Toute identité ne repose que sur le savoir d’un pensant en dehors de nous-mêmes – si tant est qu’il y ait un dehors et un dedans – un pensant qui consente du dehors à nous penser en tant que tel. Si c’est Dieu au-dedans comme au-dehors, au sens de la cohérence absolue, notre identité est pure grâce ; si c’est le monde ambiant, où tout commence et finit par la désignation, notre identité n’est que pure plaisanterie grammaticale.
1On connaît la critique acide d’Alain Badiou à l’encontre de l’actuelle « idéologie culturaliste et relativiste » supposée selon lui accompagner un processus contemporain partout repérable de « fragmentation en identités fermées ». De même ironise-t-il sur ces « fausses naïvetés » du cosmopolitisme moderne s’émerveillant de cette « découverte » qu’il y a des histoires enchevêtrées et des cultures différentes en un seul et même individu. Ingénuité ou pas, cette fragmentation s’inscrirait dans la logique d’un marché qui justement s’en nourrit, voire qui réclame cette constante « surrection » d’identités subjectives et territoriales : « Quel devenir inépuisable pour les investissements mercantiles que le surgissement, en forme de communauté revendicative et de prétendue singularité culturelle, des femmes, des homosexuels, des handicapés, des Arabes ! Et les combinaisons infinies de traits prédicatifs, quelle aubaine ! Les homosexuelles noires, les Serbes handicapés, les catholiques pédophiles, les islamistes modérés […] ! Logique capitaliste de l’équivalent général et logique identitaire et culturelle des communautés ou des minorités forment un ensemble articulé [1]. » À ces particularités identitaires, il oppose, comme l’on sait, la singularité universalisable.
2Est-il sûr cependant que l’identité soit le domaine du particulier ? En dépit de l’indéniable beauté de sa réflexion sur le sujet universel et le processus de vérité, est-il absolument légitime, comme le fait Alain Badiou, d’assimiler identité, particularité et conformation, voire conformisme (au sens d’une soumission à ce qui nous modèle et nous ajuste aux lois du fameux grand-marché-planétaire) ?
3Repartons un instant des idées reçues. L’injonction moderne serait qu’il faut trouver « son » identité. Être « soi-même » serait le garant de l’équilibre psychique, de la stabilité émotionnelle, de la réussite sociale… Que veut dire exactement « être soi-même » ? Y a-t-il une identité authentique existant en deçà des apparences et des faux semblants, à laquelle je m’ajusterais sans hiatus ni douleur, la mienne en propre ? Fantasme adolescent d’un long chemin initiatique à traverser avant de découvrir qui l’on est au fond de soi. Est-il sûr pourtant qu’existe un soi stable qui serait toujours le même ? Comme l’écrivait mélancoliquement Beckett dans sa pièce Cette fois, « Après ceci tu n’as plus été le même », avant d’ajouter : « le même… que qui ? ». Bonne question en effet. Quel est ce « qui » avec qui je suis supposé coïncider, sans reste ni distorsion, dans la paisible fusion de l’ipse et de l’idem – pour reprendre les catégories de Ricœur ? Plutôt que d’identité, la psychanalyse parle d’identification, interminable processus par lequel tout au long de sa vie le sujet se fait et se défait, indéfiniment se constitue, de la fragmentation initiale (corps morcelé, membres disjoints, kakon obscur des mauvais objets internes kleiniens) à l’équilibre instable des stades successifs. Manquant d’identité, affirme Lacan, le sujet est voué à se prendre pour ses identifications : méprise du narcissisme, identification aliénante à l’image de l’autre, illusions de l’identité-une. Le sujet divisé par l’inconscient du fait qu’il parle est définitivement toujours « plus d’un ».
