 2003, pp. 121-143.
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[9]
Richard Hoggart, La culture du pauvre. Étude sur le style de vie des classes populaires en Angleterre, Paris, Éditions de Minuit, 1970.
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[10]
L’enquête montre que la conscience des « manques », du « déficit » de capital économique et de capital culturel, (« légitimisme ») n’exclut pas l’existence de formes d’« altérité culturelle » (« relativisme ») : dans le cas présent, la valorisation populaire de la force physique comme dimension fondamentale de la virilité (sur cette controverse, cf. Claude Grignon et Jean-Claude Passeron, Le savant et le populaire. Misérabilisme et populisme en sociologie et en littérature, Paris, Hautes Études, Gallimard, Le Seuil, 1989).
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[11]
Sur la distinction entre « established » et « outsiders », cf. Norbert Elias et John Scotson, Logiques de l’exclusion. Enquête sociologique au cœur des problèmes d’une communauté, Paris, Librairie Arthème Fayard, 1997 et Marie Cartier, Isabelle Coutant, Olivier Masclet et Yasmine Siblot, La France des « petits moyens ». Enquête sur la banlieue pavillonnaire, Paris, Éditions La Découverte, 2008.
-
[12]
Pierre Bourdieu, La distinction, op. cit.
-
[13]
Ce stoïcisme populaire a souvent pour corollaire une forme d’optimisme. « La pluie pour la mère, toujours, “c’est juste un nuage qui passe”, même quand elle dure du matin au soir. […] L’optimisme maternel que je ne comprends pas. Elle, certaine que “ça va se lever”. N’admet pas » (pp. 136-137).
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[14]
Michel Pialoux, « Alcool et politique dans l’atelier. Une usine de carrosserie dans la décennie 1980 », Genèses, n° 7, mars 1992, pp. 94-128.
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[15]
Olivier Schwartz, Le monde privé des ouvriers. Hommes et femmes du Nord, Paris, PUF, 1990.
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[16]
Sur ce sujet, cf. Olivier Schwartz, Le monde privé des ouvriers, op. cit.
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[17]
L’expression – plus familière des salons bourgeois que des ateliers ouvriers – est citée par Martine Sonnet.
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[18]
Pour un bilan critique des travaux récents sur les classes populaires en France, cf. Gérard Mauger et Louis Pinto, Lire les sciences sociales, vol. 5, 2004-2008, Paris, Éditions de la Maison des Sciences de l’Homme, 2008, pp. 1-183.
1« Qand d’un passé ancien rien ne subsiste, après la mort des êtres, après la destruction des choses », ne perdurent pas seulement, comme disait Proust, odeurs et saveurs, mais aussi les archives, si pauvres soient-elles [1], et la langue parlée du passé qui porte en elle une vision du monde, une conception de la vie, un ethos. « L’édifice du souvenir » du père de Martine Sonnet et, à travers lui, de L’Atelier 62 (celui des forgerons de Renault Billancourt où il a travaillé de 1950 à 1976), mais aussi de tous ces ouvriers « déracinés », arrachés à leur terre ou à leur atelier, pour venir se faire embaucher dans la grande industrie, repose, en effet, ici sur de rares archives familiales (quelques photos, le papier à en-tête de l’ex- artisan, quelques prospectus, une nécrologie), mais surtout, comme dans l’ œuvre d’Annie Ernaux, sur la résurgence d’expressions de la langue parlée des classes populaires [2] et sur le dépouillement méthodique des archives de l’Atelier 62 (L’Écho des Métallos Renault, édité par la Section Renault du PCF) et des enquêtes de sociologues, d’ethnologues ou d’historiens sur « la forteresse ouvrière » [3]. De sorte que Martine Sonnet inaugure un genre littéraire où la mémoire individuelle s’encastre dans la mémoire collective, où les souvenirs qu’a conservés une des quatre filles d’Amand Sonnet se mêlent et parfois se confrontent aux archives et aux travaux des chercheurs qu’étudie l’historienne, où l’histoire d’Amand Sonnet fait ressurgir celle d’un monde (celui des forgerons de Renault et celui des « paysans ouvriérisés ») autant que l’histoire de ce monde éclaire le souvenir d’un père (« un homme discret, courageux, serviable et généreux »).
