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Article de revue

Quels fondements théoriques pour l'éducation thérapeutique ?

Pages 271 à 282

Notes

  • [1]
    Ce texte est une version complétée d’une communication présentée le 16 mars 2007 dans le cadre d’une journée consacrée à l’éducation thérapeutique et organisée par le GHU Paris Est au groupe hospitalier Pitié-Salpêtrière.
  • [2]
    Anne Lacroix, psychologue clinicienne, FSP (Fédération suisse des psychologues-psychothérapeutes), Genève.

Introduction

1L’éducation pour la santé, en tant que discipline générale s’est successivement déclinée en prévention primaire (éviter la maladie), puis en prévention secondaire (groupes à risques, populations cibles) et prévention tertiaire (gestion de la maladie, prévention des complications). L’éducation du patient s’inscrit dans l’émergence successive de ces trois secteurs de prévention et se caractérise par le fait qu’elle suppose être étroitement liée au soin. Ainsi, il incombe aux professionnels soignants d’initier leurs patients à leur propre prise en soin. La notion d’éducation thérapeutique a évolué au risque que les problèmes liés à la formation et à la pratique médicale hautement technicisées ne tendent à considérer le malade qu’à travers sa maladie, à le réduire à sa maladie.

2D’un point de vue historique, les autres membres du personnel soignant ont précédé les médecins en préconisant l’importance pour le malade (chronique) de s’approprier savoirs et compétences afin d’acquérir plus d’autonomie Cet engagement s’est peut-être construit en reflet de leur propre sujétion de paramédicaux vis-à-vis de l’hégémonie médicale. Aujourd’hui encore, ces personnels sont de loin les plus nombreux à s’impliquer dans l’éducation des patients [2].

3C’est néanmoins au sein des structures hospitalières que les premières tentatives d’éducation des patients ont vu le jour. Importé (inspiré ?) d’expériences nord-américaines, ce tournant organisationnel et épistémologique a gagné peu à peu certains pays d’Europe, jouissant de reconnaissances financières diverses de la part des instances gouvernementales. Le secteur du diabète a joué un rôle pilote dans l’expérimentation de cette innovation.

4Les premiers pratiquants de l’éducation du patient ont commencé par diffuser des savoirs médicaux centrés sur la maladie avant de se rendre compte qu’il s’agissait surtout, pour les patients concernés, d’être entraînés à gérer leur état de santé.

5Il apparaît impossible de tracer un panorama exhaustif des pratiques éducatives actuellement mises en œuvre à l’égard de la plupart des affections chroniques et d’explorer les référentiels qui les sous-tendent. Nous tenterons d’énoncer les courants majoritaires et de les confronter aux exigences de pertinence (éthique) et d’efficacité qu’ils sont censés représenter.

6Le grand tournant conceptuel du milieu du XXe siècle a été l’émergence du modèle bio-psychosocial [3] en médecine, opposé au modèle organiciste. Aux espaces clos où se géraient les maladies de populations identifiées médicalement, se sont substitués des espaces d’aide et de soins de plus en plus ouverts.

7Pour diffuser les savoirs utiles aux patients, afin qu’ils soient en mesure de s’approprier la gestion de leur traitement, l’éducation du patient va recourir d’abord à la pédagogie. Il s’est agi dès lors de faire cohabiter différentes disciplines :

  • à la médecine appartient une fonction diagnostique impliquant une action curative ;
  • à la pédagogie, le développement des savoirs et des apprentissages fondés sur des courants psychologiques qui orientent de manières sensiblement différentes les approches éducatives.
Deux types de traditions coexistent et plus que de s’enrichir mutuellement, ils tendent à se durcir, avec une domination progressive de l’utilitarisme anglo-saxon.

8Depuis les premières tentatives intuitives d’éducation des patients qui consistaient surtout à informer au moyen d’exposés et d’explications, de réels efforts méthodologiques ont été entrepris. Les formations des soignants à leur nouveau rôle se sont multipliées. Les référents théoriques et méthodologiques ont été choisis en fonction de leur promesse d’efficacité dans d’autres domaines comme le milieu scolaire et le management. Nous présentons ici certaines thématiques majeures.

Les objectifs

9S’inspirant des courants behavioristes et cognitivistes, s’est développée aux USA une pédagogie par les objectifs [6] qui a voulu se substituer à la traditionnelle pédagogie des contenus. Il s’agissait d’adopter une perspective fonctionnelle en cherchant à mettre en place des procédures objectives d’évaluation.

