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Article de revue

Reconnaître l’expérience vécue de la maladie : la recherche « Croiser les expériences »

Pages 327 à 336

Notes

  • [*]
    Projet financé par l’appel à projets national « Accompagnement à l’autonomie en santé » de la DGS (AAP-AAAS, ministère de la Santé, préparation de l’article L. 92 de la loi de modernisation de notre système de santé) et porté par G. Beck-Wirth, groupe hospitalier de la région de Mulhouse et Sud Alsace (GHR-MSA), France.
  • [1]
    Les notions de « patients-pairs aidants » et de « proches-aidants » s’inspirent des travaux de Gross et al. [1] sur l’ETP et de leur engagement en tant qu’acteurs qui collaborent à partir de leurs expériences de vie et leurs apprentissages auprès des soignants et d’autres malades chroniques.
  • [2]
    Selon Delory-Momberger, le processus de biographisation concerne « l’ensemble des opérations par lesquelles les individus travaillent à se donner une forme propre dans laquelle ils se reconnaissent et se font reconnaître par les autres » [4, p. 50].
  • [3]
    Par savoirs expérientiels, nous comprenons ceux qui se construisent au fil des expériences vécues et qui demandent des individus un travail de réflexion et d’élaboration du vécu afin de lui donner une forme et de l’incorporer au mode d’agir et d’être dans la vie [17, 18].
  • [4]
    Selon Barrier [36], le concept d’« autonormativité », qui fait référence à Canguilhem, concerne l’appropriation de la maladie par le patient et l’autodétermination de normes qui permettent d’établir un rapport harmonieux entre le sujet, sa maladie, son traitement et sa vie en général, dans toutes ses implications.
  • [5]
    Les entretiens narratifs biographiques concernent la mise en mot du vécu, orale ou écrite, en première personne afin d’appréhender le vécu au cours du parcours de vie, dans sa durée [1], et le processus de biographisation [4].

Introduction

1Cet article détaille les premiers résultats du volet « formation » du projet de recherche-action-formation intitulé « Croiser les expériences : vers une transformation de l’action de soin dans la maladie chronique ». En tant que porteure, garante scientifique et chercheure intervenante de ce projet, notre propos vise à interroger les formes d’énonciation qui favorisent la construction d’une approche émancipatrice dans le cadre de l’éducation thérapeutique du patient (ETP).

2Notre projet a proposé une formation aux approches narratives (AN) à un public mixte, composé de patients pairs aidants, de professionnels du soin et de proches aidants [1] intéressés à intervenir dans les programmes d’ETP. Par AN, nous entendons, d’une part, la mise en mots d’un récit en première personne [2] relié à l’expérience vécue de la maladie et, d’autre part, l’explicitation de certains événements de cette expérience vécue dans le but d’appréhender et de comprendre leurs aspects formateurs [3-5]. Les AN travaillées dans ce cadre se sont édifiées à partir d’une perspective herméneutique [5] et microphénoménologique [6] dans laquelle le parcours de vie et l’explicitation du vécu sont agencés selon un dialogue explorant l’expérience dans sa perspective diachronique (construite au fil du temps) et synchronique (composée par des séquences d’action sur une même durée).

3Cette formation est complémentaire de la formation initiale en ETP. Comme le soulignent Jouet, Flora et Las Vergnas [7], deux tendances se dégagent concernant la mise en œuvre de l’ETP : la première, surplombante, s’inscrit dans le sillage de la transmission d’informations biomédicales issues de la médecine fondée sur les preuves (evidence-based medicine – EBM) ; la seconde se base sur la réciprocité des échanges de savoirs selon un modèle d’autoformation. Nous partageons la conception de l’ETP d’Aujoulat et Sandrin [8] qui suit une logique de promotion de la santé permettant d’éviter trois pièges : celui de « l’observance », car il s’agit de viser l’émancipation et l’implication des personnes et non de « rendre le patient plus obéissant à la prescription médicale ! » [8, p. 55] ; celui du « pédagogisme », car vivre au mieux avec la maladie ne dépend pas que des qualités pédagogiques des professionnels de santé mais également du contexte et de l’environnement socio-économiques et culturels ; et, enfin, le piège éthique de la « culpabilisation », parce que le malade « ne saurait être tenu pour responsable de son état de santé » [8, p. 56]. Ainsi, dans le sillage de Bonino [9], il ne s’agit pas seulement d’apprendre au patient à gérer sa maladie et à s’adapter à son traitement ou de développer des compétences de littératie en santé [10], mais de considérer ce dernier comme un véritable partenaire-acteur dont l’expérience du vivre avec la maladie est incontournable au maintien et à l’amélioration de sa santé, source d’empowerment, défini comme pouvoir d’agir sur sa vie eu égard aux contextes et conditions d’existence [11].

