Couverture de ROM_203

Article de revue

Seth Whidden. Reading Baudelaire’s Le Spleen de Paris & the Nineteenth-Century Prose Poem. Oxford, Oxford University Press, 2022, 336 p.

Pages 128 à 129

1 Tout comme le vers libre, le poème en prose est une forme qui se soustrait à toute définition. Nombre de poètes et de critiques ont certes tenté d’en isoler les traits distinctifs, de la préface du Cornet à dés (1917) de Max Jacob aux Genres du discours (1978) de Tzvetan Todorov, en passant par la thèse de Suzanne Bernard (Le Poème en prose de Baudelaire jusqu’à nos jours, 1959), entre autres. Certains l’ont même assimilé à un « mirage littéraire », à l’instar de Michel Brix (Poème en prose, vers libre et modernité littéraire, 2014). Mais s’il paraît impossible de résoudre les contradictions inhérentes d’un « genre littéraire » ayant, selon Michael Riffaterre, « un oxymore pour nom » (p. 1), cela n’implique pas que ce genre soit dénué de toute existence. Le mérite du livre de Seth Whidden consiste, non pas à proposer une nouvelle définition du poème en prose, mais bien à reconnaître dans ses contradictions l’essence de sa modernité, telles que l’a théorisée et représentée Baudelaire. Si Voltaire soutenait, dans son « Essai sur la poésie épique », qu’« on confond toutes les idées, on transpose les limites des arts, quand on donne le nom de poème à la prose », c’est précisément dans cette confusion et cette transposition que se situe, selon S. Whidden, la modernité des poèmes en prose de Baudelaire, qui créent un espace de « coexistence des incompatibilités », ou de « compossibilité » (p. 42).

2 La première de ces « incompatibilités » est bien entendu celle entre la poésie, qui en est venue à coïncider à peu près avec la poésie lyrique au xixe siècle, et la prose dépourvue de lyrisme. Or, depuis la composition des « Tableaux parisiens » en vers et de leurs pendants en prose, Baudelaire est parvenu à créer, observe S. Whidden, « un nouvel espace – en langage et en poésie – pour l’expression de l’expérience humaine qui est elle-même nouvellement née au moment de la création de la ville moderne, telle qu’on la reconnaît aujourd’hui » (p. 2, je traduis, ici comme ailleurs). L’intégration d’éléments perçus comme « prosaïques » (la réalité urbaine, l’écriture journalistique, etc.) au sein de ce nouvel espace poétique correspond dès lors à cette union, que Baudelaire conceptualise, dans Le Peintre de la vie moderne, sous le terme de « modernité », entre, d’une part, « le transitoire, le fugitif, le contingent » et, d’autre part, « l’éternel et l’immuable ». Mais en intégrant le prosaïque dans sa poésie, Baudelaire non seulement adopte une position contradictoire, il fraie également la voie à un « contre-discours », au sens de Richard Terdiman, à « un parler contre : un discours qui va à l’encontre de la norme ». En ce sens, S. Whidden cite la lettre de Baudelaire à Jules Troubat du 19 février 1866, où il suggère que le poème en prose lui aurait permis de décloisonner l’espace lyrique afin d’y cultiver sa veine narrative et satirique : « C’est encore Les Fleurs du Mal, mais avec beaucoup plus de liberté, et de détail, et de raillerie » (p. 4).

