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Article de revue

De « Faire avec » à « Faire ensemble », déconstruire la recherche pour mieux travailler en collaboration

Pages 33 à 37

Notes

Introduction

1 Malgré ses contours flous et ses limites sémantiques, l’expression « Faire avec » est de plus en plus présente dans le paysage de la santé publique française, aussi bien dans la recherche que dans l’action publique. Elle a l’avantage de dépasser la multitude de concepts sous-­jacents (recherche-action, recherche participative, communautaire ou interventionnelle, médiation ou courtage de connaissances, par exemple). En effet, d’approches multiples et limitées à certains champs comme le VIH ou la santé des femmes, le concept de « Faire avec » est aujourd’hui présenté comme incontournable dans la construction de la santé publique de demain (1). Cette approche est ainsi plus largement explorée, que ce soit dans le monde institutionnel, avec le développement d’outils pour accompagner les acteurs dans la mise en place de ces dispositifs (2), ou dans le monde de la recherche, avec le développement d’échanges de pratiques et de la recherche méthodologique (3-4). En parallèle de ce tournant politique et institutionnel, la crise liée à la COVID-19 a mis en lumière l’impérieuse nécessité de créer du dialogue entre les dépositaires du savoir scientifique, les décideurs, les acteurs et les populations ciblées par des actions de santé, pour que ces mêmes actions puissent être réellement appliquées.

2 En tant que doctorants en santé publique, nous n’avons pas échappé à cette vague à la fois séduisante intellectuellement et exigeante lorsque l’on commence à se heurter aux réalités de sa mise en œuvre. Le « Faire avec » pose, en effet, la question de la mutation de la relation entre acteurs traditionnels de la politique de santé, de la recherche, et les populations cibles, passant du concept de « Faire pour » à « Faire avec ». Quels que soient les degrés d’implication et les approches regroupées sous ce terme, « Faire avec » entraîne une modification de l’équilibre des savoirs, ainsi qu’une prise en compte de la diversité des objectifs de chacune des parties prenantes, ce qui modifie notre approche de la recherche. Se pose donc la question de l’influence de ces approches coopératives sur les frontières professionnelles et la légitimation ou l’invalidation des savoirs professionnels et profanes (4). L’ensemble de ces éléments invite le chercheur à modifier sa posture et à mettre en place une réflexion préalable sur la définition du rôle de chaque partie prenante, de son statut et de ses responsabilités, avant même le début du projet.

3 Conscients de cette réalité, nous pensons qu’il est essentiel de réfléchir sur la mise en œuvre concrète de cette approche, mais également sur ses implications pour notre posture de chercheur, au moment où nous commençons notre carrière dans la recherche. C’est aussi, de ce point de vue, une manière d’interroger le monde de la recherche tel qu’il est établi aujourd’hui, ainsi que son évolution. Les réflexions que nous présentons ci-dessous sont fondées sur nos lectures, ainsi que sur les discussions et interventions d’un séminaire [1] que nous avons organisé sur cette thématique dans le cadre du Réseau doctoral en santé publique animé par l’École des hautes études en santé publique (EHESP).

De « Faire avec » à « Faire ensemble »

4 Un préalable à une approche de « Faire avec » consiste à réfléchir sur sa position par rapport au sujet de recherche, puis à sa posture.

5 Penser le « Faire avec » dans les projets de santé publique implique de se positionner par rapport à son objet de recherche ou d’intervention (2). Fais-je partie de la population ciblée ou au contraire en suis-je éloigné ? Qu’attends-je de cette recherche en tant que personne concernée, si j’en fais partie ? Quelle perception ai-je de cette population, si je n’en fais pas partie ? Par ailleurs, ce sujet me touche-t-il personnellement ou indirectement ? Comment s’inscrit-il par rapport à mes convictions ? La frontière entre chercheur et militant peut parfois être poreuse, mais cela ne constitue pas forcément un problème en soi tant que cela est identifié et assumé (5). Par ailleurs, « Faire avec » peut justement entraîner une appropriation plus importante du sujet, lui donnant davantage de sens et de motivation.

