Notes
-
[1]
Société française de santé publique (SFSP), 2, rue du Doyen-Jacques-Parisot, BP 7, 54501 Vandœuvre-lès-Nancy cedex. joelle. kivits@ gmail. com
-
[2]
École des hautes études en santé publique (EHESP), av. du Professeur Léon-Bernard, CS 74312, 35043 Rennes cedex. Correspondance : francoise. jabot@ ehesp. fr
-
[3]
Glossaire informatique des termes publiés au Journal officiel par la Commission générale de terminologie et de néologie le 22 septembre 2000, accessible à : hhttp:// www-rocq. inria. fr/ qui/ Philippe. Deschamp/ RETIF/ 20000922-tout.html#A (dernier accès le 7 avril 2008).
-
[4]
http:// www. sfsp. fr/ activites/ detail. php? cid= 29 (dernier accès le 7 avril 2008).
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[5]
http:// www. sfsp. fr/ activites/ file/ MONTAGE_BCG_BR. pdf (dernier accès le 7 avril 2008).
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[6]
http:// www. sfsp. fr/ activites/ file/ RapportBCGVF. pdf (dernier accès le 7 avril 2008).
-
[7]
http:// www. qsrinternational. com/ products_nvivo. aspx (dernier accès le 7 avril 2008).
-
[8]
Tenière-Buchot (1989), cité par Chevassus-au-Louis [4].
Introduction
1Le débat public est désormais reconnu comme une étape nécessaire dans le processus de décision des politiques publiques en général [3, 13, 14, 16, 18], et pour la politique de santé publique en particulier [6, 7, 21]. Depuis une dizaine d’années, s’affirme en effet une volonté d’intégration, sinon de considération, des avis et expériences des citoyens [18, 21]. Analysée au regard de l’avènement des démocraties techniques [3], la mise en débat public est une des réponses aux incertitudes qui accompagnent les importants et rapides progrès techniques et technologiques. C’est dans les domaines de la santé et de l’environnement, étroitement liés [5, 21], que ces incertitudes, et donc la demande de débat public, sont les plus prégnantes. Les innovations dans ces domaines peuvent avoir des retombées directes pour le quotidien des individus et être à la base de mouvements citoyens comme l’illustrent les exemples de la pose d’antennes relais pour la téléphonie mobile à proximité d’habitations [19] ou l’implantation de cultures OGM [9]. Des controverses sont ainsi alimentées, comptant sur la participation de citoyens mobilisés, devenant ainsi acteurs du débat à part entière, au même titre que les spécialistes. Si certaines dérives peuvent être constatées [21], il n’en demeure pas moins que sur des innovations techniques, des problématiques de santé, environnementales ou autres, le débat public permet la confrontation des citoyens aux experts, mais également aux lobbys et aux pouvoirs publics.
2En réponse à cette demande de participation citoyenne, s’instaurent progressivement différentes formes de débats publics : des dispositifs réglementés visant l’intégration du « citoyen ordinaire » [6, 15], ont été imaginés à l’étranger d’abord [7, 10]. Les conférences de consensus au Danemark [1] ont inspiré d’autres modèles visant à intégrer l’expression des citoyens dont les jurys de citoyens en Angleterre (citizens’ panels), aux États-Unis (public hearings) et en Allemagne (bürgerforum) [8, 10]. En France aussi, depuis les années 1990, se sont succédées diverses formes de consultation [18] dont les conférences de citoyens sur les OGM en 1998 ou sur les changements climatiques en 2002. Les états généraux constituent une autre forme de débat public, notamment dans le domaine de la santé : des états généraux de la santé étaient organisés en 1998-1999 ; plus récemment, se sont tenus les États généraux de la prévention en 2006-2007, de l’alcool en 2007, et de l’organisation des soins en 2007 et 2008. Tous ces dispositifs visent la représentation d’usagers, de citoyens ou de professionnels au sein des débats, représentation répondant à une « expertise en crise » [7, 13].
