1En août 2018, l’Agence Européenne du Médicament (European Medicine Agency - EMA) accorde deux nouvelles autorisations de mise sur le marché sur des thérapies contre le cancer : le Kymriah® [1](tisagenlecleucel) commercialisé par Novartis et le Yescarta® [2] (axicabtagene ciloleucel) commercialisé par Gilead Sciences.
2Ces deux traitements sont les premiers d’une nouvelle génération de thérapies cellulaires contre le cancer, les traitements CAR-T (Chimeric Antigen Receptor T-cell). Le traitement consiste à prélever des cellules du système immunitaire des personnes malades, les lymphocytes T, et à les reprogrammer afin qu’elles ciblent spécifiquement les cellules cancéreuses une fois réinjectées dans le corps. Cette approche très personnalisée, aujourd’hui limitée à des formes de cancers très spécifiques, donne des résultats cliniques encourageants et pourrait prendre de plus en plus de place, dans les prochaines années, dans les soins contre le cancer. De nombreux essais cliniques pour d’autres indications sont en effet en cours dans le monde, et d’autres CAR-T pourraient très prochainement recevoir des autorisations de mise sur le marché. C’est donc une promesse médicale importante pour les personnes malades, leurs proches et les professionnel-le-s de santé. Mais c’est aussi une promesse financière pour les acteurs économiques.
3En effet, le Kymriah®, le premier de ces traitements, a été mis sur le marché aux États-Unis à 475 000 $ par personne, avec un accord de performance (le traitement est payé uniquement si celui-ci a un effet sur le premier mois [3]). Quelques mois plus tard, toujours aux USA, le prix du Yescarta® a été fixé par Gilead Sciences à 373 000 $ par personne. En Europe, en accès précoce, ces traitements ont d’abord eu des prix exigés (mais non négociés) entre 320 000 € et 350 000 € [4]. Ces prix sont notamment justifiés, par les industriels, par la valeur de ces traitements, soit par le service médical rendu qu’ils permettent d’obtenir pour des personnes n’ayant plus d’options thérapeutiques, ainsi que pour la collectivité [5].
4Le nombre de personnes concernées par ces deux traitements reste aujourd’hui limité. La commission de la transparence évalue à approximativement 400 le nombre de personnes concerné-e-s annuellement par chacun de ces traitements en France [6, 7]. Cependant, les développements en cours, sur d’autres indications et d’autres formes de cancers, laissent penser qu’à court et moyen terme, ce nombre pourrait augmenter significativement. L’arrivée des traitements CAR-T et leurs prix représentent donc un défi majeur pour les systèmes de santé.
5En accordant ces autorisations de mise sur le marché, l’EMA a donné le coup d’envoi en Europe des négociations sur le prix et l’accès à ces deux traitements. Pour autant, à travers ces cas spécifiques, c’est potentiellement un nouveau modèle de fixation des prix, un nouveau cadre de négociation qui se forme, et qui pourrait s’imposer sur les futurs traitements CAR-T en développement, voire sur d’autres formes de thérapies géniques ou cellulaires.
6C’est pourquoi, des associations investies sur le prix et l’accès aux médicaments ont fait le choix de s’inviter dans ces négociations et dans la définition de ce nouveau modèle. C’est notamment le cas de Médecins du Monde et de Public Eye [8]. Ces deux associations militent depuis plusieurs années pour défendre l’accès pour tou-te-s à des médicaments de qualité, à des prix raisonnables, dans le cadre de systèmes de santé pérennes. Ce faisant, elles dénoncent la financiarisation du marché pharmaceutique, le manque de transparence généralisé sur la négociation des prix ou les coûts de Recherche et Développement, notamment les prix exorbitants qui mettent l’équilibre des systèmes de santé en tension, les brevets et monopoles enfin, qui sont accordés alors qu’ils ne répondent pas, ou mal, aux critères de brevetabilité.
7Ainsi, en juillet 2019, alors que les prix du Kymriah® et du Yescarta® étaient en négociation dans de nombreux pays en Europe, Médecins du Monde et Public Eye ont introduit une opposition au brevet contre un des deux traitements CAR-T : le Kymriah® dont le brevet est détenu par Novartis et l’Université de Pennsylvanie. Cette opposition a été introduite devant l’Office Européen des Brevets (OEB).