6 Un préalable à la réflexion sur sa posture est de réfléchir à la perception que l’on a de l’apport des acteurs et des parties prenantes dans la mise en place d’un projet de recherche. La recherche en faisant avec s’entend en effet comme une formation mutuelle, un échange de savoirs (6). Cette perception nécessite une réelle reconnaissance de la valeur du savoir expérientiel, qui peut sembler incompatible avec le savoir scientifique et « objectif », ainsi qu’une confiance dans la capacité des parties prenantes à identifier et tenir compte de leurs convictions personnelles, comme nous le faisons (ou devrions ?) le faire nous-mêmes. La question de la représentativité des populations cibles et des associations doit également être dépassée, ou tout du moins traitée de la même façon que celle de la représentativité des chercheurs, des médecins ou des acteurs participant à une étude, étant entendu qu’aucune des parties prenantes n’est réellement neutre et représentative (7). Le manque de représentativité de chacune des parties est alors une limite à noter, mais ne doit pas être un frein.

7 Après avoir identifié son positionnement à l’égard de son objet de recherche, prendre conscience des relations de pouvoir entre parties prenantes contribue à créer les conditions d’un réel partage du pouvoir et de la décision (6). Celui-ci peut se manifester au travers d’une attitude humble et bienveillante, ouverte au désaccord, mais aussi de la recherche d’une proximité physique avec les lieux d’étude et d’une égalité de traitement de la parole de chacun. Cette posture nécessite également de modifier sa façon de travailler, et en particulier son rythme de travail, pour produire de la connaissance ensemble, par des collaborations à toutes les étapes du projet commun. Par exemple, le courtage de connaissances, l’échange de savoir entre producteurs et utilisateurs des connaissances, demande une expertise et un temps importants pour que les effets de sa mise en œuvre soient significatifs (8). Le temps est alors essentiel pour parvenir à établir une relation de confiance, préalable à toute collaboration.

8 En résumé, « Faire avec » revient surtout à travailler ensemble, ce qui est illustré par l’expression « Faire ensemble », qui est ressortie dans le nuage de mots créé avec les participants à la fin de notre journée de séminaire pour définir le « Faire avec ». La terminologie « Faire ensemble », contrairement à « Faire avec », facilite ainsi la nécessaire prise de conscience que la posture dans le « Faire avec » est une question collective et non pas centrée sur le chercheur, celui-ci étant un maillon d’un projet beaucoup plus large que son projet de recherche. Les acteurs et populations cibles n’ont pas seulement un avis consultatif ; il n’y a pas un avis qui domine l’autre. Par conséquent, avant de « Faire avec », il faudrait « défaire avec » pour reconstruire ensemble (6).

9 L’utilisation de la terminologie « Faire ensemble » nous permet de mieux percevoir, en tant que jeunes chercheurs, qu’il est nécessaire de comprendre les objectifs de chacun afin de faire émerger les intérêts et objectifs communs, en passant par un langage commun (8). Dans la suite de notre exposé, nous utiliserons donc l’expression « Faire ensemble » qui nous semble mieux refléter les pratiques que cela recouvre.

10 Dans le processus de « Faire ensemble », les différentes parties prenantes impliquées sont en effet à la recherche de leurs propres intérêts et d’intérêts communs. Il y a, plus largement, dans un projet de « Faire ensemble » autant d’intérêts qu’il y a d’acteurs. Pour le chercheur, l’intérêt se trouve notamment dans ce que le « Faire ensemble » permet de faire mieux au sein d’un projet de recherche. Cela permet de poser de meilleures questions de recherche, de mieux accéder et suivre le terrain de recherche, mais également de mieux le comprendre et de mieux prendre en compte le contexte environnemental, politique, institutionnel et social (9). Les autres parties prenantes constatent, de leur côté, une amélioration de la qualité des actions et une réduction du stigmate (10). Ainsi, les associations rapportent une reconnaissance par les financeurs publics du bénéfice et du potentiel de leurs actions, voire une avancée de leurs revendications (2).

11 Les contraintes de chacun sont aussi diverses et importantes à prendre en compte. Les chercheurs, dans la poursuite de leur carrière, sont soumis à des exigences de recherche de financements et de publications et leurs projets sont contraints par des calendriers. Pour les associations et les acteurs, la dimension de l’urgence se heurte au monde de la recherche et au temps long de ces projets. Par ailleurs, leurs outils de communication (plaidoyer, rapports, journaux collaboratifs comme le journal SaNg d’EnCRe [11]) prennent une forme différente de celle de la publication scientifique. Pour les populations cibles, il y a un lien de confiance à établir, et lorsqu’il s’agit de populations vulnérables, la stabilisation de leur situation est nécessaire pour permettre une réelle participation. « Faire ensemble », c’est aussi reconnaître la légitimité des contraintes de chacun (12).

12 Une fois les intérêts et objectifs personnels et communs identifiés, il convient de définir les rôles et responsabilités de chacun pour laisser la place à chaque type d’expertise.