3Car c’est bien de l’expertise, et plus précisément du rôle et de la légitimité des experts, dont il est question. Impliqués dans le processus de décision publique, les experts, en tant que spécialistes d’un domaine de connaissances particulier, sont appelés à produire une expertise qui doit aider à l’action [13]. Tantôt installée dans une routine d’accompagnement d’une politique publique – l’expertise professionnelle selon Trépos [20] –, tantôt appelée dans le traitement de problématiques présentant des incertitudes ou de situation d’urgence – l’expertise participante [20] –, l’expertise publique s’est instituée : ce qui est recherché, c’est l’avis du spécialiste pour fonder un choix [13]. S’invitant ou invitée dans le débat public, la société civile vient cependant déstabiliser, non pas tant la place de l’expertise dans le processus de décision, mais la légitimité des experts pour produire une expertise [7, 21]. En face d’une expertise « savante » fondée sur un champ reconnu de connaissances spécifiques, apparaissent de nouveaux acteurs qui défendent un autre type d’expertise, et donc d’autres formes d’aide à l’action.
4L’ouverture du débat et, consécutivement, du processus de décision à de nouveaux acteurs posent de nouvelles questions. On peut s’interroger sur les motivations de ces acteurs nombreux et divers qui, bien que proposant leur expérience (de citoyen, d’usager, de professionnel…), n’ont pas l’expérience du débat et ne s’inscrivent pas nécessairement dans une logique de décision publique. Par ailleurs, si les dispositifs de débat public permettent de donner la parole à des groupes éclairés, tels les professionnels de terrain ou des associations de citoyens, quel rôle ces derniers peuvent-ils jouer dans la prise de décision ? Leur présence est visible et recherchée mais quel est leur poids face aux avis d’experts et quelle est leur influence auprès des décideurs politiques ? C’est cette double interrogation qui est au centre de la présente étude.
L’audition publique comme forme de débat public : à propos de la vaccination par le BCG
5L’audition publique est un des dispositifs de débat public, défini comme « réunion de concertation de l’ensemble des personnes concernées par la réalisation d’un projet, afin d’en définir toutes les contraintes et de proposer des solutions pour en réduire les inconvénients et les nuisances » [3]. Ce dispositif favorise, sur la base des connaissances des experts sur une problématique donnée, une réflexion avec la société toute entière. Elle est, à ce titre, illustrative du mouvement d’ouverture de l’expertise savante vers la société civile.
6Les 13 et 14 novembre 2006, se tenait une audition publique sur la vaccination des enfants par le BCG [4]. La question posée était relative au maintien de l’obligation vaccinale en France, compte tenu du contexte français confronté à un changement de pratique vaccinale mal accepté par les familles et par les professionnels de santé, avec pour certains, le refus de vacciner, alors que la majorité des pays européens ont vu l’abandon de cette même vaccination. L’organisation de cet évènement, par la Société française de santé publique (SFSP), répondait à une demande de la Direction générale de la santé (DGS) qui, après avoir commandé et reçu des avis et des recommandations émanant des différentes instances saisies sur le sujet – Comité technique des vaccinations (CTV), Conseil supérieur d’hygiène publique de France (CSHPF), Comité consultatif national d’éthique (CCNE) et Haute autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité (Halde) –, désirait « qu’un large débat ait lieu sur les enjeux de la vaccination » [5]. Un comité d’organisation, réunissant des représentants de la SFSP, de la DGS et de l’Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé (Afssaps), a déterminé le programme des deux journées en vue de permettre l’expression des points de vue de tous les intervenants concernés par la question de la vaccination par le BCG : aux côtés des experts épidémiologistes et des représentants des autorités sanitaires, la parole était donnée à des juristes, des sociologues, des médecins libéraux, la Ligue nationale pour la liberté des vaccinations (LNLV) et, toutes personnes désireuses de participer au débat. Hors personnalités invitées, ce public se composait de 140 personnes parmi lesquelles 56 représentaient des collectivités territoriales, 26 des hôpitaux et organismes de recherche et 15 des institutions décentralisées de l’État (DDASS, DRASS) ; 43 participants assistaient au débat à titre individuel ou de membres d’associations. Un mois plus tard, un groupe, le comité d’audition, composé de médecins libéraux et spécialistes hospitaliers, de représentants d’associations de parents d’élèves, de cadres de santé, de juristes, de sociologues et de journalistes, se réunissait dans le but de rédiger des recommandations sur la base de la rencontre précédente. Ces recommandations ont été remises à la DGS en décembre 2006 [6]. En juillet 2007, le Ministère chargé de la santé levait l’obligation de vaccination par le BCG tout en recommandant fortement cette vaccination.