4Notre formation destinée à croiser les points de vue des patients et de leurs proches avec ceux des professionnels du soin a permis ce qu’Arborio [12] nomme dans l’argumentaire de ce numéro : « une démarche communicationnelle plus circulaire et construite sur l’interaction entre [les] acteurs ». Nous situant dans un modèle d’autoformation, de connaissance et de souci de soi [7], nous souhaitons reconnaître l’expérience « du vivre avec la maladie » et celle de l’accompagnement d’une personne porteuse d’une maladie chronique, qui se disent à travers le récit partagé dans lequel va « s’expérimenter la construction biographique de chacun » [13, p. 90]. Si l’appellation d’AN peut faire écho à la médecine narrative [14-16], là où Charon [14], Goupy et Le Jeunne [16] invitent à interpréter de façon unilatérale le sens de l’expérience du patient, les AN que nous développons permettent l’édification d’une posture d’écoute, d’accueil et de compréhension du processus de biographisation [2] et de construction des savoirs expérientiels [3] [17, 18], en invitant chacun à rentrer dans une démarche réflexive qui reconnaît ses acquis d’expérience.

Matériels et méthodes

5La mise en œuvre de ce projet repose sur une démarche participative avec les usagers, corrélée à un ancrage éthique, à plusieurs niveaux :

  • l’élaboration du projet a suivi les principes d’une coconstruction entre l’association Ithaque, le groupe hospitalier de la région de Mulhouse et Sud Alsace (GHRMSA) et l’axe A « Le sujet dans la cité » du laboratoire Experice de l’université Sorbonne Paris Nord ;
  • son accompagnement a été assuré par le comité de pilotage (Copil) composé de huit cochercheurs (trois personnes vivant avec une maladie chronique, deux aidantes et trois infirmières diplômées d’État), de deux chercheures et de la coordinatrice, médecin ;
  • une charte d’engagement et de confidentialité donnant la priorité de parole aux patients et aux aidants a créé un cadre éthique apprécié.

6Cependant, et malgré le respect de ces exigences, une dissymétrie éthique [19] persiste car il est de notre responsabilité de garantir la dynamique de cocontruction tout au long du projet. Comme le souligne Zucman [20], un projet éthique « suppose [en effet] l’appréciation de la situation dans ses diverses alternatives : ainsi, loin de faire taire les contradictions, cette démarche réflexive aide à les penser et à les expliciter » [21, p. 14-15].

7Par-delà, ce sont également des raisons d’ordre politique et épistémologique qui ont présidé à la déclinaison du projet, combinant des temps de formation, d’échanges et de dialogues ciblés sur la narration et l’explicitation, en petits groupes ou en binômes mixtes, afin de i) croiser les points de vue, ii) coconstruire les savoirs et iii) contribuer à prendre conscience de l’enrichissement épistémique d’une telle procédure.

8Pour donner un socle commun de connaissances aux soignants et aux patients/aidants, nous avons débuté le cycle de formation par une initiation à l’ETP. Les objectifs de l’ETP, la posture et l’attitude éducatives en santé ont été abordés en tenant compte de la diversité du groupe et en anticipant la suite de la formation aux AN afin de produire un dialogue entre les démarches mises en synergie. L’Institut de perfectionnement en communication et éducation médicale (IPCEM), organisme de formation en lien avec le laboratoire « Éducation et pratiques en santé » (Leps) de l’université Sorbonne Paris Nord a assuré cette première étape. Deux sessions de deux jours ont été réalisées (en septembre 2018 et janvier 2019), permettant la formation de 15 personnes (13 patients et 2 aidantes).

9La formation aux AN s’est déroulée sur trois sessions de trois jours (2 + 1), entre avril et juin 2019 : le premier jour était dédié à la narration ; le deuxième, à l’explicitation ; le troisième, destiné à la synthèse des contenus abordés et des expériences vécues s’est tenu après un intervalle de quinze jours à un mois afin de laisser aux participants un temps de maturation et d’expérimentation des AN dans le cadre de leurs activités personnelles et/ou professionnelles.

10Les 32 participants ont été divisés en trois groupes de 8 à 12 participants réunissant des patients, des aidants et des professionnels. Les maladies chroniques concernées étaient : le diabète (adulte et enfant), les maladies cardiovasculaires et les accidents vasculaires cérébraux (AVC), le virus de l’immunodéficience humaine (VIH), les maladies neurodégénératives, les maladies orphelines, les addictions à des substances psychoactives, les cancers, l’insuffisance rénale. L’âge des participants s’étalait entre 25 et 75 ans, avec une moyenne d’âge inférieure à 40 ans, pour 12 hommes et 21 femmes.