10Comme toutes les innovations pédagogiques, les objectifs ont suscité beaucoup d’engouement, apparaissant comme un remède miracle. Certes, les objectifs pédagogiques constituent une tentative intéressante d’opérationalisation, en obligeant les pédagogues à avoir des intentions et à les monnayer en buts précis et concrets, susceptibles d’être évalués. De plus, dans leur souci de clarté, ils favorisent une critique du langage utilisé.

11Réintroduire l’action dans les apprentissages n’est pas non plus le moindre avantage dans la mesure où, tenant compte d’une psychologie de l’action (dont celle de Piaget) [16], les objectifs permettent de remédier à la passivité des apprenants soumis à un type de pédagogie transmissive.

12Mais une limite de la pédagogie par objectifs tient à leur mode de détermination. Dans le cadre scolaire, il s’agit d’une détermination autoritaire ; dans le domaine qui nous occupe, à savoir celui de l’éducation des patients, il ne peut s’agir que de négociation. Encore que l’autorité médicale, s’appuyant sur des faits avérés (dans le diabète, par exemple), et dans une logique prescriptive, fixe des repères de plus en plus exigeants à propos du taux d’Hab1c. De plus, quelle place la pédagogie par objectifs accorde-t-elle au temps ? Le temps est non extensible en milieu scolaire tandis qu’il est une dimension incontournable en éducation du patient.

La notion de motivation

13La pédagogie, en tant que telle, peut se définir comme une pratique relationnelle. Cette situation est tributaire de deux catégories d’acteurs, chacun avec ses attentes. Elle est destinée à travailler à partir d’une double incertitude, celle qui survient dans la dynamique de toute relation.

14C’est ainsi qu’est apparue la notion de motivation comme un autre vecteur important. Confrontés à la résistance aux changements d’un nombre non négligeable de patients, les soignants considèrent l’approche par l’entretien motivationnel [13] comme le moyen idoine pour amener le patient à modifier ses comportements.

15Les tenants de cette approche parlent de contact dénué de tout jugement. Ils estiment se centrer essentiellement sur le comportement et non sur la personne. Ils misent sur le projet, à savoir ce que le patient aimerait faire indépendamment de son état de santé. Ils postulent que si le patient peut se projeter dans un futur désirable, il modifiera ses habitudes et maintiendra ses efforts quotidiens. Le changement a plus de chances de s’opérer si le patient a le sentiment de pouvoir le réussir, ainsi tout au long de l’entretien, on va renforcer tous les propos qu’il tient où il exprimera sa capacité à mettre en place son projet.

16Cette approche s’inspire des méthodes behavioristes du couple stimulus, réponse qui repose sur les présupposés suivants : la répétition, en fait, la re-formulation du comportement souhaité et la perspective d’une récompense en évoquant les satisfactions liées à un projet désirable.

17Il s’agit d’une stratégie qui se focalise sur le rôle de l’intervenant plus que sur celui du patient. De plus, il faut rappeler, qu’il s’agit de modifier la pensée qui limite le changement de comportement grâce à un questionnement qui vise une restructuration cognitive, à savoir une mise en perspective de la pensée qui pose problème. Basée sur le traitement de l’information, cette approche s’apparente à un re-formatage cognitif qui permettrait le changement de comportement.

18Ma réserve vient du risque de réduire la personne à ses comportements en lui appliquant une démarche raisonnée. Or, l’individu est à la fois être de raison et être de son inconscient. Le sujet humain est pris dans les rets de ses contradictions : en tant que sujet de la raison, il consentirait à se soumettre aux normes présentées par ceux qui lui veulent du bien, mais sujet vivant, il biaise face aux injonctions hygiénistes qui lui sont proposées. C’est la plainte des diététiciennes qui passent leur temps à équilibrer les apports alimentaires tandis que les patients font des écarts et jouent avec leur vie [11].

19Difficile, pour les soignants d’abandonner la position de celui qui sait le bien de l’autre. Se confronter à la chronicité revient pour les soignants à envisager une nouvelle attitude en vivant les difficultés de l’accompagnement que les outils et les techniques ne suffisent pas à résoudre. Reste à trouver cet autre positionnement entre le sentiment d’impuissance et le risque d’emprise.

