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Article de revue

Controverses autour des champs électromagnétiques et de l’électrohypersensibilité. La construction de problèmes publics « à bas bruit »

Pages 43 à 51

Notes

  • [1]
    Cette recherche, dirigée par Daniel Benamouzig, a été financée par le Programme national de recherche « Environnement-Santé-Travail » (PNR EST) de l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses) (2014/2 RF/013).
  • [2]
    Elle diffère d’une analyse quantitative de contenu, qui ne permettrait pas de saisir la dynamique des controverses étudiées.
  • [3]
    La réglementation en vigueur vise essentiellement au respect de la compatibilité électromagnétique et au contrôle de l’exposition aux CEM induite par le fonctionnement des antennes, afin de prévenir la survenue d’effets biologiques avérés. Ceux-ci consistent, dans les gammes de fréquences concernées, en un échauffement des tissus. Mais ils requièrent des CEM d’intensité très supérieure à ceux émis par les antennes, si bien que les normes d’exposition s’avèrent peu contraignantes. La réglementation comporte aussi une dimension paysagère, mais seulement incitative et peu appliquée. Les modalités d’installation des antennes sont donc laissées à la discrétion des opérateurs de réseau, qui négocient directement avec les bailleurs publics ou privés.
  • [4]
    Promulgation de la loi n° 98-535 relative au renforcement de la veille sanitaire et du contrôle de la sécurité sanitaire des produits destinés à l’homme, créant notamment le Comité national de sécurité sanitaire (CNSS), l’Institut de veille sanitaire (InVS) et l’Agence française de sécurité sanitaire des aliments (Afssa) [7].
  • [5]
    Ce contre-rapport s’appuie en effet sur des travaux non publiés dans des revues à comité de lecture, des preuves anecdotiques comme les témoignages de riverains, et ne fournit pas d’explication biologique plausible des effets sanitaires qu’il énumère.
  • [6]
    Malgré la multiplication des sources d’exposition, il reste impossible d’identifier un quelconque mode d’interaction des CEM avec le vivant dans les gammes de fréquence et les niveaux de puissance concernés [11].
  • [7]
    Même si, en raison de la taille de la population exposée, un risque faible pourrait entraîner de nombreuses victimes, ce qui justifie une approche circonspecte.
  • [8]
    Elles conduisent par exemple à imposer la fourniture de kits mains libres avec les téléphones mobiles.
  • [9]
    Pour preuve, aux États-Unis et dans les années 1990, l’hypersensibilité chimique multiple a connu le même destin malgré une prévalence incomparablement plus élevée [32].

Introduction

1Depuis une décennie se développe en France une controverse épisodique autour de l’électrohypersensibilité (EHS). Ses victimes se mobilisent en effet pour obtenir sa reconnaissance comme une maladie spécifique causée par les champs électromagnétiques (CEM). Elles cherchent ainsi à légitimer leurs attributions et leurs conduites, et à obtenir leur prise en charge par les institutions médico-sociales. Mais leurs efforts achoppent sur la difficulté de stabiliser une définition scientifique robuste de l’EHS. Ils prolongent aussi une controverse plus ancienne et plus large autour des effets sanitaires des CEM, notamment ceux émis par les antennes-relais de téléphonie mobile. Cette seconde controverse est fondée sur la suspicion que les CEM provoquent ou promeuvent des maladies par ailleurs bien connues et caractérisées, en particulier des cancers. Elle achoppe pareillement sur la difficulté d’objectiver de tels effets.

2Cet article propose d’étudier ces controverses dans une perspective de sociologie des problèmes publics, qu’elles intéressent à deux titres. D’une part, leur construction semble figée dans l’inachevé : l’EHS et les effets sanitaires des CEM ne parviennent ni à s’inscrire durablement dans l’agenda politique, ni à le quitter définitivement, et sont représentatifs de problèmes « à bas bruit » ayant reçu relativement peu d’attention en sociologie [1]. D’autre part, en raison de leur caractère enchâssé, elles permettent d’observer comment la construction d’un problème initial peut orienter celle des problèmes connexes qui émergent ensuite, selon des logiques de sentier.

