Couverture de SPUB_153

Article de revue

Ce que l’intervention fait à la recherche dans un contexte de maladie grave

Pages 331 à 338

Notes

  • [1]
    Giscop93 (Groupement d’intérêt scientifique sur les cancers d’origine professionnelle en Seine-Saint-Denis) – Université Paris 13 – 74, rue Marcel-Cachin – 93000 Bobigny – France.
  • [2]
    IDHES (UMR 8533) – Université d’Évry Val d’Essonne – Bd François-Mitterrand – 91000 Évry – France.
  • [3]
    Lames – Université d’Aix-Marseille – MMSH – Maison méditerranéenne des sciences de l’Homme – 5, rue du Château de l’Horloge – BP 647 – 13094 Aix-en-Provence cedex 2 – France.
  • [4]
    IRIS – 190-198, avenue de France – 75013 Paris – France.
  • [5]
    IUT Carrières Sociales – Université Paris 13 – 1, rue de Chablis – 93001 Bobigny – France.
  • [6]
    INED UR05 – 133, boulevard Davout – 75020 Paris – France.
  • [7]
    Rollin Zoé. « Comment comprendre et faciliter le retour en classe des élèves traités pour un cancer ? Retour sur une recherche-action sociologique », article publié dans ce même numéro, p. 309.
  • [8]
    A contrario des études épidémiologiques qui tendent à analyser la sous-déclaration au seul regard des déterminants sociaux des catégories socio-professionnelles.
  • [9]
    Dans une interview pour la revue Ethnographiques [26], Luc Boltanski définit la notion d’épreuve comme « le moment où une incertitude sur la grandeur des uns et des autres est mise sur le terrain, et où cette incertitude va être résorbée par une confrontation avec des objets, avec un monde ».
  • [10]
    Site ressources de l’Observatoire de la réinsertion scolaire des élèves atteints de cancer : http://orseca.com/.
  • [11]
    Guide pour la reconnaissance des maladies professionnelles, en ligne fin 2015 sur www.univ-paris13.fr/giscop/index.php.
  • [12]
    Pour initier une démarche de ce type, un séminaire de recherche « Slow science et recherche action » s’est ouvert en novembre 2014 à l’Institut de recherche interdisciplinaire sur les enjeux sociaux (Iris), à la construction duquel nous participons. Il sera reconduit à la rentrée prochaine : www.ehess.fr/fr/enseignement/enseignements/2014/ue/1110/.

Introduction

1 Si, comme l’introduction de ce numéro spécial le rappelle, les dynamiques de « recherche action » ou « recherche interventionnelle » trouvent leur origine et leur légitimité dans plusieurs courants sociologiques, elles peinent toutefois à être reconnues dans l’espace académique quand elles ne sont pas tout simplement disqualifiées [1]. Pour autant, des approches ethnographiques traditionnelles [2] trouvent leurs limites sur certains terrains d’enquête, notamment celui de la maladie grave. Dans le cadre de nos recherches respectives – la scolarité à l’épreuve de la pathologie cancéreuse et les cancers professionnels et l’accès au droit à réparation (voir encadré) –, nous avons rapidement fait le choix de modalités de recherche insérées dans des dispositifs de type interventionnel. Cela correspondait tout à la fois au désir de ne pas déstabiliser notre population d’enquête, déjà ébranlée par la maladie et les soins et le bouleversement existentiel qui en résulte et à une nécessité méthodologique : celle de pouvoir observer des processus en train de se faire. En effet, l’outillage classique en sociologie ne nous permettait pas de répondre à nos questions de recherche : il nous a donc fallu innover en acceptant un degré d’immersion sur nos terrains. Après avoir précisé les formes et modalités de cette intervention, nous expliquerons en quoi elles favorisent la production de connaissances scientifiques qui seraient, autrement, inaccessibles. Et, nous aborderons, en miroir, les principaux inconforts auquel le recours à ces dispositifs nous expose.

Encadré 1 : En quoi consistent nos recherches ?

