Couverture de SPUB_102

Article de revue

Analyses de livres

Pages 265 à 269

Notes

  • [1]
    Massé R. Ethique et santé publique. Enjeux, valeurs et normativités, Québec, Presses de l’Université de Laval, 2003.
  • [2]
    L’actualité fait évoquer le livre de la journaliste française Florence Aubenas, connue pour avoir été enlevée en Irak en 2005 et qui, durant six mois à Caen, a vécu la vie des employés précaires (Le quai de Ouistreham, Paris, Ed. de l’Olivier, 2010). Elle décrit son travail de nettoyeuse des toilettes des ferries. Extrait d’une interview qui montre la parenté avec la situation des migrants : « Mais ce qu’on ne saisit pas au début, c’est le fait de ne pas exister. Ce qu’on vous demande quand vous faites le ménage, c’est de disparaître. Quand vous dites bonjour aux gens avec votre balai, ils sont sidérés. Et cette attitude se retrouve dans le débat public, où vous n’entendez jamais parler des précaires ». Et aussi : « Dans ce milieu, la révolte est un luxe » (Le Temps, Genève, 22 février 2010, p. 27).

Le principe de prévention. Le culte de la santé et ses dérives, P. Peretti-Watel, J.-P. Moatti, Collection La République des idées, Seuil, Paris, 2009 : 106 p., ISBN : 978-2-02-100995-8

1Le travail sur le principe de prévention des conduites à risque, en dénonçant parfois de manière abrupte les dérapages de cette approche, a le mérite de questionner les fondements sur lesquels devrait s’appuyer la protection des personnes vis-à-vis des risques qui les menacent.

2Le sous-titre de cet ouvrage, « le culte de la santé et ses dérives », parle de lui-même.

3Décrite comme une « mise en risque » du monde, la prévention des conduites à risque, telle que les auteurs la perçoivent, pourrait être, par certains de ses développements, totalement contreproductive. Ainsi, les auteurs dénoncent-ils l’assimilation des conduites à risque à une maladie de la volonté, avec un mécanisme commun, la compulsion. Les addictions se réduisent dans cet esprit à la dépendance, et à ce titre elles épousent pleinement le modèle biomédical et sa possibilité de récupération par les pharmaceutiques, alléchés par la taille du marché de ces « malades de la volonté ».

4Est dénoncé le mythe de la santé parfaite et de son officiant, l’« homo medicus », cet être idéal et fictif, rationnel, calculateur, tout entier investi dans la préservation de son capital de santé, ignorant les valeurs et cultures de l’univers social dans lequel il évolue, insensible aux émotions, aux sentiments et au plaisir. Qui plus est, cette utopie ferait des dégâts en stigmatisant les personnes dont les comportements sont à risque, les exposant à l’épreuve et à l’angoisse de la dénonciation publique de ce qui relève en partie de l’intime. Circonstance aggravante, les possibilités offertes par le traitement informatique d’un nombre toujours plus important de données permettraient de révéler un nombre croissant de risques et d’édicter une foule d’injonctions préventives qui assiègent cette malheureuse victime, avec des seuils de risque de plus en plus bas. Et c’est là que pointe un autre principe, le principe de précaution, dont l’application permet, au nom de la difficulté d’estimer un risque lié à une très faible dose, de supposer que ce risque existe bel et bien. La boucle serait ainsi bouclée, au détail près que cette construction est totalement déconnectée de l’objectif poursuivi.

5L’outrance parfois poussée à bout de cette analyse a le mérite de déboucher sur des propositions pour « réinventer la prévention ». S’inspirant de l’interrogation de R. Massé [1] « à partir de quels critères peut-on affirmer qu’il est mal de vouloir du bien ? », les auteurs affirment que la prévention doit explicitement se référer à des valeurs éthiques, les principes de bienfaisance, d’efficacité, de proportionnalité, de justice et d’autonomie. Dans cet esprit, la mise en œuvre de la prévention des conduites à risque, si elle a la préoccupation de garder la confiance de ceux auxquels elle s’adresse, doit donner lieu à un débat avec tous les acteurs concernés, et ne plus être confisquée par un cénacle d’experts. En effet, s’attaquer aux inégalités sociales de santé, particulièrement exagérées dans la prévention des conduites à risque, nécessite une démarche compréhensive, afin de tenir compte de la culture des personnes les plus vulnérables, dont les valeurs ne se réduisent pas à la préservation de leur santé. Les professionnels de la prévention ont quant à eux, dans une démarche réflexive, à s’interroger sur l’ajustement de leurs valeurs à celles des personnes cibles, sur le lieu d’où ils interviennent et sur la distance qui les en séparent. Cette éthique de la prévention des conduites à risque se doit de prendre en compte un déploiement de la prévention dans un univers où les personnes défendent des valeurs parfois plus complexes que leur propre santé.

