Notes
-
[1]
Gérard Noiriel, À quoi sert « l’identité nationale » ?, Marseille, Agone, 2007.
-
[2]
Éric Erickson (1902-1994) est un psychologue développementaliste allemand « néofreudien » dont la plupart des travaux portent sur la notion de personnalité et d’identité.
-
[3]
Pierre Bourdieu, 1980, « L’identité et la représentation. Éléments pour une réflexion critique sur l’idée de région », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 35, p. 63-72.
-
[4]
Gérard Noiriel, Immigration, antisémitisme et racisme en France (xixe-xxe siècles). Discours publics et humiliations privées, Paris, Fayard, 2007.
-
[5]
Radio Lorraine Cœur d’Acier est créée à l’initiative de militants de la CGT en mars 1979 dans la région sinistrée de Longwy. Après de nombreuses péripéties (brouillages mais aussi tensions internes et avec la CGT), ce sont les CRS – les radios « libres » ne seront autorisées qu’après l’arrivée de la gauche au pouvoir – qui mettront fin à l’aventure en janvier 1981 en saisissant l’émetteur.
-
[6]
Gérard Noiriel, Le Creuset français. Histoire de l’immigration (xixe-xxe siècle), Paris, Seuil, 1988.
-
[7]
Gérard Noiriel, Racisme : la responsabilité des élites, Paris, Textuel, 2007.
-
[8]
Comité de vigilance sur les usages publics de l’Histoire. http://cvuh.free.fr
-
[9]
Gérard Noiriel, Les Fils maudits de la République. L’avenir des intellectuels en France, Paris, Fayard, 2005.
-
[10]
Sur ce sujet, voir Romain Bertrand, Mémoires d’Empire, Broissieux, Croquant, 2006.
-
[11]
Olivier Pétré-Grenouillaud, Les traites négrières : essai d’histoire globale, Paris, Gallimard, 2004.
1Historien, directeur d’études à l’EHESS, auteur d’une vingtaine d’ouvrages, Gérard Noiriel, spécialiste de l’histoire du monde ouvrier, des intellectuels et de l’immigration, est aussi un intellectuel engagé. Président du CVUH (Comité de vigilance sur les usages de l’histoire), il est aussi l’un des membres démissionnaires du Conseil scientifique de la Cité nationale de l’histoire de l’immigration. Gérard Mauger l’a interrogé sur les controverses d’hier et d’aujourd’hui, nouées autour de la thématique de « l’identité nationale ».
2Gérard Mauger : Peut-être peut-on commencer cet entretien en évoquant « l’identité nationale » et ses usages ? C’est à peu près le titre de ton dernier ouvrage [1] …
3Gérard Noiriel : Dans ce livre, je prends d’abord les mots au sérieux. C’est-à-dire les mots « identité » et « nationale » accolés. Si on fait cette analyse, on s’aperçoit qu’en fait la notion est récente dans le vocabulaire français. On peut dire qu’elle commence à circuler dans les années 1970. C’est une francisation de « national identity » qui existe aux États-Unis depuis les années 1950. En anglais, en américain plutôt, c’était au départ une notion empruntée au vocabulaire des sciences sociales ou plutôt une notion de la psychologie sociale de l’intégration des immigrés. Éric Erickson [2] et d’autres ont beaucoup travaillé sur l’identité, notamment celle des enfants ou des adolescents. Mais, à l’époque, dans les années 1950, les universitaires progressistes étaient pour l’assimilation. La tendance se retourne dans les années 1960, où on a justement la montée en force des identités, des revendications communautaires, etc. Et ce phénomène s’observe également en France. Nicolas Sarkozy a dénoncé en bloc la pensée de 1968, mais, en fait, « l’identité nationale », en est un produit. Au début, la notion d’identité est mobilisée par des régionalistes. Bourdieu a fait un article très connu sur le sujet où il remettait tout cela en cause [3] … « Les régions » sont présentées comme des « nations » opprimées par des militants qui dénoncent l’impérialisme de l’identité dominante pour revendiquer le fait d’être corse ou occitan comme une « identité nationale ». Au cours des années 1980, il y a un retournement avec le Front national qui va imposer l’expression dans le vocabulaire courant. C’est à partir de ce moment que la droite et l’extrême-droite récupèrent la notion. Si on s’écarte un peu des mots précis, on peut remonter, bien sûr, beaucoup plus haut dans le temps. Avant on parlait plutôt « d’âme » ou de « caractère national » … Mais, on peut montrer qu’il y a des invariants dans tout le discours nationaliste. Quand il est mis en circulation par la droite et l’extrême-droite, ce discours est toujours lié au vocabulaire sécuritaire, c’est-à-dire au vocabulaire de la menace. Barrès est typique de ce point de vue : il s’agit de présenter l’étranger comme danger vital pour la nation. Il y a donc une connotation qui n’est d’ailleurs pas présente dans tous les pays … Mais, en France, l’identité nationale, c’est extrêmement connoté.