11Les AN ont été présentées aux participants avant de les initier à leur utilisation dans une double perspective : faciliter l’expression de l’expérience des patients et aidants afin de verbaliser les apprentissages en lien avec la maladie dans un contexte de programme éducatif et, en miroir, observer l’évolution de l’attitude de soin ou d’accompagnement des soignants. Notre intérêt s’est porté sur les thématiques qui explorent la construction du lien d’empathie, de confiance, de respect et d’écoute lors des échanges de type « narratif », car favoriser le croisement entre les AN et l’ETP suppose d’engager une réflexion sur les postures comme sur le statut des savoirs pour opérer un éventuel changement, qui renonce à la considération hiérarchique de la relation soignant/patient/aidant et abandonne la suprématie des savoirs « académiques » vis-à-vis des savoirs dits « profanes » [22]. L’enjeu démocratique va ainsi de pair avec une redistribution des statuts et une reconnaissance des savoirs [23]. Notre méthode pédagogique s’inspire des approches émancipatrices de Freire [24-26], des pédagogies actives [27, 28] et de la relation d’écoute et d’empathie [29-34]. Ces stratégies pédagogiques ont favorisé une ambiance de formation facilitant le développement de compétences narratives comme : se montrer capable d’inciter à la mise en récit ; organiser des expériences vécues selon une succession temporelle ; mettre en œuvre une expression orale/écrite en configurant son récit à partir d’une mise en intrigue des éprouvés et des expériences ancrées dans la réalité des participants, quels que soient leur profession ou statut. Ils ont ainsi pu réfléchir à des situations réelles, vécues au sein du système de santé et porteuses de sens, et trouver des points de convergence et de divergence.

12Le travail de recherche s’est appuyé sur l’analyse des moments de discussion collective et de mise en commun enregistrés lors de la formation. Après une première écoute libre, la retranscription en seconde écoute a été analysée [35] grâce à un travail de codage des paroles et d’identification de catégories analytiques, selon les contenus thématiques abordés par les participants à chaque étape et en référence au contexte d’évocation. Puis des verbatim ont été sélectionnés afin d’améliorer la description et la précision des catégories finales. Les descriptions ont servi de synthèse aux contenus thématiques réunis dans chaque catégorie.

13Dans le cadre de cet article, nous avons choisi de sélectionner les effets liés à la mise en pratique de la construction du récit et du croisement entre narration, explicitation et ETP afin de repérer l’impact de la formation aux AN sur le processus de construction de l’autonormativité [4] perçue par les patients/aidants et sur l’évolution des pratiques des soignants.

Résultats

14Cette section est organisée en deux grandes thématiques : la première met en exergue les effets que l’attitude compréhensive adoptée au cours de la formation a produits pour chaque participant lors des échanges ; la seconde explicite les effets qui émergent du croisement entre les AN et le diagnostic éducatif (DE) dans le cadre de l’ETP.

La plasticité de l’empathie au travers de l’écoute de soi et de l’autre

15L’entrée en récit nécessitant une invitation, le Copil a travaillé à construire une formulation générique pour tous les participants, soignants compris, permettant de dépasser les rôles et statuts préexistants à la formation : « Je vous propose de raconter un moment de vie lié aux soins (en tant que patient ou aidant). »

16Le premier élément dégagé lors de la session de construction du récit biographique concerne les effets en lien avec le fait d’écouter et d’être écouté. Choisir un moment de leur vie lié aux soins a conduit les participants à revenir sur une expérience vécue et à la partager avec l’autre membre du binôme. Ces échanges, qui se sont déroulés selon une approche compréhensive non directive au sein d’une atmosphère de confidentialité s’inscrivent dans le cadre de la cohérence instaurée entre la formation dispensée et la mise en œuvre de la charte éthique, contribuant à susciter un sentiment de reconnaissance de soi et de l’autre en référence à Ricœur [38].

17

« Lorsque je racontais, je me suis sentie écoutée [compte tenu] du regard, de la posture et des questions posées par Y. »
(Soignante)

18

« Son écoute [du collègue] était accueillante et favorisante pour moi et ses interventions montraient une compréhension pour moi. »
(Soignante)

19Se mettre à l’écoute de l’autre apparaît « enrichissant » mais aussi « assez bouleversant » (patient) en raison de la prise de conscience de ce que le récit de l’autre apporte à celui qui écoute « l’écoute de l’autre ça fait qu’on réalise des choses sur soi » (soignante).