Paysans ouvriérisés [4]
2Charron et forgeron rural, Amand Sonnet a dû renoncer à son atelier rural pour aller s’embaucher à la Régie en 1950. Artisan rural « ouvriérisé », il rejoint les cohortes de « déracinés » : « tous se ressemblent, même déracinés de bien plus loin » [5], note Martine Sonnet (p. 30). Entre deux mondes, « sortis de la campagne mais pas encore vraiment de la ville : nulle part complètement légitimes » (p. 93), l’hystérésis des habitus de ces hommes transplantés témoigne, longtemps après, de leur passé. Longtemps, ils restent dépositaires de façons de faire importées du monde rural : le cidre « livré régulièrement en barrique par le transporteur Papillon et mis en bouteille à la cave » (p. 93), « la goutte » « qui sera revendue [...] à un qui veut goûter du vrai calva, c’est autre chose » (p. 94), la recherche de pissenlits « à la cité tant qu’il reste des terrains sans construction, encore à moitié à l’état de nature » (p. 93), la prédilection pour le salon de l’agriculture « où il va saluer les marchands de bêtes de connaissance » (p. 160), la nostalgie du chasseur qu’il était (« il a gardé tout ce qu’il faut pour cela, fusil et cartouches, tenue, gibecières », p. 103), les retours chaque été dans « la maison du bord de route », les lapins et les canards « pris en pension » le temps des vacances (p. 43), « le couteau personnel toujours dans la poche et toujours manger avec, partout, même au restaurant » (p. 97). Mais, s’il ne perdra jamais l’habitude du couteau, la plupart des autres s’effacent puis « se perdent » au fil du temps : « lent renoncement aux survivances de la vie d’avant. Le vin Préfontaine remplace le cidre sur la table. Les parents ne se lèvent plus aussi tôt le dimanche matin : la messe finira même par passer à l’as » (p. 96).
3L’hystérésis de l’habitus rural explique sans doute aussi les réticences ambiguës à l’insertion dans la sociabilité ouvrière : « les gars de la Régie, on n’en entendait pas beaucoup parler » (p. 115). L’étanchéité du cloisonnement maintenu par le forgeron entre l’atelier 62 et sa famille les tient à distance : « quand le forgeron rentre du travail, […] il se déshabille et se change encore une fois. Passé par les vestiaires et les douches à l’usine, les habits sales du travail laissés là-bas, […] il dresse un sas de plus entre ses vies. Une façon de nous protéger de Billancourt, de nous tenir à distance » (p. 36). Peut-être aussi une façon de tenir en lui le présent ouvrier à distance du passé rural ? « Jamais entraînée là [à Billancourt] dans nos promenades dominicales. Ne lui serait pas venue l’idée d’y aller en plus un dimanche. Ou pas envie de montrer ça » (p. 226). Peut-être aussi à distance du monde ouvrier parce que, faute d’avoir « décroché son permis », il se désintéresse totalement des voitures ? « Le Normand se coupe un peu des autres, comme ça à Billancourt, à force de n’avoir jamais rien à en dire des voitures » (p. 161). De même, les parents ne vont pas, sauf exceptions, aux excursions de « Loisirs et Culture » : « La mère : “Je préfère rester dans ma maison, c’est là que je me plais.” Le père qui les voit bien assez toute la semaine les autres de Billancourt et se promène mieux tout seul » (p. 129). Mais, si le père se tient à distance de la sociabilité ouvrière, il regrette que ses filles « ne se mélangent pas » : « Reproches paternels récurrents : on resterait « toujours à part vous autres », on ne se mélangerait pas, on n’en profiterait pas assez, on ne s’amuserait pas comme tout le monde. Il pense aux fêtes foraines par exemple, où pas moyen de nous faire mettre les pieds » (p. 129). Faut-il voir dans ces reproches le souci intériorisé du « principe de conformité » ? [6], sinon pour lui (« exempté », en quelque sorte, par ses origines rurales) du moins pour ses filles qui ont « de l’allure » (p. 128), la crainte qu’elles s’exposent à des accusations de « fierté » ? [7] ? « L’idée qu’il se fait de comment ça se passe chez les autres, où c’est plus drôle, et la difficulté de lui répondre que, chacun ses goûts, pas obligés d’être pareils » (p. 129). Ou bien la déception de voir que ses filles « ne profitent pas » de ses efforts, que leurs goûts les éloignent de l’idée qu’il se fait du « bon temps » ? « Il a l’air un peu dépité de ça, notre père, qu’on n’y aille pas, s’amuser ni danser avec les autres. Il est venu pour nous faire profiter de tout, il sue aux forges toute la semaine et nous le dimanche on ne bouge pas trop » (p. 129).
