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Article de revue

Le temps du mourir et le temps de l'hôpital : prise en charge des patients en fin de vie aux Urgences

Pages 269 à 278

Notes

  • [1]
    MCU-PH de santé publique, Hôpitaux universitaires Paris-Seine-Saint-Denis, Université Paris 13, IRIS, 74 rue Marcel Cachin - 93017 Bobigny Cedex, France.
  • [2]
    Maître de conférences en sociologie, Institut de Recherche Interdisciplinaire sur les enjeux Sociaux, Université Paris XIII, Inserm-CNRS-EHESS (IRIS).
  • [3]
    Maître de conférences, psychologue clinicienne, Maison médicale Jeanne Garnier Paris, JE 2535 « éthique, professionnalisme et santé », Université Européenne de Bretagne, Brest.
  • [4]
    Article D 712-56 du Code de la Santé Publique repris par la Circulaire N°195 du 16 avril 2003.
  • [5]
    Cependant des crédits de mission d’intérêt général (MIGAC) financent par exemple les équipes mobiles de soins palliatifs.
  • [6]
    Code de la Santé Publique article L111-12.
  • [7]
    Il existe pour quelques Groupes Homogènes de Malades un tarif plus intéressant lié au décès s’il survient en moins de 2 jours.

Introduction

1La moitié des décès en France se produit dans les hôpitaux publics et privés [1]. Les services qui sont le plus concernés par ces décès sont les unités de réanimation et les services des urgences [2]. Nous avons choisi d’étudier les conditions de la mort aux Urgences, car cela nous semble une réalité mal connue, alors même que le nombre de décès dans ces unités est de 1 à 2 par semaine en moyenne [3], ce qui représente de 7 à 17 % des décès hospitaliers [2].

2Depuis les travaux pionniers de Peneff en 1992 [4], les prises en charge dans les services d’Urgence ont fait l’objet de peu de publications. Tourneret et Mino [5] y ont étudié les processus de prise de décision d’arrêt ou de limitation de traitements. À l’exception de ce travail, la littérature médicale, nationale et internationale, présente le plus souvent des données statistiques centrées sur les caractéristiques des patients décédés. Ces travaux attirent l’attention sur l’inadéquation de ces services pour les prises en charge palliatives. Ils s’interrogent sur la capacité des services d’Urgence à respecter le confort et la dignité du patient en phase terminale, mais sans faire d’étude précise des prises en charge, ni des facteurs à l’origine de ces problèmes [6-8]. Ils soulignent les caractéristiques du travail aux Urgences qui ne laissent pas de temps pour planifier les soins adéquats et pour effectuer un travail relationnel avec le patient et son entourage. Ils suggèrent qu’il existe un risque d’administration de techniques et de traitements médicaux inutiles [9-12]. En 2003, la Société Française de Médecine d’Urgence émet des recommandations sur une « démarche éthique » insistant sur la nécessité de « redonner sa place à la mort » : « le médecin urgentiste doit faire preuve (…) de discernement pour reconnaître (…) une évolution fatale attendue (…) et (pour reconnaître) que son intervention (…) l’engagerait dans une obstination déraisonnable » [13]. Notre objectif était de caractériser, par une étude qualitative les pratiques médicales et soignantes auprès des patients en fin de vie dans ces services et de faire apparaître les difficultés de mise en place de prises en charge adaptées. Nous avons fait l’hypothèse que des facteurs réglementaires et organisationnels érigeaient des obstacles au recours à la démarche palliative pour les patients en fin de vie. C’est au cours de l’étude que nous est apparu également l’importance des cultures professionnelles et des contraintes économiques.

