Notes
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Ce programme codirigé par Sophie Arborio et Emmanuelle Simon a été financé par la Fondation des maladies rares, le CHR Metz-Thionville et le centre de plan État-Région (CPER) « Attractivité de la Région : innovations, aménagement du territoire, nouveaux effets économiques et sociaux » (Ariane).
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Programme de recherche codirigé par Didier Poivret et Emmanuelle Simon, financé par le Prix de la recherche clinique du CHR Mercy.
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Portail contenant tous les documents sur l’ETP édités par la HAS : http://www.has-sante.fr/portail/jcms/c_1241714/fr/education-therapeutique-du-patient-etp.
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Traduction des auteures : « une évolution de la maladie au fil du temps ainsi que les mesures prises par les patients, les familles et les professionnels de la santé pour gérer ou s’adapter à cette évolution ».
1Ce dossier réunit différentes propositions présentées lors du colloque de clôture des programmes de recherche « Syndrome de West : construction des savoirs et singularité des expériences des familles » (Fam-West) et « Communication et ETP en ostéoporose » (COM-Patients). Ce colloque était consacré à l’éducation thérapeutique du patient (ETP) et son possible déploiement dans le contexte de la prise en charge des maladies rares.
2Notion formalisée par l’Organisation mondiale de la santé (OMS) en 1996, l’éducation thérapeutique du patient (ETP) vise à « aider les patients à acquérir ou maintenir les compétences dont ils ont besoin pour gérer au mieux leur vie avec une maladie chronique ». L’émergence de ce dispositif correspond plus généralement à une évolution de la relation de soin qui intègre désormais le patient comme un « acteur » essentiel de sa santé. L’idée sous-jacente de l’ETP consiste à former des acteurs, dotés d’autonomie, et à s’appuyer sur leurs potentialités, voire sur leurs compétences de patient expert.
3Telle qu’elle est aujourd’hui pratiquée, l’ETP s’inscrit le plus souvent dans une démarche éducative traditionnelle, avec des sachants (les soignants) qui livrent des savoirs et des compétences préconstruits aux apprenants (les malades). Ainsi, focalisée sur l’amélioration et la diffusion d’informations utiles aux patients, elle s’inscrit dans une démarche communicationnelle qui pourrait être qualifiée d’« informationnelle » (forme transitive de communiquer : communiquer des informations). Dans cette approche, la connaissance est transmise de manière linéaire du soignant au soigné et l’élaboration du dispositif repose sur le message, les supports de communication et leur adaptation à la cible. L’adhésion, voire la participation aux soins est conditionnée par le niveau d’information du patient – hypothèse que l’on retrouve en littératie en santé (aptitude à comprendre et utiliser une information de santé dans la vie courante [1].
4Une autre approche de l’ETP prend effectivement appui sur l’émergence des nouvelles figures de patients experts ou patients pairs. La loi portant réforme de l’hôpital et relative aux patients, à la santé et aux territoires de 2009, dite loi « Hôpital, patients, santé et territoire » (HPST) (notamment l’article L. 1161-4) complétée des recommandations et guides méthodologiques publiés par la Haute Autorité de santé (HAS) [1] incluent, en effet, la possibilité d’impliquer les associations de malades et les patients experts dans les dispositifs en leur proposant d’animer « sous certaines conditions, des séances d’ETP, après avoir été dûment formé[s] au même titre qu’un soignant » [2]. Cette perspective permet d’élargir l’approche informationnelle en prenant acte du nouveau statut de patient. On voit émerger alors un autre vocabulaire, celui de la coconstruction des dispositifs d’ETP avec les malades, prenant appui sur une démarche communicationnelle cette fois circulaire et construite sur l’interaction entre acteurs (forme intransitive de communiquer : communiquer avec). Dans ce cadre, l’ETP peut dès alors être pensée comme l’un des lieux possibles d’élaboration des savoirs d’expérience, lieux à travers lesquels sont reconnus les savoirs et les compétences que les malades peuvent élaborer à travers l’épreuve de maladie. Cette forme de connaissance liée aux soins quotidiens donne notamment aux habiletés la prédominance sur la théorie et à l’interaction l’avantage sur la catégorisation. Ainsi, le rapport aux gestes techniques, les choix de fonctionnement, la connaissance interpersonnelle des malades et des aidants se construit in situ, au cœur de l’acte de soin (auto-soin ou relation de soin).