7Cette audition publique comme modalité de mise en débat a plusieurs particularités. Tout d’abord, elle traite d’un principe de santé publique, l’obligation vaccinale, disposition remise en cause par des citoyens, mais également par certains praticiens. Ensuite, elle met en scène un « public » face aux experts et à leurs analyses, lequel, attentif dans un premier temps aux exposés des experts, est invité, dans un second temps, à les interroger pour ainsi alimenter la discussion. Il s’agit donc d’un exemple intéressant de débat public où la controverse émergeant du débat, est reconnue comme constructive et base de la décision [3].
8Il est important de préciser que ce n’est pas directement la décision qui est ici étudiée, celle-ci n’intervenant pas au moment de l’audition. La méthode employée doit conduire à la formulation de propositions et ainsi aider la prise de décision. C’est le cheminement jusqu’à cette formulation qui est l’objet de notre étude.
9Pour ce faire, nous identifierons dans un premier temps les acteurs présents lors de l’audition publique ; deuxièmement, nous questionnerons leurs logiques d’action et de participation au débat en identifiant à quel titre ces acteurs interviennent, ainsi que leur thème d’intervention ; enfin, nous tenterons d’identifier le poids des diverses formes d’expertise mobilisées et leur espace de confrontation.
Méthode
10Le processus d’audition publique a été analysé à partir des débats tenus d’une part au cours de l’audition publique, temps de construction du débat, et d’autre part, au cours du comité d’audition, moment réflexif du processus. Le chemin vers la décision repose sur ces deux phases qui, si elles s’enchaînent dans le temps et répondent à une cohérence d’organisation, sont aussi le résultat d’une négociation permanente des acteurs pour l’inclusion ou l’exclusion du débat de certains thèmes, mais aussi pour la reconnaissance, au sein du débat, de leurs expertises propres.
11Les délibérations de ces deux moments ont été retranscrites dans leur intégralité et forment le matériau d’analyse. Au total, ont été analysés 93 échanges composant les débats de l’audition publique, chaque échange étant constitué d’une ou plusieurs questions ou interventions du public (119au total) suivie d’uneou plusieurs réponses, et 266 interventions individuelles du comité d’audition.
12Une grille analytique a été élaborée en accord avec la problématique de recherche, selon trois catégories principales :
- les acteurs : qui sont les acteurs du débat ? Sont-ils des intervenants « invités » ou le « public participant » ? Comment se positionnent-ils dans le débat ? Quelles sont leurs stratégies de participation ? ;
- les thèmes : quelle est la nature des thèmes discutés (technique, épidémiologique, éthique…) ? Quels sont les arguments favorables ou opposés à la levée de l’obligation vaccinale ? ;
- les dynamiques des discours : comment les échanges (présentations des personnalités invitées et interventions du public) s’enchaînent-ils ?
13L’analyse séparée de chaque document a été suivie d’une analyse transversale, les deux temps du débat étant comparés afin de faire apparaître les permanences, les exclusions et les inclusions des thèmes et des acteurs. Pour l’organisation des données, le logiciel NVivo [7] a été utilisé.