Les brevets comme incitation à la recherche, un modèle dévoyé sur le marché pharmaceutique
8Les brevets sont accordés sur la base de critères de brevetabilité fixés au chapitre 1 de la convention sur le brevet européen [9] : nouveauté, activité inventive et application industrielle. Si un médicament répond à ces trois critères, il peut faire l’objet d’un brevet, accordant à l’auteur de la demande un monopole de 20 ans. Ces titres de propriété intellectuelle ont été pensés comme un moyen d’incitation à la recherche, le monopole permettant d’assurer un retour sur investissement [10]. Pour autant, ce système a été largement dévoyé, notamment dans le champ de la santé [11, 12].
9De nombreux brevets sont demandés pour des médicaments, supposés innovants, mais qui ne le sont pas nécessairement. Ainsi, une récente étude menée aux États-Unis a montré que huit nouvelles demandes de brevets de médicaments sur 10 concernaient des molécules déjà présentes sur le marché [13]. Les demandes de brevets, considérées ici comme abusives puisque portant sur des inventions déjà brevetées, entretiennent un discours de l’innovation, du nouveau, du mieux, et participent à la construction d’une demande médicale. Elles permettent également, lorsqu’elles sont acceptées, de bénéficier de monopoles, parfois prolongés par rapport à la durée initiale [14], et donc d’un marché captif.
10Ainsi, au niveau de l’OEB entre 2009 et 2018, une augmentation des demandes de brevets par l’industrie pharmaceutique est constatée : 5 579 en 2009 contre 7 441 en 2018 [15], soit une augmentation de 25 %. L’augmentation des brevets accordés, suite à ces demandes, est également croissante : 1 892 en 2009 contre 3 472 en 2018 [16], soit une augmentation de 46 %.
11L’acceptabilité croissante de ces demandes laisse entendre, soit que les demandes de brevets sont mieux faites par les industriels qui proposent de réelles innovations thérapeutiques, soit qu’il y aurait un nombre croissant de demandeurs, soit qu’il y aurait des évaluations des critères de brevetabilité moins strictes et autorisant donc des brevets pouvant être considérés comme immérités, abusifs ou faibles. C’est la seconde hypothèse qui est ici privilégiée. En 2016 et 2017, dans les cas d’oppositions au brevet, ce sont près de 28 % et 27 % des brevets qui ont été révoqués, 40 % et 42 % qui ont été maintenus mais amendés, c’est-à-dire modifié pour mieux correspondre aux critères de brevetabilité [17]. Près de 70 % de ces brevets ont donc été accordés alors qu’ils n’auraient pas dû l’être en l’état. Une telle absence de rigueur de la part de l’OEB devient une menace, dès lors que des monopoles contestables sont potentiellement octroyés aux dépens des systèmes de santé et des personnes malades.
L’opposition au brevet comme outil de plaidoyer pour défendre l’accès aux soins
12Les oppositions aux brevets permettent de dénoncer, d’attaquer, voire de faire tomber les brevets ne répondant pas aux critères de brevetabilité. Il s’agit de recours juridiques, pouvant être introduits par toutes personnes, pour dénoncer le non-respect de l’un des critères de brevetabilité. Le brevet peut être maintenu en l’état, maintenu sous forme amendée ou révoqué. S’il est révoqué, le monopole tombe, ce qui ouvre la voie, en matière pharmaceutique, à la production de versions génériques. L’opposition est un outil d’activisme juridique sur l’accès aux médicaments, initialement développé dans le cadre de la lutte contre le sida pour permettre l’accès à des versions génériques des traitements antirétroviraux (ARV) dans les pays du Sud [18, 19]. C’est aussi un moyen de démontrer la faiblesse du système de propriété intellectuelle, tel qu’il est aujourd’hui déployé dans le champ de la santé, donnant ainsi de forts arguments pour renforcer les systèmes de santé dans la négociation de prix plus bas.
13Ce type de recours est relativement nouveau en Europe. Les deux premières oppositions associatives européennes visant à défendre l’accès aux traitements ont été introduites en 2015 et 2017 sur le Sofosbuvir ; un traitement contre l’hépatite C dont le prix (41 000 euros par personne en France, en 2014) par rapport au nombre de personnes concernées (230 000 personnes vivant avec une hépatite C en France, en 2014) avait contraint les systèmes de santé à organiser des rationnements.