La communication en relation

20Ceci amène à évoquer la notion de communication en tant que vecteur de la relation. Qu’il s’agisse de situations duelles ou groupales, d’entretiens avec les patients ou avec l’entourage, de séquences pédagogiques ou d’une manière générale de relations d’aide, les dispositions, les sensibilités peuvent aussi bien engendrer des malentendus qu’une réelle communication. Les nombreux entretiens soignants-patients ne sont pas des conversations quelconques. Ils comportent un enjeu où le bon sens et la bonne volonté s’avèrent non seulement insuffisants mais peuvent avoir des effets pervers.

21Les travaux de Porter [18] et Rogers [22] largement utilisés dans la formation des travailleurs sociaux, transposés dans des situations médicales, permettent d’entraîner des équipes médicales à la connaissance des différentes manières de répondre dans les situations relationnelles.

22En psychologie sociale, on appelle attitude une manière d’être intérieure qui engendre une certaine prédisposition à agir. Les attitudes sont acquises et non pas innées.

23Selon Porter, il existe six catégories d’attitudes qui sont autant de manières différentes de répondre à une demande ou à une plainte. Ces réponses correspondent à des réactions immédiates et irréfléchies. Elles peuvent produire des effets qui ne facilitent pas la compréhension et la confiance mutuelle.

24Pour que la communication s’établisse, il faut signifier à l’autre qu’il a été entendu en reformulant ce qu’il a dit. Mais reformuler ne fait pas partie de nos réactions spontanées. Il s’agit d’une stratégie de communication propre aux situations de relations d’aide qui ne sont ni des conversations ni des interrogatoires. Carl Rogers avait fait de l’attitude de compréhension, qui se traduit par la re-formulation empathique, le pilier de sa théorie et de sa pratique.

25Bien avant que l’entretien motivationnel soit présenté comme le chaînon manquant en éducation thérapeutique, la reconnaissance de nos attitudes réactionnelles et l’entraînement à l’écoute de l’autre demeurent des éléments fondamentaux de la communication en relation [7].

Les représentations

26Parmi les obstacles à l’adaptation du patient, il est beaucoup question du rôle des représentations. Là encore, on décèle au moins deux tendances suivant qu’elles appartiennent à l’anthropologie ou à la pédagogie.

27L’anthropologie se fonde sur des postulats fondamentaux de sa discipline qui sont en premier lieu, la dimension éthique avec le refus de tout jugement au profit de la compréhension des facteurs qui sous-tendent les comportements. L’anthropologie s’intéresse aux discours et aux conduites des personnes concernant, par exemple, la causalité de la maladie et la logique qui déterminera leur recours thérapeutique. La compréhension des pratiques individuelles pour l’anthropologue passe par une nécessaire prise en considération du contexte dans lequel elles s’inscrivent [4]. Par conséquent, la réflexion sur les conditions de maintien ou d’amélioration de l’état de santé ne peut se réduire à tenter de modifier les comportements individuels sans prendre en compte la réalité sociale dans laquelle vivent les individus. L’anthropologie n’a pas pour objet le changement des comportements, fussent-ils néfastes. Elle éclaire des logiques en analysant leurs origines sociales, ethniques voire religieuses.

28Quant à la pédagogie, elle se soucie de promouvoir des apprentissages de savoirs et de savoir-faire. Des recherches en milieu scolaire ont mis en évidence que la pensée ne se comporte pas comme un système d’enregistrement passif. Des représentations, des conceptions préexistent en tant qu’images de la réalité et suivant leur ancrage qui s’est constitué de manière involontaire, ces représentations vont résister à l’apport de réalités objectives.

29La recherche en didactique estime qu’il faut d’abord avoir connaissance des représentations, donc leur permettre d’être exprimées si on veut les faire évoluer. Plutôt que de les considérer comme des erreurs, elles doivent servir de repères, d’indicateurs de la manière dont le sujet conçoit les choses. Se basant à la fois sur les connaissances issues des expériences de groupes en psychosociologie et sur les recherches piagétiennes, la didactique mise sur la stratégie des conflits cognitifs [5].

30Des travaux démontrent que l’individu évolue à partir du moment où se crée un conflit entre son point de vue et celui d’autrui. Le rôle de l’éducateur consiste, lors de toute activité de groupe, à soutenir les interactions, à réguler les confrontations.

31L’éducation thérapeutique s’exerce majoritairement en groupe, à la fois pour des raisons de faisabilité et en se fondant sur les effets produits par les interactions et la confrontation de points de vue.