La recherche de Zoé Rollin porte sur la scolarité des lycéen-ne-s atteint-e-s de cancer. Elle interroge en quoi le cancer est un « cas-frontière », pour les lycéens et leurs familles mais aussi pour les institutions scolaire et hospitalière. Ces éléments sont interrogés à travers trois outils de recherche : qualitatif (entretiens et observations), quantitatif (au niveau national) et interventionnel (matériau de cet article). Le dispositif interventionnel se nomme « PAS-CAP ! » (Programme d’Accompagnement Socio-Éducatif du retour en classe des élèves atteints de cancer après les traitements aigus).
Celle de Anne Marchand porte sur l’invisibilité sociale des cancers d’origine professionnelle et, plus spécifiquement, sur l’histoire et les facteurs de leur (non) reconnaissance par le système de réparation en maladie professionnelle. Pour ce faire, elle mobilise les outils de la recherche historique et notamment l’analyse d’archives administratives et privées. Elle s’appuie également sur un dispositif d’enquête permanente mis en place par le Groupement d’intérêt scientifique sur les cancers d’origine professionnelle en Seine-Saint-Denis (Giscop93) qui est le matériau de cet article.

En quoi consistent nos interventions ?

2 Recherche action, recherche interventionnelle, aucune des tentatives de définition que nous avons pu trouver dans la littérature ne répond totalement aux dispositifs que nous avons chacune mis en place. Nos thèmes de recherche s’inscrivent dans des préoccupations de santé publique, au croisement de plusieurs univers – l’école, le travail, le droit, la santé. Nos travaux se fondent sur un constat commun : l’existence de personnes atteintes de pathologies cancéreuses qui ne recourent pas ou n’accèdent pas aux bénéfices de politiques publiques, de dispositifs légaux ou réglementaires auxquelles elles pourraient prétendre. En ce sens, ces travaux sont pensés en réponse à une demande sociale plus ou moins explicite. Ils se mènent en partenariat avec des acteurs de natures très différentes, dont l’objectif partagé est bel et bien de transformer l’existant, en l’occurrence de réduire les inégalités sociales face à l’école et face à l’accès au droit à réparation, en lien avec la maladie.

3 Simultanément, c’est bien par et dans cette intervention que s’accomplit également un acte de recherche. La première intervention (figure 1) consiste précisément à expérimenter un programme d’accompagnement socio-éducatif du retour en classe des élèves atteints de cancer après les traitements aigus (PAS-CAP !). Celui consiste concrètement, après un entretien-diagnostic avec l’élève atteint d’un cancer et sa famille, de réaliser des interventions en équipe éducative et en classe, dans l’objectif de sensibiliser les enseignants et les autres élèves de sa classe à la maladie grave et aux effets de celle-ci, et préparer un contexte adapté et apaisé pour cet adolescent de retour dans son établissement. S’il existe une offre institutionnelle pour les élèves malades dans le cadre des projets d’accueil individualisé (PAI) et des projets personnalisés de scolarisation (PPS), il n’existe en revanche aucune intervention de ce type devant des classes en France à l’heure actuelle. Ce faisant, l’objectif est également de générer des situations qui facilitent notre compréhension des difficultés de retour en classe et qui permettent l’observation des professionnels mais aussi des adolescents [7].

Figure 1

Dispositif interventionnel pour le retour en classe des élèves atteints de cancer (« PAS-CAP ! »)

Figure 1

Dispositif interventionnel pour le retour en classe des élèves atteints de cancer (« PAS-CAP ! »)

