1 Combien de femmes poètes du xixe siècle sont tombées dans l’oubli en raison du regard masculin dominant la critique et l’histoire littéraire officielles ! Depuis, les études de genre ont jeté un éclairage nouveau sur des autrices que leur sexe condamnait, aux yeux des doctes comme d’une large partie du public, à être naturellement dénuées de génie. À ce préjugé ancien et tenace contre lequel les intéressées se sont parfois vainement rebellées, Adrianna M. Paliyenko a consacré en 2016 le présent essai dont la traduction française est parue en 2021 aux Presses universitaires de Rouen et du Havre. Elle étudie l’accueil réservé à des autrices du xixe siècle que leur féminité vouait dans le meilleur des cas à une « reconnaissance » mitigée.
2 Partant de l’exception de la poète Marceline Desbordes-Valmore, reconnue sans réserve par ses pairs et par l’Histoire, l’autrice s’intéresse dans une première partie à la réception des autres femmes poètes. L’histoire littéraire a tendance à les exclure, voire à les effacer. Le but de cet ouvrage est de redéfinir leur place et leur influence dans ce siècle si riche en innovations esthétiques. La définition même du génie est à l’origine de cet écart. A. Paliyenko rappelle le débat sur la nature sexuée ou nom de ce dernier et l’incapacité apparente des femmes à le posséder. Le génie, acquis ou inné, est ainsi défini comme une aptitude à une créativité supérieure, une puissance intellectuelle. Il s’agit ici d’explorer la démarche contestataire des femmes-poètes et de redécouvrir l’originalité de leur voix au-delà du genre comme catégorie littéraire.
3 Suivant une idée reçue très répandue au xixe, l’activité intellectuelle et la féminité seraient incompatibles. Il faudrait que les femmes se « virilisent » ou du moins atteignent une forme de « stérilité » pour pouvoir écrire. L’autrice explore d’abord (chapitre 1) ces différents débats pour faire resurgir la réflexion des femmes poètes sur la notion de génie et analyser l’idée, implicite ou explicite, qu’elles se font de leur poésie. Germaine de Staël apparaît comme une figure de transition entre l’esprit des Lumières, règne de la Raison, et l’esprit romantique qui met en avant le sentiment. À l’interprétation selon laquelle Corinne est une femme dont la vie est détruite par le génie, A. Paliyenko substitue une autre explication : le conflit douloureux entre le dévouement, l’effacement que la société exige de la femme et l’individualité nécessaire au génie. Malgré une œuvre qui s’intéresse à de nombreuses questions sociales et politiques, la réception dominante de Desbordes-Valmore a été celle de ses lecteurs conservateurs qui mettent en avant la fragilité de la femme poète. L’étude d’autres poétesses (Tastu, Waldor, Colet…) amène à cette conclusion : à l’époque romantique, la croyance en un génie d’origine divine reste dominante (et ce malgré le succès des explications physiologiques) et le dépassement du genre prend la forme, pour les femmes, de la désincarnation. Ce n’est qu’à la moitié du siècle que le débat sur le caractère inné ou acquis du génie, prend toute son ampleur. L’inquiétude face à la dénatalité et le nombre grandissant d’écrivaines ont pour conséquence une virilisation idéologique du génie associée à la physiologie et à la sexualité masculines. Le darwinisme, les théories médicales sur l’hystérie féminine entraînent de nombreuses réponses de la part des femmes qui revendiquent leur capacité à faire preuve de génie. Toutefois, ce faisant, elles entérinent le modèle de sexuation de l’esprit alors même qu’elles le critiquent.