20Dans une attitude compréhensive, l’écoute se révèle essentielle à la mise en récit car elle suppose l’accueil de l’autre et de son histoire. La mise en récit engage un partage, un temps d’échanges qui enrichit autant celui qui écoute que celui qui raconte, mettant au travail la compréhension de l’autre et de soi via un processus d’empathie en référence à Berthoz et Jorland [30]. C’est pourquoi il est difficile de dissocier les effets de l’écoute (le fait d’écouter comme celui d’être écouté) de ceux consistant à s’efforcer de comprendre l’autre en tâchant d’appréhender son point de vue lors de la construction du récit. La pertinence du choix visant à former ensemble patients, aidants et soignants apparaît dès lors que l’on considère que l’expérience de la mise en récit a des répercussions sur les pratiques de soin ou d’accompagnement :

21

« Ma difficulté est de synthétiser et avoir vécu cette difficulté permet de réfléchir sur la difficulté du patient. »
(Soignant)

22L’exercice consistant à se mettre à la place d’un écoutant et d’un racontant permet de prendre conscience que la coconstruction des savoirs s’opère lors des échanges réalisés dans un tel cadre et bénéficie aussi bien aux uns et aux autres. C’est ce qu’exprime un patient, lorsqu’il s’exclame : « en termes de congruence, on se retrouve » !

23Un binôme a mis en avant le potentiel d’apprentissage grâce aux récits de l’autre, quand bien même ils apparaissent éloignés de son univers propre, comme s’il existait une circulation des savoirs :

24

« Je ne sais pas ce que j’ai induit, mais j’ai vécu un joli moment avec elle. »
(Soignante)

25

« Je suis d’accord avec elle [la collègue du binôme] et c’est quand même incroyable, c’est qu’on a des choses en commun, par exemple, l’écoute des médecins… on se sentait d’autant plus comprise. »
(Patiente)

26Cet engagement via la mise en récit construit une pratique basée sur l’écoute, l’accueil et le dialogue, qui humanise et rend les rencontres formatrices. Pour l’un des patients, la mise en récit, « c’est de l’humanité, on met de l’humanité là où elle est retirée. » (Patient)

27Cependant, écouter, être écouté et se mettre à la place de l’autre en sachant que l’on n’y est pas n’est pas sans poser question. Il importe de se montrer humble dans la prétention à avoir compris ; cela conduit à développer une dimension dialogique afin de s’assurer de ne pas avoir surinterprété ou mal interprété les propos entendus. Par exemple, l’un des patients, formé à l’hypnothérapie et pourtant habitué aux situations d’interlocution s’est senti moins acteur de l’entretien lorsque son binôme a déroulé son récit d’une façon fluide, sans faire place au questionnement. Ce moment repris lors de la mise en commun a permis une prise de conscience de ce que signifie être acteur d’un entretien : « C’est laisser le patient s’exprimer […] ne pas intervenir […] et ne pas juger le non-verbal, mais le contextualiser. » Or, bien que cet entretien ait commencé avec un blocage, le retour réflexif a permis de rendre explicite le fait qu’il ne convenait pas d’employer des expressions injonctives (« aurait dû »), mais de privilégier des formulations facilitant un accompagnement : « Il [valait mieux] suivre le patient. »

28Pour d’autres, la difficulté s’est posée lorsque la peur de toucher une zone sensible, voire intime a émergé, ou bien encore lorsque le risque de se confronter à l’émergence d’émotions contagieuses est apparu :

29

« J’ai eu [du] mal à écouter, on se connaissait… j’ai eu des difficultés de poser des questions pour ne pas aller trop loin. »
(Patient)

30

« Ce qui peut être difficile, c’est justement ne pas être submergé sous l’émotion, puisqu’il y a eu un accompagnement qui a été fait pendant un petit bout de temps et j’ai vraiment pris sur moi pour ne pas montrer quoi que ce soit et ça m’a permis vraiment de comprendre ce qui a été important pour elle et d’écouter tout ce qu’elle m’a raconté et de lever certaines choses pour pouvoir reprendre certains éléments de son histoire avec elle. »
(Soignant)

31L’exercice a ainsi mis en lumière la nécessité de porter attention à soi pour savoir jusqu’où aller avec la personne accompagnée. Certains participants ont évoqué leurs stratégies pour rester dans la sphère du récit en canalisant les émotions et en calibrant la dynamique d’échange :

32

« On a trouvé la liberté d’aller plus ou moins loin de ce qu’on voulait raconter. »
(Soignant)

