1Françoise BALIBAR : Lors de cette conversation, devant figurer dans un numéro intitulé « Les mathématiques hors d’elles-mêmes », je voudrais que tu expliques comment, en tant que biologiste spécialiste de la morphogénèse des structures cérébrales, tu envisages les rapports de la biologie avec les mathématiques. Peut-on imaginer une « mathématisation » de la biologie ? Y a-t-il, y aura-t-il un jour, des mathématiques du vivant ?
2Alain PROCHIANTZ : D’abord, si on regarde un cerveau, on est un peu affolé. Ce n’est pas un organe très sympathique. Honnêtement, cela ressemble un peu à une cervelle de mouton à l’étal. C’est très différent de la magnifique machine cognitive à laquelle on fait référence de façon un peu systématique. C’est un ensemble de plusieurs milliards de cellules et là-dedans, il y a assez peu de neurones, 10%. C’est plein de cellules immunitaires, de vaisseaux sanguins, de cellules gliales (qui ont un rôle important dans la physiologie du système nerveux). Ce qui est étonnant, c’est justement qu’on arrive à faire des choses aussi extraordinaires avec un tel organe. En regardant un cerveau, on comprend qu’il y a place pour de l’imperfection et qu’il n’est pas étonnant que cela rate parfois.
3Fondamentalement, les mathématiques, comme le langage, comme toutes les approches que les humains ont développées pour comprendre le monde sont le fruit de l’activité de cette chose-là, le cerveau. Ce qui oblige à un peu de modestie quand on parle de la connaissance. L’idée du « Grand Livre de la Nature écrit en langage mathématique » est une idée transcendantale de la connaissance ; mais la connaissance, c’est nous, sapiens ; ce n’est pas transcendantal. Il ne s’agit pas d’une position relativiste, pas du tout ; je veux simplement dire que la connaissance n’est pas le déchiffrement d’un texte métaphysique ou transcendantal ; je pense que ce n’est pas du tout comme ça que ça se passe.
4Les mathématiques sont sûrement un outil important, j’imagine, pour construire des théories mais pour le biologiste aujourd’hui, les mathématiques, c’est essentiellement de la modélisation. Et là on voit qu’il faut être prudent et ne pas confondre l’objet et le langage dont on use pour en parler. Surtout si, comme moi, on est un morpho-généticien. Un morpho-généticien s’intéresse à la forme ; quand un animal se développe, apparaissent des formes magnifiques, qui ont des structures géométriques imposées par les contraintes mêmes de la matière vivante. On voit bien qu’il est possible, à partir de là, d’imaginer une « géométrie du vivant ». D’ailleurs je pense que s’il y avait une mathématique du vivant, elle relèverait plutôt de la géométrie, même si le raisonnement peut, lui, relever plutôt de la logique. Il faut donc distinguer l’objet et le langage dans lequel on en rend compte ; ce sont deux choses différentes et on a un peu trop tendance à les confondre l’une avec l’autre. Il faut comprendre qu’une science, c’est à la fois l’objet et le langage, c’est-à-dire à la fois l’objet et la théorie de l’objet. C’est pourquoi la physique du vivant ne peut pas être une biologie du vivant, l’objet est le même mais les langages diffèrent. Ces questions sont, fondamentalement, des questions philosophiques.
5F. BALIBAR : Oui, je connais ta thèse : quand je lance un cerveau (visqueux et dégoutant, tel que tu viens de le décrire) à travers une pièce et que j’étudie la trajectoire qu’il suit avant de s’écraser, j’ai beau traiter d’un objet nommé cerveau, je fais quand même de la physique, rien que de la physique, et certainement pas de la biologie ; j’utilise un langage où cet objet n’a de cerveau que le nom et il est clair que ce n’est pas en assimilant cet objet à un point doué d’une masse et d’une impulsion de départ, que je vais comprendre comment cet objet pas très sympathique me sert à penser (même faux). À cet égard, je me demande si une première différence, (j’ai conscience d’enfoncer des portes ouvertes, mais ça m’est égal), entre la biologie et la physique ne tient pas à ce que la première affronte l’indéterminé (je dis bien « indéterminé » et pas « indéterminisme »), l’accepte même, alors que la seconde n’a de cesse de le réduire (presqu’au sens où on réduit une fracture) à du déterminé (je ne parle pas de «déterminisme »), d’éliminer l’indéterminé pour ne retenir que le déterminé.
6Ce qui me fait penser ça, c’est ta remarque selon laquelle « il ne faut pas confondre l’objet et le langage ». Je vois bien que c’est la physique qui est visée là. Pas complètement à tort, je pense. Il est vrai que la physique, toute au bonheur de s’être déclarée écrite en signes mathématiques, geste incroyablement libérateur, prête aux objets dont elle traite certaines des propriétés de son « langage » (j’accepte ce terme, à condition de préciser que ce langage ne se réduit pas au seul formalisme mathématique, même si celui-ci joue un rôle important). Entre autres propriétés du « langage » de la physique dont sont parés les objets de cette même physique, il y a, me semble-t-il, la détermination ou plutôt la possibilité d’être déterminé – berstimmbar en allemand, expression que j’ai trouvée en lisant, pour préparer cet entretien, le dernier chapitre de Growth and Form de D’Arcy Thomson, dont tu recommandes la lecture…
7A. PROCHIANTZ : C’est le seul chapitre que je recommande vraiment.
8F. BALIBAR : Oui j’ai bien compris ; d’ailleurs, c’est le seul que j’ai vraiment lu. Dans ce chapitre donc, j’ai été arrêtée par une citation de Fechner (celui de la loi du même nom) qui affirme que la propriété d’être déterminable (Bestimmbarkeit) se rencontre tout aussi bien dans le domaine inorganique que dans le domaine organique. Ce qui laisse entendre que tout objet n’est pas forcément bestimmbar, déterminable : la physique, que Fechner cherche à imiter, choisit ceux qui le sont, ou cherche à rendre déterminables ceux qui ne le sont pas (dans la même veine, Galilée dit : mesurer ou rendre mesurable ce qui ne l’est pas). J’imagine que c’est ce que tu veux dire en parlant de confondre l’objet et le langage par lequel on le décrit.