14Afin d’analyser le rôle des acteurs et leurs interactions dans la construction du jugement, nous nous sommes inspirées de l’échiquier de Machiavel, utilisé pour analyser les enjeux de pouvoir au sein des organisations [8]. Sur l’échiquier (figure 1) figurent, aux quatre angles, les acteurs dont le prince doit tenir compte pour gouverner : les sujets qui expriment leurs souhaits – en les écoutant, le prince devient bon prince, en se rapprochant trop, il est accusé de démagogie ; le juge qui dit ce qui est juste – en l’écoutant, le prince incarne les valeurs morales, en se rapprochant trop, on dénonce une république des juges ; le chroniqueur qui commente l’action du prince – s’il le suit, il est un grand prince, s’il se rapproche trop, il est accusé de dictature des médias ; le savant qui détient le vrai – si le prince le suit, il est un monarque éclairé, s’il se rapproche trop, il est accusé de technocratie.
15Ce modèle nous a semblé pertinent pour notre étude dans la mesure où il permet de situer les acteurs dans leur relation à la décision, d’exprimer les tensions qui peuvent se manifester entre les acteurs et d’observer l’évolution des acteurs dans l’espace de construction du jugement pour influer sur orienter la décision.
D’après L’échiquier de Machiavel (Tenière-Buchot, 1989, cité par Chevassus-au-Louis [4])
D’après L’échiquier de Machiavel (Tenière-Buchot, 1989, cité par Chevassus-au-Louis [4])
Résultats
16Les résultats de notre étude portent sur deux aspects : la configuration du débat avec le positionnement des protagonistes en présence et la dynamique des échanges ; le contenu du débat au regard des argumentaires exposés pour la formation du jugement et in fine la formulation de recommandations en vue d’orienter la prise de décision.
La configuration du débat
Des positionnements contrastés
17À partir du programme et de l’analyse du texte des débats de l’audition, les acteurs ont été positionnés sur l’échiquier (figure 2). À l’ouverture de l’audition publique, les personnalités invitées par la SFSP, spécialistes de la question traitée (les experts), sont placés au pôle du savant. Parmi ce groupe, peuvent être identifiés, d’une part, les praticiens spécialistes et les épidémiologistes, et, d’autre part, des analystes issus du monde académique (juristes et sociologues). Le pôle du juge est habité par les différentes instances (CCNE, CTV, HALDE) ayant émis des avis sur la question traitée, au nom de valeurs et normes sociales. Le public de la salle occupe le pôle des sujets. Ce public associe des acteurs d’horizons divers : simples citoyens ou représentants de mouvements ou associations de citoyens, groupes de pression ou d’intérêt (tel que la LNLV) et professionnels impliqués (médecins cliniciens, médecins de santé publique, médecins de PMI) présents pour faire valoir leurs attentes et leurs préférences. L’auditoire est invité à exprimer son point de vue. Enfin, la SFSP, accompagnatrice du processus, prend la place du chroniqueur, au regard de sa responsabilité dans l’organisation et la communication de l’événement au sein duquel elle joue par ailleurs un rôle de médiation : veiller au bon déroulement du débat en rappelant l’objectif de la démarche et en faisant respecter les règles du débat.
Le positionnement des acteurs
Le positionnement des acteurs
18L’analyse des échanges dans les débats permet de déterminer le positionnement des « débattants ». Par débattant, nous entendons les membres de la salle qui participent en réagissant aux présentations des personnalités invitées et en présentant leurs points de vue. Quatre types principaux de positionnements sont identifiés (tableau I) : le question-nement, le commentaire ou témoignage, le complément d’information et lacontestation. La majorité des positionnements (50/119) relève d’un questionnement adressé aux orateurs : le débat repose sur des séries de questions-réponses en rapport avec une présentation orale. Un tiers des positionnements (39/119) consiste en apports d’information, commentaires ou témoignages, indiquant une volonté de partage d’expériences particulières et de pratiques. Enfin, dix-huit prises de parole s’inscrivent dans un mouvement de contestation ou d’opposition.