33

« Pour rester sur le récit, je respire et je reprends le dernier mot qu’elle a dit. »
(Soignant)

34

« Comme je me suis concentrée sur ce que je voulais raconter et comment je voulais raconter, ça permet de structurer le récit et d’être moins dans l’émotion, dans le sensible. »
(Soignant)

35L’effort consistant à rester sur le terrain du récit dans une écoute accueillante, laissant à l’autre la liberté de s’exprimer se révèle un apprentissage important dans la construction de l’accompagnement éducatif. Mettre en œuvre des entretiens narratifs biographiques [5] engage des savoir-faire et des savoir-être effectifs, du côté de celui qui les initie ; c’est sa responsabilité. En cela, il ne saurait y avoir d’immédiateté, car cela exige une relation de confiance tissée grâce à l’écoute active et l’empathie compréhensive encadrée par la vigilance éthique afin d’éviter le risque de manipulation [33].

36Les soignants entrant en narration ont observé la force du processus de socialisation permettant de développer une pratique concrète et réfléchie :

37

« En tant que soignant, on n’a pas l’habitude de se raconter. »
(Soignant)

38

« Nous, les soignants, nous n’avons pas l’habitude de nous raconter… peut-être qu’il fallait nous raconter nos journées. »
(Soignant)

39Bien que les professionnels n’aient pas l’habitude de narrer leurs pratiques, lorsqu’ils sont confrontés à cet exercice, le fait d’avoir vécu l’expérience de la mise en récit leur permet de comprendre le travail d’ordonnancement des faits vécus selon une ligne temporelle afin de les rendre intelligibles pour autrui, et de ne pas négliger les éventuelles difficultés à laisser revenir certains moments. Ces difficultés ne sont pas seulement d’origine émotionnelle ; les mots peuvent également manquer ainsi que le souvenir précis que l’on en a. La confrontation entre la dynamique d’une parole construite autour d’une anamnèse et celle qui donne lieu au récit peut permettre aux professionnels de réaliser qu’il leur manque certaines compétences liées à la narration de soi. Par-delà les difficultés langagières éventuelles, celles-ci peuvent être en lien avec un manque de sollicitation en rapport avec un éthos professionnel ou bien un mode d’éducation dans lequel parler de soi serait considéré comme impudique ou déplacé. Les professionnels pourtant engagés dans la formation aux AN évoquent un sentiment de transgression pour signifier combien ils ont intériorisé le regard de leurs pairs sur cette pratique hors norme, voire « anormale » :

40

« Je laisse la personne se raconter et ça prend du temps, et je me sens dans la transgression de ce que c’est être professionnel. »
(Soignant)

41Ces aspects ont été soulignés dans les trois groupes de la formation. Les professionnels ont également évoqué les bénéfices qu’il y a à se raconter :

42

« Le fait de se raconter est presque un cadeau et que l’autre, du coup, ne pouvait qu’être bienveillant avec nous. »
(Soignante)

43

« Autant en écoutant qu’en racontant, ça nous a apporté quelque chose de très fort. »
(Soignant)

44Cette analogie entre « se raconter » et « un cadeau » renvoie à la métaphore du don et du contre-don présente dans les échanges selon Mauss [34] et corrobore l’idée d’un processus de conscientisation, où l’« on se rend compte de choses à force de parler » (patient). Compte tenu du lien de confiance et de l’ambiance favorable à la narration, les participants ont identifié des perspectives nouvelles offertes par le retour sur les expériences vécues :

45

« Cela ouvre de nouvelles portes même six ans après l’événement. Le positionnement du sujet est différent de celui occupé lors de l’événement, ce qui permet une prise de conscience sur d’autres aspects de l’expérience. »
(Patient)

46Ce retour à/sur l’expérience permet à chacun « … un nouveau regard par rapport au vécu » (soignant) et un nouveau point de vue : « En reparlant, je vois sur un autre angle. » (Patient) L’élargissement de la perception du vécu ouvre un espace d’où peut émerger une nouvelle prise de conscience, favorisant ainsi l’élaboration de l’expérience en apprentissage.

47La mise en récit est un processus qui comporte deux dimensions : une dimension intrapersonnelle d’élaboration psychique et cognitive du vécu du narrateur, et une dimension interpersonnelle, où le récit prend forme à travers les interactions avec l’interlocuteur. Entre ces dimensions, une distance plus ou moins grande existe, qui dépend du cadre construit et de la relation établie. Le premier jour de la formation a mis en lumière combien le travail autour de ces dimensions peut devenir une manière d’être en relation à soi, un éthos qui induit une pratique de soin, voire d’autosoin. Ce partage s’est montré fructueux pour tous : les professionnels s’enrichissent du récit des patients en approfondissant la compréhension de leur vécu tout en revisitant leur propre pratique en écho à soi, et les patients/aidants se sentent d’autant mieux compris et associés à leur soin.