5Pour synthétiser les deux approches idéal-typiques, informationnelle ou relationnelle, on peut ici reprendre la distinction qu’opèrent E. Jouet, L. Flora et O. Las Vergnas [3] entre deux grandes formes d’ETP. D’une part, ils distinguent la démarche dite « classique », portée par les soignants (top down) qui visent une meilleure information pour une meilleure participation aux soins. D’autre part, ils évoquent une démarche plus bottom up, portée par les patients et construite sur des modèles d’autoformation, d’autoclinique, de connaissance de soi, de souci de soi, etc. Le savoir mobilisé est ici plus pragmatique et situé ; il concerne le savoir incarné du patient sur sa maladie. Néanmoins, différents auteurs ont pu montrer que, dans bien des cas, le modèle dit classique reste dominant dans la mise en œuvre effective par les acteurs de l’ETP. Et si l’ETP s’inscrit dans le discours dans le mouvement d’émancipation des patients et développement de la démocratie sanitaire, on observe dans la pratique de nombreux dispositifs de formation qui y résistent. Les situations de collaboration en matière d’éducation et plus généralement dans le domaine du soin échouent souvent à véritablement donner une place aux patients experts et à leurs savoirs spécifiques [4, 5].
6Ce constat ne doit pas amener à négliger le fait que certaines pratiques et savoirs qui se construisent en ETP ouvrent véritablement un chemin vers de nouvelles façons d’exercer le soin [6]. Penser aujourd’hui l’ETP à travers la relation qui la sous-tend revient sans doute aussi à accepter, à travers ce dispositif, de promouvoir d’autres types de rapports à la santé, à la maladie et au handicap. Sans renoncer à la perspective critique, ce dossier entend documenter une piste théorique et pratique permettant peut-être d’aller au-delà de la seule approche top down et informationnelle de l’ETP en redonnant une place à l’intérieur de la relation de soin aux narrations de soi, du parcours de malade et de l’épreuve de la maladie.
7Cette importance conférée à l’expression de l’expérience singulière de la maladie a été notamment développée dans le cadre de la médecine narrative [7-13]. Depuis les années 2000, ce courant de pensée a redonné au récit une place « dans la médecine et dans la philosophie de la médecine » [14, p. 1]. Selon J. Ferry Danini, il a permis de se représenter la maladie comme un événement à caractère « unique et singulier » [14, p. 1] dans lequel la science ne suffit pas à traduire l’expérience des individus. Ici, la narration est présentée comme une alternative à la compréhension de la situation des malades. Selon R. Charon [10], l’une des précurseures du mouvement, la compétence narrative serait donc nécessaire à la pratique médicale. D’une part, la maîtrise de la narratologie apporte un éclairage sur la construction du récit dans le cadre de la relation et, ce faisant, facilite l’établissement d’un meilleur diagnostic. D’autre part, la médecine narrative tient compte, par le biais du récit, des besoins psychologiques et émotionnels [14, p. 2] des malades et de leur entourage. Un aspect qui participe notamment à l’humanisation de la relation de soin.