Méthode

3L’étude s’appuie sur une méthode qualitative communément employée pour analyser la construction des problèmes publics [2]. Les données ont été collectées entre 2012 et 2017 dans le cadre d’une thèse de sociologie puis d’une recherche afférente [1]. Elles proviennent d’abord d’entretiens qualitatifs menés avec des acteurs concernés : chercheurs et cliniciens travaillant sur l’EHS ou les effets sanitaires des CEM (7 médecins, 2 épidémiologistes et 2 biophysiciens) ; responsables d’associations de personnes EHS (8) ou luttant contre la « pollution électromagnétique » (2). Ces acteurs ont été interrogés sur le déroulement historique des controverses, sur leurs participants et sur leurs points focaux. Parallèlement, un corpus de documents a été constitué à partir de la littérature scientifique, des rapports d’expertise publiés en France depuis l’éclatement des controverses, d’articles et de reportages évoquant directement celles-ci, de sites Internet animés par leurs participants, ainsi que d’ouvrages de vulgarisation sur les effets sanitaires des CEM. La démarche analytique consiste à reconstituer la chronologie des processus de construction de l’EHS et des effets sanitaires des CEM en problèmes publics, afin d’identifier les logiques qui les orientent [2]. Par souci de clarté, celles-ci seront présentées successivement.

Résultats

La dénonciation des effets sanitaires des CEM ou la conversion d’un problème d’urbanisme en un problème de santé publique

4La controverse autour des effets sanitaires des CEM dérive d’une controverse initiale sur les antennes-relais de téléphonie mobile qui a éclaté à la toute fin des années 1990 et s’est stabilisée sous sa forme actuelle en quelques années. Cette controverse initiale a été documentée précisément par Olivier Borraz et al. [3-6]. Leurs analyses sont reprises ici et prolongées pour les évolutions postérieures à 2007. Elles montrent comment une controverse primitivement relative à un problème d’urbanisme s’est transformée en problème de santé publique, puis a conduit à une mise en cause généralisée des CEM, selon un processus en cinq étapes.

Déploiement du réseau et premières résistances

5La téléphonie mobile est un dispositif de télécommunication exploitant les CEM. Elle s’appuie sur un réseau cellulaire permettant l’utilisation simultanée de plages de fréquences réduites par de nombreux appareils. Elle nécessite de multiples stations de base, qualifiées d’« antennes-relais », de puissance faible mais réparties sur l’ensemble du territoire. Son développement est assez récent : en France, les premières licences d’exploitation sont attribuées en 1991 et le réseau commence à être déployé en 1992. Elle connaît un fort succès commercial dans la seconde moitié des années 1990 : entre 1997 et 2001, le nombre d’abonnés est multiplié par cinq pour atteindre 5 % de la population. En conséquence, les antennes-relais prolifèrent : 23 000 sont installées durant la même période. Dans les zones urbaines, elles sont situées sur les toits, les terrasses ou les balcons. Dans les zones périurbaines et rurales, elles sont implantées sur des pylônes dédiés. Elles suscitent une gêne visuelle incontestable et, en 1998, de premières réactions locales. Celles-ci mettent en avant des arguments esthétiques, environnementaux ou patrimoniaux. Elles dénoncent également le comportement des opérateurs et l’apparent vide réglementaire encadrant l’implantation des antennes-relais [3].

Conversion parlementaire

6Ces réactions sont rapidement relayées par des parlementaires : en 1998, huit questions écrites sont adressées au Gouvernement par l’Assemblée nationale et cinq, par le Sénat. Elles font également référence au déploiement anarchique des antennes-relais, aux problèmes esthétiques qu’elles posent ainsi qu’à l’absence apparente de réglementation. Ces parlementaires sont alors contactés par quelques chercheurs convaincus de la nocivité des CEM, qui agissent en lanceurs d’alerte et leur fournissent un argumentaire. À partir de 1999, toutes les questions adressées au Gouvernement évoquent des inquiétudes sanitaires. L’année suivante, cet argumentaire évolue : il délaisse les combinés (source de l’exposition la plus intense, car la plus proche du corps humain) pour se focaliser sur les antennes (source d’une exposition plus faible mais permanente et subie, et faisant l’objet des mobilisations locales).

7Or, en 1998 est institué le dispositif de sécurité sanitaire [4], concrétisé par la création de plusieurs agences visant à éviter la répétition de crises sanitaires passées. Mais les risques liés à l’environnement ne sont pas couverts par ce dispositif. Une lutte s’engage entre des parlementaires souhaitant créer une agence dédiée et les ministères concernés, qui n’acceptent ni de renoncer à leurs prérogatives ni de les réduire à des enjeux sanitaires. Dans ce contexte, la téléphonie mobile apparaît aux premiers comme un exemple emblématique de possible risque sanitaire environnemental. Ils s’en emparent pour justifier la nécessité d’une telle agence, et obtiennent gain de cause en 2001 avec la création de l’Agence française de sécurité sanitaire environnementale (AFSSE), d’ailleurs immédiatement chargée de préparer un rapport sur les risques sanitaires liés aux installations radioélectriques de télécommunication.