3 La prise en compte du caractère contradictoire du poème en prose permet à S. Whidden de déceler, au sein du discours prosaïque, le surgissement du poétique, afin de parvenir à une meilleure compréhension de celui-ci : qu’est-ce qui fait poésie dans la prose, en l’absence de toute versification ? La poésie n’a bien entendu jamais coïncidé avec le vers, mais l’adoption du poème en prose par Baudelaire permet plus que jamais de questionner l’essence du poétique soustrait à la métrique. Là est sans doute la principale réussite du livre de S. Whidden, qui ne s’embarrasse guère de définitions et de théories pour laisser affleurer la poésie dans le discours qui devait lui être étranger. Il en résulte une lecture foncièrement renouvelée d’une œuvre qui, depuis plus de cent cinquante ans, a pourtant fait l’objet d’une exégèse fort abondante. Aussi S. Whidden prête-t-il une attention particulière à la forme du poème en prose (à ce que Jakobson désigne comme la « fonction poétique » du langage, « la visée [Einstellung] du message en tant que tel »), en montrant comment les motifs et les thèmes qui y sont développés (le plus souvent des anecdotes volontiers prosaïques) en viennent à informer le texte même, à l’élever au statut de poème, en tant qu’aboutissement de la poiésis.

4 L’espace et le temps qui sont ceux de la réalité urbaine, le lieu de la flânerie du poète, sont ainsi transposés dans le poème lui-même, pour lui donner forme, indépendamment des mètres des « Tableaux parisiens » : « Les dimensions temporelle et spatiale dans la poésie en prose de Baudelaire, écrit S. Whidden, ne sont pas limitées au monde extérieur, dont il était un si fin observateur ; elles occupent les espaces intérieurs qu’il décrit et, surtout, ils imprègnent le temps et l’espace intérieurs des poèmes mêmes » (p. 7). Plus fondamentalement, S. Whidden se demande ce qu’il y a à voir et à entendre dans les poèmes en prose de Baudelaire ; une question qui n’est simple qu’en apparence. En ouverture du premier chapitre, intitulé « Seeing Things in Poetry » (voir les choses ou des choses en poésie), S. Whidden cite une célèbre phrase du Peintre de la vie moderne : « Peu d’hommes sont doués de la faculté de voir ; il y en a moins encore qui possèdent la puissance d’exprimer » (p. 65). Malgré leur caractère souvent anecdotique, les choses vues qui peuplent les poèmes en prose de Baudelaire sont loin d’être anodines. À travers une analyse magistrale du « Fou et la Vénus », S. Whidden montre comment la vision extatique de la nature décrite dans les premiers paragraphes du poème s’évanouit dans le regard affligé du « fou », dont les « yeux pleins de larmes » se perdent dans la contemplation d’une « colossale Vénus » ; des yeux qui à leur tour prennent la parole (« ses yeux disent : – “Je suis le dernier et le plus solitaire des humains…” »), comme pour compenser l’évanouissement de la vision. S. Whidden situe l’« essence poétique » du texte dans ce dispositif pour le moins vertigineux : « À la limite où l’Œil cède à l’Oreille, où ce qui était un silence assourdissant est remplacé par les sons d’un langage parlé qui n’est pas réellement parlé. Il s’agit, en d’autres mots, de poésie » (p. 81).

5 Les yeux parlent dans nombre de poèmes de Baudelaire, notamment dans « Les Yeux des pauvres », qui permettent à S. Whidden d’identifier une autre antinomie distinctive du poème en prose ; celle entre le discours direct, transitif, tourné en avant (prorsus), et la poiésis : la création, le faire du poème. Or l’irruption dans le texte de la parole de l’amante (« Ces gens-là me sont insupportables avec leurs yeux ouverts comme des portes cochères ! ») témoigne de l’incommunicabilité entre les deux niveaux du discours (prorsus et poiésis) : ce que « Les Yeux des pauvres » disent au poète, son amante ne peut l’entendre. Mais de cette tension discursive émerge d’autant mieux la spécificité poétique du poème en prose, en tant qu’écart par rapport au langage transitif.

6 Ces quelques exemples (on aurait pu en fournir bien d’autres) suffisent sans doute à illustrer l’originalité de la démarche de Seth Whidden, qui se fonde sur une relecture très serrée des poèmes en prose de Baudelaire pour montrer comment ils ont non seulement renouvelé notre manière de lire la prose poétique, mais encore notre manière de voir, d’entendre et de percevoir l’espace et le temps qui sont propres à notre modernité.

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