1 Dans un monde éditorial de moins en moins accueillant à la critique littéraire, la Nouvelle Collection Langages des Éditions La Baconnière apparaît comme une heureuse exception. Une vingtaine d’essais y ont paru en dix ans, de Chiens de plume de Jean-François Louette (2011) à Baudelaire et le nuage d’Henri Scepi (2022) en passant par Feuilleton (2018) d’Éric Chevillard, réunion de ses chroniques du Monde des Livres (2011-2017). De l’époque romantique à la littérature contemporaine, le territoire arpenté est celui que Jean-Pierre Richard aura fait sien. Quelques-uns de ses disciples, M. Collot, Ch. Doumet et Ph. Dufour, se sont réunis à M. Sábado Novau, autrice d’une thèse récente sur l’École de Genève – L’École de Genève. Histoire, geste et imagination critiques, Paris, Hermann, 2021 ; M. Sábado Novau vient par ailleurs de publier, avec S. Cudré-Mauroux, la Correspondance Georges Poulet – Jean-Pierre Richard (1949-1984), Genève, Slatkine, 2022 –, ainsi qu’à J. Wenger et à D. Sangsue, le directeur de collection, pour composer un recueil réunissant les principaux textes que Jean-Pierre Richard a négligé de reprendre en volume. C’est le premier recueil de ce type dont il bénéficie ; c’est la première fois également qu’est publié dans la collection un livre à titre posthume. Ce caractère d’exception donne une valeur particulière à l’hommage rendu, en faisant du critique tout à la fois une figure tutélaire et une ressource pour le temps présent. Le dispositif éditorial souligne cette dimension en ouvrant le volume sur l’affirmation réitérée d’une filiation. Quatre préfaces se succèdent, précédées d’un avant-propos, où le portrait et l’anecdote, allégorisée, servent à caractériser le geste critique du maître. Cet ensemble constitue une introduction efficace à l’œuvre de Richard. Les lecteurs les plus avertis y trouveront des aperçus très neufs sur l’effet tout à la fois cognitif et esthétique d’un geste critique qui avive l’« aptitude à lire » en intensifiant la « capacité de sentir » (M. Collot, p. 14), sur l’humour comme toucher ou « la sous-voix de la parenthèse » (Ch. Doumet, p. 20-21), sur la notion de clé allitérative et la relation à Bachelard (Ph. Dufour, p. 30-31), ou sur la notion de « relief » (M. Sábado Novau, p. 37-40). Cette première partie, allègrement apéritive, s’inscrit dans la continuité des importants hommages collectifs qui auront jalonné les dix dernières années de la vie de Richard : Littérature, n° 164 (« Jean-Pierre Richard », dir. J.-Cl. Mathieu), décembre 2011 ; Jean-Pierre Richard, critique et écrivain, dir. Ch. Doumet et D. Combe, actes du colloque de l’École normale supérieure, 9-10 novembre 2012, Paris, Hermann, 2015 ; Europe, n° 1080 (« Jean Starobinski/Jean-Pierre Richard », dir. J.-Cl. Mathieu), avril 2019.