14Ces oppositions, initiées par Médecins du Monde pour la première, puis élargies à Médecins sans Frontières et à des associations nationales pour la seconde, ont imposé à la firme détentrice des brevets sur le Sofosbuvir d’amender les revendications. Celle-ci a été contrainte à modifier ce qui était revendiqué, et donc couvert par le brevet, démontrant ainsi la faiblesse de celui-ci.
Opposition au brevet contre le Kymriah®, faire des CAR-T un objet politique pour défendre l’accès aux soins
15L’opposition à un brevet sur le Kymriah® s’est inscrite dans la continuité de cette histoire, notamment au sein de Médecins du Monde. Pour autant, elle reste inédite car elle est la première opposition européenne et associative sur un traitement contre le cancer. Elle illustre en cela une perméabilité nouvelle entre la lutte contre le VIH et les hépatites d’une part, et la lutte contre le cancer d’autre part, notamment sur les enjeux de prix et d’accès aux traitements.
16Par cette initiative juridique, Médecins du Monde et Public Eye avaient deux objectifs. Le premier était de faire du Kymriah®, et par analogie du Yescarta®, des objets politiques pour alimenter les débats sur le prix et l’accès aux médicaments, illustrer les excès et alerter l’opinion publique et les décideurs-euses politiques et administratifs-ives.
17Le second objectif visait à démontrer les abus en matière de propriété intellectuelle sur le médicament en lui-même, et par là sur cette nouvelle génération de traitements contre les cancers. L’opposition au brevet attaquait notamment le caractère innovant du Kymriah®, en démontrant que plusieurs revendications, c’est-à-dire ce qui est couvert par le brevet et donc protégé, avaient déjà fait l’objet de diverses publications et descriptions avant son dépôt, et qu’elles n’étaient donc pas nouvelles, selon les conditions établies par le droit de la propriété intellectuelle. L’initiative visait à démontrer le laxisme de l’OEB dans la délivrance du brevet et l’absence de régulation de la part des pouvoirs publics sur ce monopole. Par cela, il était question de renforcer la capacité de négociation des États et des systèmes de santé européens. En créant les conditions pour soutenir un rapport de force plus favorable sur la négociation des prix, les deux organisations défendent un accès pérenne aujourd’hui, ainsi que des prix de références plus abordables pour les traitements CAR-T de demain.
Le brevet révoqué, aux États de se saisir de cette décision historique
18En décembre 2019, Novartis et l’Université de Pennsylvanie ont renoncé à défendre le brevet attaqué. Face à l’opposition au brevet, la firme en a demandé la révocation, sans chercher à défendre le brevet et sa validité [20].
19Cette décision ne permet pas la production de versions identiques du traitement, car d’autres brevets ont été demandés et accordés pour cette thérapie, et sont toujours en vigueur.
20Pour autant, elle fait date. Elle démontre d’abord le bien-fondé des arguments juridiques avancés par les associations, et l’intérêt pour celles-ci de se mobiliser sur les enjeux de propriété intellectuelle. Elle démontre également, de nouveau après le cas du Sofosbuvir [21], un examen insuffisant de la brevetabilité par l’OEB qui accorde des brevets sur la base revendications faibles. Or, ce manque de vigilance est payé par les systèmes de santé et les personnes malades, car les effets des monopoles en matière de prix, eux, sont bien réels. Enfin, si la révocation ne permet pas la production hors brevets du médicament attaqué, elle facilite cependant la protection de versions proches et similaires.
21Mais le principal effet de cette opposition, et de la révocation, est désormais à attendre de la part des instances négociant le prix du médicament. Forts d’une propriété intellectuelle affaiblie, les systèmes de santé et les États peuvent être renforcés dans la négociation de prix plus bas sur ces traitements, ou pour proposer de nouveaux modèles de tarification ou de paiements permettant de conjuguer accès à l’innovation et couverture des risques.