4Gérard Mauger : Tu veux dire qu’en France le discours sur l’identité nationale est un attribut distinctif de la droite ?
5Gérard Noiriel : Oui et on peut le mesurer très précisément. Je pense que c’est une réponse que la droite a apportée à la politisation de l’identité ouvrière. C’est très précisément au moment de la création du Parti ouvrier français de Jules Guesde, au moment donc où naît le premier parti marxiste, et aussi l’anarchisme, que l’on voit une alliance se créer entre l’ancienne droite des notables monarchistes ou bonapartistes, qui se rallie alors à la république, et une nouvelle droite venue du camp républicain (c’est-à-dire de l’ancienne gauche). La défense de « l’identité nationale » est le thème qui permet de souder l’alliance entre ces deux fractions de la classe dominante. C’est vraiment très clair. Comme je l’ai souligné dans un livre précédent [4], c’est à ce moment-là que le clivage « droite-gauche » se structure autour du clivage « classe et nation ». On voit naître une opposition entre un pôle « national-sécuritaire » et un pôle « social-humanitaire ». Nous en sommes toujours tributaires, même si l’antagonisme s’est beaucoup atténué depuis 20 ans. Les problèmes posés au moment de la dernière campagne électorale, notamment la difficulté de la gauche à se définir par rapport à la question nationale, s’expliquent par cette bi-polarisation initiale. Dans ce petit livre sur l’identité nationale, j’ai analysé les discours de Nicolas Sarkozy et de Ségolène Royal. On s’aperçoit très vite que c’est lui qui a été à l’offensive sur la question nationale. C’est le terrain, j’allais dire le jardin, de la droite. C’est pourquoi, pour le camp conservateur, l’un des enjeux majeurs de la dernière campagne électorale était d’imposer ce thème comme un thème central du débat politique. Tous les grands moyens d’information sont venus à la rescousse de Nicolas Sarkozy pour faire croire aux électeurs qu’il y avait là une question vitale pour l’avenir de la France. Seule l’extrême gauche (et les Verts) a pu récuser ce « problème » car la gauche de gouvernement, qui espérait gagner les élections, était obligée de se situer par rapport aux questionnements imposés par les dominants. La même logique était déjà à l’œuvre avant 1914. L’extrême gauche anarcho-syndicaliste ou marxiste dénonçait déjà le discours national, mais la gauche socialiste était contrainte d’affronter la droite sur son terrain de prédilection. C’est ce qu’a tenté de faire Jaurès avec sa redéfinition du « patriotisme ». Ce qui est frappant sur la longue durée, c’est que nous ne sommes toujours pas sortis de cette matrice. Aujourd’hui, évidemment, il n’y a plus le mouvement ouvrier et toutes les forces sociales qui le soutenaient. Mais, malgré tout, le clivage entre le « national » d’un côté, et le « social », de l’autre, reste structurant.
6Gérard Mauger : Mais tu évoquais aussi la mise en avant par les « post-soixante-huitards » des « identités régionales ». Dans le même ordre d’idées, on pourrait évoquer aussi, parallèlement au déclin du marxisme, la promotion à la même époque de tous les clivages « perpendiculaires » aux clivages de classes : hommes/femmes, jeunes/vieux, homosexuels/hétérosexuels, etc.
7Gérard Noiriel : On observe, en effet, une mise en concurrence des bonnes causes. On l’a vu au moment du voile islamique. Au nom du féminisme, on va stigmatiser les musulmans. C’est effectivement lié à la marginalisation du critère social qui joue à tous les niveaux. L’ethnicisation du discours social à laquelle on assiste aujourd’hui offre à la droite de nombreuses possibilités pour renforcer son hégémonie. Nicolas Sarkozy a d’abord tenté de jouer sur la corde communautaire (cf. la campagne autour du « préfet musulman » quand il était ministre de l’Intérieur). Mais à partir de 2006, il a changé son fusil d’épaule. Pour récupérer l’électorat lepéniste, il a délibérément repris à son compte le discours sur l’identité nationale stigmatisant les « communautaristes musulmans ». L’annonce de la création du ministère de l’Immigration et de l’Identité nationale, lui a fait gagner 4 à 5 points dans les sondages et ces points ont été pris au FN.
