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Article de revue

Sébastien Rozeaux. Letras Pátrias. Les écrivains et la création d’une culture nationale au Brésil (1822-1889). Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, coll. « Histoire et civilisations », 2022, 396 p., ill.

Pages 124 à 125

1 L’ouvrage de Sébastien Rozeaux se donne pour objet le processus qui a conduit les écrivains brésiliens du xixe siècle à construire la nation dans et par leurs productions littéraires. Le syntagme vernaculaire Letras Pátrias, fréquemment utilisé à cette époque par les lettrés eux-mêmes, et donnant son titre au livre, est emblématique de cette « alliance du politique et du culturel » (p. 13), qui permet de comprendre « dans quelle mesure et avec quels moyens les Letras Pátrias ont œuvré à faire les Brésiliens » (p. 29).

2 La réflexion est plus précisément centrée sur la période de l’empire, ce qui se justifie, tant du point de vue historique (constitution de la nation brésilienne) que littéraire (volonté de construire une littérature nationale, en s’affranchissant des modèles extérieurs, notamment européens). S. Rozeaux propose un corpus de 187 hommes et femmes de lettres, échelonné de 1830 de 1870 ; l’ouvrage se présente donc comme un « tableau de l’espace littéraire tel qu’il se forme à l’époque romantique, depuis les années 1830 jusqu’aux années 1870 incluses » (p. 29). La première qualité du corpus retenu est sa diversité, donnant la parole à des auteurs célèbres comme à des minores. La seconde est la prise en compte assez équilibrée de tous les genres littéraires : roman, poésie, théâtre, essai.

3 La méthode est celle d’un historien du culturel. S. Rozeaux s’attache à définir la notion d’espace littéraire, appuyée sur la définition d’Alain Vaillant, mais dans une perspective historique et sociologique. Celle-ci s’écarte d’une lecture littéraire proprement dite (c’est une des limites de ce travail) pour privilégier l’étude des transferts culturels, des réseaux, des trajectoires.

4 La démarche est claire et rigoureuse – on ne saurait prendre S. Rozeaux en manque de pédagogie. La première partie (« Édifier le grand monument national ») s’emploie à définir les Letras Pátrias, elle s’interroge sur les valeurs et la culture communes qui les fondent. L’auteur fait ici la part belle à la littérature d’idées et à l’histoire, mais c’est bien évidemment le romantisme brésilien qui forme le cœur du propos, en lien avec les échanges interculturels européens. Les transferts culturels sont nettement soulignés dans cette partie (sans doute plus que dans les deux suivantes). Mais S. Rozeaux interroge également le canon littéraire, la question de la langue (portugaise/brésilienne), de la religion, de la nature, du progrès. Cette partie ménage, comme on pouvait s’y attendre, une place de choix à la revue Nitheroy et plus généralement au romantisme, mais en montrant par exemple que les romantiques brésiliens n’ont pas forcément toujours été asservis béatement au romantisme européen, et notamment français. Cela dit, la réflexion s’attache également à la question des modèles culturels et de leurs attraits sur les intellectuels brésiliens de l’époque ; la France et le Portugal sont donc des points de référence dans le souci de construire une littérature nationale. Cette partie s’attache également à décrire les cercles de sociabilité (littéraires et politiques), la presse et les revues – entre un évident dynamisme et de fréquentes situations de précarité (p. 109 et suiv.) –, organes qui se révèlent essentiels pour la diffusion de la poésie et surtout du roman-feuilleton.

5 La seconde partie (« Un tout petit monde ») est certainement la plus sociologique. Des tableaux synoptiques simplifiés par rapport à une enquête plus globale (S. Rozeaux renvoie par « QR code » aux fiches détaillées des auteurs analysés) dessinent dans le Brésil littéraire du xixe siècle un monde bourgeois, masculin, laïc, éduqué, et très lié à la Cour, donc à Rio de Janeiro. Mais aussi un univers « professionnel » où la pluriactivité est de mise (trois professions parfois) : les écrivains brésiliens ne vivent pas de leur plume. L’auteur insiste longuement sur la notion d’« intellectuel organique » (p. 173 et suiv.), c’est-à-dire l’écrivain au service de la nation brésilienne en formation, et par là même étroitement lié à l’oligarchie de l’empire. Il donne toute sa mesure dans l’étude des trajectoires d’écrivains, pensées en termes de générations littéraires : les « organiques » et leurs disciples (comme Gonçalves de Magalhães, Araujo de Porto Alegre, Gonçalves Dias) et les « originaux », plus ou moins en rupture mais malgré tout obligés de composer (ainsi Joaquim Manuel de Macedo, José de Alencar et bien d’autres). Cette partie approfondit encore l’analyse du milieu littéraire : les cercles, les institutions (comme l’Instituto Histórico-Geográfico Brasileiro, ou le Conservatório Dramático Brasileiro), mais aussi les divisions de ce milieu, et les problèmes posés par la légitimation, dans ces années un peu antérieures à la fondation de l’Académie Brésilienne des Lettres. Incidemment, ce travail évoque aussi la question de la censure (p. 233 et suiv.) et la place secondaire des femmes dans le milieu littéraire (p. 236 et suiv.).

6 La troisième partie (« Mission impossible ») analyse les apories de cette construction politico-littéraire. Il faut y insister, car cette partie donne véritablement une dynamique à un travail, qui, sans elle, se bornerait à n’être qu’un tableau, certes brillamment fait, mais un peu statique. S. Rozeaux montre bien ici le sentiment de désenchantement qui saisit progressivement les acteurs et les agents des Letras Pátrias. À cela deux raisons : d’une part, les difficultés d’accès à l’autonomie pour les écrivains ; de l’autre, l’incapacité de s’adresser au plus grand nombre. L’auteur montre à quel point l’homme de lettres brésilien est souvent asservi au pouvoir dans ses différentes modalités (d’où une pénétrante étude des dédicaces par exemple), qu’il dépend dans une large mesure du mécénat des Grands (Pedro II notamment), et qu’il participe d’un clientélisme endémique. La section consacrée à la naissance de l’édition au Brésil (Laemmert, Garnier, Paula Brito, p. 267 et suiv.) souligne que ces institutions ont certes apporté un soutien aux Letras Pátrias, mais aussi que cela n’a pas été suffisant – de même pour le rôle de la critique littéraire (p. 285 et suiv.) ou les polémiques entre auteurs. De sorte que, à la fin de la période, « le public regarde ailleurs » (p. 303) : un certain flou règne alors sur la notion de patrie et de nation au Brésil ; à cela s’ajoute le conflit entre la représentation idéale de la société et l’écueil des réalités sociales (notamment la question indigène et la question de l’esclavage) ; sans oublier des données tout aussi capitales, comme l’importance du monde rural, l’analphabétisme très répandu (et pour longtemps) dans la population brésilienne, et les difficultés de circulation du livre.

7 Cette analyse est très centrée sur Rio de Janeiro, alors capitale de l’empire, et tient peu compte des disparités régionales (S. Rozeaux le reconnaît lui-même, p. 159). Il reste que cet ouvrage apporte indiscutablement du nouveau dans les travaux sur le xixe siècle brésilien, la littérature brésilienne et les milieux littéraires sous le règne de Pedro II.

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