4 La deuxième intervention (figure 2) repose sur la construction d’un accompagnement de salariés ou d’anciens salariés atteints d’un cancer broncho-pulmonaire dans leur parcours d’accès au droit à réparation en maladie professionnelle. Il consiste à les informer de l’existence du droit à réparation et de leurs possibilités d’y prétendre – ce qui en soi est déjà un puissant facteur de transformation sociale – et à les aider ensuite à constituer leur dossier de déclaration en maladie professionnelle, de son dépôt jusqu’à l’aboutissement de son instruction voire jusqu’aux démarches contentieuses. Au cours de ce processus qui peut se dérouler sur plusieurs années, il s’agit de relever toutes les difficultés exprimées par les requérants, les obstacles qu’ils rencontrent dans l’accès au droit et de rechercher et d’expérimenter avec eux les moyens de les surmonter, dans un contexte partenarial avec les services hospitaliers, la Caisse primaire d’assurance maladie, un cabinet d’avocats, un service social. Ainsi, tout en favorisant l’accès au droit à réparation, cette modalité de recherche permet de saisir les perceptions, les pratiques et usages du droit, en situation, les formes de reconversion au fil du temps, d’identifier la palette des acteurs concernés, les logiques sociales en présence et la nature des différents obstacles rencontrés (structurels, légaux, organisationnels, économiques, culturels, etc.).

Figure 2

Dispositif interventionnel pour l’accès au droit à réparation en cancer professionnel (GISCOP93)

Figure 2

Dispositif interventionnel pour l’accès au droit à réparation en cancer professionnel (GISCOP93)

L’intervention comme outil de production de connaissances scientifiques

5 Sur ces deux champs de recherche, il existe un certain nombre de résultats préexistants desquels nous sommes parties pour construire nos problématiques et faire le choix de dispositifs de type interventionnel.

État de la littérature sur ces deux champs de recherche

6 La plupart des travaux sur la scolarité après un cancer ont été réalisés par des professionnels de santé, des épidémiologistes ou des médecins en France et des infirmières à l’étranger. Ils concernent en grande majorité les enfants scolarisés en primaire, même si quelques études existent sur les adolescents. Un état de la littérature [3] synthétise les enseignements de ces recherches qui s’attachent à questionner le poids des séquelles sur la scolarité après les traitements [4-6] et les difficultés scolaires, comme le redoublement pendant et après la maladie [7]. Les études anglophones interrogent le retour à l’école [8-14], notamment en expérimentant des interventions dans les établissements scolaires [15, 16]. Dans le cas français, une seule étude sociologique porte sur l’après-cancer des personnes traitées pendant l’enfance ou l’adolescence et met en évidence à la fois la rupture de normalité causée par les longs séjours en hospitalisation et les difficultés pouvant survenir dans le cadre du retour en établissement ordinaire [17].

7 Les travaux portant sur la reconnaissance des cancers en maladie professionnelle sont pour la plupart initiés par des épidémiologistes et tendent à démontrer l’écart entre le nombre de cancers reconnus en maladie professionnelle par l’Assurance maladie et ceux qui devraient l’être [18, 19] en parvenant à identifier les contours d’une population de patients éligibles au droit dans un ou plusieurs services hospitaliers. Beaucoup plus rares en sciences sociales, ils sont l’œuvre, dans leur majorité et depuis plus de 20 ans, d’Annie Thébaud-Mony. S’emparant de la question du cancer comme événement sentinelle vis-à-vis du respect des règles de la prévention en milieu de travail et vis-à-vis du système de réparation, cette sociologue a mis au jour les acteurs et les logiques sociales en présence [20]. À l’appui notamment d’études monographiques, combinant entretiens et analyses de dossiers individuels, elle a ainsi démontré que la question des cancers d’origine professionnelle s’inscrivait au cœur d’espaces très conflictuels et de rapports sociaux de domination. Des travaux en histoire et en sciences politiques [21, 22] ont par ailleurs confirmé le « lent déni administratif » [23] des risques au travail et leur relégation dans un espace confiné et distinct de celui de la santé publique.

L’intervention, un contexte propice à la production de connaissances scientifiques

8 Mais ces travaux laissaient dans l’ombre un certain nombre de dimensions utiles à la compréhension des phénomènes que nous voulions étudier. Dans une perspective microsociologique, le recours à un dispositif interventionnel s’est imposé pour parvenir à éclairer ces angles morts.