4Si les parents ont cessé d’aller à la messe, tradition héritée par le père (« de ce côté-là, le régime c’était école libre et vêpres ; notre mère à l’école publique, elle, et des parents moins regardants », p. 188), on peut supposer que cette laïcisation tardive (effet de « l’urbanisation » et/ou de « l’ouvriérisation ») n’est pas étrangère à l’apolitisme parental : « Chœurs de l’Armée rouge, tarif préférentiel, les parents y vont […]. Retour du spectacle avec un disque, et tout le monde content. […] Sortie pas idéologique pour deux sous : guerre froide, ni chaud ni froid, les parents. Reviendront pareillement comblés d’Holiday on Ice » (p. 130). En fait, l’absence d’intérêt politique ou syndical – « le père n’était pas syndiqué, comme le plus souvent les gens qui étaient venus de la campagne » (p. 173) – est plutôt la conséquence d’une ouvriérisation récente et d’une faible insertion dans la sociabilité ouvrière qui en est le corollaire que d’une mentalité rurale et/ou d’une influence catholique ? [8]. À l’inverse, l’inclusion dans la sociabilité ouvrière semble être au principe de l’engagement politique ouvrier. Ainsi L’Écho des Métallos Renault relate qu’« au 62, une cellule du Parti, qui avait autrefois existé, s’était reconstituée en 1962, la cellule Bourdenet, grâce à une dizaine de communistes qui étaient passés cette année-là de leur base locale à celle de l’usine. Après la cellule des forges encartait chaque année une quinzaine de nouveaux adhérents » (p. 193).
5Toutefois, le désintérêt pour la politique n’exclut pas une forme de « conscience de classe » implicite, une vision du monde qui s’apparente au clivage entre « Eux » et « Nous » décrit par Richard Hoggart ? [9]. Étant entendu que la frontière entre les deux mondes est proche : elle sépare les classes populaires (ouvriers, artisans, paysans) des commerçants (comme l’épicier ambulant, cousin éloigné, un « homme important », p. 195). Frontière labile tracée non pas tant par la position sociale que par la façon de l’occuper : avec ostentation et/ou un mépris affiché (« comme la bouchère qui rend la monnaie bec pincé ou la boulangère et ses grands airs ; leurs bijoux en or à celles-là, aux deux mains, bagues et bracelets, bien lourds, qu’on les voie et les entende quand elles agrippent nos billets. Toujours l’air de sortir de chez le coiffeur et que nous à savoir dire merci. Ou les pharmaciens, un peu hautains et protégés par leurs blouses blanches », p. 198) ou, à l’inverse, avec la bonhomie, la « fraternité », de ceux « pas fiers, qui plaisantent avec tout le monde » (p. 198). Au-delà, « le monde des autres » (par exemple, celui « des gens qui ne mangent pas comme nous dans le train » avec « leurs valises en bien meilleur état que les nôtres, sans tendeurs autour et à l’intérieur que de la première qualité, du sur-mesure commandé […] chez les faiseurs les plus réputés », p. 150) ne peut être qu’« imaginé » et leur rencontre fortuite (impressionnés par leur hexis corporelle, on ne peut que « les laisser passer », si on vient à les croiser dans le couloir du train, p. 150). Étant entendu aussi que la frontière entre « Eux » et « Nous » n’exclut pas les classements internes à l’univers des classes populaires. D’autant plus que si le relogement en cité permet d’avoir accès à « un appartement avec tout le confort » (p. 72) (« au début, les gens sont simplement contents », p. 30), « la transparence sonore obligée à la cité » (p. 30) expose chaque famille au jugement des autres : « on entend tout », « tout le monde en profite ». Classements inspirés par un « souci de dignité » associé à celui de « ne pas se faire remarquer » et à la conscience de ses « manques » [10], c’est-à-dire à l’intériorisation du « principe de conformité » : aux familles, « comme il faut », discrètes, comme celle d’Amand Sonnet (« Jamais un mot plus haut que l’autre », « une sorte d’orgueil nous retient », p. 27) s’opposent les « familles à Riquiqui » (p. 28) ; au respect de « la culture » et de « l’intelligence » (celle du père – c’est toujours lui qui compte à la belote, « jamais personne pour additionner plus vite », « aurait pu étudier », p. 19 – qui « prend de temps en temps [des livres] à la bibliothèque