Croiser narration, explicitation et diagnostic éducatif : coconstruction en faveur d’une démocratie en santé et vigilance éthique

48Le troisième jour de formation a été dédié à la synthèse des contenus abordés et des expériences vécues : faire se croiser narration, explicitation et diagnostic éducatif (DE) s’est avéré un défi au regard de la diversité des expériences partagées. Nous avons construit un support permettant aux participants de réfléchir aux apports des récits et des explicitations à l’ETP. Les binômes avaient pour recommandation de reprendre les récits et explicitations d’un moment ciblé afin d’en identifier des contenus permettant de répondre aux questions de construction du DE.

49Le travail d’analyse des enregistrements a montré combien le lien de confiance construit en amont et tout au long de la formation a favorisé les échanges :

50

« La relation de confiance établie depuis la première séance permet de se sentir plus à l’aise, ça vient tout seul. Pour m’exprimer, il faut que je sois en confiance face à la personne ou au groupe. »
(Patient)

51

« On se connaît et cela engage certains effets, rend fluide. Ana [pseudonyme] n’a pas été obligée à me chercher dans mon récit figé. »
(Soignante)

52Ces propos valident notre démarche de formation dont nous avions pensé qu’en facilitant la construction des liens de confiance entre les participants, elle favoriserait la mise en récit et la possibilité de travailler et apprendre ensemble. Contribuer à la construction d’un cadre de l’échange permet de rapprocher les participants, par-delà la singularité de leurs récits de vie personnels ou professionnels : « Le cadre est important… je ne pense pas que je me serais livrée sans ce cadre-là. » (Patiente) Expérimenter l’élaboration du cadre et les effets du sentiment de confiance permet de valoriser la place de chacun dans le cadre de l’accompagnement à visée de soin. En outre, les participants ont pu expérimenter des postures, des attitudes et une écoute de l’autre qui leur ont permis de repérer combien les AN apportent autre chose que des informations ciblées en réponse à un questionnaire préétabli :

53

« Ce qui est bien, c’est de se montrer disponible et pas parasité par autre chose… on laisse tout se dérouler, c’est fluide et je pense que cela s’inscrit mieux chez l’autre. »
(Soignant)

54À travers la façon de poser la première question initiant le récit, d’interroger le mode de réalisation d’une activité, d’approfondir des connaissances acquises, les participants ont pu faire l’expérience des AN en éprouvant eux-mêmes ce que cela apporte, aidés par les changements de rôles et de postures durant la formation :

55

« C’est le patient qui nous guide de par sa position, sa mimique. »
(Soignant)

56La construction d’un plan d’échanges entre les soignants, d’une part, et les patients et les aidants, d’autre part – habitués à occuper respectivement les places de « guide » et de « guidé » – basé sur la réciprocité s’avère formatrice en termes d’altérité :

57

« Faire l’expérience de lâcher son uniforme et le pouvoir sur les gens, de ne pas être dans une position de savoir et de se mettre au-dessous, je trouve que c’est quand même intéressant. »
(Soignante)

58Le choix de commencer la formation par la narration et non par l’explicitation avait pour but de valoriser le parcours de vie en tâchant de faire émerger les apprentissages liés aux expériences. Il ne s’agissait pas d’établir une hiérarchisation entre narration et explicitation, mais de montrer que tout apprentissage est relié à une expérience vécue dans un parcours de vie, qui a besoin de se raconter pour être appréhendé comme tel :

59

« Il est important de laisser la personne dérouler son récit pour après revenir sur certains points. »
(Soignante)

60

« C’est facile de choisir le moment de demander l’explicitation en partant du choix de repérer ce qui a été plus facile ou plutôt rassurant. »
(Soignante)

61Comme cela fut souligné par une soignante, la relation entre le récit du parcours de vie et les apprentissages laisse des traces perceptibles dans le discours, qu’il est possible d’explorer grâce à l’explicitation :

62

« L’articulation entre récit et explicitation permet à la personne d’aller plus loin dans son récit et de mieux comprendre l’histoire… ça permet de chercher ailleurs et de mieux comprendre. »
(Soignante)

63

« C’est plus fluide et naturel, on trouve le comment sans poser trop de questions, ça émerge, quoi. »
(Patient)