32Mais s’agissant de savoirs ou de croyances qui concernent la personne elle-même, comme c’est le cas dans l’apprentissage de sa maladie, un certain nombre de questions reste encore sans réponses. Comment se combinent ets’articulent moteurs affectifs, pression sociale, choix de valeurs pour produire les représentations ? A quel niveau de la conscience (ou de l’inconscient) l’élaboration des représentations se déroule-t-elle [20] ? Les représentations sont-elles seules à l’origine des comportements ?

33En attendant, elles sont les cibles du discours et des pratiques éducatives.

La réalité psychique

34Durant ma collaboration avec l’équipe de Genève où nous avons beaucoup travaillé à l’éducation des patients, nous nous sommes efforcés avec des collègues psychiatres, de favoriser la prise en compte de la réalité psychique des patients.

35Entrer dans un processus de maladie constitue un événement ni choisi, ni désiré et qui annonce la perspective d’interventions, de menaces parfois vitales entraînant des répercussions au plan émotionnel qui sont déterminantes quant à l’adaptation de la personne à sa nouvelle situation. Cette dimension psychique, envisagée comme un des éléments de la réalité des patients, la clinique nous montre qu’elle se trouve au cœur même de l’expérience de maladie. J’ai tenté de figurer visuellement deux trajectoires distinctes, en me référant au travail de deuil selon le modèle psycho- dynamique freudien [8]. Une trajectoire désigne le processus d’intégration psychique de la perte de la santé, l’autre sa mise à distance, au point d’en occulter la réalité grâce à des mécanismes de défense mis en place par le Moi qui se sent menacé. Il faut parfois bien du temps, depuis l’entrée en maladie et la capacité pour le patient à consentir aux nécessaires contraintes que son état exige. Il apparaît qu’un grand nombre de patients oscille entre le refus, le déni et des tentatives d’adaptation à leur condition chronique. Ce qui est en cause n’est pas le choix délibéré entre une stratégie et une autre mais une ambivalence entre ce qui est prescrit et ce qui est réalisé, induisant la rigidité répétitive de certains comportements.

36Les soignants conçoivent qu’il ne soit pas évident d’être affecté d’une maladie chronique mais ils se trouvent démunis face à des attitudes de négligence, de non observance qui traduisent parfois des ras le bol ou qui sont dus à des événements de vie autres que la maladie. Ils estiment alors que c’est du ressort du psychologue. On peut observer que dans les cursus de formation à l’éducation des patients, relativement peu de temps est accordé à l’approche de la dynamique psychique des patients et que nous sommes peu nombreux à développer ce domaine. Il n’y a guère que dans le cancer (considéré aujourd’hui comme une maladie chronique) que cet aspect est sérieusement pris en compte [12].

37En fait, c’est sur le terrain même du suivi des patients que les soignants devraient bénéficier eux aussi d’un soutien, d’un cadre propre à élaborer les contacts avec les patients, un espace de partage, de supervision de l’activité professionnelle. Cela demande du temps, la présence de tiers, toutes conditions opposées à l’accélération du rythme de travail basé sur un modèle de flux tendu [14]. Ces exigences peuvent paraître excessives, elles sont néanmoins nécessaires pour optimiser les actions dans la perspective d’une approche globale des malades chroniques.

La notion de coping

38Un autre courant venu des USA met en évidence le rôle des événements stressants et des stratégies du faire face ou coping. L’intérêt en France est resté plus modéré qu’outre Atlantique.

39Les comportements pour faire face à la maladie sont définis comme l’ensemble des efforts cognitifs, comportementaux et émotionnels que l’individu déploie pour maîtriser, tolérer, réduire les demandes internes et externes ainsi que les conflits pouvant exister entre ces deux types de demandes. Les différentes façons de réagir sont-elles produites par la situation ou par la personnalité qui vit cette situation ? De plus, à quel niveau du fonctionnement psychique ces façons de réagir se situent-elles et s’enchaînent-elles ?

40L’évaluation initiale est le processus cognitif par lequel un événement est apprécié en fonction de l’enjeu que représentent la situation et les ressources personnelles. Parmi les efforts pour faire face, les actes de coping centrés sur le problème sont distingués des actes centrés sur l’émotion [10].

41L’orientation cognitiviste des mécanismes de coping a réduit cette problématique à une résolution de problème. Or, face à une épreuve, à une difficulté où les événements s’enchaînent et se cumulent, la personne réagit en fonction de son histoire, de ses valeurs ainsi que de ses ressources psychiques.

