Notes
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[1]
Médecin urgentiste. Service des Urgences, Centre hospitalier de Pithiviers, Pithiviers.
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[2]
Médecin de santé publique. Unité Mobile d’Accompagnement et de Soins Palliatifs (UMASP) du Groupe Hospitalier Pitié-Salpêtrière et Centre de Ressources National Soins Palliatifs F.X. Bagnoud, Paris.
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[3]
Les entretiens ont été réalisés par un médecin urgentiste travaillant dans le même service. Les entretiens avec les médecins se sont déroulés au calme, en dehors de toute activité clinique, le critère essentiel étant la disponibilité. Ils ont une durée de trente-cinq minutes à une heure quinze. Les entretiens avec les infirmiers se sont déroulés sur le lieu de travail pendant des périodes de tranquillité entre deux patients, en journée ou bien la nuit, durant environ quinze minutes.
-
[4]
Certains jugements sont plus faciles à formuler face à un inconnu. Ainsi, les infirmiers auraient sans doute été plus critiques devant un non médecin. Et les médecins rencontrés auraient peut-être moins insisté sur l’importance d’associer la famille s’ils n’avaient pas connu l’enquêteur et ignoré son intérêt pour ces questions.
-
[5]
Les rares études précédentes sur les services d’urgence mentionnaient que la famille était contactée sans donner plus de précisions [1, 10].
Introduction, contexte et problématique
1Si la médecine moderne et la révolution thérapeutique ont reculé le moment de la mort, elles en ont surtout transformé les conditions. Les techniques, notamment de maintien de la vie, de plus en plus efficaces, ont généré en contrepartie des situations cliniques qui peuvent parfois remettre en cause le bien-fondé de l’acte médical. Face à la médicalisation croissante des derniers instants de la vie, on a vu émerger depuis une trentaine d’années une interrogation sociale [2]. La fin de vie et les prises de décisions médicales ultimes sont ainsi devenues un problème public de santé. Le débat politique sur ces questions a abouti en 1999 puis en 2005 à deux lois ayant pour objet le développement des soins palliatifs et la promotion des droits des personnes en fin de vie. Depuis, des plans gouvernementaux ont été mis en place afin de réaliser ces objectifs [12] et les principes de l’attitude médicale inscrits dans le code de déontologie. En particulier, la loi du 22 avril 2005 dite « loi Léonetti » propose des procédures de limitation ou d’arrêt de traitement selon la situation du patient et sa capacité à exprimer sa volonté. Parallèlement, les sociétés professionnelles se sont emparées du sujet notamment en réanimation. En 2002, la Société de Réanimation de Langue Française a produit des recommandations sur les limitations et arrêts de thérapeutiques actives (LATA). En 2003, la Société Française de Médecine d’Urgence (SFMU) publiait des réflexions et recommandations concernant la dimension éthique des situations d’urgences.
2Ces problèmes sont particulièrement compliqués dans les services d’urgence situés en première ligne du système de prise en charge hospitalier et la question du niveau de soins à appliquer se pose fréquemment. Une étude épidémiologique des décès dans les services d’urgence a été menée en 2005 au niveau national, avec examen des décisions d’arrêt ou de limitations des soins actifs [10]. Cette étude montre que le décès est précédé d’une limitation de soins dans plus de 80 % des cas. Environ un tiers des décès faisait suite à une abstention thérapeutique et environ la moitié à une limitation ou à un arrêt de soins actifs. Cette étude montre également que les patients qui décèdent aux urgences ont un âge moyen de 77,42 ans. 70 % d’entre eux ont une autonomie limitée et 30 % d’entre eux sont grabataires. Plus de 85 % des patients présentaient une ou plusieurs pathologies médicales. Les affections conduisant les patients aux urgences sont principalement d’origine neurologique, cardio-circulatoire, respiratoire. Cependant, en dépit d’un état général dégradé, il est très important de souligner que moins de 7 % des patients étaient considérés en phase terminale d’une pathologie chronique à leur arrivée. Dans ces situations aiguës, nous soulignons l’importance et la complexité du travail de décision. Malheureusement, la littérature n’étudie pas la manière dont ces décisions de limitation de thérapeutique active sont prises concrètement en France. C’est cet aspect qui est au cœur de la présente étude. Les pratiques de deux services d’urgence sont analysées au regard des préconisations de sociétés savantes [17, 18].