9 Tout d’abord, intervenir suppose de mobiliser des ressources de différentes natures, de puiser à plusieurs sources, pour réaliser un accompagnement de qualité. Le maintien dans une approche mono-disciplinaire est impossible et le succès de nos entreprises repose sur la nécessité d’associer, dans un cas, la sociologie, le droit, la médecine, la pédagogie, la psychologie, et les sciences de l’éducation et, dans l’autre, la sociologie, l’anthropologie, l’épidémiologie, l’histoire, la médecine, l’ergo-toxicologie, le droit de la protection sociale. Ces allers-retours, particulièrement stimulants, imposent de jongler entre différentes approches disciplinaires qui, si elles traitent de sujets très proches, ont des entrées théoriques extrêmement différentes.

10 De plus, ces dispositifs donnent accès à des résultats de recherche diachroniques et basés sur des études longitudinales. Ils peuvent ainsi rendre compte de processus dynamiques et aident à saisir toutes les bifurcations et reconfigurations au fil du temps, a contrario des recherches qui se fondent sur un matériel collecté à un ou à plusieurs moments. Le dispositif d’accompagnement du retour en classe « PAS-CAP ! » permet de revenir sur la trajectoire scolaire et médicale de l’élève qui a été traité pour un cancer, à l’aide d’un questionnaire très détaillé et d’un entretien diagnostic avec l’élève et ses parents, mais aussi d’étudier l’établissement et le retour en classe in situ et, enfin, de suivre au fil de l’année scolaire les évolutions de la situation de l’élève concerné. Le dispositif d’accompagnement au recours au droit à réparation permet d’apercevoir combien l’expérience de la maladie de ces salariés et anciens salariés, son appréhension et ses évolutions, sont au cœur des modalités d’engagement dans le recours au droit (ou, au contraire, de refus ou d’abandon) ; le cancer, facteur de sidération [24], se lit d’ailleurs comme l’un des principaux obstacles à la déclaration en maladie professionnelle. Il rend compte d’évolutions et de bifurcations dans les parcours d’accès au droit, à l’appui de motifs toujours très singuliers et situés dans le temps.

11 Il est ainsi possible d’appréhender et d’étudier la question de la recomposition existentielle au fil du temps, en lien avec la « rupture biographique » causée par le cancer [25], et de saisir ainsi les différentes rationalités sur lesquelles se fondent les retours à l’école ou l’engagement dans le recours au droit.

12 Ensuite, ces dispositifs permettent d’accéder à des situations qui seraient difficilement observables autrement. Lors des réunions en équipe éducative, les données observées rendent compte du positionnement des professionnels par rapport à la situation de maladie grave d’un de leurs élèves. Mais surtout, en réaction aux propositions qui leur sont faites, leurs manières de présenter les situations, leurs façons de réagir, leurs propos permettent d’accéder finement aux stratégies discursives des différents acteurs tout comme à leurs gestuelles. Lors des séquences en classe, le dispositif « PAS-CAP ! » offre la possibilité, qui serait autrement inaccessible, d’observer les élèves dans une situation interactionnelle où ils sont conviés à réfléchir au retour d’un des leurs, après la maladie : ainsi sont collectées les représentations, les émotions des adolescents, leurs réactions, en complément de l’exploitation, plus classique, d’un questionnaire. L’entretien-bilan, réalisé avec le patient-élève et la famille, quant à lui, permet au jeune de revenir sur sa trajectoire médicale et scolaire, avant, pendant et après la maladie tout en l’amenant à présenter la situation vécue après l’intervention, ce qui permet de créer une forme de suivi ethnographique.