Méthodologie

3L’étude s’est déroulée sur une année et a été réalisée dans les services d’hospitalisation des Urgences de deux hôpitaux universitaires [14]. Deux méthodes d’investigation qualitatives ont été utilisées, l’observation directe non participante de type ethnographique et des entretiens semi-directifs en groupe. Une soixantaine de séquences d’observations ont été réalisées au total, incluant week-ends et nuits entre juin 2006 et avril 2007. Ces observations ont eu lieu dans les unités d’hospitalisation de courte durée (UHCD), c’est-à-dire la dizaine de lits situés dans le service des urgences, mais à l’écart de l’accueil et des boxes de consultation où les patients sont accueillis à leur arrivée. C’est là que se produisent la plupart des décès. L’observation s’est structurée autour de plusieurs thématiques : la nature des actes de soin, le contenu et la répartition des tâches, les savoirs et les savoir-faire mobilisés par les soignants et les interactions entre les différents acteurs du soin, les malades et les familles. Après les observations, trois séances d’entretiens semi-directifs ont été menées, dans chacun des deux services, regroupant entre 6 et 10 soignants afin de recueillir leurs interprétations de la nature et du sens de leur activité auprès des personnes en fin de vie et de leurs familles.
Nous traiterons ici de patients hospitalisés aux Urgences qui y meurent ou de ceux qui étaient identifiés par les médecins dans une trajectoire irréversible de fin de vie. Quinze patients ont relevé de ces catégories lors de nos observations. Pour présenter les résultats, nous avons élaboré une typologie de ces patients selon leur mode de prise en charge en rapport avec la perception de l’échéance de la mort par les médecins. Avant de la présenter, nous allons souligner les contraintes règlementaires qui pèsent sur les services d’urgences.

Résultats

Une contrainte réglementaire : la brièveté de la durée du séjour

4La mission de l’UHCD est de faire rapidement un diagnostic et de stabiliser l’état du malade avant de l’orienter vers un service de spécialité « avec le maximum de renseignements », ou de lui permettre de rentrer à domicile. La loi stipule que la durée du séjour dans les UHCD doit être de moins de 24 heures dans au moins 90 % des cas [4]. Les tâches et le rythme de travail sont dès lors dictés par cette obligation. Les malades arrivant en flux continu, il s’agit de faire sortir les patients vite pour libérer des places pour les nouveaux entrants. Dans les deux UHCD étudiées, les internes se plaignent de n’avoir pas le temps de réfléchir à la prise en charge la plus adaptée à chaque patient. Ils passent plus de temps à négocier au téléphone pour transférer le malade qu’à réfléchir à sa prise en charge. Mais l’admission dans un service de spécialité, en particulier dans les hôpitaux universitaires, dépend souvent de la « force mobilisatrice » du malade, c’est-à-dire de l’intérêt de sa pathologie pour l’enseignement ou la recherche, mais aussi de la quantité de soins nécessaires pour sa prise en charge et de l’anticipation de la durée de son séjour [15]. Si le patient a besoin de peu de soins pendant une courte durée, il sera plus facile de lui trouver une place. Or les personnes en fin de vie présentent rarement ces caractéristiques. C’est en particulier le cas des personnes âgées ayant fait un accident vasculaire cérébral massif. Ainsi, alors que dans l’esprit de la loi le passage dans un service de spécialité devrait s’inscrire dans une continuité, il se heurte à de nombreux obstacles que nous analyserons plus loin.

Un turn-over du personnel médical

5Les soignants des Urgences se répartissent entre les deux unités : le service d’accueil et de consultation d’une part et l’UHCD d’autre part. En raison de l’incertitude permanente quant au flux des malades entrants et à leur état de gravité, l’affectation des médecins entre ces deux lieux peut varier très rapidement. Dès que possible, ils quittent l’UHCD pour retourner travailler à l’accueil, surtout quand il y a affluence. De plus les médecins des Urgences, seniors ou internes, assurant des gardes de nuit, bénéficient de repos compensateurs, ce qui entraîne des changements continuels dans l’équipe médicale. Cette mobilité, comme le rythme de présence spécifique au service, nuisent à la collégialité des décisions à prendre au quotidien en matière de prise en charge thérapeutique.