Matériel et méthode
3Pour analyser les décisions de limitation des thérapeutiques actives aux urgences, nous avons choisi de mener une enquête exploratoire par entretiens dans les services d’urgences (Unité de Proximité d’Accueil, de Traitement et d’Orientation des Urgences ou UPATOU) des centres hospitaliers de Pithiviers (Loiret) et d’Étampes (Essonne). L’anonymat a été respecté totalement concernant les médecins mais a été limité par le lieu de l’entretien pour les paramédicaux. Ces hôpitaux sont liés par une convention et la plupart des médecins urgentistes (une vingtaine environ) sont amenés à travailler dans les 2 sites. Le recueil des données s’est effectué pendant 3 mois, du 31 janvier 2007 au 30 avril 2007. Pendant cette période nous avons repéré toutes les situations où la question d’une limitation de thérapeutique active s’est posée. Dans les jours suivants, nous avons proposé aux acteurs de la prise en charge, médicaux et paramédicaux de participer à un entretien individuel sur la base du volontariat. Tous ont accepté. Nous avons donc identifié 9 situations et mené des entretiens semi-directifs approfondis avec 9 médecins urgentistes (soit la moitié des praticiens de ces services) complétés par des entretiens plus courts avec 9 soignants paramédicaux (7 infirmiers et 2 aides-soignants soit un tiers des paramédicaux). Un entretien de groupe complémentaire réunissant 8 infirmiers et 3 aides-soignants nous a aussi été utile pour comprendre leur conception de l’acharnement thérapeutique et du rôle infirmier dans de telles situations. À cette occasion, nous avons pu interroger ceux qui n’ont pas participé à l’entretien individuel. Pour compléter le recueil de données, nous avons réalisé à chaque fois que cela a été possible, un entretien téléphonique avec les familles. Des membres de 4 familles ont été invités à s’exprimer sur la prise en charge de leur proche.
4Tous les entretiens ont été enregistrés et intégralement retranscrits. Ils débutaient par une consigne simple : « Peux-tu me raconter la prise en charge de tel patient ? » [3]. Nous avions réalisé un guide d’entretien thématique pour chaque corps de métier à partir des thèmes des recommandations de la Société Française de Médecine d’Urgence, la SFMU [18].
5Tout au long de ces entretiens, nous avons cherché à ce que les actes et les façons de procéder soient expliqués par nos interlocuteurs. Le matériel recueilli constitue donc des « récits de pratiques » mais comporte aussi des points de vue et des représentations professionnelles. Les résultats présentent les pratiques décrites par les professionnels selon la perspective dans laquelle les médecins et les infirmiers inscrivent leur action.
Résultats
L’organisation du travail aux urgences et le type de patients
6La population faisant l’objet d’une question de limitation des thérapeutiques actives est âgée de 70 à 90 ans.
7Compte tenu de la gravité initiale de l’affection, ces patients ont été admis en salle de déchoquage. La nécessité de réaliser rapidement plusieurs actes techniques fait intervenir au moins 2 infirmiers et 1 aide-soignant. De façon courante, le médecin s’entretient seul avec les proches. Il s’agit d’un entretien visant à recueillir des informations cliniques (antécédents médicaux, histoire de la maladie) et à rechercher un souhait sur la prise en charge du patient. Dans les cas étudiés, l’infirmier n’a assisté à cet entretien qu’une seule fois. Nous n’avons pas relevé de facteurs organisationnels pouvant expliquer des attitudes différentes entre les 2 services. Dans l’un des deux sites, la présence sur place du réanimateur fait qu’il est souvent le consultant médical privilégié. Dans l’autre site, l’avis du réanimateur est pris lors d’un contact téléphonique ; la consultation du collègue urgentiste est plus dès lors fréquente.