4Question encore, parmi beaucoup d’autres : l’identité, n’est-ce pas finalement un faux problème, une posture, voire un mythe social ? Clément Rosset n’est pas loin de l’affirmer quand il analyse ce qu’il nomme le « sentiment de l’identité ». Se pourrait-il que seule existe l’identité sociale, garante de la cohésion et de la synthèse de chacun d’entre nous ? Ne sommes-nous pas constitués, comme déjà Proust l’explorait tout au long de sa Recherche, d’un agrégat aléatoire de qualités, reconnues ou pas, au hasard de l’humeur de nos proches, de l’aléa des rencontres, des âges de la vie ? Finissons-en alors avec la hantise de soi, suggère le philosophe, cette illusion d’une identité personnelle qui me définirait comme « un ». Que reste-t-il alors ? La personnalité sociale : « le plus sûr registre que nous puissions consulter pour nous assurer de la consistance et de la continuité de ce moi [2]. » Si la croyance en une identité personnelle est inutile à la vie, elle est en revanche indispensable, souligne-t-il pour finir, à toute conception morale de la vie. C’est aussi, comme il le rappelle, ce que soutenait Paul Ricœur, à la fin de son livre Soi-même comme un autre, en appelant au « maintien de soi », à la fois comme continuité et comme posture morale.
5Il se peut cependant que, mieux que les philosophes ou les analystes, les artistes soient à même de nous aider à réinventer un rapport créateur à la fragmentation identitaire, non plus comme fermeture crispée, angoisse ou douleur, mais comme rire et jouissance. Plus que tout autre, l’art moderne (la littérature, le théâtre, la musique…) joue de la fragmentation, de la ruine, du discord ; il les apprivoise et les fait vivre, en produit l’analyse. Il est possible alors que cette aptitude à la fragmentation, à la dissociation (autre nom de l’analyse) soit la chance des sujets modernes – non dans l’ajustement supposé aux cadres que suscitent ou accueillent les lois du marché mais dans l’invention d’une mobilité physique, cérébrale et psychique qui ne relève plus de l’identification (rien de tout cela ne me ressemble, je ne m’y retrouve pas, je ne m’y reconnais pas comme sujet total, unifié, doué d’une identité) mais du transfert – au sens aussi bien analytique du terme, autrement dit, d’un déplacement.
6Identité, donc. Identités. La question que nous avons souhaité poser dans ce numéro est celle des identités personnelles et collectives, fragmentaires et plurielles ; identités culturelles, nationales, mémorielles, sexuelles, linguistiques. Quelles appartenances pour quel vivre-ensemble à réinventer ? Comment affronter la question du comme, du commun, en suggérant de nouvelles formes collectives d’identification, hors suivisme grégaire, hors totalitarisme… (hors soumission aux lois du capitalisme mondialisé si l’on y tient) ? Ce titre, « Changer l’identité ? » fut suggéré par Mathieu Potte-Bonneville. Il ne signifie nullement, on l’aura compris : « changer d’identité ». La question n’est pas celle d’une modification du statut identitaire des personnes, qu’il soit social, juridique ou sexuel, par exemple. Il suggère plutôt la mise en question de la notion même d’identité sous tous ses aspects. L’identité est donc une notion à interroger, à changer peut-être et qu’il nous est apparu nécessaire d’interroger à nouveau.
Les textes qu’on va lire sont issus d’une série de rencontres organisées par le Collège international de philosophie tout au long de l’année 2008-2009. Ces débats publics sont les premiers d’une série à venir. Suivra en effet l’année prochaine un ensemble de rencontres sur le thème : « Faut-il encore croire… ». De nombreux directeurs de programme et amis du Collège ont participé activement à l’organisation et l’animation de ces rencontres. Sans leur aide et celle de nos nombreux soutiens et partenaires, rien n’aurait pu avoir lieu. Que soient donc ici chaleureusement remerciés Mmes et MM. : Corinne Evens (Fondation Evens), Catherine Lalumière (Maison de l’Europe), Christiane Deussen (Maison Heinrich Heine, Fondation de l’Allemagne), François Vitrani (Maison de l’Amérique latine), Bernard Cerquiglini et Marc Cheymol (Agence universitaire de la Francophonie), Gilbert Glasman (Citéphilo). Et tous ceux dont les interventions, trop nombreuses pour être recueillies, n’ont pu trouver place dans ce numéro : Marc Abelès, Gabriela Basterra, Monique David-Ménard, Philippe Descola, Ghislaine Glassons-Deschaumes, Denis Guénoun, Rada Ivekovic, Jean-Claude Kaufmann, Ernesto Laclau, Monique Schneider, Stephen Wright.
Ce numéro a été coordonné par Evelyne Grossman et Pierre Lauret.