Mise sur l’agenda politique

8Parallèlement, le ministère de l’Industrie est alerté des difficultés que rencontrent les opérateurs pour déployer leur réseau à cause des mobilisations locales. Il obtient que la direction générale de la Santé (DGS) soit chargée d’une expertise indépendante. Or le ministère de la Santé est alors secoué par le scandale de l’amiante. Dans le récit qui s’impose, il apparaît comme défaillant face à l’accumulation de signaux d’alerte, et subordonné à des acteurs industriels privilégiant leurs intérêts économiques à la santé des populations. Ses hauts fonctionnaires désirent se prémunir de toute nouvelle accusation de négligence, et s’emparent du problème des antennes-relais avec diligence. Celui-ci est ainsi inscrit à l’agenda politique en tant que problème sanitaire dans le courant de l’année 2000.

9À ce moment, les mobilisations locales n’expriment guère de craintes de santé : elles dénoncent essentiellement des atteintes au paysage et au patrimoine. Ce ne sont donc pas les propriétés intrinsèques du problème des antennes qui ont conduit à sa conversion en risque sanitaire, mais le contexte de l’action publique. Cette conversion entraîne aussi le délaissement de ses autres aspects. Les experts sont exclusivement interrogés sur le risque sanitaire associé aux antennes-relais, non sur les problèmes concrets qu’elles posent à leurs riverains, les modalités de déploiement du réseau, la politique d’équipement du territoire qui la sous-tend, etc. Il n’est donc pas surprenant que les opérateurs réagissent de la même manière et s’en remettent à l’expertise commandée par les pouvoirs publics : elle ne remet pas directement en cause leurs activités.

Appropriation de la logique sanitaire par les militants et contestation de l’expertise

10Par sa réduction à un risque sanitaire dont la gestion relève d’experts, le problème des antennes-relais est en quelque sorte dépolitisé. Dépouillé de tous les éléments qui le rendent problématique pour les acteurs mobilisés, il n’est aucunement réglé. Les mobilisations locales se multiplient et se radicalisent alors face à l’attitude des opérateurs, qui tentent souvent de passer en force, refusent de déplacer leurs antennes et adoptent une attitude jugée condescendante. À la fin de l’année 2000, elles commencent à se structurer, avec la création de l’association nationale Pour une réglementation des implantations d’antennes-relais de téléphonie mobile (Priartém). Ses responsables rencontrent les chercheurs convaincus de la nocivité des CEM l’année suivante. Ils en reprennent l’argumentaire et concentrent leur action sur l’expertise officielle, qui apparaît comme le point faible du dispositif instauré par les pouvoirs publics.

11En effet, ceux-ci demandent aux experts non seulement d’évaluer les risques, mais aussi de formuler des recommandations en matière de gestion. Le rapport remis à la DGS en 2001 [8] conclut ainsi à l’absence de risque sanitaire lié aux antennes-relais, tout en suggérant, afin de répondre aux inquiétudes supposées de la population, de ne pas les orienter en direction des bâtiments « sensibles » comme les hôpitaux, les crèches et les écoles. Cette suggestion est incompréhensible de la part des experts car dépourvue de justification scientifique. Elle est interprétée par les militants anti-antennes comme un aveu de l’existence d’un risque qu’ils tenteraient de dissimuler en raison de leurs liens d’intérêts avec les opérateurs. Ces derniers contribuent en effet au financement de leurs recherches, et les emploient parfois comme consultants.

12Ce premier rapport exacerbe donc le problème des antennes-relais, dont la conversion en risque sanitaire paraît déjà irréversible. Face à sa persistance, les pouvoirs publics commandent de nouveaux rapports les années suivantes. Ils sont préparés par les mêmes experts, les spécialistes des effets biologiques des CEM étant peu nombreux en France, et parviennent à la même conclusion, c’est-à-dire à l’absence de risque [9]. Les militants anti-antennes les dénoncent avec verve. Ils parviennent à entamer leur crédibilité et à rendre cette conclusion inaudible. Ils mettent en scène une controverse scientifique, de concert avec les chercheurs dénonçant la nocivité des CEM : ceux-ci se rassemblent dans un comité scientifique indépendant et publient un contre-rapport fin 2003, qui conclut à l’existence de nombreux risques et recommande un abaissement drastique des valeurs limite d’exposition. Ce contre-rapport est récusé par les pouvoirs publics pour sa faible qualité scientifique [5], mais il parvient à instiller dans les médias et l’opinion publique l’idée qu’il existe des incertitudes autour des effets sanitaires des antennes-relais, et leur perception comme risquées [10].