9L’exemple que tu donnes, la morphogénèse, va dans ce sens. Observant les formes produites lors du développement d’un animal, un physicien voit des objets nettoyés de toute indétermination, des objets géométriques en l’occurrence. Alors que toi, tu vois (je te cite) des formes « produites par les contraintes mêmes de la matière vivante », avec toute l’indétermination que cette formule vague présuppose.
10A. PROCHIANTZ : La question de l’indétermination est compliquée ; il faut faire attention. Je ne sais pas ce qu’il en est en physique ; ce n’est pas mon problème. Certes, le vivant, c’est aussi un objet physique ; je n’ai rien contre les physiciens de la matière molle à partir du moment où ils considèrent qu’ils étudient un objet physique parmi d’autres, – ils peuvent même nous éclairer sur la biologie. Mais à partir du moment où on s’intéresse à des questions qui sont essentiellement, pour moi, celles du développement et de l’évolution, l’indéterminé a, en tant que tel, une fonction importante dans le système : tant au niveau de l’individu qu’au niveau de l’espèce, il y a place pour l’historicité, les systèmes sont en évolution et l’adaptation nécessite qu’il y ait une part d’indéterminé. Si tout était déterminé, le début étant donné la fin le serait aussi et toute adaptation (évolution ou individuation) serait impossible C’est-à-dire que la voie dans laquelle on se développe ou évolue à un moment donné est une réponse adaptative; elle correspond à ce qui se passe dans le rapport dehors/dedans, si je me fais comprendre.
11F. BALIBAR : Non, pas vraiment.
12A. PROCHIANTZ : Bon ; il faut que le système soit suffisamment souple, c’est-à-dire ouvert, de manière à pouvoir répondre à des dangers ou à des stimulations ou à des « challenges » imposés par l’environnement. L’environnement est à la fois externe et interne, parce que la frontière entre le dehors et le dedans, pour un individu, n’est pas une chose simple : les espèces et les individus sont en interaction et il n’est pas facile d’isoler des entités, sinon par la pensée. Le vivant ne serait pas le réservoir des possibles qu’il est si on avait affaire à des machines complètement déterminées n’ayant d’autre choix que de fonctionner ou de disparaître, mais pas de se modifier pour survivre ; le vivant est un réservoir d’indétermination. On peut dire que dans le vivant, il y a une partie qui est déterminée par l’histoire passée (sapiens est sapiens, c’est comme ça) et en même temps, il y a de l’ouverture sur le futur, au niveau de l’espèce et au niveau de l’individu au cours de son développement et de sa vie adulte (le développement ne s’arrête pas avec le passage à l’âge adulte). À chaque instant, on est un être différent.
13Je pense que cette part d’indéterminé est une fonction importante dans le système, nécessaire pour qu’il survive plus qu’un instant, pour qu’il reste vivant pendant un moment. Je crois que oui, l’indéterminé est tout à fait ancré dans les systèmes vivants et que, pour l’individu, le génome et le cerveau sont des réservoirs d’indétermination, d’indétermination adaptative. Peut-être qu’il existe un lien avec l’indétermination physique, je n’en sais rien.
14F. BALIBAR : Je ne sais pas non plus : la physique manifeste une remarquable robustesse face aux « attaques » de l’indéterminé. 0n aurait pu penser que rencontrant de l’indéterminé dans le domaine microscopique, au début du XXe siècle, la physique, dont le langage est, depuis Galilée, mathématique, donc déterminé, allait devoir se taire. Les physiciens s’en sont (momentanément ?) sortis en incluant dans la partie formelle de leur « langage » des êtres mathématiques nouveaux (des opérateurs dans un certain espace vectoriel, aux déterminations multiples). En somme l’indétermination, une certaine forme d’indétermination contrôlée et limitée, ne fait pas peur aux physiciens : jusqu’à présent, ils ont su s’adapter.
15A. PROCHIANTZ : En tout cas, l’indétermination ne fait pas peur aux biologistes non plus. Je pense que ce qui fait peur aux biologistes, c’est le cadavre vitaliste, si j’ose dire, qu’il y a dans tous les placards des biologistes. Le biologiste pense toujours avec un policier derrière lui, prêt à l’interpeller : « Vous-là, attention, vous êtes vitaliste ». Je pense que c’est comme ça depuis Auguste Comte et je regrette que certains de ses épigones développent une philosophie de combat qui prétend faire la loi dans les sciences, en particulier dans les sciences du vivant ; en fait, ce ne sont très souvent que des précieux ridicules… pour être gentil.
16Donc oui, il y a de l’indéterminé. Et il a une fonction importante. C’est pour cette raison que Bergson est probablement le meilleur philosophe du vivant. Peut-être que sa physique était encore pré-einsteinienne, newtonienne ou postnewtonienne, comme tu voudras ; c’est probablement là la limite de sa façon de voir. Mais pour ce qui est des sciences du vivant, je pense qu’il a mis le doigt sur une chose importante ; il a pensé la séparation entre ce qui peut entrer et ce qui ne peut pas entrer (le « vivant ») dans le cadre de ce que l’on appelle science à l’époque. C’est important parce que ça nous oblige à repenser l’idée même de ce qu’est une science. À ceux qui prétendent que la biologie ne sera une science que le jour où elle sera mathématisée, il faut demander ce qu’ils pensent de Darwin. Je préfère me référer à Darwin plutôt qu’aux biologistes qui travaillent tous les jours dans leurs laboratoires, parce que personne ne pourra dire que ce n’est pas un (grand) savant.