8Mais J. Ferry Danini [14] émet une réserve au sujet de la médecine narrative. Il rapporte que si celle-ci s’appuie sur « l’unicité et la singularité » des récits, elle ne prend pas suffisamment en compte le fait que chaque récit soit le produit d’une énonciation, dont le sens ne peut être saisi indépendamment du contexte socio-culturel dans lequel elle s’inscrit. En outre, sa compréhension est issue de la relation interpersonnelle, ce qui induit l’idée que chacun des récits possède des traits communs à d’autres [15]. Par exemple, les récits comportent de manière transversale des « schémas narratifs propres à la maladie : le schéma de la restitution, le schéma du chaos, et le schéma de la rédemption » [14, p. 5], ou encore la gratitude envers les soignants ou les métaphores militaires de la guerre, telle que S. Sontag l’évoquait déjà en 1978 dans son ouvrage relatif à la dimension sociale et culturelle du cancer [16]. Or, J. Ferry Danini rappelle au sujet du cancer, qui est une maladie très médiatisée, que « cet exemple illustre de façon frappante que les narrations de maladie ne sont pas absolument singulières, elles s’inscrivent dans un contexte social et culturel, et leur expression peut être régulée et dominée par un certain type de récit » [14, p. 5]. L’existence de narration dominante « régule », selon les mots de J. Z. Segal [17], les rôles narratifs et sociaux disponibles. Certains d’entre eux sont valorisés, d’autres dévalorisés et d’autres encores tout à fait absents, rappelle J. Ferry Danini [14, p. 7]. Et la réification du cancer comme incarnation de la lutte de femmes courageuses et résilientes ne laisse, par exemple, que peu de place à la colère, au découragement et au désœuvrement dans les récits de maladie. L’idée « qu’il faille absolument trouver du sens à la maladie » [14] vide les récits de leur dimension incertaine, de la part manquante d’une acceptation parfois impensable et des apories de l’expérience. Ainsi, se construit un rôle social de malade autour d’une figure positive et optimiste qui ne correspond pas toujours à la complexité de la narration d’une expérience humaine face à la souffrance.
9Aussi, interroger la narration dans le cadre de l’expérience de la maladie consiste à travailler non pas exclusivement à partir de la singularité des récits, mais bien à partir de cette tension possible entre ressemblance et singularité au cœur des récits. Cette perspective ouvre notamment la possibilité de penser le rapport aux affections de manière non seulement individuelle, mais également collective, à travers le véhicule des mots de maux. En outre, il faut accorder une attention particulière à une dimension manquante dans le récit, en rappelant que la narration d’une expérience n’est pas toujours possible [18, 19]. Comme le souligne S. Arborio au sujet des formes rares d’épilepsie sévère [20], admettre l’incertain et l’impossible dans le récit ne revient pas nécessairement à écarter la nécessité d’en tenir compte en ETP, mais permet de mieux dialectiser ses caractéristiques à l’échelle de la relation sociale de soin.
10En outre, la médecine narrative est encore un courant émergent en France malgré le développement de l’approche en termes de récit dans la formation en faculté de médecine. Redonnant à l’empirie ses lettres de noblesse, la formation des internes en médecine générale intègre désormais l’apprentissage des récits de situation complexe et authentique (RSCA). L’écriture narrative de l’expérience des jeunes médecins est entendue comme une façon d’apprendre de la relation clinique mais reste encore trop souvent confondue avec le simple récit clinique [21].
11Ce dossier entend donc documenter les formes d’incursion de la narration à l’intérieur d’une relation de soin spécifique qu’est l’ETP permettant à la fois d’éclairer la manière dont les acteurs de santé s’emparent de la question narrative dans différents contextes et d’apporter aussi de nouvelles pistes d’interrogations relatives à la relation d’ETP entre soignants, soignés et leur entourage dans le cadre d’une « narration située ». Cette démarche confère un intérêt tout particulier au contexte d’élaboration d’une relation d’ETP dans lequel se trouvent « pris » les différents acteurs du parcours de soin. Le contexte d’énonciation s’édifie par le biais des relations entre les interlocuteurs, à travers leurs positions respectives (malade, soignant ou entourage), leurs intentionnalités, ainsi que les objectifs recherchés par la situation d’ETP en elle-même. Ainsi, comme le rappelle A. Desclaux [22], la relation de soin est notamment marquée par la mêmeté et l’altérité. Soignants et soignés partagent une multitude de référents provenant des mondes sociaux qui les entourent et auxquels ils peuvent également appartenir. Dans le même temps, la relation asymétrique entre profane et professionnel est marquée par l’altérité et la distance sociale.