13 Dans la recherche sur l’accès au droit à réparation, le dispositif interventionnel met en évidence le fait que l’ignorance du droit et des risques cancérogènes ne suffit pas à expliquer la sous-déclaration des cancers d’origine professionnelle. À la réception d’un nouveau courrier concernant leur dossier par exemple, les enquêtés n’hésitent pas à exprimer leurs inquiétudes, leurs colères, leur embarras, ni à digresser. Et ce d’autant plus qu’ils envisagent le « chercheur-acteur » comme un « apprenant », disponible de surcroît et dans une démarche compréhensive. « J’ai pensé que cela pouvait vous intéresser », « je n’en peux plus et je ne sais pas à qui le dire », « je me suis souvenu d’un truc hier » : très fréquentes, ces occurrences favorisent l’accès à une large palette de motifs (le sens que l’on donne à ce que l’on fait, la pertinence accordée à l’offre de droit, la nouvelle hiérarchie des priorités, la citoyenneté sanitaire…), dans leurs dimensions les plus embusquées [8].

14 Enfin et surtout, parce que l’intervention place les chercheurs en tension, en friction, en confrontation avec l’existant, dans la perspective de le transformer, nous pouvons mesurer à cette place, avec plus d’acuité encore que si nous étions seulement en situation d’observantes, « l’épreuve [9] » [27] des élèves et de leur famille, des (anciens) salariés et de leur entourage, dans le « parcours du combattant » qui est le leur. Elle se révèle au cours de l’intervention et, pour une part, devient aussi la nôtre : avec les personnes directement concernées, élèves, salariés et leur famille, nous sommes confrontées à l’adversité des institutions et de leurs acteurs, nous partageons sentiments de colère et incompréhensions, nous ressentons les violences sociales et symboliques.

15 En équipe éducative, Zoé Rollin est ainsi amenée à négocier des aménagements pour des élèves en situation de handicap, séquelles de la pathologie cancéreuse. Dans ce cadre, elle se heurte parfois à de profondes résistances de la part de certains enseignants. Elle est alors partagée entre une compréhension importante des difficultés propres à la profession enseignante et un dispositif, qui la place de manière inédite pour une enseignante, aux côtés, voire du côté des familles. C’est alors que, plongée dans l’expérience des jeunes et de leurs parents, elle doit chercher à argumenter de manière diplomatique pour participer à une négociation d’aménagements ou de sensibilisation pertinente. Paradoxalement, cette posture lui offre la possibilité de se décentrer totalement de son identité d’enseignante et, partant, la conduit à produire davantage encore de travail réflexif que d’autres situations plus observationnelles, comme des moments de cours par exemple. Dans le suivi des dossiers de demande de réparation, Anne Marchand identifie parfois des erreurs dans l’instruction ou le non-respect des règles juridiques. En alertant les enquêtés et en leur confiant les outils nécessaires (des modèles de courrier mentionnant les articles de loi concernés notamment), elle leur donne la possibilité de faire valoir leurs droits et de contester. Mais engagée dans cet accompagnement, elle éprouve ensuite avec eux les difficultés à obtenir satisfaction, le cloisonnement des services, les injonctions contradictoires, la durée des procédures, le manque de considération, la négligence, la discrimination…, autant d’éléments riches de sens pour l’analyse.

16 Soumises à l’épreuve vécue par les enquêtés, nous avons toutefois la possibilité toutes deux, dans le cadre des partenariats institutionnels noués, d’intervenir directement auprès des acteurs concernés pour signaler les entorses aux règles et les questionner. Nous accédons ainsi à ce qui demeure une « boîte noire » pour les enquêtés, l’autre côté du miroir, et pouvons identifier de l’intérieur les obstacles à la mise en pratique du droit dans leur diversité (structurels, organisationnels, culturels, professionnels, etc.). Cette possibilité d’occuper en alternance des positions différentes, de part et d’autres de frontières habituellement étanches, nous offre une multiplicité d’angles de vue extrêmement féconde à l’analyse.