22Plusieurs modèles en la matière sont débattus : transparence sur les essais cliniques et les négociations des prix [22], coopération entre États et systèmes de santé pour des négociations communes, réflexion sur les modèles de paiements à la performance ou sur des recueils de données en vie réelle. Quant à ce dernier, l’assurance maladie rappelle, dans le rapport « Charges et produits pour 2021 », que « dans le cas des cellules CAR-T, un financement conditionné à la collecte de données de vie réelle, d’efficacité et de tolérance a été proposé au laboratoire, ainsi qu’à la possibilité d’accéder aux données des essais cliniques en cours afin de réaliser une réévaluation rapide de ces produits » [23]. Il s’agit, comme l’a noté Alain Fischer lors d’un colloque sur les thérapies géniques organisé par l’AFM Téléthon et la Chaire Santé de Sciences Po Paris, « d’atteindre un point d’équilibre entre bien public et intérêts privés. Cet objectif, difficile à atteindre, est indispensable pour la thérapie génique comme pour d’autres médicaments innovants » [24].
23Aucun conflit d’intérêts déclaré
Bibliographie
Références
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- 2YESCARTA, 1 x 106 - 2 x 106 cellules/kg dispersion pour perfusion [Internet], Fiche technique du traitement, Paris, Avril 2019, consulté le 12 février 2020, Disponible sur https://www.ansm.sante.fr/Activites/Autorisations-temporaires-d-utilisation-ATU/ATU-arretees/Liste-des-ATU-arretees/KYMRIAH-1-2-x-106-nbsp-6-x-108-nbsp-cellules-dispersion-pour-perfusion.
- 3“Drugs Don’t Work If People Can’t Afford Them: The High Price Of Tisagenlecleucel“, Health Affairs Blog, February 8, 2018. DOI: 10.1377/hblog20180205.292531.
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- 6Commission de la transparence, Avis du 12 décembre 2018 sur le Tisagenlecleucel pour le « Traitement des adultes atteints de lymphome diffus à grandes cellules B (LDGCB) en rechute ou réfractaire après la deuxième ligne ou plus d’un traitement systémique ». Disponible sur https://www.has-sante.fr/upload/docs/application/pdf/2018-12/kymriah_ldgcb_pic_ins_avis3_ct17238.pdf.
- 7Commission de la transparence, Avis 12 décembre 2018 sur le tisagenlecleucel pour le « Traitement des adultes atteints de lymphome diffus à grandes cellules B (LDGCB) en rechute ou réfractaire après la deuxième ligne ou plus d’un traitement systémique ». Disponible sur https://www.has-sante.fr/upload/docs/application/pdf/2018-12/kymriah_ldgcb_pic_ins_avis3_ct17238.pdf.
- 8Opposition against european patent n° 3214091, Cabinet Lionel Vial, 2 juillet 2019, Disponible sur : https://www.publiceye.ch/fileadmin/doc/Medikamente/190702_Opposition_Public_Eye_CAR-T_Patent_EP3214091.pdf.
- 9Convention sur la délivrance de brevets européens du 5 octobre 1973 telle que révisée par l’acte portant révision de l’article 63 de la CBE du 17 décembre 1991 et l’acte portant révision de la CBE du 29 novembre 2000, Disponible sur https://www.epo.org/law-practice/legal-texts/html/epc/2016/f/ma1.html.
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- 12I-Mak, Overpatented, Overpriced: How Excessive Pharmaceutical Patenting is Extending Monopolies and Driving up Drug Prices, 2018. Disponible sur : https://www.i-mak.org/overpatented-overpriced-excessive-pharmaceutical-patenting-extending-monopolies-driving-drug-prices/.
- 13Robin Feldman. May your drug price be evergreen. Journal of Law and the Biosciences 2018 December;5(3):590-647, https://doi.org/10.1093/jlb/lsy022.
- 14À l’échelle européenne, ceci est actuellement le cas des Certificats complémentaires de protection (CPP), lesquels prolongent pour une période de cinq ans les droits du propriétaire d’un brevet pharmaceutique. Pour une critique des CPP et une analyse sur leur impact négatif sur la santé publique, cf. : Hu Y, Eynikel D, Boulet P et al. Supplementary protection certificates and their impact on access to medicines in Europe: case studies of sofosbuvir, trastuzumab and imatinib. J of Pharm Policy and Pract. 2020;13(1). https://doi.org/10.1186/s40545-019-0198-6.
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Mots-clés éditeurs : thérapies cellulaires, prix des médicaments, cancer, hématologie, accès aux soins, brevet
Mise en ligne 11/03/2021
https://doi.org/10.3917/spub.205.0525