42Cette notion de coping est sous-tendue par une vision logique qui rend mal compte de la complexité des processus en jeu dans le cas de maladies potentiellement graves où la question de l’adaptation est incertaine. Car la maladie est vécue non seulement comme une altération du bien-être, mais elle se décline essentiellement sur le mode affectif.

Le choix des référentiels

43Il existe certes encore d’autres grilles de lecture complémentaires à la compréhension des attitudes des patients. Il faudrait citer le Health Belief Model [23], la notion de Locus of Control [24], ou la dynamique du changement de Prochaska et Di Clemente [19]. Chaque point de vue relève du découpage d’un objet en l’analysant selon un modèle théorique de référence. Chaque école de formation à l’éducation des patients choisit ses référents en fonction de certaines valeurs, en fonction de l’empreinte des formations initiales qui prédisposent à préférer telle ou telle orientation théorique.

44Concernant les médecins, autour de quels éléments construisent-ils leur conception du rôle professionnel lors des études de médecine et au cours de leur formation hospitalière ? Les axes les plus développés et les plus valorisés relèvent de l’evidence based medicine, avec les investigations diagnostiques, l’application de traitements et les interventions spécifiques. Ces éléments constituent le cœur des idéaux professionnels liés aux motivations à devenir médecin. La première période de la vie professionnelle entraîne donc surtout à être performant dans un modèle de gestion de crise. Dans ce contexte, la responsabilité est de réparer sinon de guérir.

45Efficacité et pouvoir façonnent progressivement une identité professionnelle centrée sur l’intervention directe, le contrôle de la situation. Cette identité technique, scientifique, efficiente procède d’une médecine moderne, forte de son pouvoir sur la maladie. Or, les malades bénéficiaires de ces succès ne sont pas la majorité face au nombre croissant des affections chroniques qui posent un autre défi à l’ensemble du corps soignant.

46Qu’advient-il des idéaux professionnels fondés sur la performance face à des maladies au long cours jalonnées de risques et d’incertitude ?

47Aux côtés des cas que l’on sait résoudre grâce au savoir originaire, on découvre peu à peu des problèmes auxquels on n’est pas préparé ; il y a comme un manque, des interrogations. C’est en raison des insuffisances des perspectives organicistes face au suivi des malades chroniques, qu’apparaît la nécessité d’une formation différemment orientée de manière à entraîner une réelle modification de la personnalité professionnelle qui concernerait trois aspects de la pratique :

  • une modification de la perception du patient en le considérant dans son vécu et son histoire et pas seulement dans ses organes ;
  • une modification de la relation à l’autre, le patient, qu’il conviendra de chercher à rencontrer avant même de l’instruire ;
  • une modification de la pensée logique et rationnelle qui permette une modification du langage pour s’adapter à l’univers de l’autre.
Les offres de formation à l’éducation du patient devraient donc favoriser ces changements ou tout au moins un désir de changement.

48Parmi le personnel soignant, les paramédicaux demeurent à ce jour les plus nombreux demandeurs de formation aux pratiques éducatives dont ils sont les principaux acteurs. Les médecins spécialistes (diabète, asthme) s’impliquent en proportion variable dans les cursus de formation. Quant aux praticiens de premier recours, ils se montrent critiques à l’égard des modèles proposés qu’ils estiment inappropriés à intégrer dans leur pratique [1].

49Les changements attendus concernent cependant surtout les changements des patients afin qu’ils se mobilisent, qu’ils modifient significativement leurs habitudes néfastes en comprenant qu’il y va de leur bien-être. C’est à grand renfort de concepts jugés opérationnels que se diffusent les stratégies visant une meilleure adhésion du patient à son traitement. Or la mission, fût-elle éducative, ne saurait se réduire à des stratégies.

Des perspectives innovantes

50D’autres exemples émergent aujourd’hui inspirés de l’approche clinique et qui tendent à établir un rapport de non supériorité entre les partenaires. Le PRIFAM (programme d’intervention interdisciplinaire et familiale) [15] est une expérience québécoise qui propose un type d’accompagnement inspiré du paradigme post-moderne de la transformation. Dans une vision holistique et systémique, tous les acteurs, patients, familles et professionnels privilégient l’interdépendance synchrone dans leur développement par la réciprocité et lepouvoir partagé. Dans le respect mutuel des valeurs de chacun, les ressources et le potentiel de chacun sont mis à contribution. Les axes majeurs de cette expérience sont la mutualité, la réciprocité permettant la transformation. Transformation des pratiques et de ceux qui y sont impliqués. Autrement dit, nous avons besoin des autres, des patients, pour accomplir notre propre transformation de soignants.