12Redonner une place aux « dires de soi » en ETP contribue à faire œuvre de médiation entre une vie « avant la maladie » et « une vie après ». Mais les « dires de soi » sont également le support d’une narration qui, en elle-même, peut traduire l’intégration de la maladie à l’existence quotidienne. La narration du vécu de la prise en charge réduit ainsi l’exclusivité et l’altérité de l’événement-maladie à travers le partage de maux/mots et, ce faisant, d’une identité commune. En ce sens, la fonction du « dire de soi » issu de ces espaces est double : elle permet aux aidants et aux malades isolés de rejoindre une communauté de vécus ; elle introduit une forme de stabilité dans une situation marquée par la variabilité et l’inconnu. Le philosophe P. Ricœur [23, p. 444] précise d’ailleurs que « le récit n’est pas qu’un moyen d’exposition, mais aussi ce qui unit les morceaux disjoints d’une histoire, en lui donnant un ordre et une forme ». L’auteur en précisera les retombées sur le plan identitaire : « la contingence de l’événement contribue à la nécessité rétroactive de l’histoire d’une vie, à quoi s’égale l’identité du personnage » [24, p. 175].
13Le chantier est ouvert, et ce dossier explore quelques-unes des perspectives. Pour la première, le concept de savoir expérientiel sera approfondi dans ces rapports étroits avec la question du récit : « L’expérience peut être dite, elle demande à être dite. La porter au langage, ce n’est pas la changer en autre chose, mais, en l’articulant et en la développant, la faire devenir elle-même » (P. Ricœur, cité par H. Breton et S. Rossi [25]). Le dire participe du passage du vécu à l’élaboration d’une expérience, qui peut alors devenir l’objet d’une connaissance expérientielle. Si le savoir d’expérience relève de cheminements individuels face à la maladie, il doit être également saisi dans le cadre d’échanges collectifs permettant de faire advenir un savoir partagé. C’est la circulation de la connaissance dans le cadre de collectifs qui favorise un « dégagement abstrait de la situation » et fait de cette connaissance partagée un savoir expérientiel [26]. Avec F. Hejoaka et A. Halloy, nous avons, par ailleurs, posé les jalons de ces savoirs expérientiels qui procèdent d’un double mouvement épistémique : 1) depuis l’expérience vécue vers le collectif via un partage et une réflexivité 2) à partir d’une réappropriation des savoirs élaborés entre pairs pour faire face à des épreuves singulières [27]. Donner la place au récit pourrait permettre d’ouvrir l’ETP aux savoirs d’expérience. Mais faire advenir ceux-ci suppose de mener une réflexion sur ce qu’on souhaite partager, ce qu’on peut partager et aussi ce qu’on est capable de recevoir/entendre à travers la mise en mots pour autrui. Quelle place est réellement donnée aux « dires de soi » dans les dispositifs d’ETP ? Quelles sont les formes d’énonciation mobilisées ainsi que les paroles légitimes associées ? Partant d’une recherche en anthropologie de la santé réalisée dans deux services de neuropédiatrie en Suisse, Margaux Bressan décrit, par exemple, la narrativité́ des enfants à l’œuvre, une parole souvent invisibilisée par le discours savant de l’institution médicale mais aussi par le discours expérientiel des parents. Dans le contexte de la cancérologie, Émilie Gaborit, Philippe Terral, Jean-Paul Génolini et Lucie Forté montrent que le dispositif ETP peut être un lieu institutionnel de déploiement et de mise en visibilité des récits d’expérience. Ceci dépend toutefois des capacités d’adaptation du patient envers le dispositif (forme d’injonction à l’autonomie ?) comme celle des professionnels confrontés au vécu des patients. Les habilités communicationnelles et les capacités réflexives des patients sont déterminantes dans la légitimité accordée à leur expérience et, incidemment à la reconnaissance de leurs compétences par les professionnels.