Thèmes des guides d’entretien issus des recommandations SFMU
Thèmes des guides d’entretien issus des recommandations SFMU
Description de la population étudiée
Description de la population étudiée
Logiques médicales de décision et d’action
La peur des poursuites judiciaires
Attitudes des praticiens
8Si la peur des poursuites judiciaires est toujours présente dans l’esprit des médecins aux urgences, elle peut amener certains praticiens à des attitudes visant à rendre les familles décisionnaires. Trois d’entre eux l’expriment en posant directement la question « qu’est-ce que vous voulez qu’on fasse s’il s’aggrave ? ». Ils en attendent une réponse précise rejoignant leur point de vue concernant la limitation : « … les mots qu’il fallait dire c’est lui qui les a dits, ce n’est pas moi. Il a dit vous voulez dire qu’on la laisse mourir. » (cas n° 1). La crainte des poursuites judiciaires entraîne chez ces médecins une attitude défensive et craintive envers la famille considérée comme une plaignante éventuelle. L’attitude thérapeutique se trouve modifiée et s’explique par la peur « d’aller en prison » comme le dit un praticien. Ainsi ce médecin qui dit envisager de réanimer à cause de la pression de la famille : « … j’avais peur du fils, qu’il me dise de réanimer, c’est dur de ne pas faire de réanimation sachant que la famille voulait une réa et là j’aurais fait une réanimation même si je trouvais ça complètement débile ». Cette importance donnée au médicolégal peut amener le médecin à devenir l’exécutant de la volonté des proches, une volonté qui peut se modifier dans le temps, rendre sa position inconfortable et la décision instable : « Au départ c’était pas d’acharnement puis quand la fille l’a vu, c’était un autre discours, il fallait faire quelque chose, quand la famille dit il faut aller jusqu’au bout, si il y a une plainte, si je n’intube pas alors que le malade est en détresse, je peux me reprocher de ne pas l’avoir fait » (cas n° 2). Un changement d’avis de la famille peut amener à des attitudes contradictoires en un laps de temps très court : « la famille voulait qu’on fasse tout, on l’a intubée, on avait la place en réa, ensuite ils se sont rétractés, alors on l’a extubée ». Ce médecin exprime l’influence de cette dimension légale sur le travail d’équipe : « sur le plan légal, on est obligé de… j’ai quand même appelé le réa, un deuxième avis médical serait réconfortant. Ce n’est pas comme le SMUR où l’appel est enregistré, il n’y a pas de souci… je me suis entouré de la décision des infirmières en leur expliquant ce qui l’attendait… C’est surtout qu’elles sont des témoins… » (cas n° 1). Ainsi, les infirmiers sont vus comme des témoins au sens médico légal du terme ou bien ils restent soumis à l’autorité médicale : « J’ai essayé de les convaincre que j’avais raison » (cas n° 2).
Attitude des familles
9Pour les quelques membres des familles interrogés par téléphone, une telle attitude les place dans une position délicate (et ce alors que le médecin a déjà pris sa décision). Ils soulignent le doute, la difficulté de faire un tel choix, le manque de distance, les conflits familiaux, la crainte d’une mauvaise décision, le risque de remord et la peur que le décès se passe mal, comme l’exprime le gendre d’un patient : « C’est moi qui ai pris la décision car je savais que ma femme ne prendrait pas la bonne décision. Il y avait entre eux quelque chose de psychologique à régler. Pendant 2, 3 heures je me suis demandé est-ce que j’ai dit la bonne réponse ? Pour moi oui, mais vis-à-vis d’elle ou de lui ? » (cas n° 2). S’en tenant au modèle classique de la relation médicale, ils disent s’en remettre au médecin, meilleur juge de la situation. « Le médecin m’a demandé s’il fallait la mettre sous machine, j’ai dit je ne sais pas, je ne peux pas répondre comme ça, faites comme vous voulez. » (cas n° 1).
Une décision sur des critères médicaux : « le maître mot, c’est réversibilité »
10Pour 5 praticiens, les critères médicaux priment. L’ignorance des familles, l’incertitude sur le souhait du patient et le diagnostic, le manque de temps justifient de considérer la situation sous son strict aspect médical, ce qui permet d’engager des soins importants et de passer outre ce que pourrait penser le patient ou sa famille : « j’aurais intubé même si la volonté du patient était qu’on le laisse tranquille, tu ne peux pas savoir ». Pour 2 praticiens, la réanimation est également présentée comme pouvant être une réponse à la détresse des proches (mieux vaut faire que ne pas faire quitte à revenir en arrière). La famille est considérée comme une source de renseignements médicaux. La collégialité est surtout médicale car même si dans 2 cas, le personnel paramédical est sollicité, il s’agit surtout de recueillir son adhésion.