8Gérard Mauger : Pourrais-tu expliciter le rapport qu’on peut établir entre la création de ce ministère, la notion d’identité nationale et le vote Le Pen ?
9Gérard Noiriel : « L’identité nationale », c’est une expression qui est de plus en plus utilisée par les historiens dans une perspective critique et en termes « d’usages » : on étudie les usages que les différents groupes d’acteurs ont pu faire de l’identité nationale pour défendre leurs intérêts ou légitimer leur pouvoir. Mais, dans le champ politique français, le rapprochement des deux notions, « immigration » et « identité nationale », a toujours été porteur d’un discours négatif sur l’immigration. Cela, on peut le démontrer par a plus b. Depuis que ce ministère a été créé, en mai 2007, il a été constamment entraîné dans la fuite en avant. Elle est inéluctable dans ces configurations-là. Le discours national-sécuritaire présente le moindre fait divers impliquant des étrangers comme une « menace » pour l’identité nationale. C’est donc un problème qui ne peut jamais être résolu. Les dirigeants d’un tel ministère doivent, par conséquent, donner constamment des gages à « l’opinion » pour montrer qu’ils « luttent » contre la « menace », car ils sont sous la pression de l’extrême droite qui utilise les mêmes faits divers pour dénoncer leur « laxisme ». Le débat sur l’ADN doit être en partie situé dans cette perspective. Le problème c’est de savoir comment on peut répondre à ce type de politique. Je pense qu’aujourd’hui, les conseillers en communication intègrent dans leur stratégie les protestations des militants associatifs ou des intellectuels de gauche … On constate que la mobilisation contre l’amendement sur les tests ADN, si l’on en croit les sondages, n’a pas permis de diminuer le nombre de ceux qui était « pour », mais qu’elle a abouti au résultat inverse. La protestation basée sur la rhétorique classique des droits de l’Homme amplifie donc aujourd’hui les effets de ce nouveau nationalisme. C’est assez désespérant, mais c’est comme ça. La politique, c’est toujours un rapport de forces. Et notre rôle, à nous sociologues, c’est de dire les choses telles qu’elles sont, pas telles qu’on voudrait qu’elles soient. Nicolas Sarkozy a poussé cette logique à son paroxysme, mais elle existe ailleurs qu’en France. C’est une tendance générale. Pour résumer, on peut dire qu’en rapprochant « immigration » et « identité nationale », la droite a trouvé un thème qui a permis d’évacuer la question sociale. On a vu qu’entre les deux tours des législatives, dès que le débat a été focalisé sur la taxe sociale, la droite a reculé. C’est quand même assez fascinant de voir comment cela fonctionne ! Et nous qui étions engagés dans la création de la Cité de l’immigration, nous ne pouvions pas rester les bras croisés …
10Gérard Mauger : Peut-être pourrais-tu justement parler de l’expérience de la Cité nationale de l’histoire de l’immigration et de ce qui vous a amenés à démissionner ?
11Gérard Noiriel : Depuis le début de mes recherches, je me suis investi dans des projets culturels, à dimension civique, tout en distinguant soigneusement ce qui relevait de la recherche scientifique et de l’action militante. C’est une expérience que j’avais faite d’abord à Longwy. On avait fondé une association qui regroupait des militants ouvriers et des enseignants, autour de la défense du patrimoine sidérurgique. C’est la création de Radio Lorraine Cœur d’Acier qui a donné une dimension exceptionnelle à cette volonté de prise de parole de la part des ouvriers locaux [5]. Cette expérience m’a marqué. C’est ce qui m’a amené à plaider pour l’ouverture d’un « lieu de mémoire » dédié à l’immigration, notamment dans mon livre Le Creuset français [6] – publié en pleine période du bicentenaire de la Révolution française. Nous avons alors créé une association réunissant des universitaires spécialistes de cette question en dépassant les querelles de boutique.