Extension et stabilisation du problème

13Au cours des années suivantes, le problème est entretenu par le développement de nouveaux protocoles de communication mobile, qui entraîne une prolifération continue des antennes-relais. Plus de 160 000 sont aujourd’hui installées sur le territoire métropolitain, contre lesquelles des mobilisations locales continuent d’apparaître. De nouvelles associations nationales se constituent afin de les fédérer, comme les Robins des toits en 2004, Next-Up Organisation en 2005 ou la Coordination nationale des collectifs contre les antennes-relais en 2011. Dans le même temps, le développement de nouvelles technologies sans fil entraîne une diversification des sources d’exposition aux CEM dans l’environnement quotidien. Leur exploitation, particulièrement lorsqu’elle est imposée, suscite parfois des mobilisations locales : il en est ainsi du réseau Wi-Fi des bibliothèques de la ville de Paris en 2007-2008, ou du compteur communicant Linky depuis 2016. Les associations anti-antennes apportent rapidement leur soutien à ces luttes. Elles élargissent leur argumentaire et assurent leur convergence autour d’une dénonciation globale des effets sanitaires des CEM. Cela leur permet également de renouveler leur base militante et de s’ériger en propriétaires du problème.

14Cependant, elles contribuent ainsi à la persistance de son appréhension comme un risque sanitaire et à la routinisation de sa gestion par délégation à l’expertise. Quatre nouveaux rapports sont publiés entre 2009 et 2016, ce qui porte leur nombre à dix depuis 2001. Leurs conclusions demeurent rassurantes, et sont même de plus en plus certaines, car fondées sur une littérature scientifique croissante [6]. Mais les associations n’ont d’autre choix que de les contester : ayant abandonné leurs revendications relatives aux autres aspects du problème, admettre ces conclusions équivaudrait à renoncer à leur lutte. Elles continuent donc à leur opposer une contre-expertise, notamment les rapports BioInitiative publiés en 2007 puis 2012 [12, 13], tandis que le comité scientifique indépendant porté par leur action se pérennise sous la forme du Centre de recherche et d’information indépendant sur les rayonnements électromagnétiques (Criirem). Les associations échouent cependant à faire reconnaître cette contre-expertise et à obtenir des avancées concrètes. Se révèle ainsi un effet pervers de leur stratégie de focalisation sur la dénonciation d’un potentiel scandale sanitaire : efficace à court terme pour contraindre les pouvoirs publics à réagir, celle-ci devient inopérante à moyen terme lorsque le risque s’avère moins sérieux qu’allégué. Les associations sont alors condamnées à une surenchère constante, possiblement accentuée par leur concurrence pour capter les militants locaux.

15Ainsi, la dépolitisation du problème consécutive à sa conversion en risque sanitaire suscite en retour une politisation de l’expertise, affectant aussi bien sa conduite que sa réception. De façon révélatrice, la direction de l’Agence française de sécurité sanitaire de l’environnement et du travail (Afsset, ayant succédé à l’AFSSE en 2005) répète en 2009 l’erreur commise par les auteurs du rapport remis à la DGS en 2001 : elle recommande l’application du principe de précaution afin de rassurer la population, après la publication d’un rapport qui ne la justifie aucunement, qu’elle décrédibilise du même coup. Ses efforts ultérieurs pour ouvrir l’expertise à la société civile, en particulier la création en 2011 d’un « comité de dialogue » chargé de la piloter, ne la rendent pas moins conflictuelle : les associations luttant désormais contre la pollution électromagnétique s’en retirent en 2014 pour protester contre l’absence de prise en compte des travaux les plus alarmistes. Un second effet pervers de leur stratégie apparaît ainsi : la surenchère à laquelle elle les condamne les éloigne de la posture de responsabilité dont elles se revendiquent, afin notamment de se prémunir des accusations de misonéisme, et rend parfois leur position difficilement tenable.

16Cette situation n’est pas davantage satisfaisante pour les pouvoirs publics, car la dénonciation de la nocivité des CEM entretient le principal risque à leurs yeux, qui est moins sanitaire que réputationnel [7]. Exposés à la menace constante de sa réactivation par des opérations de communication réussies, ils n’osent l’évacuer de l’agenda politique. En 2008 par exemple, les associations se mobilisent efficacement contre la commercialisation d’un combiné de téléphonie mobile à destination des enfants, et contraignent la ministre de la Santé à se positionner (en appelant les parents à la prudence). En 2015, de même, l’adoption d’une proposition de loi relative à la « sobriété électromagnétique » propulse ce thème dans l’actualité et conduit à contester publiquement l’action des autorités. De surcroît, la tendance à la surenchère rend inopérantes les tentatives de règlement négocié, et l’approche participative à laquelle les pouvoirs publics s’essayent en 2009 avec le Grenelle des ondes : un débat national est organisé à l’initiative de la secrétaire d’État à l’économie numérique, mais les associations s’en retirent pour protester contre la focalisation des échanges sur les combinés téléphoniques et la modestie des propositions avancées [8].