11Le médecin traitant est sollicité pour renseigner les aspects médicaux et d’autonomie. Il est de ce fait considéré de la même façon qu’un intervenant familial, comme l’exprime ce médecin : « ils m’apportent plus des idées sur le terrain quand la famille n’est pas capable de donner l’information ou quand le patient est seul, on peut leur demander comment était la personne avant, qu’est-ce qui est raisonnable ou déraisonnable pour eux aussi. Il ne va pas décider non plus, ça revient presque comme un intervenant familial. Et après il te dit faites au mieux ». Pour les praticiens rencontrés, ce n’est pas son rôle de participer à une telle décision. Ils considèrent qu’il n’est pas toujours aidant en période critique et lui reprochent un manque d’anticipation vis-à-vis une éventuelle décompensation cardiaque, notamment de ne pas en avoir parlé avec la famille comme dit ce praticien : « souvent ils ne t’aident pas, c’est comme s’ils ne voulaient pas participer à la décision que tu prends ». C’est alors au médecin urgentiste d’entamer cette tâche difficile dans un contexte peu propice.
Le travail d’équipe
12Un seul médecin exprime que la gestion de l’incertitude et de la famille doit passer par une pratique collégiale et une communication de qualité : « lors-qu’on prend la décision collégiale à plusieurs médecins, ça rassure l’équipe, la famille, le patient… ce n’est pas une histoire de témoin, c’est que c’est un travail d’équipe, ce sont eux [paramédicaux] qui sont le relais auprès des familles, il faut que les discours soient cohérents ». Ce médecin est le seul à avoir associé l’infirmier aux entretiens avec la famille (cas n° 9). Si les médecins jugent que la participation et l’implication des paramédicaux dans la décision sont importantes, en pratique celles-ci n’ont eu lieu que dans 4 cas, et encore dans 2 cas c’est leur adhésion à la décision qui était recherchée. Une concertation d’équipe n’a eu lieu que dans 2 cas. Les médecins qui déclarent décider seuls (3 médecins) ou avec un seul avis médical (2 médecins), répondent aux questions des membres de l’équipe ou tentent de les persuader du bien-fondé de leur décision. Mais même lorsqu’ils déclarent décider seuls, on retrouve au minimum un appel téléphonique au réanimateur qui va décider de l’admission du patient dans son service, ou au médecin régulateur du SAMU, d’autant plus que la conversation est enregistrée et fait office de preuve médicolégale.
Logiques paramédicales d’action
13Lors des entretiens, tout en reconnaissant le bien-fondé de la responsabilité médicale (il n’est pas dans leur mission de décider), les infirmiers se sont plaints de ne pas être suffisamment associés à la réflexion et simplement relégués à un rôle d’exécutant comme l’exprime cet infirmier : « on ne fait pas trois ans et demi d’études pour pousser des seringues et faire des pansements alcoolisés. Si notre point de vue pouvait être complémentaire, ça devrait être comme ça » et cette infirmière (cas n° 2) : « je trouve que ce patient très âgé, grabataire, en état de santé médiocre, a reçu des soins trop lourds de réanimation. Ce serait bien qu’on soit plus associé à la réflexion ». Dans ces situations, les infirmiers peuvent exécuter des soins auxquels ils n’adhérent pas ou pas totalement. Néanmoins, s’ils contestent parfois une décision, ils mettent aussi en question leur propre capacité à bien évaluer la situation. Pour les infirmiers, un décalage peut alors se faire jour avec un questionnement sur le sens des pratiques, particulièrement à l’occasion de gestes inconfortables, invasifs ou disproportionnés. Quand l’explication fait défaut ou n’est pas comprise, les infirmiers s’efforcent de trouver eux-mêmes un sens, en essayant de comprendre la logique médicale comme dit cette infirmière (cas n° 5) : « on ne nous a pas posé la question, on n’a pas contesté non plus, on sentait que c’était du confort, je l’ai vu comme du palliatif » et la difficulté de la position du praticien : « ça ne doit pas être évident en tant que toubib, est-ce que la famille ne va pas t’en vouloir si tu ne fais rien ?… ».