12J’avais pu observer, dans la génération qui a précédé la nôtre les ravages causés par le narcissisme et l’individualisme universitaires. Les historiennes et les historiens de l’immigration ont réussi à préserver une démarche collective qui explique l’impact qu’a eue notre démission du conseil scientifique de la Cité nationale de l’histoire de l’immigration (CNHI). Ce geste a rencontré de l’écho parce que nous avons été huit à démissionner. Un seul l’aurait fait, cela n’aurait pas eu d’impact. L’écho qu’a rencontré dans les médias notre protestation prouve que le monde savant possède, aujourd’hui encore, une petite légitimité dans l’espace public, ce qui permet de faire un peu bouger les lignes. Mais si l’on est tout seul, c’est voué à l’échec. Il faut donc savoir agir collectivement.
13Ce qui m’avait impressionné dans les années 1980 avec les médecins, c’est leur capacité à intervenir collectivement pour casser net le discours de Le Pen et du Front national sur « les immigrés qui seraient responsables du sida ». Dans les années 1930, les médecins avaient massivement relayé ce genre de choses et cela avait été très important dans le développement du racisme. Là, on voyait des médecins, incontestables sur le plan scientifique, qui étaient capables de se mobiliser publiquement pour combattre la xénophobie. Je ne dis pas que, dans les sciences sociales, on peut arriver au même résultat, mais, malgré tout, je pense qu’il y a des possibilités. Donc, l’idée d’un lieu culturel qui ferait passer les résultats de la recherche et qui fonctionnerait un peu comme une université populaire, je l’avais à cœur et j’ai tout fait pour la promouvoir. Mais le projet a végété pendant très longtemps. Il paraissait évident que c’était la gauche qui devait le faire. Mais elle n’a pas réussi à l’imposer et c’est finalement la droite qui l’a mis en œuvre. Au bout du compte, ce qui a été déterminant, c’est la présence de Le Pen au second tour des présidentielles. Jacques Toubon, qui a été chargé par Jean-Pierre Raffarin de piloter le projet, n’a jamais mis en cause l’autonomie du conseil scientifique de la CNHI. C’est la raison pour laquelle nous avons pu travailler ensemble. En novembre 2005, lorsque Nicolas Sarkozy a dénoncé publiquement la « racaille », les historiens du conseil scientifique ont publié un texte collectif dans Le Monde pour déplorer ce langage et rappeler que les dirigeants des partis politiques n’étaient pas dispensés d’éducation civique. La création du ministère de l’Immigration et de l’Identité nationale a marqué un tournant. Nous ne pouvions pas cautionner un ministère dont l’intitulé était en contradiction avec la principale mission de la CNHI, à savoir « Changer le regard sur l’immigration ». Avec l’intitulé du ministère Hortefeux, il y a une contradiction ! Lors de l’ouverture, qui n’a pas été une inauguration, on a bien senti que cette institution n’était pas vraiment soutenue en très haut lieu. Les historiens de l’immigration refusent le discours actuellement dominant qui vise à opposer l’immigration passée (qui aurait réussi à s’intégrer en respectant les valeurs de la république), et celle d’aujourd’hui qui poserait problème. La contradiction est là : entre des usages opposés du passé de l’immigration …
14Gérard Mauger : Quels ont été, selon toi, les effets de mai 1968 sur l’évolution des discours antiracistes ?
15Gérard Noiriel : Dans l’ouvrage sur la responsabilité des élites en matière de racisme, je parle un peu de ces questions [7]. Il existe effectivement des tendances qui s’inscrivent dans le prolongement de ce qui s’est passé après 1968. Là aussi, il faudrait faire des études plus approfondies car on manque de travaux là-dessus. Mais on peut dire que, globalement, le discours antiraciste tel qu’il est aujourd’hui commence à s’élaborer dans les années 1950. Il n’est plus adapté pour comprendre les réalités d’aujourd’hui. C’est ce qui explique les divisions que l’on constate, par exemple sur la question des statistiques ethniques.
16Contrairement à ce qui est souvent affirmé actuellement, je ne pense pas que la question des races ait été absente du débat public dans le passé. Au contraire, c’est un thème qui a toujours été omniprésent. Le discours racial revient en force aujourd’hui parce qu’il est porté par un certain nombre de forces, notamment l’industrie du spectacle qui vise le marché mondial et qui a donc besoin de fabriquer des représentations de la société extrêmement simplifiées, à l’aide de signes immédiatement visibles et compréhensibles par le « grand public » international. En même temps, le discours sur les « minorités visibles » peut être facilement politisé. Le fait de nommer un(e) ministre « d’origine immigrée » peut ainsi être présenté comme une preuve du combat contre les injustices sociales et contre les discriminations. Du coup les inégalités sociales passent à la trappe.