6Je recommande vivement la lecture de cette centaine de pages qui, nonobstant leur caractère parfois provocateur, donnent à réfléchir. Au-delà des membres de la Société française de santé publique, que je devine pour la plupart en phase avec cette analyse critique de la prévention des conduites à risque telle qu’elle se déploie, je forme le vœu de stimuler ce débat et de l’élargir aux publics concernés, acteurs des conduites à risque, professionnels de la prévention primaire et décideurs. Cet ouvrage tombe à propos à l’heure où se préfigurent les Agences régionales de santé.

7Albert Hirsch

8Vice-Président
Ligue nationale contre le cancer

Clinique de l’exil – chroniques d’une pratique engagée, Sous la direction de B. Goguikian Ratcliff et O. Strasser, Collection Médecine et société, Genève : Georg Editeur, 2009 : 237 p.

Les soins aux personnes migrantes, aux « sans voix » – Nécessité d’une clinique transculturelle

Préambule

9Début 2010 a été présenté Clinique de l’exil, dont la plupart des auteurs sont des collaborateurs/trices des associations Appartenances, œuvrant en Suisse dans le domaine de la santé mentale des migrants. Suite à huit ans passés outremer au début de sa carrière, celui qui rédige ces lignes a été marqué par les défis de la relation thérapeutique avec des patients dont les cadres de références sont différents des nôtres, ceci d’autant plus qu’ils ont passé par de lourdes épreuves.

10Le journaliste Laurent Bonnard a eu ce commentaire lors de la présentation : « J’ai trouvé cette lecture d’un très grand intérêt mais en suis sorti furieux – contre moi-même – de ne pas mieux me souvenir que ces choses existent ». En réalité, il ne va pas de soi de faire face quotidiennement au fait que beaucoup des personnes « échouées » dans nos pays, par la force des courants qui les ont ballottées et leurs tentatives de s’en sortir, ont vécu des trajectoires aussi dramatiques. Qu’elles ont passé souvent par des violences majeures, torture, viol, deuils liés à la guerre, déstructurations familiales et sociales. On est pris par l’envie de ne pas en entendre plus. On peut survivre à ces atrocités, les personnes qui consultent le démontrent, mais comment survit-on ?

L’ouvrage

11L’objectif était, à l’occasion du douzième anniversaire d’Appartenances-Genève, de faire mieux connaître l’expérience acquise (Appartenances-Vaud œuvre elle dans son canton depuis 1993 et a été créée à Lausanne, dans le contexte de la guerre des Balkans, par Jean-Claude Métraux, pédopsychiatre ayant travaillé au Nicaragua). Les objectifs d’Appartenances sont à la fois de nature psychologique et sociale : soigner les troubles psychiques et aussi aider ces personnes à mobiliser leurs propres ressources, y compris communautaires, pour faire face aux bouleverse-ments de l‘exil, et trouver une place dans la société de nouvelle résidence.

12Clinique de l’exil comporte une quinzaine de contributions par 19 auteurs. La plupart sont psychothérapeutes (psychologues ou médecins), certains en milieu hospitalo-universitaire, deux sont linguistes.

Une pratique spécifique

13Le principe d’une sensibilisation et d’une formation des soignants aux spécificités de l’approche et des soins aux personnes venues d’ailleurs est bien reconnu aujourd’hui. Nous n’en sommes plus au « syndrome transalpin » d’il y a un demi-siècle, qui en Suisse évoquait péjorativement des comportements démonstratifs, jugés pusillanimes, de travailleurs migrants venus d’Italie. Même si le besoin est reconnu, les compétences y relatives sont loin d’être suffisamment répandues.