L’émergence de l’EHS ou la construction inachevée d’un problème de santé publique

17Le problème des antennes-relais a évolué vers une controverse sanitaire insoluble, car tendant désormais à s’autoentretenir. Cette évolution a de surcroît favorisé l’apparition d’une controverse secondaire relative à l’EHS, qui s’est constituée puis autonomisée selon un processus en trois étapes.

D’introuvables victimes des antennes

18Au début des années 2000, les responsables de Priartém ont consenti à la « sanitarisation » de leur lutte, car ils y ont trouvé un levier d’action efficace sur les pouvoirs publics. Ils ont ensuite contribué à la pérenniser par les argumentaires et les ressources qu’ils ont transmis aux acteurs mobilisés localement. Mais ils ont rapidement rencontré une difficulté : l’absence de victimes évidentes des antennes. Selon Olivier Borraz, en effet, la « trame narrative des risques sanitaires » qui s’impose dans les années 1900 comporte quatre éléments : « 1) un État qui manque à ses devoirs de surveillance, de contrôle et de sanction ; 2) des opérateurs privés qui font prévaloir leurs intérêts sur la santé des populations ; 3) des experts défaillants qui nient l’existence d’un risque malgré des données alarmantes ; 4) des victimes innocentes. » [5] Pour dénoncer de façon convaincante un éventuel problème de santé publique, il faut donc en désigner les victimes. Mais celles des antennes-relais demeurent introuvables.

19Les militants commencent alors par évoquer les victimes futures devant survenir en très grand nombre si rien n’est fait. Ils accusent les CEM émis par les antennes de provoquer des maladies variées, notamment des cancers et la maladie d’Alzheimer. Cette solution est cependant imparfaite. Ils entreprennent donc de faire apparaître des victimes : d’abord symboliquement en créant l’Association des victimes des opérateurs de mobile (Avom) en 2003, dont les activités se limitent à la publication d’un site Internet, puis concrètement en publicisant les problèmes de santé rapportés par des riverains d’antennes-relais. Dès 2001, les chercheurs convaincus de la nocivité des CEM réalisent une enquête à cette fin. Ils observent une corrélation entre la proximité résidentielle aux antennes et le ressenti de symptômes variés : fatigue, irritabilité, migraines, nausées, insomnies, tendances dépressives, troubles de la concentration et de la mémoire, vertiges, etc. [14]. Ce résultat n’est pas surprenant. D’une part, ces symptômes subjectifs et non spécifiques sont très répandus dans la population générale, y compris en bonne santé [15]. D’autre part, les participants n’ont (à l’époque) aucun moyen d’évaluer précisément la distance séparant leur domicile des antennes les plus proches. Ils tendent à se juger d’autant plus exposés qu’ils déclarent davantage de symptômes : c’est un biais d’attribution qui sera objectivé par des études ultérieures [16]. Les auteurs de l’enquête n’en reconnaissent pas moins derrière ce résultat les manifestations d’un trouble spécifique, qu’ils qualifient d’abord de maladie des radiofréquences, puis de syndrome des micro-ondes et finalement d’EHS.

20Sont effectivement décrites dans la littérature scientifique, sous ces appellations ainsi que d’autres, plusieurs affections caractérisées par des symptômes similaires et attribuées à des appareils électroniques variés. La première a été observée dans les années 1950 en Union soviétique, parmi les personnels travaillant avec ou à proximité d’émetteurs radio ou radar [17] ; la seconde, dans les années 1980 en Norvège, parmi les utilisateurs d’écrans cathodiques [18] ; la troisième, dans les années 1990 en Suède, sous la forme d’une sensibilité générale aux appareils électriques [19]. Le terme d’« électrohypersensibilité » semble inventé pour désigner cette dernière dans un rapport européen de 1997 [20].

Constitution d’un mouvement EHS

21Les militants anti-antennes s’intéressent peu à cette affection, qui n’est guère moins abstraite que l’évocation de victimes futures. Ils continuent à mettre en avant les problèmes de santé des riverains, sans les réduire à une maladie spécifique. Mais en 2005 environ, ils commencent à être contactés par des personnes souffrant de troubles comparables, qu’elles attribuent aux antennes ou aux combinés de téléphonie mobile, ainsi qu’à divers autres appareils radio-émetteurs. Ces attributions ne sont pas nouvelles : un biophysicien se souvient par exemple d’avoir été interpellé, à l’issue d’un cours qu’il donnait dans les années 1990, par une personne s’affirmant hypersensible aux ondes électromagnétiques. Mais en toute vraisemblance, elles restaient isolées.