17Gérard Mauger : Peut-être la promotion de ce genre de thématique correspond-elle aussi à des stratégies au sein du champ scientifique ?
18Gérard Noiriel : C’est sûr. Il y a en France une tendance à dire que nous sommes « en retard » sur les États-Unis parce que nous n’avons pas pris au sérieux la question raciale. Par ailleurs, l’importance que les journalistes accordent à ces questions et la nécessité pour les jeunes chercheurs d’aller vers des thèmes qui paraissent « neufs » jouent aussi un rôle. Il faut aussi tenir compte de l’émergence d’une petite élite issue de l’immigration dont les membres proviennent des classes populaires, mais qui en sont coupées aujourd’hui parce qu’ils ont changé de milieu. Ceux-là sont très souvent incités à exalter ce qu’ils perçoivent comme un point commun avec les membres de leur ancien milieu à savoir l’origine ethnique, la couleur de peau, la religion, etc. Ils ont tendance à occulter la dimension sociale pour se constituer en porte-parole d’une communauté mythique.
19Gérard Mauger : C’est ainsi qu’est apparue la controverse « question raciale/question sociale » ? Mais comment créditer d’un sens sociologique la variable « raciale » ? Soit elle renvoie à la stigmatisation, aux discriminations, c’est-à-dire, en définitive, au racisme, soit elle est associée à une culture « ethnique » supposée …
20Gérard Noiriel : Dans le courant qui dénonce la color blindness, beaucoup disent que « la race, cela n’existe pas », mais qu’elle fonctionne néanmoins comme une catégorie discriminatoire. Le discours sur les « discriminations » repose en grande partie sur ce genre d’arguments. Pour ces auteurs, les immigrés issus de l’ancien empire colonial seraient discriminés en raison de la couleur de leur peau, de leur patronyme, etc. Les mécanismes d’exclusion du marché du travail sont ainsi ramenés à des problèmes de perception de l’autre, des préjugés. Cela permet, comme on le voit de façon caricaturale dans le documentaire de Yamina Benguigui, « le plafond de verre », aux « bons patrons » de se donner le beau rôle, en montrant tous les efforts qu’ils font pour combattre les « préjugés » (car les racistes ce sont toujours les autres).
21Ce type de discours aboutit finalement au constat, alimenté par les enquêtes d’opinion réalisées par des organismes comme la Commission consultative des droits de l’homme, que plus on est pauvre, plus on est raciste. La question de la domination est rabattue sur un problème de bonne éducation. C’est l’éternel retour de l’ethnocentrisme des élites.
22Les conséquences politiques de ce genre d’analyse sont désastreuses. Les Français qui ne sont pas issus de l’immigration et qui sont confrontés au chômage ou au déclassement ne peuvent pas se « reconnaître » dans ces propos sur les discriminations. C’est l’une des raisons qui expliquent à mon sens l’impact du discours de Le Pen, et aujourd’hui de Sarkozy, dénonçant le racisme antifrançais.
23La critique principale que je fais à cette approche, c’est que, dans la réalité, les critères isolés n’existent pas, ils sont toujours associés à d’autres. Le critère de classe se conjugue toujours avec d’autres. Zidane est un enfant d’immigré qui est devenu la personnalité préférée des Français. Du coup, les journalistes ne lui ont jamais demandé s’il était pour ou contre la guerre en Irak.
24Gérard Mauger : Une fraction des intellectuels juifs a joué un rôle important, me semble-t-il, dans le revival de la problématique identitaire ?
25Gérard Noiriel : La revendication identitaire a ressurgi à partir des années 1970 chez les personnes dont les parents ont disparu avec la Shoah. Alors que la génération précédente avait eu tendance à privilégier une démarche universaliste, la guerre au Moyen-Orient a radicalisé les positions. Dans mon dernier livre, j’ai insisté sur l’ampleur de l’antisémitisme en France, pour souligner que ses formes actuelles n’ont plus grand-chose à voir avec celles du passé. C’est la même chose dans le cas du « racisme ». On ne peut pas mettre tout sur le même plan. Ce revival identitaire contribue à l’atomisation des luttes parce que chacun défend son pré carré. C’est aussi pour cela que nous avons créé le CVUH [8].
26Gérard Mauger : Tu pourrais peut-être dire un mot du CVUH ?