17F. BALIBAR : Je me souviens qu’il y a trente ans tu m’avais déclaré : « le problème en biologie, c’est que nous n’avons pas de théorie, ou plutôt, nous n’en avons qu’une : la théorie de l’évolution ». À l’époque, confortablement installée dans l’inconscience (tu dirais : l’immodestie) de mon état de physicienne théoricienne, cela m’avait surprise : pour moi, la théorie de l’évolution n’était pas une théorie, justement. Donc, comment définis-tu une théorie ? Selon quels critères un discours peut-il être appelé « théorie », en dehors de la mathématisation (je veux dire une véritable mathématisation, pas un barbouillage à coup de formules mathématiques),… dont je reconnais volontiers aujourd’hui que ce n’est pas un critère suffisant ?
18A. PROCHIANTZ : Bon. Si tu veux penser à un objet vivant en dehors du fait qu’il est un objet matériel, (ce qui est le cas), sans avoir recours à l’âme et à toutes ces bêtises (j’aimerais certains soirs, mais bon, ce n’est pas le cas…)
19F. BALIBAR : Tu as ton policier derrière toi.
20A. PROCHIANTZ : J’ai mon flic dans le placard, qui m’empêche de dormir. Donc, si on veut penser le vivant pour ses propriétés – j’allais dire « vitales », tu comprends ce que je veux dire –, pour les propriétés qui tiennent au fait qu’il ne s’agit pas uniquement d’un objet physique relevant des sciences physiques, chimiques, et au-delà mathématiques –, il faut penser ce que le XVIIIe siècle avait rassemblé sous le terme d’évolution, c’est-à-dire évolution et développement, qui sont quand même les deux propriétés spécifiques du (ou spéciales au) vivant ; on peut ajouter la reproduction, mais elle fait partie du processus d’évolution et développement. Si l’on admet qu’une science c’est l’objet plus la théorie qui permet de le penser, il faut conclure que la théorie, qui permet de penser le vivant en termes biologiques, est forcément une théorie de l’évolution. Je ne vois pas d’autre cadre théorique pour penser spécifiquement le vivant, ou plutôt ce que le vivant a de spécifique : on ne peut faire autrement que de tout rassembler dans l’idée d’adaptation, évolution, individuation, reproduction, ces choses que les pierres ne savent pas faire – pour être un tout petit peu lapidaire, justement.
21F. BALIBAR : Mais pourquoi cette théorie de l’évolution-là, celle de Darwin plutôt qu’une autre ?
22A. PROCHIANTZ : Mais la théorie de l’évolution dont je parle n’est pas celle de Darwin, parce que de toute façon les théories sont évolutives, justement. Cela a à voir avec l’imperfection du cerveau, qui vaut aussi pour les mathématiciens et pour les physiciennes.
23F. BALIBAR : Je sens que la fameuse « arrogance » des physicien(ne)s n’est pas bien loin…
24A. PROCHIANTZ : Oui, toute théorie, à moins que ce soit une religion, ce qui est le cas pour certains qui prennent la science pour une religion, est une chose imparfaite, amenée à évoluer. La théorie de l’évolution n’est pas née avec Darwin : pas mal de gens savaient que ça avait évolué, que ça allait peut-être continuer. Mais Darwin a apporté quelque chose de très particulier dans cette théorie de l’évolution, une chose qu’il a empruntée à Malthus et qui a permis de penser au moins un mécanisme évolutif : l’idée que l’évolution est fondée sur la compétition entre individus.
25F. BALIBAR : C’était nouveau ? Ce n’était pas chez les autres ?
26A. PROCHIANTZ : C’était nouveau et ça permettait de comprendre comment l’évolution avait pu fonctionner. C’est pour ça que je parle de mécanisme. La compétition entre individus dit quel est le moteur de l’évolution : la sélection naturelle sur une base de différences entre individus. Certains sont plus adaptés que d’autres ; et à un moment donné, cela peut faire la différence : certains laissent plus de descendants que les autres – en gros. Cette idée se trouve dans Malthus et Darwin l’applique très clairement. La grande invention de Darwin, ce n’est pas l’évolution ; la grande invention de Darwin, c’est d’avoir proposé un processus qui permet non de créer des formes nouvelles mais de sélectionner dans une hétérogénéité celles qui vont prendre le dessus, c’est-à-dire les individus qui vont laisser plus de ces « caractères » à la génération suivante.
27F. BALIBAR : N’est-ce pas mathématisable ?
28A. PROCHIANTZ : Si. La génétique des populations est mathématisée ; mais il a quand même fallu les lois de Mendel, le concept de gène et toute la génétique. C’est plus compliqué que ça, bien entendu ; en particulier, parce qu’on ne sait toujours pas ce que c’est qu’un gène ; le concept de gène continue d’évoluer à grande vitesse. Mais à partir du moment où on a eu une idée (même fausse, très fausse) de ce que c’était qu’un caractère, de ce qu’étaient les éléments qui portaient ces caractères, sur cette base et en faisant le pari – pas toujours justifié mais c’est une autre histoire – que l’évolution se fait par l’accumulation de petites mutations, une théorie a été développée qui incorpore énormément de modélisations mathématiques (Ernst Mayer, au début du XXe siècle, a été l’un des tenants de cette théorie, dite synthétique). Je ne dis pas qu’il ne faut pas procéder ainsi, qu’il ne faut pas mathématiser. Je dis simplement qu’il faut penser la part des diverses choses.
29F. BALIBAR : Oui, mais tu me parles là de modélisation et pas de théorie mathématique… il s’agit d’une simple transcription, pour ne pas dire traduction, en termes mathématiques d’idées que Darwin a exprimées en langue naturelle.