2 Le recueil en lui-même comporte dix articles et deux entretiens. Le volume se referme sur une très précieuse bibliographie exhaustive (p. 149-164), composée par J. Wenger, qui répertorie « monographies et recueils », « publications en revues et collectifs », « documents audiovisuels », ainsi qu’un large choix d’études. Y sont signalées systématiquement toutes les reprises et réécritures, ce qui facilite la circulation entre ouvrages et articles et permet d’apercevoir des couloirs perspectifs inattendus. Une première section présente quatre textes consacrés à la critique dont un important précis de méthode, « Sur la critique thématique », paru dans L’Étrangère, en 2004, ainsi qu’un panorama supérieurement clairvoyant des tendances de la « nouvelle critique », composé sur le vif, en 1963, pour Filología moderna. S’ajoute à ces deux textes importants une galerie de portraits des principaux acteurs de l’École de Genève – Albert Béguin, Marcel Raymond, Georges Poulet, Jean Rousset et Jean Starobinski – où la parole se fait autobiographique, Richard précisant ce qu’il doit à chacun, en faisant la part de la mécanique des circonstances et des affinités électives. L’article « Sur la critique thématique » est sans doute le sommet du recueil, dans la mesure où il constitue l’exposé le plus complet que Richard nous aura laissé de sa méthode (si l’on excepte du moins cette merveilleuse fiction critique qu’est « Terre écrite », publiée en annexe de Pages paysages [Seuil, « Poétique », 1984], et ici commentée par M. Sábado Novau [p. 37-41]). Après avoir esquissé une généalogie, établi ce que la critique thématique – ou, comme il préfère dire, la lecture thématique (p. 45) – doit à Proust, qui a posé « les premiers grands modèles de lecture par thème » (p. 47), il se livre à un travail de définition, invitant à distinguer entre les thèmes, qui ont « pour fonction d’architecturer implicitement le paysage », et constituent « une sorte de squelette abstrait », et les motifs dans lesquels ils « s’incarnent ou s’actualisent » (p. 48). La lecture peut dès lors apparaître comme « un acte essentiellement corporel », « une sorte de fidélité organique au texte », « à la fois attentive et défocalisée, analytique et floue » (p. 50).
3 Dans l’un des deux entretiens retenus dans le recueil, discussion avec Nathalie Crom sur « l’avenir du roman » (2003), Richard se défend d’être « un historien de la vie des formes » (p. 100), tout en esquissant à propos de Michon l’hypothèse de l’émergence, dans le roman, d’une forme nouvelle, de ce qu’il appelle « une sorte d’autobiographie oblique ». La poétique historique, comme le souligne Ph. Dufour est un horizon lointain de l’œuvre (p. 31), un prolongement possible laissé à d’autres ; et de fait c’est une dimension de l’attention critique qui ne trouve pas à se réaliser dans l’œuvre mais dont on a parfois le sentiment qu’elle y est contenue en puissance. Ce n’est donc pas sans une certaine surprise que l’on découvre dans le florilège une petite histoire du roman policier (parue, dans une première version, en 1963 dans Médecine de France, et reprise dans Le Français dans le monde en juillet-août 1967), envisagée depuis l’Histoire des Treize, considéré comme le lieu d’invention du genre (plutôt qu’Une ténébreuse affaire), jusqu’à la Série Noire. L’essentiel de l’essai porte sur Edgar Poe et sur Simenon, défini comme le « Bergson du roman policier » (p. 135). La série des Maigret donne l’occasion de très belles pages sur le rôle mythologique du brouillard, défini comme une « puissance à la fois de diffusion, d’égarement et d’intercommunication, substance qui voile le secret, mais qui lui permet aussi, sans s’avouer vraiment, de se donner à vous, d’entrer en vous », emblème d’« un monde-éponge dont la vérité semble sortir d’elle-même, par simple expression » (p. 136).
4 Deux comptes rendus, publiés dans Fontaine en 1946, sur Le Zéro et l’Infini et Reflets dans un œil d’or, choisis parmi une dizaine d’autres publiés la même année ou la suivante, nous donnent un aperçu des premiers pas du critique et de la diversité de ses curiosités. Signalons enfin une lecture de Céline (1965), où l’essai publié en 1962 dans la NRF (puis en 1973 chez Fata Morgana et en 2007 chez Verdier), se retrouve sous une forme plus ramassée ; ainsi qu’une microlecture d’une page du Voyage en Orient de Flaubert (la confrontation avec le Sphinx, « père de la terreur »), à laquelle Richard se prête, à titre d’exercice, à la demande de Ph. Dufour (2015). La lecture de la bibliographie suggère qu’un second florilège serait sans doute possible, qui permettrait d’effranger un petit peu plus encore la vingtaine de monographies publiées entre 1954 et 2014. On est intrigué, par exemple, par la « Pequeña introducciòn a Ionesco » (1963), par un article sur « La méthode critique de Charles du Bos » (1967), ou encore par une lecture de L’Insurgé de Vallès publiée dans les Annales (1947), et plus encore peut-être par cette véritable curiosité que représente l’édition annotée d’une traduction anglaise de Tartarin de Tarascon (1954).