14Françoise Sironi, préfacière du livre, psychothérapeute, enseignante à l’Université de Paris VIII, qui a dirigé le Centre d’ethnopsychiatrie Georges Devereux, parle de psychologie géopolitique clinique (née de l’ethnopsychiatrie), qui « prend en compte l’impact normal ou pathologique résultant de l’articulation entre Histoire collective et histoire singulière, et permet de rendre compte de la singularité des psychopathologies qui émergent suite à des expériences [collectives] violentes ». Noter qu’elle « est plus une théorie des effets qu’une théorie des causes, s’intéressant à ce qui est produit par le politique » sur l’individu. « Les cliniciens y sont des passeurs entre deux mondes, qui permettent à l’autre de parler selon ses propres catégories de pensée ».

Les mauvais traitements rendent muet et privent de la vie qu’on aurait dû avoir

15Dimension majeure, les mauvais traitements, la torture en particulier, rendent muet. « La torture est plus faite pour faire taire que pour faire parler » (Sironi). « Un des principaux effets de la violence extrême est de faire taire » (Henriques, cité par B. Goguikian). Y compris quand, ayant survécu, on demande de l’aide. Pour cette raison et d’autres, précarité matérielle, clandestinité, méconnaissance de la société dite d’accueil, ces personnes n’arrivent plus à parler en leur propre nom, sont des sans voix. Avec une image d’elles-mêmes faussée, misérable ou même absente (Th. Baubet parle d’hémorragie narcissique) [2]. Les dominent comme une chape des sentiments d’impuissance et de honte voire de culpabilité. On se souvient que souvent, et indépendamment d’un contexte de violences à large échelle, les enfants et adultes battus imaginent que c’est par leur faute qu’ils le sont.

16Question posée sur le plan individuel aussi bien que collectif : « Où est passée la vie que j’aurais dû avoir ? » (…) Dans le groupe, cela est apparu associé à des fantasmes de vol (“on m’a volé le sourire”, “je voudrais donner à mes enfants l’enfance que l’on m’a volée”) ou de dépouillement, voire de séquestration » (A. de Santa Ana et A. Sanzana).
Dans sa description d’enfants de père disparu lors des massacres de Srebrenica qu’elle a suivis, M.-C. Probst montre comment souvent on cherche alors à éviter les souvenirs, y compris ceux qui seraient heureux. À noter aussi sa forte remarque : « Quant aux recherches des corps, un peu partout dans le monde, la ténacité des équipes d’anthropologie médico-légale est un acte de mémoire et une revanche sur la tyrannie ». La contribution de S. von Overbeck Ottino traite elle aussi d’enfants et adolescents.

Des défis dans la relation thérapeutique

17Pour le traitement, l’évocation des traumatismes est indispensable. Cependant, elle ne peut et ne doit pas être un préalable. « En parler trop tôt c’est prendre le risque de faire voler en éclat des clivages protecteurs indispensables à la survie » (Th. Baubet). Un exemple manifeste est celui des femmes violées (viol utilisé comme arme de guerre systématique, en ex-Yougoslavie et certains endroits d’Afrique) : dans les Balkans le fait d’avoir été violée expose à la répudiation par le mari et à la perte de ses enfants, au rejet par le groupe voire à une vie de paria. Parler du viol à ses proches apparaît alors, d’un point de vue rationnel, formellement contre-indiqué mais ce secret perturbe gravement toute l’existence, particulièrement celle d‘épouse et de mère.

18M. Hauswirth et G. Hatt illustrent la difficulté de prendre soin de ces situations de bouleversement dont on ne peut parler – y compris, durant toute une première période, entre patiente et soignant. « La question du “dire ou ne pas dire” n’est donc pas réglée une fois pour toutes (…). Cela signifie pour la thérapeute, mais également pour la patiente, d’accepter la tension que comporte la question, de ne pas chercher de réponse définitive ». NB : cette même problématique vaut en Asie du Sud : lors de la libération du Bangladesh en 1971 – j’y ai travaillé peu après pour l’OMS –, les femmes bengalis violées par les soldats pakistanais de l’Ouest étaient rejetées par leurs familles voire tuées (crimes d’honneur), parce qu’étant ainsi définitivement déshonorées et déshonorant leur milieu.

19Effet, qui peut surprendre, du poids pour l’individu des traumatismes vécus : « Tous les patients, à l’un ou l’autre moment, nous demandent si “nous arrivons à supporter”. Certains expriment, une fois le processus thérapeutique bien engagé, la crainte qu’ils ont eue de nous détruire s’ils racontaient leur histoire » (Th. Baudet). Dimension supplémentaire de la difficulté relationnelle.