51En outre, il faut saluer l’intérêt d’une nouvelle perspective, l’approche narrative en tant qu’activité humaine universelle, car raconter revient à faire du sens et se raconter correspond à la manière dont nous communiquons notre identité. Les premiers médecins à avoir intégré la pensée sur la narration pour la pratique clinique ont été les thérapeutes de famille. Il est question aujourd’hui de privilégier cette approche dans la consultation médicale. Les fondements théoriques de l’approche narrative découlent de plusieurs domaines des sciences humaines : philosophie, psychologie, ethno-anthropologie, sociologie médicale. L’approche narrative encourage à réfléchir sur la relation de pouvoir dans les relations avec les patients et les membres de l’équipe. Une piste possible serait d’orienter vers une meilleure compréhension de ce qui touche à l’identité, car la survenue d’une maladie chronique, comme altération d’un soi biologique entraîne l’activation du processus identitaire dont l’expression se signale par tel récit, tel questionnement.

52En France, nous devons au philosophe Paul Ricœur [21] la notion d’identité narrative. Sa conception de l’identité amène à se questionner sur le rôle et la place du récit dans le cadre de la rencontre thérapeutique.

53De plus, des apports anglophones comme ceux de John Launer [9] s’intéressent à l’approche narrative dans la consultation, sans rejeter le rôle d’expert technique.

54Chaque patient qui cherche de l’aide a des attentes et des besoins pas forcément explicites. Chaque patient a des sentiments par rapport à son problème, y compris ses peurs. Comprendre les attentes, les sentiments est singulier pour chaque patient. Entrer dans le monde du patient est un art difficile. L’approche centrée sur le patient permet de circuler à partir de son vécu du moment. En d’autres termes, c’est le patient qui nous inspire et une parole juste peut être celle qui nous surprend nous-même. Je me réfère volontiers à J.-B. Pontalis [17] lorsqu’il dit : « la clinique… à la source de la pensée. » Il ne dit pas la théorie.

Conclusion

55L’éducation des patients se veut une réponse aux besoins des patients. Ce faisant, les méthodes et les programmes demeurent définis par les soignants. Quand bien même ces stratégies se présentent comme opérationnelles, elles procèdent d’une logique prescriptive. Certains modèles ne préconisent-ils pas d’amorcer l’éducation du patient par un diagnostic éducatif puis d’établir avec lui un contrat d’éducation, en tant qu’instrument de fidélisation ?

56Le retentissement de la survenue d’une maladie chronique est imprévisible car il dépend de la personnalité du sujet, en d’autres termes de ses ressources psychiques, il dépend de son histoire, du moment de vie qu’il est en train de traverser, il dépend encore de la maladie en cause et de l’idée que s’en fait le patient, sans compter les valeurs auxquelles il est attaché. Par conséquent, les effets de l’éducation risquent aussi d’être imprévisibles.

57En photographie, le révélateur est ce bain qui permet à l’image latente de devenir visible. Un événement comme la maladie va agir comme un révélateur des capacités ou des difficultés à y faire face en sollicitant des ressources personnelles, familiales, sociales et en dévoilant le prix accordé à des choix de vie qui fonctionnent comme des repères jugés essentiels, que ce soit la réussite professionnelle, l’image de soi, profiter de la vie…

58Ainsi les besoins du patient apparaissent de nature existentiels et ne sauraient être définis sans une approche ouverte qui autorise jusqu’à l’émergence de l’indicible : peur du changement, angoisse de la finitude…

59L’approche clinique (et pourquoi pas narrative) permet une rencontre en relation qui ouvre l’espace d’une co-création singulière, prémisse d’une alliance thérapeutique.

Bibliographie

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Mots-clés éditeurs : éducation thérapeutique, cadres théoriques, formation des soignants, alliance thérapeutique

Mise en ligne 01/01/2008

https://doi.org/10.3917/spub.074.0271

Notes

  • [1]
    Ce texte est une version complétée d’une communication présentée le 16 mars 2007 dans le cadre d’une journée consacrée à l’éducation thérapeutique et organisée par le GHU Paris Est au groupe hospitalier Pitié-Salpêtrière.
  • [2]
    Anne Lacroix, psychologue clinicienne, FSP (Fédération suisse des psychologues-psychothérapeutes), Genève.
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