Les « patients palliatifs »

6Pour les malades dont le décès à court terme est anticipé dès l’arrivée aux Urgences, le médecin note dans les dossiers d’admission la mention « soins palliatifs » ou « ne pas réanimer », plus rarement « en phase terminale ». Ces patients sont très rapidement hospitalisés à l’UHCD. Les infirmières disent : « on a une fin de vie ». Ce sont des patients qui sont victimes d’accidents aigus d’évolution létale à très court terme, ou atteints de maladies chroniques en phase terminale, le plus souvent de cancers. Pour ces patients, les équipes de soins modifient l’organisation habituelle du travail, en s’efforçant de « donner plus de temps au malade » et pour cela, les habitudes de coopération entre aides-soignant(e)s et infirmier(e)s sont renforcées, « être auprès du malade au moment de la mort » est une mission que les soignants rappellent à plusieurs reprises. Les équipes mettent également en œuvre ce qu’elles nomment des « soins palliatifs ». Ceux-ci se traduisent essentiellement pour les infirmier(e)s et aides-soignant(e)s par des soins de nursing. Ils cherchent à assurer à travers le toucher une relation de qualité, le confort du malade devient l’objectif prioritaire. Les médecins prescrivent presque systématiquement des thérapies antalgiques de palier 3 (morphiniques), la sédation est fréquente. L’autre objectif prioritaire pour les soignants est l’accompagnement de la famille, d’autant que le patient est le plus souvent inconscient. Cet accompagnement se concrétise par du soutien psychologique et des gestes de réconfort pour la préparer à l’échéance du décès. Cette organisation du travail est informelle, ne faisant pas l’objet d’un protocole écrit. Médecins seniors ou internes se chargent eux aussi de « préparer la famille » en lui annonçant un «pronostic réservé » ou de lui annoncer l’aggravation de l’état du malade et le décès attendu. Dans ces cas, la décision de mettre en œuvre un traitement dit « palliatif » fait consensus dans l’équipe, toutefois elle ne s’applique qu’aux patients en phase terminale, voire en phase agonique.

Les patients qui passent du curatif au palliatif

7Pour la majorité des patients de l’UHCD le pronostic de mort n’est pas envisagé. Les traitements entrepris sont des traitements curatifs. Mais s’il y a aggravation de l’état du patient dans ce court laps de temps du passage dans l’unité et que l’échéance de la mort apparaît inéluctable au médecin présent, il décide de passer à une prise en charge « palliative ». Ce changement reçoit l’adhésion de tous les soignants. La famille est avertie de la mort prochaine et du passage à « des soins palliatifs ». Comme dans le cas précédent, cela se traduit par des prescriptions de morphiniques et parfois par l’introduction d’une sédation. Toutefois, il arrive que les signes précurseurs de la mort n’aient pas été identifiés et que la mort survienne « à l’improviste ». Une infirmière relate à l’enquêtrice un décès qui vient de survenir : « Les aides-soignants venaient de faire le change, un quart d’heure après, je viens avec mon matériel pour les examens bio, je rentre dans la chambre… il était parti (sic). On n’était pas préparé. On ne pensait pas qu’il allait mourir… en tout cas pas si vite ! Personne ne le pensait, le médecin non plus. On était en plein dans l’actif (…) Le fils est venu l’après-midi ; on lui a dit… que le pronostic était réservé, mais… on n’a pas fait du relationnel ». Ce décès culpabilise les soignants car ils n’ont pas mis en œuvre une organisation du travail spécifique pour le mourant et ses proches. La situation est alors difficile à supporter sur le plan psychologique pour les familles et les soignants qui n’ont pas pu « se préparer ».