27Gérard Noiriel : La création de ce comité était, pour moi, une manière de concrétiser les propositions que j’avais faites dans mon livre sur les intellectuels [9]. Lancé peu de temps avant le vote de la fameuse loi de février 2005 sur les aspects « positifs » de la colonisation, le CVUH a élargi rapidement son action à d’autres enjeux de mémoire [10]. Nous avons ainsi été amenés à défendre notre collègue Olivier Pétré-Grenouilleau, menacé d’un procès en justice à la suite de son bouquin sur la traite négrière [11], par un groupe parlant au nom des Noirs de France. Nous avons créé le comité pour défendre l’autonomie de la recherche historique, contre toutes les pressions politiques, médiatiques ou autres. C’est à ce moment-là que nous avons lancé la pétition contre la loi du 23 février 2005, qui a été relayée tardivement par les politiques. Nous avons obtenu en partie gain de cause, puisque l’article 4 de cette loi a été finalement « déclassé ». La grande place accordée par Nicolas Sarkozy à l’histoire de France, dans sa campagne électorale, a multiplié les fronts de lutte pour le CVUH. Nous sommes reconnus désormais comme des interlocuteurs légitimes y compris par les journalistes de la presse du soir. L’affaire Guy Môquet nous a permis de développer nos liens avec les enseignants du secondaire. Ce sont de petites choses. Néanmoins, on contribue ainsi à pérenniser les postures de résistance, à un moment où elles tendent à s’affaiblir, y compris chez les universitaires.
28Gérard Mauger : Vous avez eu un débat sur les statistiques ethniques ?
29Gérard Noiriel : Il y a actuellement deux pétitions en cours de signature. L’une demande davantage de statistiques ethniques, l’autre n’en veut pas. J’ai des amis des deux côtés. On ne peut pas dire que l’une est de droite, l’autre de gauche. Ce que je reproche aux uns et aux autres, c’est de prendre les choses par le petit bout de la lorgnette. Les statistiques, c’est une façon de classer le monde social. Avant cela, il y a le langage, il y a l’ensemble des discours publics. Cela, on n’en parle jamais parce qu’évidemment les intellectuels n’aiment pas parler de leur propre pouvoir. Il me semble qu’il faudrait essayer de trouver un espace de réflexion pour nous interroger de façon plus fondamentale sur le passage du discours privé au discours public. Ce que je critique dans ces pétitions, c’est aussi la logique d’expertise. Ce ne sont pas des questionnements autonomes. La question est en train de rebondir via un des amendements de la loi Hortefeux sur l’immigration, avec l’aval de la Commission nationale de l’informatique et des libertés, la CNIL. Je crains fort que ces statistiques et ces enquêtes aboutissent finalement à renforcer l’ethnicisation du discours social, en déréalisant encore un peu plus les formes de domination qui règnent aujourd’hui dans la société française.
Notes
-
[1]
Gérard Noiriel, À quoi sert « l’identité nationale » ?, Marseille, Agone, 2007.
-
[2]
Éric Erickson (1902-1994) est un psychologue développementaliste allemand « néofreudien » dont la plupart des travaux portent sur la notion de personnalité et d’identité.
-
[3]
Pierre Bourdieu, 1980, « L’identité et la représentation. Éléments pour une réflexion critique sur l’idée de région », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 35, p. 63-72.
-
[4]
Gérard Noiriel, Immigration, antisémitisme et racisme en France (xixe-xxe siècles). Discours publics et humiliations privées, Paris, Fayard, 2007.
-
[5]
Radio Lorraine Cœur d’Acier est créée à l’initiative de militants de la CGT en mars 1979 dans la région sinistrée de Longwy. Après de nombreuses péripéties (brouillages mais aussi tensions internes et avec la CGT), ce sont les CRS – les radios « libres » ne seront autorisées qu’après l’arrivée de la gauche au pouvoir – qui mettront fin à l’aventure en janvier 1981 en saisissant l’émetteur.
-
[6]
Gérard Noiriel, Le Creuset français. Histoire de l’immigration (xixe-xxe siècle), Paris, Seuil, 1988.
-
[7]
Gérard Noiriel, Racisme : la responsabilité des élites, Paris, Textuel, 2007.
-
[8]
Comité de vigilance sur les usages publics de l’Histoire. http://cvuh.free.fr
-
[9]
Gérard Noiriel, Les Fils maudits de la République. L’avenir des intellectuels en France, Paris, Fayard, 2005.
-
[10]
Sur ce sujet, voir Romain Bertrand, Mémoires d’Empire, Broissieux, Croquant, 2006.
-
[11]
Olivier Pétré-Grenouillaud, Les traites négrières : essai d’histoire globale, Paris, Gallimard, 2004.