64Ces éléments peuvent être reproduits dans les contextes de travail relevant de l’ETP compte tenu de l’engagement des participants dans des programmes déjà existants et/ou en projet. Pour un soignant d’Ithaque, malgré l’absence de programme d’ETP formel, la formation a mis en évidence l’application des AN à l’ETP :

65L’exemple du DE en tant qu’étape de l’ETP prend avec les AN d’autres dimensions : le récit du patient, ses savoirs et ses apprentissages de/sur/avec la maladie s’imposent. Cette étape de l’ETP prend un autre sens avec l’importance de la relation de confiance établie avec le patient : « C’est plus sympa de s’attacher à ce que le patient a dit et de ne pas mettre les questions en amont, c’est plus fluide. » (Soignante) Les informations utiles au DE émergent plus aisément, comme l’a fait remarquer une participante : « Il y avait des zones pas explorées et d’autres, oui. On avait déjà beaucoup de réponses aux questions. » (Soignante) Ce constat évoqué par plusieurs participants a remis en cause la construction habituelle de l’accompagnement guidé par un questionnaire oral préétabli : « En permettant à l’autre de se raconter, on peut tout remplir après. » (Soignante)

66Le croisement entre narration, explicitation et ETP permet donc au DE d’apparaître comme le résultat d’un processus d’écoute, de partage, de construction des liens de confiance grâce à l’implication du patient et du soignant.

Discussion

67Parmi les différentes pistes de discussion et de réflexion, nous avons choisi de mettre en exergue quelques fondamentaux d’une formation soucieuse de développer, d’élargir et d’approfondir les dimensions narratives, relationnelles, dialogiques et horizontales en ETP à savoir : la démocratie en santé et la légitimation des savoirs expérientiels.

Des AN spécifiques inscrites dans une visée de démocratie en santé

68En veillant à croiser les points de vue des patients avec ceux de leurs proches et des professionnels du soin, nous avons privilégié une démarche coconstruite, basée sur les interactions réciproques entre les acteurs concernés en écho à Arborio [13] et dans le sillage de Tourette-Turgis et Thievenaz [39]. Cet angle d’approche a pris en considération l’accompagnement thérapeutique en ETP reconnaissant à chaque acteur (professionnels du soin, patients, patients aidants, proches aidants) une place de choix, dans le sillage d’Artières [40]. La dimension éducative dans le soin peut ainsi développer la démocratie en santé qui accorde à chacun la reconnaissance de ses savoirs, ce qui engage de facto une dimension épistémologique.

Des AN qui légitiment les savoirs expérientiels de l’intelligence pratique

69L’enjeu épistémologique de notre recherche concerne la reconnaissance par les soignants des savoirs appris par le corps du sujet porteur d’une maladie, d’un trouble ou d’un handicap, qui acquièrent une valeur. Ces savoirs, issus de l’intelligence pratique, que les Grecs de l’Antiquité appelaient la mètis [41] apportent un éclairage complémentaire aux savoirs académiques issus des recherches biomédicales davantage fondées sur le modèle de recherche par la preuve appelé evidence-based medicine. Les AN développent une approche située dans l’espace et le temps des personnes directement impliquées, dans le sillage de celles phénoménologiques portant sur l’expérience vécue dans son corps de chair (Leib) [42] pouvant donner lieu à un apprentissage sur soi, de soi. Cette phénoménologie s’inspire d’une lecture pragmatique de la phénoménologie husserlienne, corrélée à celle de Ricœur [43, 44, 38] par son abord des questions de responsabilité, d’identité, d’ipséité et de mêmeté. L’identité du sujet ne saurait s’appréhender comme un tout immuable et statique. En ce qu’il permet une reprise réflexive des expériences vécues, le récit apparaît comme forme d’une possible conscience de soi, laquelle en se disant donne potentiellement accès au développement d’un pouvoir d’agir (empowerment), par ailleurs visé en ETP. La maladie relevant d’une connaissance historiquement située, aléatoire et plurielle [12], le récit en favorise un apprentissage expérientiel. Du point de vue épistémologique, le soignant est conduit à évoluer, passant d’un rapport exclusif à la vérité à des « relations de vérité » [45]. Toutefois, le retour sur soi, plus ou moins conscientisé n’est pas toujours formulé explicitement par le sujet concerné dans la trame d’un récit de soi, fait à un tiers.