30A. PROCHIANTZ : Il faudrait poser la question aux évolutionnistes au sens pur et dur, aux gens qui font de la génétique des populations, par exemple :la modélisation mathématique ou la mathématisation de certains processus évolutifs a-t-elle permis de faire des découvertes dans leur domaine ? Je suis sûr que c’est le cas. Mais comme ce n’est pas quelque chose sur lequel je me suis personnellement penché avec suffisamment d’intérêt, je n’exclus pas que ça ne le soit pas.
31F. BALIBAR : On en revient au rapport qu’entretient la biologie avec les mathématiques. Tu disais tout à l’heure que le rapport qu’ont aujourd’hui les biologistes avec les mathématiques, c’est essentiellement de la modélisation. Pour un physicien, c’est assez pauvre ; ça fait référence à une forme de bricolage, utile quand on ne sait pas comment faire autrement. Chez certains épistémologiques, il est même de bon ton de dire que les modèles, ça ne vaut rien, que ce n’est pas de la vraie théorie. Mais là aussi, il faut faire attention, comme tu dirais : l’une des plus « belles » théories de la physique, la théorie de Maxwell, est née de la construction de modèles – des modèles théoriques (mécaniques), mais également, et pas seulement pour des besoins pédagogiques, des modèles matériels avec des petites boules en bois, des roues dentées, des ressorts etc. ; quand je dis que la théorie de Maxwell est l’une des plus « belles », je veux dire qu’elle obéit à des principes d’invariance qui lui sont supérieurs, qu’elle est à cent lieux du bricolage ; elle est tellement mathématique qu’on a pu dire que « la théorie de Maxwell, c’est les équations de Maxwell », sans aucune herméneutique.
32Tout ça repose la question de savoir ce que c’est qu’une théorie.
33A. PROCHIANTZ : De nouveau et comme souvent, je suis dans l’incertitude, mais je ne suis pas contre les modèles. Je pense que d’une certaine façon, on fait toujours un modèle, c’est-à-dire qu’une hypothèse, c’est toujours un modèle.
34F. BALIBAR : Ton collègue Pierre-Louis Lions, lui, parle carrément du « modèle de Newton ». Imagine un peu la tête des physiciens, en tout cas ceux de ma génération… la théorie de Newton, un modèle !
35A. PROCHIANTZ : Évidemment, on passe son temps à se construire des modèles dans la tête : on imagine simplement comment ça peut se passer. Que ce modèle puisse prendre des formes mathématiques, ce n’est pas du tout gênant ; que ça puisse se développer et se transformer en théorie, je ne vois pas pourquoi ça ne serait pas le cas – quelle que soit d’ailleurs la nature mathématique, ou plus ou moins mathématique (hybride) du modèle.
36F. BALIBAR : Alors pour toi, un modèle c’est une illustration ?
37A. PROCHIANTZ : Ça dépend. Prend le cas de Turing, qui m’est particulièrement cher. Turing propose un modèle de morphogénèse avec trois composés diffusant à des vitesses différentes, dont deux s’auto-activent et s’inhibent réciproquement, le troisième ayant une fonction catalytique. En plus, Turing supprime les membranes des cellules ; et le champ est à surface constante. On ne peut pas dire que c’est une illustration du vivant, c’en est une caricature. Mais en minimisant au maximum le nombre des composés et celui de leur propriétés, il nous donne la seule théorie, valable encore aujourd’hui, de ce qu’est un morphogène et de la façon dont des discontinuités peuvent apparaître dans un champ morphogénétique uniforme. Nous ne sommes pas dans l’illustration mais dans un modèle théorique, au sens fort du terme ; un modèle qui permet de rechercher des facteurs qui ont ces propriétés ; puis, à partir des morphogènes découverts, sur cette base ou de façon empirique, de faire évoluer la théorie elle-même.
38F. BALIBAR : La simplicité (ou la simplification ?), c’est une caractéristique d’un modèle, selon toi ?
39A. PROCHIANTZ : Par forcément ; mais en l’occurrence, et pour répondre à ta question sur la relation entre modèle et théorie, je pensais à un modèle ayant donné lieu à un développement théorique à valeur heuristique forte. Turing, donc, définissait les « morphogènes », comme des composés chimiques qui créent des formes, sans plus de précision. C’était une définition très vague, mais aussi très ouverte où seules importent les propriétés minimales du système. Puis d’autres théoriciens, à l’interface des mathématiques et de la biologie, moyens dans les deux domaines, ont trouvé là une niche où survivre. Ils ont commencé à sécuriser leur niche en dogmatisant les définitions de façon ultra-sectaire (Je pourrais donner des noms, mais je ne vais pas le faire, parce que je suis devenu gracieux en vieillissant). Ils ont rajouté deux ou trois règles au modèle, vérifié si les propriétés des molécules qu’on avait déjà trouvées collaient avec leur modèle dérivé de celui de Turing et adoubé – ou non – l’étiquette de « morphogène » attachée à ces molécules.
40Bref, ils ont fait des carrières académiques en verrouillant les définitions, en décidant si les molécules entraient ou non dans les cases, mais sans faire évoluer les cases. C’est devenu de l’illustration, alors qu’au départ, ce qui est très frappant justement dans le modèle de Turing, c’est qu’il est extraordinairement ouvert, qu’il est évolutif. Ces « néo-turingiens » sont de véritables ayatollahs ; ils ont défendu leur niche en chiens de garde d’un dogme, à l’opposé de l’attitude de Turing, au point que personne ne sait aujourd’hui que Turing – dont nous célébrons le centenaire cette année – a été probablement un des plus grands théoriciens de la biologie en ce siècle. On se réfère toujours à D’Arcy Thompson ; il a écrit un bouquin qui est sympathique ; et enfin franchement, ça ne casse pas des briques – à part le dernier chapitre, mais d’une certaine façon je pense que ça lui a échappé. Donc oui, je m’efforce d’être tout à fait ouvert. Ce qui m’énerve, c’est une forme de snobisme : par exemple, on filme le vivant, et après, on fait des équations sur ce qu’on a vu, et on dit qu’on a fait de la biologie théorique ; en réalité, on n’a fait que de l’esbroufe. Je n’exclue pas que parmi ces esbroufons il y en ait un qui tombe sur quelque chose d’intéressant. Mais de toute façon, comme ça permet à des jeunes gens (à quelques vieillards, aussi) de publier plus facilement, il n’y a pas de raison que ça s’arrête.