du Comité d’établissement de la Régie », p. 177, et lit Le Monde que rapporte sa troisième fille à la maison, p. 116) s’opposent les « simplets » et/ou les « pots de colle » qui « se donnent en spectacle » (« dans le car [pour la mer], toujours un ou deux passagers « un peu simplets », ou « pots de colle » : repérer ceux dont on évitera le voisinage au piquenique sur la plage, ou à table au restaurant, parce qu’ils se feront forcément remarquer », p. 187). Reste que ces classements internes aux classes populaires ne tracent pas encore de frontière : en 1957, « les deux mondes, pavillonnaires et cités, se frottent » (p. 86-87). À partir de la deuxième moitié des années 1970, la montée du chômage de masse et de la précarité creusera le clivage entre « les deux mondes » : « established » (« ouvriers pavillonnaires »), d’un côté, et « outsiders » (« ouvriers de cité »), de l’autre ? [11].
Corps valeureux et malmenés
6Les classes populaires ne se définissent pas seulement par leur « déficit » de capital économique et de capital culturel, mais aussi par la valorisation de la force physique, force de travail que les lois de la reproduction et du marché du travail réduisent à la force musculaire et, le cas échéant, force de combat qui dépend à la fois de la force et du courage physiques de ses membres et de leur nombre ? [12]. La force physique du forgeron (« bras puissants, épaules solides, dos carré », p. 17, « deux bras de forgeron qui en valent quatre », p. 206, « la force qu’il a, les poids qu’il soulève », p. 36, « du père on dit […] « force de la nature » ou « homme fort » et chez les marchands d’habits « grand patron » quand il s’achète une veste », p. 36) est solidaire des « valeurs de virilité ». Le courage, la résistance (« la seule chose qui, de fait, pouvait se mesurer, c’était la patience et la résistance des hommes : de 6 h 30 à 14 h 30 ou de 14 h 30 à 23 h 30, 5 ou 6 jours par semaine, de 50 à 48 semaines sur 52 », p. 109), associés à une forme d’insensibilité et/ou d’invulnérabilité (le forgeron est « habillé en homme qui n’a jamais froid », p. 11, « toujours à ouvrir en grand les portes et les fenêtres parce qu’il étouffe, par tous les temps et nous on gèle », p. 53) et de stoïcisme [13] (« le père […] n’en rajoute jamais, homme trop pudique pour dire la chaleur, la sueur, le bruit et l’abrutissement qui va avec », p. 35). S’il dresse un sas entre l’atelier et la famille, c’est peut-être aussi parce qu’il n’est pas « homme à se plaindre » : « trop fier pour dire l’asservissement » (p. 20). Et pourtant, ces hommes forts, courageux, résistants, apparemment invulnérables, stoïques, sont aussi « abîmés » : « on voit bien sur lui comme c’est un travail qui abîme » (p. 35). Corps malmenés : « ce qui est sûr, c’est que les forgerons embauchés en bonne santé ne le restent pas longtemps, et pourtant on choisissait les plus costauds parmi ceux qui se présentaient » (p. 40). La fatigue physique (« disaient tous tomber de sommeil le soir – s’endormir à la mi-temps des matchs à la télé, ne pas lire non plus, pas capables », p. 42) et psychique (« l’usure générale, la fatigue les nerfs, les ulcères. Étaient à bout », p. 42), « les mains gercées » (p. 35), « les yeux brûlés devant les fours » (« pas efficaces leurs lunettes ou pas portées parce que pas commodes », p. 41), la surdité précoce (« il entend un peu haut », p. 35, « la surdité des forgerons, c’était toujours plus d’une oreille que de l’autre. Celle du côté où ils frappaient », p. 163). Boire aussi, pour supporter la chaleur, bien sûr : « Ils buvaient beaucoup. Évidemment. Pour tenir, fallait bien. Dans une atmosphère pareille, les litres et les litres, cinq ou six par jour, qu’ils devaient absorber, pour arriver à pisser encore un peu. Quand on pense à tout ce qui partait en sueur. Se seraient bousillés les reins en plus, autrement. Mais, du coup, les foies et les estomacs des forgerons, en sale état » (p. 179). Mais aussi pratique polysémique, variable au fil du temps et des circonstances [14] : « Le jour où ils buvaient le plus aux forges, et pas du soda, c’était le 1er décembre, pour la Saint-Éloi, leur fête. […] La maîtrise aussi était de la fête, bien obligée, tous mélangés ce jour-là, au coude à coude à table, et c’était un défi de les faire boire, les chefs, autant qu’eux. Les voir rouler sous la table – tenaient moins bien que les gars sous leurs ordres. Se mesurer. Prendre le dessus un jour par an » (p. 181). Et puis la fréquence des accidents : corps mutilés. « Écrasées. Écrabouillées. Broyées. C’étaient les mains qui prenaient, surtout, quand ils avaient des accidents aux forges » (p. 150) : « Du coup, les gars récapitulaient : il y avait eu 776 accidents aux forges l’année passée, ça continuait et la direction faisait toujours la sourde oreille » (p. 153-154).