Discussion
Spécificité et limite des entretiens
14Le statut de l’enquêteur, médecin urgentiste travaillant dans le même service que les professionnels interrogés, sa connaissance de la pratique médicale aux urgences, et en particulier de ce service, ont été un atout en particulier pour convaincre les professionnels de l’intérêt de l’enquête. Ainsi il n’y a eu aucun refus. Lors des entretiens, existait un rapport de confiance lié à des références et à un langage commun. Du fait de sa connaissance de certains cas évoqués, l’enquêteur a pu poser des questions précises et encourager ses interlocuteurs à donner leur point de vue. Mais cette interconnaissance entre enquêté et enquêteur, et son statut de médecin, ont pu aussi être à la source d’une auto-censure des enquêtés [4]. Néanmoins, l’enjeu était de comprendre la logique des pratiques et non d’obtenir un recueil « d’opinion ». Parce qu’elle permet d’accéder à la perspective des acteurs et à leurs registres de justification, la méthode d’enquête par entretiens avait été choisie pour cela. Enfin, du fait du caractère exploratoire de l’étude, le nombre d’entretiens est bien entendu limité et il faudrait pouvoir approfondir certains points.
Spécificités des services d’urgences
15Contrairement à la réanimation et à la néonatologie, très peu de travaux ont été consacrés aux problèmes d’éthique en médecine d’urgence. Les débuts de la réanimation néonatale remontent aux années soixante, et le registre de l’éthique est apparu dans les années quatre-vingt. L’activité a toujours été définie comme une mission de sauvetage, et de défense des nouveau-nés [15]. La médecine d’urgence s’est structurée ces vingt dernières années, autour de l’organisation de la prise en charge, de la sécurité et de la permanence des soins (Plan Urgences 2003). C’est l’acquisition d’un savoir-faire technique qui unifie le groupe et l’interrogation éthique n’y est pas de pratique courante d’autant qu’elle se heurte à de nombreuses difficultés : flux permanent de patients, décisions rapides, gestion concomitante de plusieurs démarches de soins, stress, manque de temps [18].
La place des proches et du patient
16L’habitude de ne pas associer le patient et ses proches à la prise de décision médicale a déjà été décrite en France [4, 8, 15] en particulier lors de comparaisons avec la situation américaine [13, 14]. Néanmoins, ces études (sauf le travail de Leboul [8]) concernaient le cas particulier de la réanimation néonatale ou des équipes pré-hospitalières du SAMU. Nous montrons ici que la famille n’est pas associée aux principales décisions dans des services hospitaliers d’accueil des urgences [5]. À la différence de la réanimation infantile où les médecins expliquent la mise à l’écart des proches pour des questions de compétence émotionnelle (la famille ne peut pas décider sereinement) et de responsabilité (le poids éthique est trop lourd pour elle), ici ce sont les éléments cliniques qui priment. L’incertitude, le manque de temps, la complexité et la possible réversibilité, en un mot le caractère médical de « l’urgence », justifient aux yeux des praticiens de ne pas demander d’avis aux proches ou au patient. C’est cet argument qui est aussi utilisé par les réanimateurs néonataux pour justifier leur conduite de « réanimation d’attente » [15]. La légitimité médicale est d’autant plus prépondérante en phase aiguë que nos interlocuteurs conçoivent avant tout leur métier comme fondé sur l’idée qu’« en cas de doute, mieux vaut préférer entreprendre plutôt que s’abstenir » [15]. Sous-tendue par « une prédilection pour l’action », leur mission reste bien pour les urgentistes de « sauver des vies ». Dans ce cadre général, les rares médecins qui s’adressent ou disent vouloir impliquer la famille, cherchent essentiellement un accord à un arrêt thérapeutique. Ils confortent de cette façon leur propre avis sur l’inutilité de la réanimation et, en s’alignant explicitement sur la décision de la famille, s’inscrivent dans une perspective médicolégale. La conception de leur rôle professionnel, la peur du médicolégal et la volonté de tout faire pour ne pas être accusé d’avoir failli tendent ici à faire porter à la famille la responsabilité de la limitation de traitement ou du moins à s’assurer qu’elle ne s’y opposera pas. À la crainte moralement condamnable d’arrêter trop tôt s’ajoute le souci de se protéger en regard de la loi. Dans notre cas, il semble exister une attitude de méfiance a priori envers la famille, considérée comme une plaignante éventuelle, ce qui influence le travail d’information. À ce propos, Paillet et Gisquet font remarquer que de telles décisions restent absentes des représentations du public et que les personnes concernées en sont écartées [5, 15]. Néanmoins, des études montrent que de nombreuses personnes âgées aimeraient parler de leur fin de vie avec leurs médecins traitants, mais ceux-ci n’anticipent pas les décompensations et ne connaissent pas l’avis des patients [4]. Celui-ci est aussi peu sollicité par les services d’urgence : dans l’étude nationale, c’était le cas dans 11,23 % des cas [10], et 4 % dans l’étude de Roupie [16].