41F. BALIBAR : Mais tu dis toi-même qu’il n’est pas exclu que, de toute cette activité brouillonne et alimentaire, sorte un élément théorique. Alors, qu’est-ce que c’est qu’un élément théorique dans ce cas-là ?
42A. PROCHIANTZ : Dans ce cas-là, c’est quelque chose qui nous permettra de découvrir… quelque chose justement, qui était resté tout à fait inconnu. La recherche, ça consiste quand même à rendre possibles des connaissances nouvelles. Donc, si de tout ça, il sort simplement la possibilité de connaissances qui sinon n’auraient pas été accessibles, tant mieux. Mais si ce qui sort c’est seulement la description d’une tonne de formes, à la René Thom, pour ensuite dire : le vivant, c’est des combinatoires de toutes ces formes, et ça se déforme au cours du développement, ça nous fait une belle jambe. Regarder les bourgeons pousser en récitant la suite de Fibonacci, je ne vois pas l’intérêt, sauf pour le « Grand Livre… ». Religion que tout ça.
43F. BALIBAR : Donc finalement, tu dirais que les mathématiques sont l’outil théorique de la physique (c’est ce qui fait que la physique bâtit des théories) mais que les biologistes n’ont pas forcément besoin des mathématiques pour bâtir une théorie.
44A. PROCHIANTZ : Pour la physique, je ne sais pas. Ce que je sais, c’est qu’en biologie, il y a probablement une part dans laquelle les mathématiques peuvent jouer un rôle important, mais que, jusqu’à aujourd’hui en tout cas, une grande partie des sciences biologiques continue à produire des connaissances nouvelles, qui ont une certaine valeur, sans avoir forcément besoin d’utiliser les mathématiques. Est-ce que les choses vont évoluer différemment ? Je n’en sais rien, ce n’est pas exclu. Mais pour l’instant, la biologie produit des connaissances « scientifiques » sans avoir besoin des mathématiques. Ou alors, il faut dénier à toute cette part de la biologie le statut de science, et je ne suis pas prêt à faire ce pas.
45F. BALIBAR : Justement, venons-en au langage ordinaire.
46A. PROCHIANTZ : Les langages ordinaires… J’aimerais bien me mettre dans la tête d’un physicien ou d’un mathématicien, pas un idéologue, quelqu’un qui me dise comment il pense. Je ne sais pas quelle part prend dans la découverte en physique ou en mathématiques ce qu’on appelle la langue naturelle. Parce que nous, on admet, enfin moi j’admets en tout cas, que la langue naturelle, simplement l’écriture de la langue naturelle, joue un grand rôle dans la découverte en biologie. Je pense qu’on a tort de ne pas s’en servir plus. Je pense que mépriser la langue naturelle est probablement un des meilleurs moyens d’appauvrir la pensée scientifique – dans nos disciplines en tout cas.
47F. BALIBAR : Je suis tout à fait d’accord. Les chercheurs travaillent sur des choses compliquées qu’ils sont en général incapables d’expliciter dans leur propre langue. D’ailleurs on ne le leur demande pas ; tout ce qu’on leur demande c’est de « publier », en anglais, par dessus le marché – c’est-à-dire pour la grande majorité d’entre eux, dans un sabir sans grammaire, avec un vocabulaire de cinquante mots. Le résultat – en physique, en tout cas – c’est que les gens se précipitent sur « les équations ». Ce qui est curieux avec « les équations », c’est qu’en les lisant (s’agit-il de lecture ?) chacun est censé comprendre quelque chose dans sa propre langue. Peut-être peut-on parler à ce sujet de glossolalie, je ne sais pas. C’est comme l’Esprit Saint tombant sur les apôtres le jour de la Pentecôte : tout le monde comprend tout le monde – ou croit comprendre la même chose que son voisin.
48A. PROCHIANTZ : C’est pour ça que je plaide non pas pour qu’on défende la langue française, parce que c’est trop tard, mais pour que les Français maîtrisent l’anglais, y compris l’anglais littéraire – pas seulement la grammaire –, qu’ils lisent Shakespeare, qu’ils acquièrent une véritable connaissance de la langue anglaise. Comme ça, ils seront à armes égales avec leurs collègues anglo-saxons ! Toute plaisanterie mise à part, je pense que nous devons évidemment développer nos propres langues ordinaires car pour rester intellectuellement aigu, il faut utiliser la langue comme un outil de travail. De plus, comme par un effet de l’histoire l’anglais est devenu la langue de communication, il est nécessaire que les étudiants soient totalement bilingues, et connaissent donc aussi l’anglais littéraire. J’insiste, parce que la science ça va plus loin que « passe-moi le beurre, je te donnerai le sel ».
49Plus fondamentalement, je pense que ce qui est en cause dans l’affaire des langues, c’est l’existence d’un sujet de la science. Les puritains n’aiment pas l’idée que derrière la langue se cache un sujet de la science ; le cerveau-machine a été inventé pour contrer cette idée ; pourtant si tu mets toutes les données dont disposait Darwin dans un ordinateur capable de les traiter, tu ne sortiras pas la théorie de l’évolution…Pas celle de Darwin en tout cas.