Faire face aux situations inédites : les inconforts de l’intervention

17 Plus globalement, le dispositif interventionnel nous permet également de surmonter le malaise que nous avions ressenti, sur nos terrains d’enquête respectifs, lors de nos premiers contacts avec des personnes atteintes de cancer, parfois en fin de vie : quel « intérêt supérieur » de la recherche pouvait justifier que nous les sollicitions dans ce contexte extrême, de profonde vulnérabilité ? Le fait que ces enquêtés puissent jouir du bénéfice plus ou moins immédiat de notre intervention a rendu nos sollicitations de chercheurs plus légitimes, moins déplacées et nous a aussi permis d’affronter des situations que nous aurions sans doute chercher à éviter si nous étions restées impuissantes, dans l’impossibilité d’apporter quoi que ce soit, au risque de conforter des angles morts de la recherche.

18 Mais si l’intervention constitue un réel apport dans la production de connaissances scientifiques, il nous place également dans des configurations inhabituelles et qui obligent à des arbitrages et ajustements permanents.

Une relation qui « oblige »

19 La relation, d’une façon générale, est au cœur de l’approche ethnographique, mais elle prend ici, dans le dispositif interventionnel de recherche, des formes particulières : nous ne sommes plus seulement en relation avec les enquêtés mais actrices d’un dispositif, d’une intervention dont ils sont les bénéficiaires ; notre responsabilité est engagée, à l’échelle individuelle et collective, et les liens noués n’en sont que plus forts. Ils facilitent l’établissement d’une relation de confiance, ouvrant par là même des voies d’accès à la connaissance de situations auxquelles nous n’aurons autrement pas accès. Mais ils nous « obligent » aussi en retour, quitte à nous confronter à des sollicitations relativement inédites dans notre activité de chercheur : c’est ainsi que nous pouvons être invitées, dans leur chambre d’hôpital, aux derniers moments de vie des enquêtés, devenir les confidentes d’angoisses qu’ils ne souhaitent pas partager avec leurs proches ou nous retrouver malgré nous au cœur de conflits familiaux. Il faut alors bricoler, avec nos contextes et sensibilités respectives, les ressources pour reconstruire la distance nécessaire à l’analyse et à la compréhension. Si cet impératif se constate également dans une démarche ethnographique, il atteint ici un degré quelque peu différent, dans le sens où la réflexivité et la distanciation deviennent des réquisits pour continuer à agir et à observer.

Une sortie de terrain délicate

20 La relation engage, mais il vient un moment où il faut la dénouer, quand le dispositif interventionnel a atteint ses objectifs. Au regard du contexte de grande vulnérabilité des enquêtés, les modalités pour parvenir à « quitter le terrain » ne vont pas de soi. D’une part, le dispositif interventionnel, s’il produit toujours de la connaissance, est loin d’être systématiquement couronné de succès pour les enquêtés. Certaines situations individuelles ne connaissent pas d’améliorations et l’échec de ces démarches ne peut en lui-même signer l’arrêt de la relation ; il faut prendre le temps d’accompagner la déception des enquêtés, leur déstabilisation éventuelle. D’autre part, l’amélioration des conditions de retour en classe d’un élève ou l’aboutissement d’un dossier de reconnaissance en cancer professionnel d’un patient ne signifie pas toujours la possibilité de quitter le terrain. Les enquêtés continuent parfois à nous solliciter sur telle ou telle question qui conservent un lien avec nos travaux.

21 Se pose donc la question de la pérennité des dispositifs interventionnels au-delà des temporalités de nos travaux de recherche. Dans un cas comme dans l’autre, nous avons décidé de construire des outils au service des acteurs (site Internet [10], guide pratique [11]) qui survivent à notre présence sur le terrain et se nourrissent de notre expérience dans l’intervention. Mais parce que ces réalisations ne sont pas reconnues dans le champ de la recherche, cet investissement est difficile à justifier auprès de nos pairs tant en termes de temps passé que de financement, et peut prendre la forme d’un travail « clandestin », a contrario de l’intérêt exprimé par les acteurs de terrain.

22 À l’inverse, il nous faut aussi admettre qu’au cours des processus d’intervention, les enquêtés eux-mêmes opèrent de brusques ruptures relationnelles parce qu’une étape peut réveiller des souffrances ou parce que la maladie contraint au repli. Il s’agit alors d’accepter la perte de connaissance liée à ce retrait, mais aussi de faire face à la soudaineté de ces ruptures de lien, le décès des enquêtés représentant à cet égard la forme de rupture la plus violente.