Le travail en équipe
17Certains praticiens prennent leurs décisions seuls, d’autres trouvent indispensables de décider à plusieurs que ce soit pour des raisons légales ou à cause de la complexité des situations. Néanmoins, dans notre enquête, les médecins ne prennent pas de décisions de LATA sans rechercher un autre avis médical. Les médecins ont présenté l’implication du personnel paramédical comme importante mais une telle concertation n’a eu lieu que dans 2 cas sur 9 et l’infirmier n’a été associé à l’entretien avec la famille que dans un cas. Et lorsque les médecins jugent importante l’implication des soignants, celle-ci apparaît à nouveau comme un moyen pour « se couvrir » vis-à-vis des risques médico-légaux. Ainsi, dans l’enquête de Guinoiseau-Lebouc au CHU de Brest, de 2000 à 2002, l’entretien équipe soignante-famille ne fait pas non plus partie des pratiques habituelles [7]. Plusieurs études confirment la faible implication du personnel paramédical dans les décisions de LATA [1, 3, 9]. Cette implication augmente avec la mise en place d’une procédure. Ainsi au CHU de Nantes, la mise en place d’une procédure en 2003 a fait passer la participation infirmière de 39 % à 62 % [6].
18Comme l’a montré Paillet avec le cas de la réanimation néonatale, les appréciations des deux groupes, infirmiers et médecins, sont fortement différenciées. Pour les médecins, le risque principal est de laisser mourir quelqu’un qui aurait pu vivre. Pour les infirmiers, ce serait plutôt de vouloir faire vivre un patient à tout prix qui est condamnable, trop traiter plutôt que pas assez. Devant des soins jugés excessifs et parfois qualifiés « d’acharnement thérapeutique », les infirmiers estiment devoir inciter les médecins à tenir compte de la douleur et à modérer leurs interventions. Nous considérons que l’absence de discussion avant cette « escalade » et la relégation des infirmiers à un rôle d’exécutant renforcent leur incompréhension et le jugement d’acharnement thérapeutique. Cette situation témoigne de la difficulté (et du manque d’outils et de méthodes) pour dépasser les valeurs et les références de chacun.
Conclusion
19La médecine n’est pas qu’une simple activité sur les corps, elle a des implications morales et politiques, et soulève de nombreuses questions sur la légitimité et les modalités d’utilisation de la technique. Concernant la fin de la vie, l’enjeu est notamment d’éviter une décision médicale arbitraire favorisée par un mode d’exercice solitaire. Ainsi de nombreuses réflexions issues du mouvement bioéthique [11], reprises récemment par certaines sociétés savantes, suggèrent de prendre ces décisions difficiles après un débat d’équipe et d’associer plus étroitement les proches et le patient. Néanmoins si un accord se fait sur certains principes, les modalités de mise en œuvre concrète sont rarement étudiées et interrogées. Cette étude montre l’aspect limité d’une telle mise en œuvre : l’association de la famille à la décision se fait avant tout dans une optique de protection médico-légale ; l’équipe soignante est sollicitée essentiellement sans véritable débat, dans une logique de conviction que la décision médicale est la bonne. Puisque faire évoluer les pratiques engage différentes conceptions des rôles professionnels, et surtout concerne l’organisation du travail et des prises de décisions, il serait utile de proposer des méthodes et des dispositifs concrets permettant aux différents protagonistes de transformer leurs modes de collaboration. C’est l’ambition des auteurs de cet article de continuer le travail sous cet angle pratique afin de trouver des manières de faire qui réaliseraient cet objectif entre professionnels et avec les proches.
Bibliographie
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- 2Castra M. Bien mourir. Paris, PUF, 2000 : 365 p.
- 3Ferrand E, Robert R, Ingrand P. Withholding and withdrawal of life support in intensive care units in France: a prospective survey. Lancet 2001; 357: 9-14.
- 4Gamble E, Mc Donald P, Lichstein P. Knowledge, attitudes, and behaviour of elderly persons regarding living wills. Arch Intern Med. 1991: 151: 277-80.