20À relever un effet secondaire des blocages psychiques susceptible d’avoir des conséquences dramatiques : « Plus les traumatismes sont graves, plus il est difficile pour les patients de les évoquer devant les instances administratives. Plus le patient est confus lorsqu’il parvient à évoquer la torture, plus on lui reproche de mentir. On en arrive à ce paradoxe que les patients les plus affectés sont considérés comme les moins crédibles » (Th. Baubet, psychiatre qui a mis en place de programmes de santé mentale, dans divers pays, pour des victimes de la guerre ou de la grande précarité). Problématique très présente dans l’examen des demandes d’asile dans nos pays, où beaucoup de requérants sont pris pour de simulateurs.
La prise en charge est individuelle (avec la possible intervention de co-thérapeutes et celle fréquente d’interprètes) ou en groupe. Plusieurs contributions décrivent des modalités de travail avec des groupes de patient(e)s – approche qui se prête bien pour venir en aide aux victimes de torture notamment. Apports bénéfiques du fait d’être et de parler ensemble, de partager.

En guise de conclusion

21De l’expérience de F. Sironi : « Il existe des systèmes, des méthodes qui sont délibérément mis en œuvre par des humains sur d’autres humains, dans le but de détruire psychiquement, de déculturer, de déshumaniser, et qui sont à l’origine de psychopathologies spécifiques ». Puisque souvent ces exactions rendent muet, il s’agit alors pour les thérapeutes de « reconsidérer la posture habituellement adoptée dite “de bienveillante neutralité” (…). La neutralité est impossible, car les problématiques que nous traitons, conséquences de pratiques répressives, font de nous des témoins privilégiés (…). Témoins engagés car contraints de modifier nos pratiques cliniques. Engagés par le refus du mensonge qui consiste à faire croire que les décisions politiques et économiques n’auraient pas d’effets psychologiques individuels » (voir aussi le texte de N. Diaz-Marchand).

22Soulignons encore la nécessité de disposer d’interprètes communautaires, éléments indispensables de cette clinique, et de voir leurs prestations admises de routine et adéquatement rémunérées. Cela est traité dans plusieurs contributions, avec les caractéristiques de la communication triadique qui en résulte. Il y a lieu de distinguer plusieurs fonctions qui peuvent être assumées par les interprètes. Par ordre croissant d’implication : traduction terme à terme ; traduction en restituant le sens ; interprète/tiers qui est aussi un co-thérapeute ; enfin tiers qui, au-delà de la traduction, joue un rôle d’avocat du patient.

23Plus généralement, la directrice de publication B. Goguikian rappelle que « L’interculturalité est avant tout un appel à la tolérance et ne concerne pas que les “autres venus d’ailleurs”, mais tous les groupes minoritaires et socialement défavorisés. Les migrants ne sont que des prismes grossissants de l’altérité, les “minorités visibles”, révélateurs des failles de nos institutions politiques, médicales et sociales ». Et : « Au niveau du projet de société, il s’agit de faire en sorte que ces contacts entre cultures contribuent au respect et à l’enrichissement mutuels ».

24En résumé, un ouvrage passionnant par ses ouvertures sur un domaine des soins qui reste insuffisamment connu, qui devrait retenir l’attention des professionnels de la santé et de la relation d’aide dans nos pays où la migration pose des défis chaque jour plus sérieux.

25Jean Martin

26Médecin de santé publique

27Membre du Comité international de bioéthique de l’UNESCO

28Courriel : jean.martin@urbanet.ch

Notes

  • [1]
    Massé R. Ethique et santé publique. Enjeux, valeurs et normativités, Québec, Presses de l’Université de Laval, 2003.
  • [2]
    L’actualité fait évoquer le livre de la journaliste française Florence Aubenas, connue pour avoir été enlevée en Irak en 2005 et qui, durant six mois à Caen, a vécu la vie des employés précaires (Le quai de Ouistreham, Paris, Ed. de l’Olivier, 2010). Elle décrit son travail de nettoyeuse des toilettes des ferries. Extrait d’une interview qui montre la parenté avec la situation des migrants : « Mais ce qu’on ne saisit pas au début, c’est le fait de ne pas exister. Ce qu’on vous demande quand vous faites le ménage, c’est de disparaître. Quand vous dites bonjour aux gens avec votre balai, ils sont sidérés. Et cette attitude se retrouve dans le débat public, où vous n’entendez jamais parler des précaires ». Et aussi : « Dans ce milieu, la révolte est un luxe » (Le Temps, Genève, 22 février 2010, p. 27).
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