Les patients entre deux logiques : curative et palliative

8Toutefois, pour un certain nombre de patients, l’incertitude ne porte pas sur le pronostic mais sur l’échéance de la mort. Ces malades sont à une phase avancée d’une affection grave et incurable. Même s’ils sont considérés comme « hors de toutes ressources thérapeutiques », les médecins qui prennent en charge ces malades ne vont pas faire de choix entre démarche curative ou palliative. Les soins dits « actifs » perdurent, associés à des soins de confort. L’objectif reste de stabiliser suffisamment l’état des patients afin de les transférer dans un service de spécialité. Mais ceux-ci n’en veulent pas, ce qui allonge le temps de présence à l’UHCD. La succession des équipes médicales liées à l’organisation du service, ainsi que l’absence de protocole pour ces prises en charge, se traduisent par des variations de choix thérapeutiques. En l’absence de prise de décision collégiale, la prise en charge devient incohérente et ce, d’autant plus que la durée d’hospitalisation s’accroit. Il n’y a pas alors de décision, thérapeutique ou palliative, qui fasse consensus parmi les médecins, ni entre les médecins et les paramédicaux.

9

M. L, 74 ans, grabataire, est hospitalisé à la suite d’une suspicion de récidive d’AVC avec probable pneumopathie d’inhalation. Il est inconscient. Le médecin de l’accueil a écrit sur le dossier : « fin de vie ». Pendant plus d’une semaine, le personnel essaie de le transférer dans d’autres services, sans succès. La prise en charge est chaotique, oscillant entre le curatif et le palliatif selon les directives des seniors qui se succèdent chaque jour, laissant les internes assez désemparés : « Il y a un problème de continuité des soins. Pour les fins de vie, il n’y a pas de ligne de conduite, c’est tout et n’importe quoi, tout le monde est perdu et même parfois on ne s’en occupe plus. »
(interne)

10C’est aussi le cas de patients atteints de cancers en échappement thérapeutique. Pour les médecins du service des urgences, c’est dans le service de spécialité où ils ont été suivis qu’ils doivent être hospitalisés. C’est le cas de M. C atteint d’une leucémie et préalablement suivi dans le service d’hématologie où les internes essaient en vain de le faire admettre. Le chef de clinique d’hématologie finit par venir à l’UHCD au bout de deux jours et confirme qu’il « n’y a pas de lit libre » et que « le malade n’est pas prioritaire par rapport à ceux pouvant encore bénéficier de traitements ». Ceci exaspère le personnel des Urgences et en particulier le chef de service qui clame haut et fort que : « le service ne peut pas fonctionner comme ça ».

11Dans ces cas de mort anticipée sans délai prévisible, la plupart des médecins préfèrent continuer des thérapeutiques de stabilisation du malade, comme les perfusions, transfusions, alimentation par sonde, oxygénothérapie. Certains prescrivent même des examens diagnostics inutiles. La question de l’utilité de ces actes pour le malade et de leur effet sur sa qualité de vie n’est pas réellement posée. Si le patient ne meurt pas, il finit par être transféré le plus souvent « à la hussarde », de nuit, en faisant appel à la direction de l’hôpital qui impose le transfert dans un service de soins où un lit s’est libéré. Ces pratiques ne font pas l’unanimité dans le service car certains préféreraient que le malade ne soit pas déplacé. Une interne s’exclame, en apprenant que la malade dont elle s’occupait la veille a été transférée autoritairement dans un service de soins pendant la nuit : « Mais ils vont me la tuer ! Elle a six de tension ! ». Mais le chef de service exerce une pression répétée sur son personnel pour qu’il procède à ces transferts si le séjour se prolonge et déclare à l’enquêtrice : « L’éthique et l’économie ne vont pas ensemble ».