22La structuration d’un mouvement dénonçant les effets sanitaires des CEM change la donne. Il constitue un point de ralliement visible pour les personnes leur attribuant leurs problèmes de santé : elles s’en rapprochent et sont peu à peu mises en relation. Il leur devient ainsi possible de rompre leur solitude et de se reconnaître atteintes d’un mal identique : l’EHS. De surcroît, l’activisme contre les antennes-relais puis la pollution électromagnétique porte les CEM à la connaissance du grand public et facilite leur mise en cause. Il contribue aussi à la médiatisation de l’EHS, présentée comme une preuve supplémentaire de la nocivité des CEM, et à la diffusion de témoignages où de nouvelles personnes se reconnaissent, ce qui favorise la croissance de la population hypersensible.

23Les personnes EHS rencontrent cependant des problèmes plus immédiats que les acteurs luttant contre la pollution électromagnétique, qui concernent l’adaptation à leur état : comment vivre dans un environnement où les sources d’exposition sont innombrables et associées à des troubles douloureux ou invalidants ? Comment réduire leur exposition et atténuer leurs réactions aux CEM ? Comment conserver un emploi ou des revenus ? Comment convaincre leur entourage ? C’est leur capacité à conserver une existence satisfaisante qui est en jeu, face au repoussoir que constituent les cas (médiatisés à partir de 2011) de personnes EHS contraintes de se réfugier dans des grottes.

24Elles s’organisent donc séparément : un premier collectif est créé en 2008, et plusieurs autres les années suivantes. Il en existe aujourd’hui cinq à l’échelle nationale, rassemblant quelques milliers de personnes. Leurs membres cherchent collectivement des réponses aux problèmes concrets qu’ils rencontrent. Ils commencent aussi à militer pour la reconnaissance de l’EHS par les institutions médico-sociales, en tant que maladie spécifique provoquée par les CEM. Ils revendiquent notamment l’adoption de mesures de prévention, ce qui revient à faire de l’EHS un problème de santé publique [21], ainsi que la pérennisation de « zones blanches » où ils puissent s’abriter des CEM.

Lutte pour la reconnaissance de l’EHS

25À cette fin, les militants EHS entreprennent d’abord d’attirer l’attention des médias et de publiciser leur situation, notamment à l’aide d’actions spectaculaires comme l’occupation de lieux peu exposés (en particulier la forêt de Saoû, dans la Drôme, en 2010). Les résultats obtenus sont plutôt favorables : l’EHS bénéficie d’une couverture médiatique croissante et globalement bienveillante, y compris dans les médias nationaux [22]. Les associations luttant contre la pollution électromagnétique se sont ralliées à sa cause, y trouvant peut-être une opportunité de pallier la routinisation de leur action, et ont intégré la reconnaissance de l’EHS à leurs revendications. Plusieurs personnalités du mouvement écologique ont fait de même, notamment Michèle Rivasi (qui travaille à la création d’une « zone refuge » officielle dans les Hautes-Alpes) et Dominique Belpomme (qui tente de donner une légitimité scientifique à l’EHS). La reconnaissance politique et sociale de l’EHS semble ainsi progresser, bien que légèrement.

26Concernant sa reconnaissance médico-légale, les résultats sont moins satisfaisants. Les militants EHS l’ont promue directement auprès des pouvoirs publics, en particulier la DGS et les cabinets des ministres de la Santé successifs, ainsi que des parlementaires. Ils ont seulement obtenu un renvoi de leur cause à la recherche scientifique et à l’expertise. Ainsi, la prise en compte de l’EHS lors du Grenelle des ondes s’est réduite à la commande d’une étude au service de pathologies professionnelles de l’hôpital Cochin. Lancée en 2012, celle-ci a été boycottée par les intéressés pour protester contre son protocole (dont sont absentes les analyses biologiques seules susceptibles à leurs yeux d’établir la nature somatique de leurs troubles) ainsi que les déclarations de son responsable (contestant l’origine électromagnétique desdits troubles). Ses résultats ne sont toujours pas connus à ce jour. L’EHS a également été prise en compte par la « loi Abeille » de février 2015 [23], qui prévoit la remise d’un rapport au Parlement dans un délai d’un an. Celle-ci n’a toujours pas eu lieu. Enfin, l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses, ayant succédé à l’Afsset en 2010) s’est saisie de la question. Elle a mené une expertise dont les conclusions, remises en mars 2018, l’ont principalement conduite à recommander d’encourager les recherches sur l’EHS et de mieux considérer la souffrance des personnes concernées, sans se prononcer sur ses causes [24].