Familialisme et ethos ouvrier
7Il y a, explique Olivier Schwartz [15], un « familialisme ouvrier » qui relève moins d’un conservatisme de principe que d’une forme de protection : la famille est d’abord un lieu « à soi » (espace de réparation des forces et de sécurité) et un cadre d’accès à des identités légitimes, une scène où il est possible de reconquérir un minimum de reconnaissance partout ailleurs refusée. Le mariage, les fonctions maritale et parentale représentent « le seul programme biographique » positif dont disposent les jeunes des classes populaires : ainsi l’enfant donne-t-il accès à une identité doublement positive, sexuelle (homme et femme) et sociale (père et mère). Dans la famille d’Amand Sonnet, les « programmes biographiques » restent fortement sexués. L’homme gagne l’argent : « La paye tombe, sens propre et sens figuré, le 7 et le 22 du mois : juste arrivé, la canadienne encore sur le dos, le père lâche, toujours du même grand geste, le petit paquet de billets épinglés, juste au milieu de la grande table ovale de la salle à manger, sans rien dire » (p. 53). La femme le gère : « “La patronne” s’en débrouille de la paye et même de défaire l’épingle » (p. 53). L’homme est à l’extérieur : « Lui, c’est un homme du dehors que les arrangements domestiques n’intéressent pas le moins du monde. « Comme vous ferez, ça sera bien. » Indifférent. […] Pas un homme d’intérieur, ça non » (p. 53), « Moi le dedans ne m’intéresse pas » dit-il (p. 63), « Le dimanche, le père marche encore pour se délasser. Façon à lui d’effacer l’usine » (p. 77). La mère, « casanière » (p. 70), est à l’intérieur, « au foyer » : « le “alaire unique” en plus des allocations familiales, sauf pour les rares mères qui travaillent. […] Aux mères qui restent à la maison, le payeur [des allocations familiales] laisse à peu près ce qu’elles gagneraient à l’usine, alors » (p. 55). Alors, elles élèvent les enfants et « tiennent leur intérieur » : « Dès que j’aurai un peu grandi, notre mère s’en ira faire quelques heures de ménage. […] Jamais chez des particuliers. […] Une ultime barrière du quant-à-soi. Elle gagne avec de quoi desserrer les fins de quinzaine, une vie sociale à elle, des connaissances » (p. 61-62). La division sexuelle du travail traverse aussi le bricolage destiné à la fabrication d’objets « fonctionnels » : extérieur/intérieur, solide/fragile, bois/tissus, etc. Dès qu’ils ont emménagé à Clamart, « l’ancien artisan a installé un établi, massif à sa façon, et ses outils dans le garage collectif » (p. 96) : en sortent « des objets usuels fabriqués à sa mode avec ce qui lui tombe sous la main » (p. 37), « un banc massif, solide et presque immuable, comme tout ce qui sort de ses mains » (p. 43). La mère qui a appris à coudre entre école et mariage, habille la famille : « Faire du neuf avec du vieux », retaper un bleu « qui vaut encore le coup » avec des pièces d’un bleu « vraiment à bout » (p. 11), « du vrai neuf aussi pour les grands jours » (p. 69). C’est elle aussi qui s’occupe de l’intérieur : « Régulièrement agenouillée, paille de fer et bidon de cire liquide à la main […] Le problème du parquet c’est aussi que le père n’est pas un homme à qui demander de marcher sur des patins. Impensable » (p. 62-63), « Plus tard, choisir des papiers peints, on s’embourgeoise » (p. 63). Inspiré par « la nécessité », le bricolage n’exclut pas tout souci esthétique? [16] : côté filles, « pour décorer, accrochés au mur, encadrés, les canevas […] demi-point de croix et coton DMC » (p. 63), côté forgeron, le fer forgé « sommet de l’échelle des valeurs esthétiques » (p. 37).