Positionnement des débattants
Type de positionnement | Nombre |
---|---|
Questionnement | 50 |
Commentaire/témoignage | 20 |
Complément d’information | 19 |
Contestation/opposition | 18 |
Renforcement propos intervenants | 7 |
Synthèse | 4 |
Proposition d’action | 1 |
Positionnement des débattants
19Parmi l’auditoire, émerge un public actif car participant aux échanges avec les personnalités invitées. S’il n’a pas été toujours possible de repérer précisément l’identité et l’appartenance de ces intervenants, l’analyse des thèmes des questions et des commentaires laisse entrevoir un public de médecins avec une pratique clinique ou de santé publique. Leur présence, légitime et justifiée en raison du sujet, au cœur de leur pratique professionnelle, crée des conditions particulières à ce débat, où seul un public averti, en raison de connaissances médicales, est apte à réagir à des interventions techniques. Il s’agit moins dans ce débat proposé d’une interaction « expert/profane », que d’une interaction « expert/praticien ». Le rétrécissement du public participant est ici perceptible.
Une dynamique des interventions en lien avec les appartenances des acteurs
20La mise en forme du débat s’analyse également par l’enchaînement des interventions. Au total, 54 enchaînements ont été analysés. Une intervention peut être relayée ou contestée : l’intervention d’un débattant est suivie d’une réaction, celle d’une personnalité invitée dans la majorité des cas, ou celle d’un autre débattant. Elle peut aussi être ignorée. Si le relais et la contestation s’inscrivent dans une dynamique de débat, il n’en est pas de même pour l’intervention ignorée qui en est dès lors exclue. Cependant, l’analyse des thèmes des interventions relayées et de celles qui ne le sont pas, ne permet pas de discriminer des thèmes qui s’imposeraient. Plus que le thème, ce sont les appartenances des acteurs qui semblent favoriser le suivi d’une intervention ou son abandon (tableau II). Ce constat doit être rapproché du type de présentations orales, celles-ci étant
Enchaînement des interventions en fonction du type de débattant
Débattants | Interventions relayées | Interventions ignorées | Interventions contestées |
---|---|---|---|
Praticiens | 28 | 6 | 0 |
Analystes | 2 | 0 | 0 |
Initiés | 10 | 0 | 2 |
Non praticiens | 5 | 4 | 1 |
Groupe d’intérêt | 1 | 1 | 3 |
Enchaînement des interventions en fonction du type de débattant
21souvent le fait de spécialistes (épidémiologistes, pédiatres…), permettant seulement à un public restreint de poser des questions : les médecins praticiens, pour les raisons précédemment évoquées, mais aussi ceux que nous qualifierons d’« initiés », à savoir, les participants actifs au débat qui connaissent non seulement le sujet mais aussi les spécialistes intervenant sur le sujet – le tutoiement souvent utilisé pour s’adresser aux personnes invitées exprimant cette proximité –, et les personnes familières de la méthode d’audition publique tels que les organisateurs, modérateurs et autres personnalités invitées.
22Il est donc possible de distinguer trois types d’acteurs. Les acteurs relais sont les praticiens, les initiés et les analystes dont les questions ou commentaires sont relayés par d’autres intervenants, par les modérateurs ou par la salle praticienne. Les acteurs controverse sont représentés par les groupes d’intérêt déclarés, tel que la LNLV mais aussi certains initiés, en désaccord avec leurs pairs, dont la participation donne lieu à discussion mais dans un climat de controverse. Enfin, les acteurs ignorés sont ceux dont les discours ne sont pas repris. Aucun initié ou analyste ne figure dans ce groupe, signe indiquant la force de l’appartenance catégorielle dans l’inclusion au débat.
23L’analyse de l’enchaînement des interventions montre au fil de l’évolution des deux journées, un mouvement des acteurs sur l’échiquier (figure 3). D’une part, les instances et les experts se regroupent en un pôle unique, celui des personnalités invitées, porteuses de savoir et questionnées par la salle. D’autre part, le pôle du public se différencie avec d’un côté, une salle « praticienne », un public éclairé, et de l’autre, une salle « profane », un public non spécialiste qui, faute de pouvoir s’inscrire dans la dynamique des échanges, s’efface de la sphère de délibération.