- 5Gisquet I. Vers une réelle ingérence des profanes ? Le mythe de la décision médicale partagée à travers le cas des décisions d’arrêt de vie en réanimation néonatale. Recherches Familiales, 2006, 3 : 61-73
- 6Guilbaudeau S. Évaluation de la mise en place d’une procédure de limitation ou d’arrêt des soins actifs aux urgences du CHU de Nantes. Th. Med.: Nantes: 2004, n° 8 : 100 p.
- 7Guinoiseau-Lebouc F. Mourir aux urgences : la démarche palliative à l’unité d’hospitalisation de courte durée du CHU de Brest du 1er janvier 2000 au 31 décembre 2002. Th. Med : Brest, 2004, n° 35 : 123 p.
- 8Leboul D, Couillot MF, Douguet F. Mourir aux urgences, Rapport final de la recherche Fondation de France, Université de Bretagne Occidentale – CRESP Paris 13, 2005 : 191 p.
- 9Le Conte P et coll. Décès dans un service d’urgences : analyse rétrospective sur 3 mois. XXXIe Congrès de la Société de Réanimation de Langue Française, Paris, Janvier 2003.
- 10Massard F, Épidémiologie des décès dans les services d’urgences. Th. Med. Nantes: 2006, n° 36 :47 p.
- 11Mino JC. « Lorsque l’autonomie du médecin est remise en cause par l’autonomie du patient : le champ hospitalier de l’éthique clinique aux États-Unis et en France » Revue Française des Affaires Sociales, 2002, 56 (3) : 73-102.
- 12Mino JC, Frattini MO. Les soins palliatifs en France. « Mettre en pratiques » une politique de santé. Revue Française des Affaires Sociales, 2007, 2 : 139-56.
- 13Nurok M., Entre économie technique et économie morale. Le travail d’urgence vitale à Paris et à New York, Thèse [sociologie], EHESS, Paris, 2007 : 302 p.
- 14Orfali K. Parental Role in Medical Decision-Making: fact or fiction? Social Science and Medicine. 2004, 58 : 2009-22.
- 15Paillet A. Sauver la vie, donner la mort. Une sociologie de l’éthique en réanimation néonatale, Paris, La Dispute, 2007 : 286 p.
- 16Roupie E. La mort aux urgences : enquête prospective préliminaire. In Actualité en réanimation et urgences, Elsevier, 1999, 281-289.
- 17SRLF. Les limitations et arrêts de thérapeutique(s) active(s) en réanimation adulte. www. srlf. org/ societe/ infoethique/ thera. active. html.
- 18SFMU. Éthique et urgences. Réflexions et recommandations de la Société Francophone de Médecine d’Urgence. http:// www. sfmu. org/ documents/ consensus/ rbpc_ethique. pdf.
Mots-clés éditeurs : patient, décision médicale, urgences, famille, démarche palliative, éthique, équipe
Date de mise en ligne : 22/01/2009
https://doi.org/10.3917/spub.086.0517Notes
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[1]
Médecin urgentiste. Service des Urgences, Centre hospitalier de Pithiviers, Pithiviers.
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[2]
Médecin de santé publique. Unité Mobile d’Accompagnement et de Soins Palliatifs (UMASP) du Groupe Hospitalier Pitié-Salpêtrière et Centre de Ressources National Soins Palliatifs F.X. Bagnoud, Paris.
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[3]
Les entretiens ont été réalisés par un médecin urgentiste travaillant dans le même service. Les entretiens avec les médecins se sont déroulés au calme, en dehors de toute activité clinique, le critère essentiel étant la disponibilité. Ils ont une durée de trente-cinq minutes à une heure quinze. Les entretiens avec les infirmiers se sont déroulés sur le lieu de travail pendant des périodes de tranquillité entre deux patients, en journée ou bien la nuit, durant environ quinze minutes.
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[4]
Certains jugements sont plus faciles à formuler face à un inconnu. Ainsi, les infirmiers auraient sans doute été plus critiques devant un non médecin. Et les médecins rencontrés auraient peut-être moins insisté sur l’importance d’associer la famille s’ils n’avaient pas connu l’enquêteur et ignoré son intérêt pour ces questions.
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[5]
Les rares études précédentes sur les services d’urgence mentionnaient que la famille était contactée sans donner plus de précisions [1, 10].