8Autour de la famille conjugale gravite la famille élargie : « entre-soi » étendu dont on entretient les liens. « Les cousins et cousines qui se marient l’été sont presque tous montés travailler à Paris, ce qui renforce leurs liens avec nous ». Comme tous les travailleurs immigrés, « ils arrivent avec notre adresse rassurante écrite très précisément sur un papier plié en quatre. Et comment faire pour y aller. Un peu réconfortés de savoir que chez nous c’est porte et table ouvertes à toute heure » (p. 169) : « Nos parents sont toujours là en cas de besoin, et qui savent ce que c’est la vie dans la capitale quand on arrive de la campagne » (p. 170), « On propose toujours à d’autres, cousins, cousines, voisins, voisines, de se joindre à nous pour l’excursion » (p. 186). La solidarité s’étend, en effet, au voisinage : la mère « toujours prête à rendre service » (p. 28) et lui « qui ne sait pas dire non quand on lui demande un coup de main » (p. 206).
9Si la nécessité (économique) impose aux classes populaires une forme d’ascétisme (les dépenses du père : du tabac bleu ou gris, du papier à cigarette, le dimanche un cigare, parfois un billet de loterie et des achats inutiles à des camelots, p. 53-54), elle implique aussi une forme d’indifférence à l’argent (encore artisan, Amand Sonnet, « si peu homme d’argent », est incapable d’endosser le rôle de créancier : « Il n’aime pas ça, aller quémander », p. 18, « Les choses qui s’achètent et leur prix, il s’en fiche », p. 54). Elle a pour corollaire la générosité à l’égard de la famille (« qu’on ne manque de rien surtout », p. 207) indéfiniment extensible : « Le père lui, quand il est là, pratique une hospitalité sans faille, ne ferme la porte à personne, et le verre de cidre comme le cœur sur la main » (p. 104).
La lutte de classes au jour le jour
10Déclassés en début de carrière, les ouvriers de la Régie le sont aussi en fin de carrière. Lorsqu’il est entré chez Renault, Amand Sonnet a d’abord été « sous-classé le temps de faire ses preuves » (p. 23). Ce n’est que cinq ans plus tard qu’il sera classé « forgeron » P1 dans la grille Parodi-Croizat. Un des ateliers les plus durs, les forges sont aussi « un des plus huppés ? [17] en matière de qualification » (p. 32). Déclassés en début de carrière, les forgerons finissent aussi leur carrière « déclassés dans des travaux moins pénibles mais moins payés et comme leur retraite était calculée sur les dix dernières années d’activités, ils y perdaient. Ou ne pouvaient plus du tout arquer et partaient en retraite anticipée et y perdaient encore, ou se retrouvaient en longue maladie. Ou étaient morts bien avant » (p. 41). « Au mieux, ils finissaient déclassés balayeurs avec une retraite de balayeurs. Et ce déclassement en fin de carrière, pour eux, hommes forts qui incarnaient à eux seuls tout le corps ouvrier, c’était presque pire que de mourir à la tâche » (p. 58).