Le repositionnement des acteurs en cours de débat
Le repositionnement des acteurs en cours de débat
Le contenu du débat : évolution de l’argumentaire en faveur de l’expertise praticienne
24Les acteurs du comité d’audition étaient désignés préalablement à l’audition publique. La composition de ce groupe ne reflète donc pas nécessairement le repositionnement des acteurs observé à la fin de la phase précédente. Si la composition confirme la volonté des organisateurs d’intégrer le public profane grâce à la présence d’un représentant des associations familiales, d’un représentant des parents d’élèves, de deux journalistes et d’une représentante d’association, l’orientation des débat était essentiellement assurée par les praticiens, aux côtés des organisateurs et des analystes (figure 4). Les personnalités invitées (experts et instances) ne sont plus présentes mais l’analyse du contenu des discussions démontre l’influence de leurs apports antérieurs.
Les acteurs du comité d’audition
Les acteurs du comité d’audition
25L’évolution de l’argumentaire développé lors de l’audition publique puis du comité d’audition va faire apparaître un renversement de tendance avec un raisonnement étayé sur des données issues d’une connaissance liée à l’expérience professionnelle (tableau III). Au cours de l’audition, le débat a confronté trois analyses de la situation : la première est fondée sur des données épidémiologiques telles que la prévalence et l’incidence des cas de tuberculose, leur répartition géographique et dans les groupes de population (40 échanges) ; la seconde est centrée sur des aspects techniques, notamment, les effets secondaires de la vaccination, les inconvénients de la nouvelle technique vaccinale et l’efficacité liée à la nature de la souche vaccinale (28échanges) ; la troisième insiste sur des considérations sociétales, en particulier, les risques de discrimination liés à l’éventuel ciblage de la population (30 échanges). Lors du comité d’audition, l’argumentaire épidémiologique (12 échanges) s’efface derrière des préoccupations de santé publique sur la définition du risque, la difficulté, voire la pertinence, à cibler les groupes à risque et sur la stratégie de politique vaccinale (généralisation versus différenciation selon les territoires ou les populations [35 échanges]). Si les données épidémiologiques demeurent une référence, elles ne constituent plus le cœur de la discussion. Les aspects relatifs à l’appréciation du risque ont été particulièrement discutés, d’autant qu’ils renvoient à la responsabilité individuelle du médecin quant à l’attitude des patients face à la vaccination. En réponse à un questionnement éthique déjà présent lors de l’audition (qu’est-ce qui est acceptable ?), s’affirme la force de l’expérience, la mise en situation (qu’est-il possible de faire ?). Les expériences de terrain (anecdotes, retours d’expériences, échanges sur des situations spécifiques…) acquièrent valeur d’arguments dans les débats du comité avec un rôle important dans la formulation des recommandations.
Thèmes des débats de l’audition et des débats du comité d’audition (nombre d’interventions)
Principaux thèmes de débat | Pendant l’audition | Pendant le comité d’audition |
---|---|---|
Épidémiologie | 40 | 12 |
Acte vaccinal | 23 | 1 |
Souche vaccinale | 5 | 2 |
Dépistage | 9 | 0 |
Dimensions sociales | 30 | 12 |
- dont discrimination liée au ciblage | 11 | 12 |
Maintien/levée | Thème non présent | 29 |
Recommandations / décision | Thème non présent | 55 |
- dont forme des recommandations | 20 | |
Autres | Autres | |
- ciblage | 3 | 10 |
- conséquences de la levée de l’obligation | Thème non présent | 13 |
- partage d’expériences | Thème non présent | 15 |
Thèmes des débats de l’audition et des débats du comité d’audition (nombre d’interventions)
26Les arguments pour la levée ou le maintien de l’obligation vaccinale seulement évoqués en audition sont exposés et discutés de façon approfondie au comité d’audition qui doit se prononcer pour l’une des deux options. On observe l’élaboration progressive d’une réflexion intégrant aux arguments épidémiologiques proposés par les experts, des arguments plus sociaux tenant compte à la fois des personnes dans leur individualité et de l’évolution de la société.