27Ainsi, les personnes désirant être reconnues comme EHS n’ont d’autre recours que juridique. Mais seules quelques procédures ont abouti. Les dernières concernent des maisons départementales des personnes handicapées (MDPH), condamnées à reconnaître aux plaignantes un taux d’incapacité supérieur à 80 % au titre de leur EHS, leur ouvrant droit à l’allocation aux adultes handicapés et à la prestation de compensation du handicap. Il est trop tôt pour savoir si ces décisions feront jurisprudence.

Discussion

Les CEM : d’une crise démocratique à une fausse alerte sanitaire ?

28L’histoire de la controverse autour des antennes-relais montre comment une controverse émergeant indépendamment de toute référence sanitaire peut se stabiliser sous la forme d’un problème de santé publique. Les modalités de sa gestion par les pouvoirs publics ont été déterminantes dans cette conversion. Celles-ci s’expliquent par un contexte politique singulier, qui les a incités à répondre préférentiellement sur le registre sanitaire à des mobilisations exprimant des difficultés d’un autre ordre, puis les a dissuadés d’agir conformément aux conclusions de l’expertise en affirmant l’inexistence quasi certaine d’un risque significatif. Les pouvoirs publics ont plutôt tenté de prouver leur implication en recommandant des mesures de précaution limitées et dépourvues de justification scientifique. Mais le caractère antinomique de cette attitude n’a pas échappé aux acteurs qu’elle devait apaiser. Elle a plutôt exacerbé la controverse et favorisé son extension aux CEM. Au-delà du contexte politique, la réaction des pouvoirs publics témoigne d’une représentation infantilisante du public, supposant qu’on peut le rassurer à bon compte par des postures de circonstance sans qu’il n’en perçoive les contradictions. En cela, cette affaire constitue peut-être un symptôme d’une crise démocratique plus large [25].

29Cette crise n’est pas seulement problématique en ce qu’elle témoigne de l’exclusion de nombreux acteurs des processus de décision publique. Elle a aussi pour effet d’accroître le risque de fausse alerte sanitaire. La politisation de l’expertise qu’elle engendre contribue en effet à fragiliser les connaissances scientifiques disponibles, indépendamment de leur valeur objective. Dans certains cas, des lacunes réelles peuvent ainsi être identifiées et comblées, ce qui suffit à justifier une pratique ouverte de l’expertise. Mais dans d’autres, des savoirs établis peuvent être indûment décrédibilisés, avec un coût restant à évaluer pour la collectivité [26]. Près de vingt ans après l’éclatement de la controverse autour des effets sanitaires des antennes-relais puis des CEM, il est assurément possible de les rapprocher de ces seconds cas. Le développement d’une réflexion sur les sorties d’alerte semble alors nécessaire.

L’EHS : un destin différent des autres syndromes somatiques fonctionnels

30L’EHS est cliniquement et socialement comparable à des troubles variés comme le syndrome de fatigue chronique, l’hypersensibilité chimique multiple et la fibromyalgie. Ces syndromes qualifiés de « somatiques fonctionnels » [27] partagent un tableau clinique constitué principalement d’une fatigue persistante, de douleurs variées, de troubles du sommeil et de la cognition. Ils sont dépourvus de substrat organique objectivable et s’avèrent impossibles à spécifier médicalement. Ils présentent aussi une étiologie similaire ; en particulier, ils affectent majoritairement des femmes. Enfin, leurs victimes se mobilisent en faveur de leur reconnaissance, suscitant de violentes controverses, et obtenant parfois des résultats significatifs. Ainsi de la fibromyalgie, qui a commencé à intégrer les nosographies officielles après la spécification de ses critères diagnostiques par le Collège américain de rhumatologie (American College of Rheumatology [ACR]) en 1990. Des fonds substantiels ont été alloués à la recherche et au développement de prises en charge spécifiques. Récemment, plusieurs laboratoires pharmaceutiques ont obtenu sa reconnaissance comme indication pour certaines de leurs molécules, et se sont rapprochés d’associations de patients afin de la promouvoir (par l’intermédiaire – aux États-Unis – de campagnes publicitaires, le financement de congrès médicaux, etc.). Elle est aujourd’hui diagnostiquée de façon routinière par de nombreux médecins, malgré les réticences qu’elle continue à susciter chez d’autres [28].

31Pourquoi l’EHS connaît-elle un destin différent ? Elle souffre probablement, outre de sa relative nouveauté, d’être fondée sur des attributions réfutables. Les investigations scientifiques de l’EHS se sont en effet focalisées sur sa dimension environnementale, qui la singularise tout en étant directement objectivable. Elles ont pris la forme d’expériences de provocation consistant à exposer délibérément, en laboratoire, des personnes EHS à des CEM afin d’observer leurs réactions. Or, celles-ci se sont avérées indépendantes des expositions réelles, dès lors que les expériences étaient conduites en double aveugle [29, 30]. Il faut ajouter qu’aucun mécanisme d’interaction des CEM avec la matière organique n’est connu qui puisse expliquer ces réactions, en dépit de recherches anciennes et nombreuses faisant des CEM l’un des risques sanitaires les plus étudiés aujourd’hui [31].