11Martine Sonnet montre aussi ce que signifie la lutte des classes au jour le jour : la confrontation à la logique du capital, c’est-à-dire, pratiquement, aux « eaux glacées du calcul égoïste », à l’indifférence, aux comptes mesquins, aux économies sordides, aux « tartuferies », aux contrôles vexatoires, à l’avidité, à l’indécence de ceux qui s’autorisent à « blâmer les victimes », etc. Indifférence : confrontée à la nécrologie des forgerons (p. 47-51), la Régie « ne se reconnaît aucune responsabilité » (p. 47), « autant parler à un mur » (p. 48). Indifférence face aux accidentés du travail : « À chaque fois, refrain, accident “qui aurait pu être évité” ou “qui n’aurait pas dû se produire” » (p. 153). Mesquinerie qu’illustrent le marchandage sordide des primes, le mégotage sur les feuilles de paye (p. 65-67), sur le remplacement des galoches par des brodequins (p. 81-83), sur l’installation de ventilateurs (p. 109-112), « les économies sur le savon pour se laver les mains » (p. 132), etc. Tartuferie : face à la revendication d’une retraite complémentaire dès l’âge de 55 ans, « la direction qui avait réponse à tout considérait que puisqu’ils étaient payés plus cher le temps passé aux forges, c’était à eux de prévoir, qu’ils n’avaient qu’à mettre à ce moment-là de l’argent de côté pour quand ils seraient déclassés et retraités. C’était simple à résoudre comme problème » (p. 58). Surveillance : « Ce à quoi prétendaient encore les forgerons, c’était qu’on leur fiche la paix dans les vestiaires » (p. 124). Avidité (mal dissimulée par l’argument de la concurrence : « Chez Peugeot, les forgerons produisent au moins 25 % de plus que ceux de Renault », p. 144) : chronométrages, « cadences infernales », « inhumaines » (p. 141), « grâce aux techniques qui évoluaient, les opérations nécessaires à la fabrication allaient de plus en plus vite et en 1961 la Régie se félicitait du temps gagné aux forges » (p. 192), mais « le progrès ne diminuait pas la peine des forgerons, bien au contraire, il les usait encore plus vite. […] Le nombre de pièces à produire qui doublait sans chronométreur, juste le chef d’atelier qui usait et abusait de sa montre pour parvenir aux fins de la direction : supprimer un travailleur, n’en laisser qu’un quand il en fallait deux » (p. 142). Indécence : pour les accidents du travail, l’enquête « essayait par tous les moyens de transformer les victimes en responsables. Le gars avait trop bu, ou négligé un équipement de sécurité, ou conduit n’importe comment quand c’était un cariste – l’un n’empêchant pas l’autre » (p. 156) ; pour les décès prématurés, « il fallait chercher du côté des “habitudes” alimentaires déplorables. Suivez mon regard, ils levaient trop le coude, c’était de leur faute » (p. 49).
12En face, la mobilisation syndicale, la grève, la force du nombre. Pour les salaires, les primes, le bruit, l’insalubrité, les cadences, la retraite à 55 ans, « aux forges on avait le débrayage assez facile. On débrayait une demi-heure, une heure ou deux heures, on allait voir le chef de département, lui dire entre quatre yeux ce qu’on trouvait à redire, et souvent comme ça on accélérait un peu les réponses à des questions de délégués que la direction n’avait pas trop bien entendues » (p. 171). Mais les forgerons, comme les autres, étaient « loin d’être tous syndiqués, et même si les chiffres exacts sont introuvables, il n’y en avait au mieux, peut-être qu’un sur cinq pour prendre sa carte au syndicat. Pour eux, la CGT » (p. 173). À partir de fin 1966, la lutte « pour le maintien des forges à Billancourt et la défense de l’emploi, contre la décentralisation » (p. 173) les mobilise tous : « Tous d’accord là-dessus. Affaire grave. Sur des sujets pareils, les gars unanimes, syndiqués ou pas » (p. 173). « Leurs inquiétudes alors à ceux des forges de Billancourt, que des mots commençant par “dé” : décentralisation, “un mot qui déclenche la colère”, démantèlement, dénationalisation. Ils défilaient sous une nouvelle banderole : NON À LA DÉCENTRALISATION. Eux, ils voulaient : maintenir, moderniser » (p. 209).