12Des infirmières désapprouvent également ces pratiques et essaient de les contourner. Il est arrivé qu’une malade ne soit pas transférée parce qu’une infirmière l’avait dit « trop fatiguée » et qu’une cadre infirmière « oublie » de transférer un patient âgé en phase terminale. Quant aux internes, il leur est difficile de critiquer les choix thérapeutiques des médecins seniors, même quand ils ont l’impression que le traitement est « un peu barbare ». Des infirmières peuvent également manifester leur désaccord avec les choix thérapeutiques des médecins seniors, par exemple quand un traitement curatif ou un examen invasif est mis en œuvre alors qu’elles jugent que le malade est « irrécupérable ». Elles n’interviennent pas officiellement dans les décisions thérapeutiques, mais certaines d’entre elles suggèrent des prescriptions aux internes, donnent leur avis sur les choix effectués et éventuellement leur montrent leur désapprobation, par exemple dans le cas d’une patiente âgée, inconsciente, déclarée « en fin de vie », pour qui le médecin senior a prescrit un médicament cardiotonique par sonde naso-gastrique. Elles n’expriment leur désaccord qu’aux internes et elles exécutent les prescriptions, même quand elles les réprouvent. Elles s’efforcent aussi d’assurer une certaine continuité de la prise en charge par les transmissions de consigne entre équipes de jour et de nuit, mais elles peuvent se heurter à des ruptures liées à l’organisation du service : « On dit, et même on écrit, “non réanimable” et un autre médecin appelle la réa ! Que transmet-on à l’équipe de nuit ? ». Ces observations confirment aussi à quel point les identités professionnelles et les places occupées dans l’organisation du travail influencent les attitudes et les pratiques du personnel. Anne Paillet [16] a observé des phénomènes similaires dans un service de réanimation néonatale.
La gestion de ces patients « entre deux logiques » suscite donc un malaise du côté des internes, des critiques de la part des infirmières et parfois aussi un malaise des familles qui ne comprennent pas les changements de traitement.

Discussion

13Que révèlent ces constats sur les manières de gérer les patients en fin de vie ?

Une culture médicale de l’efficacité clinique particulièrement marquée

14Les médecins qui dirigent ces services sont souvent des réanimateurs. Leur formation privilégie la rapidité des prises de décision, la justesse de repérage des situations mettant en jeu le pronostic vital, l’apprentissage des gestes « qui sauvent » et non la démarche palliative. Comme le notent Tourneret et Mino : « C’est l’acquisition d’un savoir faire technique qui unifie le groupe et l’interrogation éthique n’y est pas pratique courante » [5]. Cette culture de l’efficacité se retrouve aussi dans d’autres services, comme l’a montré Baszanger pour la cancérologie, où « l’ethos de l’action est forte » [17]. Cependant, les médecins qui travaillent aux Urgences ont des parcours professionnels divers, plusieurs étant issus ou ayant encore une activité de médecine générale, ce qui les rend, selon les internes, plus enclins à une approche palliative. Par ailleurs, chez les réanimateurs et chez les urgentistes, la culture évolue. En 2002, la Société de Réanimation de Langue Française (SRLF) a émis des recommandations, réactualisées en 2009, sur les limitations et arrêts de thérapeutiques actives (LATA) [18] et en 2003, la Société Française de Médecine d’Urgences a développé une réflexion et émis des recommandations concernant la dimension éthique dans les situations d’urgences [13].

Un service ni conçu ni organisé pour une prise en charge de ces malades

15Son architecture et son organisation sont conçues pour répondre à sa mission première : une réponse rapide et technique à des cas « graves ». Ce lieu, où décède un nombre important de patients, ne permet pas toujours l’hospitalisation dans une chambre individuelle et ne comporte aucun lieu de confidentialité pour s’entretenir avec les familles. Celles-ci sont informées de l’état critique du patient dans le couloir où défilent nombre d’intervenants. L’organisation des équipes se traduit par la multiplicité et la rotation des médecins, ce qui contribue à la fluctuation des choix thérapeutiques dès que?le séjour dépasse le délai réglementaire. Les familles n’ont pas d’interlocuteur référent à qui s’adresser. Les médecins n’ont que peu de temps pour s’entretenir avec elles. Les choix thérapeutiques sont du ressort du médecin senior du jour sollicité par l’interne. Les décisions peuvent difficilement être collectives, du fait des rotations incessantes et aucun protocole de prise en charge des patients en fin de vie n’est établi, alors que, dans les services enquêtés, il en existe pour d’autres situations cliniques. À?l’inverse on peut citer le service d’urgences du CHU de Nantes qui a, depuis plusieurs années, mis en place une procédure d’aide à la décision pour le traitement des patients en fin de vie [19]. Dans les services enquêtés, il y a des staffs de formation à destination des internes mais les participants n’abordent pas la question de la fin de vie. L’organisation qui privilégie la rapidité de transfert des patients ne laisse pas le temps de la réflexion nécessaire à une prise en charge dont l’objectif serait le bien-être du patient et l’accompagnement de ses proches. Ceci peut conduire à de l’obstination déraisonnable dans les soins. La mort fait partie des impensés de la conception et de l’organisation de ces services.