32Les militants EHS opposent de nombreux arguments à ces constats. Ils n’en ébranlent pas moins le fondement même de leur cause, à savoir la présomption que l’EHS est une maladie environnementale. En quelque sorte, ils rendent son caractère de construit social trop flagrant. Ils dissuadent ainsi les praticiens de la médecine conventionnelle, dont les représentations et les valeurs demeurent profondément organicistes, de la tenir pour « vraie » et de s’engager en sa faveur [9]. Par comparaison, il est impossible de réfuter la fibromyalgie. De nombreuses raisons existent de s’opposer à sa reconnaissance, mais aucune n’est aussi fondamentale. Au contraire de l’EHS, elle permet de préserver la fiction de l’organicité des troubles qu’elle désigne. Elle parvient donc à recruter un nombre très supérieur d’alliés dans le champ médical, qui contribuent à une reconnaissance « par le bas » en l’employant comme catégorie diagnostique.

Conclusion

33Ces observations montrent comment les symptômes médicalement inexpliqués peuvent intervenir dans les controverses sociotechniques. Leur caractère inexpliqué permet de les attribuer de façon crédible aux dispositifs controversés et de reconnaître dans les personnes qui en souffrent des victimes de ceux-ci. Cela favorise le recentrement des controverses sur des enjeux sanitaires. La prévalence élevée des symptômes médicalement inexpliqués, supérieure à 20 % dans la population générale [27], renseigne sur la fréquence possible de ce phénomène. Il reste à explorer méthodiquement afin d’éclairer la dynamique des controverses sanitaires, en particulier environnementales.

34Aucun conflit d’intérêts déclaré

Remerciements

Ce texte est issu d’une présentation à l’université Jean Monnet de Saint-Étienne. Nous remercions Christine Dourlens de nous avoir sollicités et Daniel Benamouzig, de nous avoir relus.

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Mots-clés éditeurs : environnement, problème public, risque, maladie environnementale

Date de mise en ligne : 23/05/2019.

https://doi.org/10.3917/spub.191.0043

Notes

  • [1]
    Cette recherche, dirigée par Daniel Benamouzig, a été financée par le Programme national de recherche « Environnement-Santé-Travail » (PNR EST) de l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses) (2014/2 RF/013).
  • [2]
    Elle diffère d’une analyse quantitative de contenu, qui ne permettrait pas de saisir la dynamique des controverses étudiées.
  • [3]
    La réglementation en vigueur vise essentiellement au respect de la compatibilité électromagnétique et au contrôle de l’exposition aux CEM induite par le fonctionnement des antennes, afin de prévenir la survenue d’effets biologiques avérés. Ceux-ci consistent, dans les gammes de fréquences concernées, en un échauffement des tissus. Mais ils requièrent des CEM d’intensité très supérieure à ceux émis par les antennes, si bien que les normes d’exposition s’avèrent peu contraignantes. La réglementation comporte aussi une dimension paysagère, mais seulement incitative et peu appliquée. Les modalités d’installation des antennes sont donc laissées à la discrétion des opérateurs de réseau, qui négocient directement avec les bailleurs publics ou privés.
  • [4]
    Promulgation de la loi n° 98-535 relative au renforcement de la veille sanitaire et du contrôle de la sécurité sanitaire des produits destinés à l’homme, créant notamment le Comité national de sécurité sanitaire (CNSS), l’Institut de veille sanitaire (InVS) et l’Agence française de sécurité sanitaire des aliments (Afssa) [7].
  • [5]
    Ce contre-rapport s’appuie en effet sur des travaux non publiés dans des revues à comité de lecture, des preuves anecdotiques comme les témoignages de riverains, et ne fournit pas d’explication biologique plausible des effets sanitaires qu’il énumère.
  • [6]
    Malgré la multiplication des sources d’exposition, il reste impossible d’identifier un quelconque mode d’interaction des CEM avec le vivant dans les gammes de fréquence et les niveaux de puissance concernés [11].
  • [7]
    Même si, en raison de la taille de la population exposée, un risque faible pourrait entraîner de nombreuses victimes, ce qui justifie une approche circonspecte.
  • [8]
    Elles conduisent par exemple à imposer la fourniture de kits mains libres avec les téléphones mobiles.
  • [9]
    Pour preuve, aux États-Unis et dans les années 1990, l’hypersensibilité chimique multiple a connu le même destin malgré une prévalence incomparablement plus élevée [32].
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