13On connaît la suite ? [18] : « Il n’y a plus rien à voir à Billancourt » (p. 229) … Mais, il y a à lire le livre de Martine Sonnet. C’était au temps des « trente glorieuses » : « glorieuses » ? …
Notes
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[1]
Cf. Les papiers d’Amand, http://www.martinesonnet.fr/site/Papiers
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[2]
« Expressions hors d’usage, réentendues par hasard, brusquement précieuses comme des objets perdus et retrouvés, dont on se demande comment elles se sont conservées », écrit Annie Ernaux, Les Années, Paris, Gallimard, 2008, p. 16.
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[3]
Cf. Bibliographie et sources, pp. 231-233.
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[4]
Sur le cas (peu étudié) des ouvriers ruraux, cf. Nicolas Renahy, Les gars du coin. Enquête sur une jeunesse rurale, Paris, Éditions La Découverte, 2005 et Julian Mischi, « Les militants ouvriers de la chasse. Éléments sur la politisation des classes populaires », communication à la Journée des sociologues Inra, Dijon, 20/6/2008 (à paraître).
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[5]
Cf. Abdelmalek Sayad, L’immigration ou les paradoxes de l’altérité, Bruxelles, De Boeck Université, 1991 et La double absence. Des illusions de l’émigré aux souffrances de l’immigré, Paris, Éditions du Seuil, 1999.
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[6]
Cf. Pierre Bourdieu, La Distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Éditions de Minuit, 1979.
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[7]
Cf. Florence Weber, Le Travail à côté. Étude d’ethnographie ouvrière, Paris, Inra et EHESS, 1989.
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[8]
Cf. Julian Mischi, « Travail partisan et sociabilités populaires. Observations localisées de la politisation communiste », Politix, n° 63, 2003, pp. 91-119 et Jean-Noël Retière, « Autour de l’autochtonie. Réflexions sur la notion de capital social populaire », Politix, n° 63, 2003, pp. 121-143.
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[9]
Richard Hoggart, La culture du pauvre. Étude sur le style de vie des classes populaires en Angleterre, Paris, Éditions de Minuit, 1970.
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[10]
L’enquête montre que la conscience des « manques », du « déficit » de capital économique et de capital culturel, (« légitimisme ») n’exclut pas l’existence de formes d’« altérité culturelle » (« relativisme ») : dans le cas présent, la valorisation populaire de la force physique comme dimension fondamentale de la virilité (sur cette controverse, cf. Claude Grignon et Jean-Claude Passeron, Le savant et le populaire. Misérabilisme et populisme en sociologie et en littérature, Paris, Hautes Études, Gallimard, Le Seuil, 1989).
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[11]
Sur la distinction entre « established » et « outsiders », cf. Norbert Elias et John Scotson, Logiques de l’exclusion. Enquête sociologique au cœur des problèmes d’une communauté, Paris, Librairie Arthème Fayard, 1997 et Marie Cartier, Isabelle Coutant, Olivier Masclet et Yasmine Siblot, La France des « petits moyens ». Enquête sur la banlieue pavillonnaire, Paris, Éditions La Découverte, 2008.
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[12]
Pierre Bourdieu, La distinction, op. cit.
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[13]
Ce stoïcisme populaire a souvent pour corollaire une forme d’optimisme. « La pluie pour la mère, toujours, “c’est juste un nuage qui passe”, même quand elle dure du matin au soir. […] L’optimisme maternel que je ne comprends pas. Elle, certaine que “ça va se lever”. N’admet pas » (pp. 136-137).
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[14]
Michel Pialoux, « Alcool et politique dans l’atelier. Une usine de carrosserie dans la décennie 1980 », Genèses, n° 7, mars 1992, pp. 94-128.
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[15]
Olivier Schwartz, Le monde privé des ouvriers. Hommes et femmes du Nord, Paris, PUF, 1990.
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[16]
Sur ce sujet, cf. Olivier Schwartz, Le monde privé des ouvriers, op. cit.
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[17]
L’expression – plus familière des salons bourgeois que des ateliers ouvriers – est citée par Martine Sonnet.
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[18]
Pour un bilan critique des travaux récents sur les classes populaires en France, cf. Gérard Mauger et Louis Pinto, Lire les sciences sociales, vol. 5, 2004-2008, Paris, Éditions de la Maison des Sciences de l’Homme, 2008, pp. 1-183.