14Selon la seconde perspective, le récit viendra souligner la dimension « progressive » de l’expérience de la maladie, notamment à travers l’idée de cheminement personnel. Comme évoqué plus haut concernant le RSCA, le récit en ETP n’est pas là pour donner des informations complémentaires au soignant sur la pathologie. Se raconter sous l’angle des indicateurs cliniques peut être une expérience aliénante bien plus qu’émancipatrice comme E. Simon a pu le décrire dans un autre contexte [28]. Il en est de même quand il s’agit de se raconter en se conformant au rôle attendu de « bon patient ». Le récit est entendu ici comme participant d’un travail de reconfiguration identitaire au cœur de la médecine narrative qui vise à rendre l’expérience dicible, pour qu’elle puisse être émancipatrice. C’est aussi donner une place dans la narration à ce qu’explore C. Tourette-Turgis [2] dans ses travaux sur l’ETP le réel de l’activité quotidienne des malades. Ce cheminement du patient et en quoi cela passe par des habilités acquises ou à réapprendre au fil du temps est au cœur de l’article de Julie Golliot qui porte sur la conception d’un jeu sérieux à destination de personnes souffrant de troubles des fonctions exécutives. À travers le déroulement d’un scénario, certes préconstruit et linéaire, le jeu est pensé comme un outil de médiation accompagnant le patient dans une quête permettant de renouer avec des compétences nécessaires pour mener des activités du quotidien. Dans la continuité, placer la notion d’activité au cœur de l’ETP, c’est également tenir compte des apports des travaux classiques d’A. Strauss sur la « trajectoire de maladie » définie comme « a course of illness over time plus the actions taken by patients, families and health professionals to manage or shape the course [2] » [29]. Laisser la possibilité de raconter le réel de l’activité, le travail accompli par les malades et les apprentissages associés, plutôt qu’être déterminés par des savoirs et compétences préalablement élaborés par d’autres. C’est cette dimension diachronique de la construction de l’expérience à travers la narration que Sophie Arborio entend interroger dans son article, et ce à partir de plusieurs recherches successives menées sur des pathologies à fortes incertitudes, tant sur le plan diagnostique que thérapeutique et social. La prise en charge de ces pathologies singulières s’édifie alors au rythme des parcours de maladie, variables d’une situation à l’autre. Le savoir élaboré a priori est insuffisant pour traiter de ce que, par définition, l’on ne sait pas encore. En outre, ce qui adviendra peut-être ne laisse ensuite que peu de place à l’abstraction, puisqu’une fois l’événement éclos, l’ordre devient celui de l’action ou, tout au moins d’une intelligence en situation. Comment un processus éducatif peut-il alors s’acquitter de cette dimension incertaine, imprévisible et aléatoire inhérente à ces situations pathologiques ? Une meilleure compréhension du rôle joué par la narration devient alors un enjeu identitaire et épistémologique central dans l’élaboration d’un dispositif d’ETP adapté.
15Enfin, selon la troisième perspective, il s’agira d’aborder la narration comme une « épreuve sociale », qui remet en question la prégnance de la relation unilatérale en ETP ; « épreuve sociale » pour le malade, dont le modèle du « patient passif » ne peut plus se reposer sur l’unique savoir du professionnel de soin et « épreuve sociale » pour le soignant, dont la posture dominante doit laisser place à l’expérience du patient dans le cadre de la prise en charge. Donner la place au récit, c’est certes laisser s’exprimer les représentations des malades, mais aussi celles de soignants venant interroger les rapports d’altérité et de mêmeté engagés dans la relation de soin. Organiser le partage et la réception des récits, c’est mettre en dialogue les savoirs des différents acteurs de la relation de soin et accepter une « multiréférentialité des savoirs » [30, p. 27]. Passer par la narration permettrait de sortir de cette représentation sociale biomédicocentrée selon laquelle la médecine serait « hors culture » et qui repose sur l’idée que cette même culture serait une barrière entre le soignant (savoirs rationnels) et le soigné (fausses croyances, préjugés, déficit de connaissance). C’est de cette mise à l’épreuve de l’ETP et des pistes de construction alternative que traite le texte de Camila Aloisio Alves, Martine Janner Raimondi et Geneviève Beck-Wirth. Vivre avec une maladie chronique est une expérience inscrite dans un parcours de vie relevant de deux dimensions complémentaires : l’expérience globale inscrivant la maladie dans un continuum psychosocial et l’expérience quotidienne du « travail au maintien de soi en vie ». La reconnaissance de son expérience peut permettre au patient et/ou à l’aidant de situer ses activités et ses compétences dans son parcours de vie, de soins et d’autodétermination, croisant son expérience avec celle, biomédicale et thérapeutique, du soignant. Cette reconnaissance suppose un changement d’attitude des soignants et l’apprentissage de méthodes permettant d’instaurer accueil, écoute, empathie et dialogue.