70Cet usage du langage faisant écho à l’appartenance sociale et aux ancrages socioculturels nous a conduites à y être attentifs dans le cadre de la formation. Les travaux de Bernstein [46], Labov [47] et Bourdieu [48] concernant les usages de la langue permettent en effet de repérer combien faire le récit de soi engage un rapport au langage et aux usages de la langue, qui ne sont ni toujours sollicités ni diversifiés durant l’enfance. Les AN combinant récit d’événements et explicitation de l’un d’eux se retrouvent aussi bien dans l’expression orale que dans l’écriture par le patient, encore appelée « autopathographie » [49], et donnent une visibilité et une légitimité à ce qui est vécu et éprouvé ; le patient découvre et apprend de ses expériences de la maladie et ce qu’il en apprend contribue à améliorer son accompagnement comme celui de ses pairs. Elles offrent en effet l’avantage de contribuer à configurer l’espace d’alliance thérapeutique et de négociation du soin, propres à favoriser un mieux-être avec la maladie chronique [50, 51].

Conclusion

71Cette recherche permet de proposer de nouvelles approches en faveur d’un travail collaboratif en ETP s’appuyant sur la dimension relationnelle et l’écoute. Des formes de médiation émergent, capables de saisir les dimensions de la vie avant et après la maladie tout en étant formatrices pour les personnes concernées.

72Les AN conçues dans le cadre du projet permettent de passer d’une visée d’information à une visée dialogique et formative où la relation, la dimension éthique et la transdisciplinarité sont fondamentales. Les collaborations réalisées au cours des différentes étapes du projet ont été possibles grâce à la démarche participative et aux échanges interdisciplinaires soutenus par les membres du Copil et du comité scientifique, au-delà des domaines de connaissance ou des acteurs du projet. Le suivi de la mise en place du projet par le comité scientifique a permis de réviser certains choix initiaux en s’appuyant sur les discussions du Copil pour proposer adaptations jusqu’à proposer deux journées complémentaires à la formation. L’une, réservée aux patients et aux aidants, centrée sur leurs besoins spécifiques d’intervenants non soignants en ETP a permis de souligner leur souhait de voir leur rôle social d’accompagnant éducatif reconnu. L’autre, destinée à tous les participants a permis de présenter la démarche d’analyse de pratique réflexive. Ces journées feront l’objet d’une publication future.

73Malgré les limites et difficultés traversées, ce programme de formation aux AN basées sur le récit portant sur le vécu de la maladie, des apprentissages acquis et de leur explicitation permet de diversifier le travail d’accompagnement éducatif des personnes. Il constitue également un levier de transformation de la démarche éducative en ETP, en permettant à des patients et des aidants de devenir partenaires des soignants.

74Aucun conflit d’intérêts déclaré

Remerciements

Merci à Anne Cazemajou et à Letitia Trifanescu, aux cochercheurs Margot, Paul et Marc, Anne-Marie, Nathalie, Nadine, Christina et Sophie, à tous les participants, à l’association Ithaque et au GHR MSA.

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Mots-clés éditeurs : narration, maladie chronique, éducation thérapeutique du patient, éthique, explicitation

Mise en ligne 10/11/2021

https://doi.org/10.3917/spub.213.0327

Notes

  • [*]
    Projet financé par l’appel à projets national « Accompagnement à l’autonomie en santé » de la DGS (AAP-AAAS, ministère de la Santé, préparation de l’article L. 92 de la loi de modernisation de notre système de santé) et porté par G. Beck-Wirth, groupe hospitalier de la région de Mulhouse et Sud Alsace (GHR-MSA), France.
  • [1]
    Les notions de « patients-pairs aidants » et de « proches-aidants » s’inspirent des travaux de Gross et al. [1] sur l’ETP et de leur engagement en tant qu’acteurs qui collaborent à partir de leurs expériences de vie et leurs apprentissages auprès des soignants et d’autres malades chroniques.
  • [2]
    Selon Delory-Momberger, le processus de biographisation concerne « l’ensemble des opérations par lesquelles les individus travaillent à se donner une forme propre dans laquelle ils se reconnaissent et se font reconnaître par les autres » [4, p. 50].
  • [3]
    Par savoirs expérientiels, nous comprenons ceux qui se construisent au fil des expériences vécues et qui demandent des individus un travail de réflexion et d’élaboration du vécu afin de lui donner une forme et de l’incorporer au mode d’agir et d’être dans la vie [17, 18].
  • [4]
    Selon Barrier [36], le concept d’« autonormativité », qui fait référence à Canguilhem, concerne l’appropriation de la maladie par le patient et l’autodétermination de normes qui permettent d’établir un rapport harmonieux entre le sujet, sa maladie, son traitement et sa vie en général, dans toutes ses implications.
  • [5]
    Les entretiens narratifs biographiques concernent la mise en mot du vécu, orale ou écrite, en première personne afin d’appréhender le vécu au cours du parcours de vie, dans sa durée [1], et le processus de biographisation [4].
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