Sur la corde raide avec les partenaires : les risques de rupture

23 Les dispositifs ainsi mis en place nous permettent, grâce aux partenariats noués, de traverser les frontières d’espaces normalement clos et de pouvoir être présentes de part et d’autre, du côté des élèves, de leur famille et du côté des enseignants et des hospitaliers pour l’une, du côté des patients, de leur famille et du côté des agents de l’assurance maladie, des médecins, des services sociaux pour l’autre. L’intervention nous confère ainsi une position d’intermédiaire, voire de médiatrice, qui permet tout à la fois de faciliter la situation des enquêtés et d’accéder à la connaissance.

24 Mais dans les moments de revendication qui peuvent mettre le chercheur en porte-à-faux avec les acteurs institutionnels que sont nos partenaires, il lui faut dans le même temps demeurer particulièrement vigilant à ne pas rompre ces partenariats. C’est alors la dimension recherche du dispositif interventionnel qui pèse dans la balance, et la capacité à justifier de l’intérêt d’un positionnement pour la recherche, mais également pour ces acteurs. En nous situant dans une approche compréhensive, en restituant nos résultats au fur et à mesure, nous participons à rendre intelligibles les phénomènes auxquels nous nous intéressons et leur fournissons des éléments de compréhension auxquels, de leur place et avec leurs contraintes, ils ne pouvaient accéder et desquels ils sont en attente. Ce mode de restitution permanent, s’il garantit un enrichissement en temps réel de notre travail, peut également nous soumettre aux risques d’une instrumentalisation, dans le cadre de rapports hiérarchiques entre les différents acteurs ou lorsque nos résultats sont utilisés par des institutions partenaires pour justifier de leur engagement dans l’amélioration de la qualité de vie des patients atteints de cancer, quand bien même elles n’ont rien modifié structurellement.

25 Ces dispositifs interventionnels ne peuvent en effet être en eux-mêmes de véritables vecteurs de changement social. S’ils permettent de réduire momentanément des inégalités sociales en lien avec la santé, ils ne transforment pas pour autant durablement l’existant, n’étant pas en mesure de faire face aux résistances structurelles qui dépendent, elles, du champ politique. Mais ils font incontestablement figure de dispositifs expérimentaux dont les résultats devraient encourager les pouvoirs publics à prendre leurs responsabilités, c’est-à-dire à internaliser les coûts de ces dispositifs pour les pérenniser et sont, en ce sens, résolument politiques.

Conclusion

26 Dans le champ du cancer, comme sur d’autres terrains dits « sensibles », une démarche interventionnelle offre un contexte de recherche particulièrement heuristique dans le sens où il autorise l’observation de l’intérieur, de processus en train de se faire et qui n’existeraient pas sans l’intervention elle-même. Ce type de dispositif a ainsi toute sa place dans la boîte à outils du chercheur, comme support de production de connaissances scientifiques. Par ailleurs, dans une démarche de santé publique, il participe à la réduction des inégalités sociales auxquelles sont confrontées des personnes atteintes de pathologies cancéreuses. Notre posture de chercheur est donc renouvelée mais également ambivalente : si accompagner légitime l’observation et la recherche, la proximité avec les enquêtés et la responsabilité vécue dans le cadre de ces projets peut devenir pesante, et nous conduit parfois à adopter des postures d’évitement pour ne pas être en situation de saturation émotionnelle. Ces extrêmes pourraient probablement être limités, si, comme dans le travail sanitaire et/ou social, il existait dans le monde de la recherche sociologique des espaces d’échanges collectifs sur ces pratiques de recherche à l’appui de dispositifs interventionnels [12].