50Une langue naturelle, c’est un outil de connaissance ; on ne peut pas jeter à la poubelle plusieurs siècles de philosophie, de littérature : sur la connaissance de sapiens, la littérature nous en apprend autant que beaucoup d’autres disciplines.
51F. BALIBAR : Si je comprends bien, tu fais un sort particulier à la biologie. La biologie, penses-tu, entretient avec la langue un rapport privilégié parce qu’elle est l’étude de sapiens : la langue « naturelle » y a, tout « naturellement », plus sa place que dans n’importe quelle autre science.
52A. PROCHIANTZ : Non, je me suis mal exprimé, c’est parce que j’ai dérapé sur les autres approches – non scientifiques – du phénomène sapiens, comme la littérature. J’espère que nous allons y revenir. Pour ce qui des autres sciences, je ne les connais pas assez pour m’exprimer sur ce point, mais je suppose qu’il y a des sujets de la science quelle que soit cette science et que la langue naturelle doit intervenir à un moment, là aussi. Sauf, et c’est une vraie question, si pour ces sciences les mathématiques sont devenues, par leur richesse, une langue naturelle. Pourquoi pas ? Ce n’est pas le cas chez nous, en tout cas pas à l’heure où nous bavardons.
53F. BALIBAR : Mais les autres sciences ne traitent pas de sapiens, justement.
54A. PROCHIANTZ : Je me suis mal fait comprendre. Nous travaillons tous avec notre cerveau de sapiens. Quand les physiciens étudient un objet physique, ils le font avec leur cerveau. Or si le vivant est apparu il y 3,5 milliards d’années, sapiens n’a que 200 000 ans – approximativement – et sa langue, apparue avec lui et qui d’une certaine façon le définit, n’est certainement pas pour rien dans son adaptation exceptionnelle dans laquelle la culture, science et technique comprises, joue un rôle essentiel. Donc, même pour les autres sciences, la langue naturelle n’est pas un outil dénué d’intérêt qu’on peut jeter au rebut au nom de je ne sais quelle « pureté » de la science.
55Mais en même temps, cette langue « naturelle » participe probablement à la dénaturalisation du vivant à laquelle nous assistons dans notre espèce. Ce qui me fascine dans la langue naturelle, c’est le statut de ce naturel : la langue a évolué, elle s’est adaptée. En nommant les objets, les situations, etc., elle permet de les manipuler de façon abstraite, elle déplace les montagnes sans fatigue. Tu parlais tout à l’heure de la « libération » de la physique par les mathématiques, c’est du même ordre. Par là, certes la langue naturelle est un outil poétique au sens habituel du terme, mais aussi un outil d’une certaine finesse pour toute sorte d’objets et de pratiques qui ont un lien avec l’imagination. Or un savant travaille beaucoup avec son imagination, il ne se contente pas de décrire, même s’il doit le faire, ou de découvrir une vérité, comme on dévoile une statue. Encore le « Grand Livre… »
56F. BALIBAR : Bon, revenons à la biologie si tu veux bien. Et à Dieu. Parce que dans l’expression « langue naturelle », il y a aussi l’idée que cette langue qui est « naturelle » parce qu’elle est la nôtre est, de ce fait même, imparfaite par rapport à la langue parfaite, la langue divine, c’est-à-dire les mathématiques.
57A. PROCHIANTZ : Oui, il y a cette idée-là, certainement. C’est au cœur de la grande mystification galiléenne.
58F. BALIBAR : Pourtant, Galilée écrit en langue naturelle, en italien même pour être encore plus « naturel ».
59A. PROCHIANTZ : Oui, mais il ne peut être dissocié de Newton et de toute la suite. Et ce qui reste finalement, c’est que la Bible a été mise de côté, les Écritures ont été mises de côté ; elles ont été remplacées par les mathématiques – mais uniquement pour les savants, car le peuple, lui, a besoin des Écritures pour se consoler. En réalité, les gens vraiment intelligents, ont leur Bible, c’est le Grand Livre de la Nature écrit en langage mathématique… Et depuis, notre feuille de route c’est, pour toutes les sciences, de déchiffrer ce Grand Livre.
60F. BALIBAR : Remplacer Dieu par la nature, ça a été un progrès…
61A. PROCHIANTZ : Comme Dieu n’existe pas et la nature non plus, la question est vite réglée. Ce sont des fantasmes dans les deux cas. Mais fantasme pour fantasme, oui c’est un progrès ; c’est très bien que la nature ait remplacé Dieu au XVIIIe siècle. Mais pas au point de devenir une religion, on en voit les effets tous les jours, Bovet et compagnie. Je préfère le « ni Dieu ni nature » de Sade.
62F. BALIBAR : Pourquoi t’intéresses-tu tant à Sade ?
63A. PROCHIANTZ : À cause de sa philosophie de la nature. Sade a été embastillé deux fois : une fois par des lettres de cachet ; et une deuxième fois par les Surréalistes. La seule chose qu’on a retenue de Sade, c’est la sexualité. Peut-être, parce que beaucoup de Surréalistes étaient des catholiques en rupture de banc, un peu coupables. Donc, toute l’œuvre philosophique qu’il y a derrière, et en particulier sa pensée de la nature, comme n’étant pas une construction divine justement, est restée embastillée. Pourtant la grande transgression de Sade, c’est: « ni Dieu, ni nature ». Il est véritablement athée et matérialiste : il n’y avait rien avant, il n’y aura rien après, et voilà tout.
64F. BALIBAR : Et qu’est-ce qu’il en conclut ?