Des contraintes fortes en termes de durée du séjour et de financement

16Il s’agit d’une contrainte légale mais aussi d’une nécessité organisationnelle pour que le personnel des urgences puisse faire face aux flux de nouveaux arrivants. Cette obligation, souvent difficile à tenir, est tellement intégrée par les médecins qu’elle devient l’enjeu majeur pour les internes. Ils rivalisent à celui qui aura « passé », c’est-à-dire transféré, le plus de malades dans la matinée.

17À cette contrainte organisationnelle spécifique vient s’ajouter les contraintes liées au mode de financement. En effet, depuis 2008, la tarification à l’activité (T2A) finance l’ensemble des séjours hospitaliers de court séjour (MCO), dont ceux de l’UHCD. Il n’y a pas de dotation spécifique aux Urgences d’un budget discrétionnaire qui pourrait répondre à des besoins spécifiques, comme l’accompagnement de la fin de vie. [5] Les contraintes imposées par ce mode de financement sont prépondérantes et ne laissent que peu de place à la démarche palliative. Elles pèsent aussi sur les services de spécialité. Très généralement, ceux-ci hésitent à accepter des patients dont la durée de séjour risque d’être longue car ces prises en charge sont mal valorisées économiquement. Or il est difficile d’estimer le temps qu’il reste à vivre à des patients en fin de vie. Les statistiques du Ministère de la Santé montrent que les patients qui meurent à l’hôpital dans des services de court séjour restent en moyenne deux fois plus longtemps que les autres patients (13 jours en 2007 contre 6 jours) [2]. Ils sont potentiellement des « bed blockers », bloqueurs de lits, selon l’expression anglo-saxonne, qui allongent la durée moyenne de séjour, ce que chaque service redoute [20]. Ces contraintes gestionnaires, poussent tous les services d’hospitalisation à diminuer leurs durées de séjour [21, 22]. Le transfert de patients que l’on déclare en fin de vie est donc particulièrement difficile. À cela s’ajoutent les contraintes liées à la politique hospitalière actuelle de réduction du nombre de lits et d’effectifs soignants.

18La tarification des prises en charge explicitement palliatives n’échappe pas à cette contrainte gestionnaire. Un rapport de l’Inspection Générale des Affaires Sociales note que « le mode de financement demeure globalement dés-incitatif pour les séjours longs » et les auteurs s’interrogent « sur la pertinence d’appliquer les principes de la T2A aux soins palliatifs » dès lors que « la longueur (…) de la durée de séjour peut être considérée comme un élément important pour la qualité de la prise en charge » [2]. Au nom d’impératifs « économiques », on va à l’encontre d’une démarche éthique dans l’accompagnement de la fin de vie et même à l’encontre de la loi, qui rappelle au médecin qu’il doit limiter ou arrêter les traitements inutiles quand le patient est mourant et dispenser des soins palliatifs et un accompagnement [6]. Notre étude montre que ce n’est pas toujours le cas, notamment pour les malades âgés, à l’état clinique fragile et à la durée de vie difficile à évaluer.

Que faire pour améliorer la prise en charge ?