27 Aucun conflit d’intérêt déclaré

Bibliographie

Références

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    Thébaud-Mony A. De la connaissance à la reconnaissance en maladies professionnelles, acteurs et logiques sociales. Paris : La Documentation Française ; 1991. 284 p.
  • 21
    Rosental PA. De la silicose et des ambiguïtés de la notion de « maladie professionnelle ». Revue d’histoire moderne et contemporaine. avr 2009 ;56-1(1) :83-98.
  • 22
    Déplaude MO. Codifier les maladies professionnelles : les usages conflictuels de l’expertise médicale. Revue française de science politique. 2003 ;53(5) :707-35.
  • 23
    Hatzfeld N. Les malades du travail face au déni administratif : la longue bataille des affections périarticulaires (1919-1972). Revue d’histoire moderne et contemporaine. 2009 ;56(1) :177-96.
  • 24
    Bataille P. Un cancer et la vie : Les malades face à la maladie. Paris : Jacob Duvernet ; 2003. 256 p. (Voix et regards).
  • 25
    Bury M. Chronic illness as biographical disruption. Sociol Health Illn. 1982 ;4(2) :167-82.
  • 26
    Blondeau C, Sevin JC. Entretien avec Luc Boltanski, une sociologie toujours mise à l’épreuve. ethnographiques.org. 2004 ; 5 : n.p. [Visité le 9/02/2015]. En ligne : http://www.ethnographiques.org/2004/Blondeau,Sevin.
  • 27
    Thévenot L, Boltanski L. De la justification : les économies de la grandeur. Paris : Gallimard ; 1991. 483 p. (NRF Essais).

Mots-clés éditeurs : épistémologie, relations chercheur-enquêté, production de connaissances, sociologie

Date de mise en ligne : 24/08/2015.

https://doi.org/10.3917/spub.153.0331

Notes

  • [1]
    Giscop93 (Groupement d’intérêt scientifique sur les cancers d’origine professionnelle en Seine-Saint-Denis) – Université Paris 13 – 74, rue Marcel-Cachin – 93000 Bobigny – France.
  • [2]
    IDHES (UMR 8533) – Université d’Évry Val d’Essonne – Bd François-Mitterrand – 91000 Évry – France.
  • [3]
    Lames – Université d’Aix-Marseille – MMSH – Maison méditerranéenne des sciences de l’Homme – 5, rue du Château de l’Horloge – BP 647 – 13094 Aix-en-Provence cedex 2 – France.
  • [4]
    IRIS – 190-198, avenue de France – 75013 Paris – France.
  • [5]
    IUT Carrières Sociales – Université Paris 13 – 1, rue de Chablis – 93001 Bobigny – France.
  • [6]
    INED UR05 – 133, boulevard Davout – 75020 Paris – France.
  • [7]
    Rollin Zoé. « Comment comprendre et faciliter le retour en classe des élèves traités pour un cancer ? Retour sur une recherche-action sociologique », article publié dans ce même numéro, p. 309.
  • [8]
    A contrario des études épidémiologiques qui tendent à analyser la sous-déclaration au seul regard des déterminants sociaux des catégories socio-professionnelles.
  • [9]
    Dans une interview pour la revue Ethnographiques [26], Luc Boltanski définit la notion d’épreuve comme « le moment où une incertitude sur la grandeur des uns et des autres est mise sur le terrain, et où cette incertitude va être résorbée par une confrontation avec des objets, avec un monde ».
  • [10]
    Site ressources de l’Observatoire de la réinsertion scolaire des élèves atteints de cancer : http://orseca.com/.
  • [11]
    Guide pour la reconnaissance des maladies professionnelles, en ligne fin 2015 sur www.univ-paris13.fr/giscop/index.php.
  • [12]
    Pour initier une démarche de ce type, un séminaire de recherche « Slow science et recherche action » s’est ouvert en novembre 2014 à l’Institut de recherche interdisciplinaire sur les enjeux sociaux (Iris), à la construction duquel nous participons. Il sera reconduit à la rentrée prochaine : www.ehess.fr/fr/enseignement/enseignements/2014/ue/1110/.
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