27En préalable au travail sur les recommandations, une discussion réflexive a été engagée sur la nature et l’influence des travaux du comité sur les décisions à venir. Il s’agissait de s’assurer de la bonne compréhension des recommandations, par le décideur et le public. Ainsi, la communication et la médiatisation des recommandations étaient anticipées par les membres du comité soucieux de présenter au mieux leurs recommandations
Discussion
28Il convient de rappeler que la présente étude ne repose que sur les deux phases du débat, alors même que la réflexion a pu se prolonger à d’autres moments et dans d’autres lieux. Dans le cas étudié, des échanges préalables à l’audition entre les acteurs concernés – y compris le « public » – ainsi qu’entre les deux phases, ont pu influencer tant la tenue des débats que l’orientation des recommandations. Ces lieux, qu’ils soient publics (forums Internet…), semi-publics (assemblées d’associations…) ou privés (échanges de courriels…), ne sont pas ici pris en compte. Une exploration approfondie de ces lieux, au travers d’entretiens avec les acteurs concernés, permettrait de comprendre davantage le processus de décision à l’œuvre dans cet exemple.
Une concertation réelle mais partielle
29L’analyse des deux temps du débat a permis d’éclairer le processus de formation du jugement des membres du groupe chargé de soumettre au décideur des propositions en vue d’une stratégie vaccinale, et de montrer l’influence des acteurs y participant. Premièrement, dans sa forme, nous pouvons affirmer que le débat public a bien eu lieu : la diversité des acteurs en présence, leur participation aux échanges, la pluralité des thèmes abordés, la diversité des positionnements – de la question à la confrontation en passant par le partage d’expérience… – sont autant d’indicateurs de la tenue d’un débat. De plus, les débats de l’audition et du comité ont été publiés, permettant dès lors la consultation par tous, mais aussi le prolongement de la délibération hors du dispositif de l’audition publique ainsi que sa critique. Cependant, ce processus de concertation s’est tenu selon un format relativement contraint qui n’a pas réussi à favoriser la contribution de l’ensemble de l’auditoire dont une partie a été confinée à un rôle de spectateur.
Une expertise reconstruite : entre expertise savante et expertise praticienne
30En reprenant la question de départ relative au poids et à l’influence des acteurs éclairés face aux experts désignés, nous voyons apparaître tout au long des débats, une négociation de l’expertise. L’expertise initiale basé sur le savoir spécifique d’un groupe identifié est ébranlée, non pas par un débat entre pairs, mais par un auditoire revendiquant un autre type de connaissance dont il défend la légitimité. Au cours de l’audition publique, une nouvelle expertise apparaît, se construit dans un processus de communication qui n’est plus à sens unique (des experts vers le public) mais interactif, le débat public instaurant une interaction favorable à l’expression d’autres formes de savoir et, par la même, les rend légitimes.
31Ainsi, l’expérience émerge comme expertise légitime. La reconnaissance d’un savoir expérientiel contrebalançant la voix de l’expert savant a déjà été observée, particulièrement dans le domaine de la santé [11,17]. Dans notre analyse, l’expérience de terrain, celle des praticiens, s’impose comme une forme d’expertise sur le sujet de la vaccination. Ces experts praticiens ont la double caractéristique d’être des acteurs du terrain, avec la connaissance que cette situation engendre – à partir de leur connaissance intime de la situation personnelle des familles, ils impriment une vision plus holistique dans l’analyse du problème en introduisant des critères sociaux complé-mentaires des critères strictement épidémiologiques – mais aussi des acteurs issus du monde médical, partageant un savoir avec l’expertise désignée et reconnue. Par ailleurs, la stratégie à proposer (obligation versus incitation) renvoie à la place incontournable des professionnels de santé dans la négociation du consentement des familles à la vaccination et à la nécessité de consolider un algorithme décisionnel afin de se prémunir d’approches trop personnelles. Si leur proximité avec l’expertise leur permet d’accéder au débat, c’est avant tout leur pratique, qui acquiert valeur d’expertise et donc devient influente lors de la formulation des recommandations, et in fine à la construction de la décision.