16C’est aussi sous l’angle du dialogue disciplinaire qu’a été constitué ledit dossier. Il croise volontairement des approches en sciences humaines et sociales fondamentales ou interventionnelles, des approches en ingénierie ou encore celles de praticiens et patients experts qui mettent au travail théories et outils pour faire advenir demain une ETP relationnelle. On comprend dès lors qu’approfondir le rôle de la narration située en ETP tel qu’envisagé dans ce dossier ne revient pas à présumer de son efficacité, mais bien à la documenter à travers ses limites comme ses potentialités.
17Aucun conflit d’intérêts déclaré
Bibliographie
Références
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- 22Desclaux A. Préface. In: Bureau-Point È. Les patients experts dans la lutte contre le sida au Cambodge. Paris : Sociétés contemporaines ; p. 7-10.
- 23Ricœur P. Du texte à l’action. Essais d’herméneutique II. Paris : Seuil ; 1986.
- 24Ricœur P. Temps et récit, tome 1. Paris : Seuil ; 1990.
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- 26Borkman T. Experiential knowledge: A new concept for the analysis of self-help groups. Soc Serv Rev. 1976:445-56.
- 27Hejoaka F, Halloy A, Simon E, Arborio S. La fabrique des savoirs expérientiels : généalogie de la notion, jalons définitionnels et descriptions en situation. In: Simon E, Arborio S, Halloy A, Hejoaka F (dir.). Les savoirs d’expérience en santé : Fondements épistémologiques et enjeux identitaires. Nancy : Éditions universitaires de Lorraine ; 2020 : p. 11-48.
- 28Simon E. (Bio)médicalisation de la reproduction : le parcours d’internautes africaines francophones. In: Bonnet D, Duchesne V (dir.). Procréation médicale et mondialisation. Expériences africaines. Paris : L’Harmathan ; 2016 : p. 91-108.
- 29Corbin J, Strauss AL. Managing chronic illness at home: Three lines of work. Qual Sociol. 1985;8(3):224-47.
Mots-clés éditeurs : récit, expériences, savoirs, TPE relationnelle, activités, situations
Mise en ligne 10/11/2021
https://doi.org/10.3917/spub.213.0311Notes
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Ce programme codirigé par Sophie Arborio et Emmanuelle Simon a été financé par la Fondation des maladies rares, le CHR Metz-Thionville et le centre de plan État-Région (CPER) « Attractivité de la Région : innovations, aménagement du territoire, nouveaux effets économiques et sociaux » (Ariane).
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Programme de recherche codirigé par Didier Poivret et Emmanuelle Simon, financé par le Prix de la recherche clinique du CHR Mercy.
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Portail contenant tous les documents sur l’ETP édités par la HAS : http://www.has-sante.fr/portail/jcms/c_1241714/fr/education-therapeutique-du-patient-etp.
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Traduction des auteures : « une évolution de la maladie au fil du temps ainsi que les mesures prises par les patients, les familles et les professionnels de la santé pour gérer ou s’adapter à cette évolution ».