65A. PROCHIANTZ : Il en conclut qu’il n’y a ni bien ni mal ; il n’y a que des normes sociales. Il y a du Montesquieu chez Sade, c’est ça qui est intéressant. « Ni Dieu, ni nature », implique que s’il n’y a pas de norme transcendantale, il n’y a pas non plus de norme naturelle. Mais en société, pour vivre, il faut établir des lois. Et si on transcende ces lois, il se passe ce qui se passe dans le château de Silling des « 120 journées », des choses épouvantables. Qu’il ait du plaisir à les raconter, c’est une autre affaire, mais fondamentalement, ce qu’il y a derrière ça, c’est l’idée qu’il n’y a pas de loi qui soit déposée dans une nature quelconque. Maintenant, si tu compares Sade à Gall et à la tentation de localiser le bien et le mal, voire l’amour de Dieu – comme ça la boucle est bouclée – dans des structures cérébrales, ou dans des chromosomes, tu vois que le propos sadien est tout à fait extraordinaire sur le plan philosophique. Sade dit : non, ce n’est pas plus déposé dans le cerveau que c’était déposé là-haut. Mais si on veut que les sociétés survivent, alors il faut qu’il y ait des règles sociales, qui ne sont pas forcément les mêmes ici et là. C’est en cela qu’il rejoint Montesquieu. Et c’est cette part de Sade qui a toujours été effacée. En ce sens, il a bien été embastillé deux fois. Je m’empresse de dire que cela ne veut pas dire que certains comportements sociaux ne sont pas de nature biologique, et je renvoie ici encore à Darwin. Mais il faudrait déterminer lesquels et dans quelles limites. Comprendre aussi leur évolution.
66F. BALIBAR : Tout cela a été toujours effacé, dis-tu. Personne n’a dit ce que tu dis là, de Sade à aujourd’hui ? Il a bien dû faire quand même des petits… à part toi ?
67A. PROCHIANTZ : Non, je ne pense pas qu’il ait fait des petits… Il y a Annie Le Brun, qui, dans Soudain, un bloc d’abîme, Sade, parle du « précipice au milieu du salon » (j’interprète « salon » au sens du salon des philosophes), expression qu’elle reprend de Sade et qui désigne la face sombre des Lumières. Il me semble que c’est elle qui s’est le plus approchée de la philosophie de la nature de Sade, bien qu’elle soit très proche du mouvement surréaliste. Je précise que je n’ai rien contre les Surréalistes dont j’ai fréquenté les œuvres et, après tout, il faut les remercier d’avoir ressorti Sade du néant, même s’ils en ont laissé un bout à Charenton. Mais, non, personne n’a vraiment étudié ce rapprochement avec Montesquieu. À ma connaissance, en tout cas : je ne suis pas littéraire et je ne suis pas philosophe.
68F. BALIBAR : Cette thèse de Sade sur la nature te sert-elle dans ta pratique ?
69A. PROCHIANTZ : Ah non, Sade ne me sert pas. J’ai simplement été frappé en le lisant. Je l’ai lu pour le plaisir, comme beaucoup, et j’ai découvert des choses que je ne m’attendais pas à trouver. J’ai lu Sade à plusieurs âges. Pour certaines raisons, puis pour d’autres. C’est le propre des grands textes, qu’on puisse les lire plusieurs fois, en n’y voyant pas toujours la même chose ; cela ne vaut pas que pour Sade. C’est vrai que c’est dans La Biologie dans le boudoir – l’allusion est quand même directe – que j’ai le mieux expliqué « ni Dieu, ni nature », à savoir qu’il faut bien admettre que sapiens est « anature » » par nature. Ce qui veut dire que c’est à la suite de son évolution, un processus naturel, qu’il est comme sorti de la nature ; la faute à son cerveau, beaucoup trop gros ce cerveau. Il faut l’accepter, même si le destin de sapiens est forcément un destin tragique. « C’est la vie », comme dirait Kurt Vonnegut : « Dresde, cent mille morts ; c’est la vie. »
70F. BALIBAR : Évidemment, on devrait arrêter là l’entretien : « Dresde, c’est la vie », d’un point de vue journalistique, c’est une bonne conclusion ; il n’y a plus rien à dire. Mais je voudrais revenir aux mathématiques. D’abord parce que c’est notre sujet aujourd’hui et ensuite parce que si j’ai pensé à toi pour en parler, c’est parce que tu as déclaré, il y a un peu plus d’un an, à France Culture, que tu attendais, que tu espérais même, de nouvelles mathématiques qui n’auraient pas grand chose à voir avec ce que les mathématiciens proposent actuellement, et qui seraient celles de la biologie. Et voilà que tu me dis, grosso modo, que tu n’attends plus rien des mathématiques, que tu mises tout sur le langage (« naturel », par opposition à « formel »). Une chose me gêne dans ce que tu dis et écris à ce propos : tu utilises très souvent le mot « déchiffrement ». Je n’aime pas du tout ce mot : c’est faire comme s’il y avait quelque chose qui soit, justement, écrit dans une langue qu’on ne comprend pas, un langage codé. Or, il suffit de s’y être exercé dans l’adolescence, on sait bien qu’on ne peut rien dire d’intéressant avec un langage codé. Par ailleurs, dans « déchiffrement », il y a sotto voce l’idée que quelqu’un (?) veut nous tromper, en tout cas nous mettre des bâtons dans les roues. Je ne peux pas ne pas penser à Einstein : « Raffiniert ist der Herrgott, aber botschaft ist er nicht ». Dieu (pour lui, Dieu c’est la nature), Dieu est malin (astucieux), mais il n’est pas méchant. Il est malin mais sans malignité. Il ne cherche pas à nous induire en erreur.
71A. PROCHIANTZ : Tu tords un peu le bâton, je ne renie pas ce que j’ai dit sur une mathématique à inventer pour la biologie, au moins comme une possibilité. Je me pose la question de la place de la langue naturelle, dans ces mathématiques là, ou en-dehors d’elles. Dans la mesure où, nous venons de le discuter, cette langue n’est peut-être pas si naturelle que cela. Elle aussi pourrait être « anature » par nature.