19La question de la qualité de vie des malades en fin de vie doit être posée, en particulier dans les services d’urgences. Il serait bon que les responsables sanitaires donnent à ces services les moyens d’assurer une prise en charge adéquate des personnes en fin de vie et que les responsables hospitaliers favorisent une hospitalisation rapide dans un service adapté si la mort n’est pas imminente. Cela passe par une autre conception des locaux, une organisation du travail plus collective, libérant notamment un temps de réflexion. La formation aux soins palliatifs des étudiants en médecine, mais aussi des urgentistes, devrait être développée. Etant donné la fréquence du recours des personnes en fin de vie aux Urgences, l’appel à des disciplines médicales privilégiant une approche plus globale du malade, comme la gériatrie ou les soins palliatifs, devrait être plus systématique car elle favoriserait une meilleure qualité de la prise en charge. Cela cependant ne résout pas la question des contraintes gestionnaires qui renforcent les difficultés de transfert de ces patients. Les réponses pourraient être des dérogations à la durée de séjour impartie aux Urgences. Le temps du mourir ne se prête guère à la rigidité de « bornes » financières. La valorisation, dans le cadre de la T2A, de l’issue « décès » [7] et plus généralement le financement des soins palliatifs, devraient être revus. Mais aujourd’hui, les malades en fin de vie ne sont pas toujours identifiés et pris en charge en soins palliatifs. Actuellement les statistiques hospitalières montrent que la prise en charge palliative est peu fréquente chez les patients qui meurent à l’hôpital : seulement 22 % de patients décédés sont identifiés et codés dans la base du PMSI en « soins palliatifs » et seuls 2,5 % sont morts en Unité de Soins Palliatifs [2].

Conclusion : quelle place pour les malades en fin de vie à l’hôpital ?

20Notre étude montre que la prise en charge du malade en fin de vie à l’UHCD est difficile. Nous avons souligné le poids d’un certain nombre de contraintes réglementaires, organisationnelles et financières, comme la contradiction majeure entre la temporalité de certains décès et la durée de séjour optimale fixée règlementairement. Le rôle des cultures professionnelles nous a aussi semblé important. Les difficultés rencontrées dans ces prises en charge créent un malaise chez les soignants et les familles, voire des tensions entre médecins, ou entre médecins et infirmières. Mais nous avons constaté aussi des signes d’évolution dans la culture urgentiste et nous avons remarqué que les soignants s’efforcent d’adapter leurs pratiques et d’organiser différemment les soins pour les patients quand ils anticipent un décès proche.

21Si un certain nombre des contraintes peuvent être levées à « peu de frais » (meilleure organisation du service, locaux, formation, protocoles…), force est de constater que les politiques hospitalières actuelles en termes de financement à l’activité et de réduction des lits et du personnel, rendent plus difficile l’accompagnement de la mort à l’hôpital. Le grand nombre de personnes qui y meurent nous engage, au contraire, à considérer que l’accompagnement des mourants et de leurs familles doit devenir l’une des missions explicites de l’institution hospitalière.

Remerciements

Nous remercions la Fondation de France qui nous a alloué une subvention pour cette étude ainsi que le personnel des services des urgences dans lesquels nous avons enquêté.

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Mots-clés éditeurs : fin de vie, étude qualitative, soins palliatifs, hôpital, services des urgences, contraintes économiques

Date de mise en ligne : 17/10/2011

https://doi.org/10.3917/spub.114.0269

Notes

  • [1]
    MCU-PH de santé publique, Hôpitaux universitaires Paris-Seine-Saint-Denis, Université Paris 13, IRIS, 74 rue Marcel Cachin - 93017 Bobigny Cedex, France.
  • [2]
    Maître de conférences en sociologie, Institut de Recherche Interdisciplinaire sur les enjeux Sociaux, Université Paris XIII, Inserm-CNRS-EHESS (IRIS).
  • [3]
    Maître de conférences, psychologue clinicienne, Maison médicale Jeanne Garnier Paris, JE 2535 « éthique, professionnalisme et santé », Université Européenne de Bretagne, Brest.
  • [4]
    Article D 712-56 du Code de la Santé Publique repris par la Circulaire N°195 du 16 avril 2003.
  • [5]
    Cependant des crédits de mission d’intérêt général (MIGAC) financent par exemple les équipes mobiles de soins palliatifs.
  • [6]
    Code de la Santé Publique article L111-12.
  • [7]
    Il existe pour quelques Groupes Homogènes de Malades un tarif plus intéressant lié au décès s’il survient en moins de 2 jours.

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