32Cependant, toute expérience n’a pas valeur d’expertise. La marginalisation d’une partie de la salle, non praticienne, illustre que ce phénomène n’est pas systématique. Le vécu de la vaccination de la part des parents d’enfants, profanes au regard de la science médicale, ne suffit pas pour s’intégrer au débat. La sélection se fait ici sur des critères d’appartenance à des corps d’activité et des champs de savoirs identifiés. Même si, dans le débat, l’expérience pratique et les témoignages des praticiens ont valeur d’arguments, leur reconnaissance comme experts légitimes, tient à leur appartenance a priori à un corps d’experts. Le citoyen, quant à lui ne peut revendiquer similaire appartenance et de ce fait, se trouve écarté. De plus, la revendication d’un savoir ne peut suffire à accéder au statut d’expert, les interventions des membres de LNLV sur l’interprétation des données épidémiologiques ayant été contestées. Le savoir revendiqué, pour être pris en considération, doit faire l’objet d’une validation par les experts reconnus.
33L’audition sur la politique vaccinale a bien été publique mais avec un auditoire différencié constitué d’un public éclairé et d’un public témoin. Un tel débat pourrait-il être davantage accessible à toutes les catégories d’acteurs ? Au-delà de la question de la représentativité des citoyens, c’est celle de la préparation en amont de la participation des parties prenantes qui semble insuffisante. Pourraient être envisagés des travaux exploratoires préalables (forums, entretiens…) ayant pour objectif de recueillir des témoignages, questions et expériences qui pourraient trouver place aux côtés des experts reconnus.
Conclusion
34Le processus de concertation prend fin avec la remise des recomman-dations au décideur. À cet instant, la position des différents acteurs sur l’échiquier est différente de la situation initiale car la relation au décideur n’est plus directe mais intermédiaire (figure 5). C’est en effet le comité d’audition qui se retrouve au centre de l’échiquier et qui est en relation directe avec le décideur. Les acteurs représentatifs des pôles du juge et du chroniqueur ont maintenu leur place et leur fonction ; les avis des instances ont été pris en compte par le comité lors des recommandations ; la SFSP a conduit le débat à son terme avec la production des travaux du comité. En revanche, le pôle des experts s’est élargi avec l’intégration des praticiens, qui, du fait de leur présence dans la phase finale, exercent une influence majeure dans le choix des propositions, l’expertise savante ayant joué la fonction de conseil. Le pôle des sujets est caractérisé, par sa non spécialité, sa non participation aux recommandations et sa faible relation au décideur. Sans les praticiens, les sujets-citoyens sont simples témoins : ils assistent aux échanges entre les représentants des trois autres pôles avant de redevenir des « bénéficiaires », destinataires de la décision finale.
Les acteurs en fin de processus
Les acteurs en fin de processus
35La révision finale de l’échiquier montre que le critère qui permet de participer à la décision n’est pas tant l’expertise – un savoir spécifique pour l’action –, que l’appartenance de l’acteur qui revendique l’expertise. L’audition publique l’illustre bien : la reconnaissance de l’expertise peut se construire dans le débat mais elle n’est pas pour autant, dans tous les cas, légitime. Elle doit s’accompagner d’une reconnaissance d’appartenance afin d’installer dans le débat public l’acteur en tant qu’expert.
Bibliographie
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- 3Callon M, Lascoumes P, Barthe Y. Agir dans un monde incertain – Essai sur la démocratie technique. Le Seuil ; 2001.
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Mots-clés éditeurs : audition publique, BCG, décision, experts, débat public, citoyens, expertise, praticiens
Date de mise en ligne : 01/12/2008
https://doi.org/10.3917/spub.084.0371Notes
-
[1]
Société française de santé publique (SFSP), 2, rue du Doyen-Jacques-Parisot, BP 7, 54501 Vandœuvre-lès-Nancy cedex. joelle. kivits@ gmail. com
-
[2]
École des hautes études en santé publique (EHESP), av. du Professeur Léon-Bernard, CS 74312, 35043 Rennes cedex. Correspondance : francoise. jabot@ ehesp. fr
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[3]
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[4]
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[5]
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[6]
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[7]
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[8]
Tenière-Buchot (1989), cité par Chevassus-au-Louis [4].