13 Les différentes expertises (expertise technique, expertise politique, expertise terrain) sont nécessaires pour le bon déroulement d’un projet de recherche. Étant donné que l’implication des parties prenantes peut varier fortement selon les disciplines et selon la capacité des populations à revendiquer leur part au dialogue, il peut être nécessaire de discuter de la répartition des pouvoirs et des responsabilités afin de permettre à chacun d’apporter son expertise. Il est en effet reconnu qu’une meilleure répartition des responsabilités permet une plus forte implication de chacun, tandis qu’a contrario une faible considération comporte un risque de dysempowerment (13).

14 Pour mettre en œuvre concrètement cette approche, il nous semble important d’adopter des systèmes de décision, où l’avis de chaque personne est considéré, afin de favoriser l’implication de chacun. Cette question nécessite également une réflexion sur la responsabilité de chacune des parties prenantes (7). Des procédés de facilitation sont nécessaires au bon déroulement du « Faire ensemble », d’autant plus lorsque les différentes parties prenantes ont des cultures de travail différentes. Idéalement, il faudrait avoir une personne dédiée et formée à la facilitation, qui ne soit pas forcément le porteur du projet (8). Pour aider à ancrer et formaliser cette redistribution des rôles, il est possible de proposer des chartes de bonnes pratiques pour établir les rôles et responsabilités lors des dépôts du projet (7). De plus, bien que notre message ait été centré sur nos propres leviers et limites, des problématiques structurelles, comme la perception sociétale de la science et de la recherche ainsi que les stratégies de financement en matière de « Faire ensemble », limitent également la mise en œuvre concrète de cette approche. En effet, reconnaître la participation de toutes les parties prenantes et de leur travail passe par la création de statuts spécifiques (praticiens chercheurs, « tiers veilleurs », etc.) ainsi que par une rémunération à prévoir dès le départ dans les budgets des projets de recherche (7).

Conclusion

15 Déconstruire notre représentation de la recherche pour mieux reconstruire notre rôle dans un projet de « Faire avec », mais également, plus largement, nous interroger sur les délimitations de notre expertise et de notre fonction de chercheur dans nos projets de recherche sont des clés d’amélioration pour le métier de chercheur. C’est, en effet, le rôle du chercheur de faire évoluer sa conception de la recherche, lorsque celle-ci est remise en question par des concepts de ce type dont il s’empare. Ces concepts, et les pratiques qui y sont associées, sont aussi à remettre en question en comparaison avec ses propres conceptions. En ce sens, et en tant que jeunes chercheurs, ces questions nous apparaissent d’autant plus pertinentes au moment où nous réfléchissons à la construction de notre future carrière et plus largement à notre rôle de chercheurs.

16 Au-delà de notre rôle de chercheurs, notre posture dans un projet de « Faire avec » est spontanément ajustée lorsqu’on passe de l’idée de « Faire avec » à l’idée de « Faire ensemble », prenant ainsi en compte les expertises et objectifs de chacun, et cherchant à mettre en œuvre une collaboration avec un langage commun et une définition claire des objectifs puis des rôles et responsabilités de chacun. Pour nous chercheurs, cela passe aussi par la prise de conscience des enjeux de croyances, de savoirs et de pouvoirs des différentes parties prenantes à l’égard de notre fonction. Redéfinir sa posture, c’est aussi pertinent dans le contexte actuel de réflexion autour du sens donné à son travail, en s’interrogeant davantage sur ses pratiques.

17 Bien qu’ancienne dans certaines disciplines, la façon de faire de la recherche ensemble est encore à explorer et à faire évoluer, que ce soit dans la création de statuts pour les populations cibles et les associations ou la répartition de certains rôles transversaux, comme la médiation entre parties prenantes, cette approche devenant ainsi un sujet de recherche à part entière. En ce sens, il nous paraît essentiel que chaque chercheur se saisisse de ces questions à titre individuel, mais aussi que la communauté scientifique travaille sur les enjeux liés à la mise en place du « Faire avec » en tant qu’objet de recherche.

Remerciements

Les auteurs souhaitent remercier le Réseau doctoral en santé publique animé par l’EHESP qui a permis de mener cette réflexion et Gabriel Girard qui les a accompagnés dans ce travail.

Bibliographie

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Mots-clés éditeurs : Santé publique, Faire avec, Recherche participative, Recherche interventionnelle, Faire ensemble, Recherche communautaire

Mise en ligne 27/06/2024

https://doi.org/10.3917/spub.243.0033

Notes

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