72Quant au terme de déchiffrement, je ne sais pas, peut-être… C’est le danger des langues naturelles : on utilise des mots qu’on n’utiliserait pas si on y réfléchissait à deux fois.
73F. BALIBAR : C’est l’avantage des mathématiques : on n’écrit pas un symbole à la place d’un autre.
74A. PROCHIANTZ : Voilà, c’est l’avantage des mathématiques. Tu fais référence à un manuscrit que je suis en train de finir. Probablement faudrait-il que j’arrive à éliminer tous ces mots qui peuvent induire en erreur une lectrice attentive. Peut-être « déchiffrement » n’est-ce pas la bonne métaphore. Pour moi, la meilleure image que j’ai de l’activité scientifique, c’est plutôt « le brouillard de la guerre ». Je veux dire que l’on peut toujours faire des choses simples, mathématiquement (au sens d’automatiquement), sans grand danger ; on produira alors des choses moyennement nouvelles, mais intéressantes de toute façon, une science « normale ». Je trouve ça très bien : j’y ai consacré 99% de ma vie, comme tous les scientifiques, j’imagine. Mais il y a des moments où ça n’est plus comme ça, c’est-à-dire qu’on est vraiment dans le brouillard. Et là, je crois que c’est Clausewitz qui décrit le mieux la chose : on est dans le brouillard de la guerre ; et tout d’un coup, il y a l’intuition, un truc qui se déclenche : il faut pousser un corps d’armée sur la gauche ; c’est au soir des batailles qu’on reconnaît les généraux géniaux, pas avant. Pourquoi à ce moment-là, prend-on telle décision ? Pourquoi ça marche ? Pourquoi ça ne marche pas ? C’est quelque chose qui, je pense, nous échappe totalement.
75F. BALIBAR : On revient à l’introduction du sujet de la science.
76A. PROCHIANTZ : Oui, l’intuition, le sujet. Il y a une part de l’activité scientifique qui relève de ce que j’appelle « littérature ». C’est-à-dire qu’il y a une part de prise de risque qui est une sorte de calcul très rapide que fait probablement le cerveau. Dans certaines situations extrêmement banales de l’existence, il y a un moment où tu calcules, tu « balances », mais tu ne sais même pas que tu es en train de calculer, et tu prends une décision. C’était peut-être la bonne, c’était peut-être la mauvaise. Parce que l’histoire d’une vie, c’est aussi toutes les mauvaises décisions qu’on a prises et tous les chemins qu’on n’a pas empruntés à un moment ou un autre de sa vie. Il y a un moment où on ne peut pas faire autrement que ce qu’on fait, parce qu’on a fait ce calcul intuitif dont on n’a pas le contrôle. Je pense que ça a à voir avec la créativité, avec la littérature, justement avec la langue au sens le plus profond du terme. Et cela échappe au calcul au sens le plus étroit du terme.
77F. BALIBAR : Einstein – toujours lui, excuse-moi – parle à ce sujet de « libre création de l’esprit » (il a dû trouver cette expression dans le langage philosophique non professionnel de l’époque). À un moment, par une « libre création de l’esprit », on énonce ce qu’il appelle un axiome, sans véritable raison, sans raison explicable du moins, mais ce processus est quand même enraciné dans l’expérience (au sens d’expérience vécue). Cet axiome est généralement énoncé en langue ordinaire ; le mécanisme du formalisme, intervient ensuite, à partir de cet « axiome», pour déduire des « lois » que l’on confronte à l’expérience (scientifique, construite).
78A. PROCHIANTZ : Oui, c’est ce dont nous parlons depuis le début. Est-ce que c’est une création de l’esprit ? Je ne dirais pas les choses comme ça. Je pense que ça a à voir avec la physiologie cérébrale. C’est-à-dire que nous sommes des animaux obligés, dans certaines situations, très rapidement parce que c’est vital, de prendre des décisions. Nous avons parlé d’intuition, peut-être que le terme d’instinct serait plus juste. Je crois qu’en science, c’est ce fond animal qui revient. On rejoue cet enjeu vital dans un domaine qui n’est peut-être pas si vital que ça, ou ne l’est pas du tout (notre propre activité scientifique). Mais quand même, ça touche à des comportements qui viennent de l’évolution de notre espèce. C’est pourquoi je pense que l’image de Clausewitz est bonne : l’enjeu, au fond, se joue comme s’il était vital et le calcul est instinctif. Peut-être en est-il de même pour un acte littéraire. Pour un écrivain digne de ce nom, l’enjeu est vital parce qu’il y met sa vie.
79Je sais, c’est difficilement acceptable pour certains intellectuels, ils trouvent que c’est prétentieux. Mais être prétentieux, c’est plutôt ne pas admettre l’idée qu’on puisse se tromper quand dans l’activité intellectuelle les chances de se tromper sont bien supérieures à celles d’avoir raison. Oui, il y a quelque chose de cet ordre-là, un enjeu vital ; en cela l’activité scientifique se rattache à la littérature ; il y a de l’animalité, quelque chose d’animal dans cette affaire. Ce qui permet de retomber sur ce refus de l’animalité, ce puritanisme, qui sous couverture d’un matérialisme naïf aboutit à l’idée du cerveau-machine. Le cerveau est matériel mais pas pour autant une machine. L’étude de cet organe amène à reconnaître l’animalité du processus cognitif : si tu sais que tu as un cerveau, tu ne peux plus penser que tout cela, la « pensée » etc., est écrit en lettres d’or dans un firmament quelque part. Ce n’est pas possible tout simplement parce qu’un cerveau a la consistance du porridge tiède, comme disait Turing. Ce n’est pas très ragoûtant, même si ça envoie des hommes sur la lune.