4 Il est difficile d’évaluer la réception féminine dans une histoire qui s’évertue à effacer la présence des femmes ou à la minimiser par une vision réductrice de leur poésie (chapitre 2). L’appellation « Bas-bleus » est révélatrice de cette condescendance. Les déclarations, souvent contradictoires, portant sur le caractère sexué ou non du génie remettent en cause la littérature critique qui exclut les créatrices. Cette injustice ne conduit pas A. Paliyenko à proposer un canon spécifiquement féminin, mais à rendre aux femmes leur place légitime aux côtés de leurs homologues masculins. Elle étudie les trajectoires emblématiques d’un certain nombre de femmes poètes (Mercœur, Babois, Dufréno…) pour explorer l’autorité poétique qu’elles acquièrent dans le siècle (chapitre 3).
5 La deuxième partie, « Réflexions de femmes à travers la poésie et au-delà », s’intéresse aux trajectoires de cinq poètes : Ségalas, Blanchecotte, Siefert, Ackermann et Krysinska.
6 La poésie d’Anaïs Ségalas éclaire l’idéologie colonialiste du xixe siècle. Les liens entre sa poésie et l’Histoire sont particulièrement intéressants pour comprendre l’évolution de sa pensée : d’abolitionniste en 1830, elle opère un virage radical et devient partisane de la vision colonialiste de la IIIe République. Elle épouse l’essor du racisme biologique courant dans l’imaginaire littéraire du xixe siècle. Chez elle, l’idéologie l’emporte sur le sentiment.
7 Malvina Blanchecotte, autodidacte, se qualifie elle-même d’« ouvrière-poète ». Le travail est au cœur de son activité littéraire : ce ne serait pas son statut de femme qui l’empêcherait d’atteindre la postérité, mais le peu de temps qu’elle peut consacrer à l’écriture. Elle multiplie les alter ego afin de s’autoreprésenter entre diverses identités. Elle s’empare de la question du « Génie » et de son genre dans Blanche. À ses yeux, il existe indépendamment du sexe, de la race ou de la classe sociale.
8 La poésie de Louisa Siefert est qualifiée de « mélange unique de sensibilité romantique et de formalisme parnassien ». Ses contemporains ont tendance à tirer sa réception du côté du sentiment, considéré a priori comme féminin. En même temps, ils rendent hommage à la « virilité » de sa prosodie tout en la maintenant dans la catégorie des « poétesses », relégation encore présente dans la critique moderne. L’expression de la douleur, tout comme le génie, n’est pas essentiellement sexuée. Elle mélange voix personnelle et impersonnelle : la souffrance n’est pas une fin en soi, c’est le terreau qui permet de faire émerger la richesse poétique du souvenir réinventé. Louisa, confrontée très jeune à la souffrance et à la perspective de sa mort prochaine, cherche à travers la poésie une voie d’accès à la postérité, un « au revoir dans l’immortalité ».
9 Louise Ackermann surprend le public par la profondeur de ses réflexions sur la religion et les sciences. Elle ne cherche pas les origines du génie, car à ses yeux l’originalité absolue n’existe pas. Très hardie en matière de pensée et de philosophie, elle reste modeste et se plie à l’idéal bourgeois féminin dans sa vie privée. Positiviste, elle théorise par ses poèmes l’asymptote de la science : toujours s’approcher de la vérité sans espérer l’atteindre. Le « pouvoir de l’esprit humain sur la matière » se manifeste dans la créativité humaine. Au sentimentalisme attendu des écrits de femmes, Ackermann oppose ses « cris de révolte », et cultive la rationalité.
10 Marie Krysinska s’oppose au discours scientifique et religieux sur le génie. La créativité artistique n’est pas une prérogative masculine car le génie doit être trouvé dans l’effort. La minimisation de sa contribution à l’avènement du vers libre est due en partie à la xénophobie (ses origines polonaises la desservent), en partie à la misogynie. A. Paliyenko analyse le contre-discours de Krysinska, à travers sa relecture subversive du mythe d’Ève qui, loin d’être un simple objet érotique ou une forme idéalisée de la maternité, devient une figure de l’indépendance féminine. Elle dénonce les idées reçues sur les femmes et revendique leur droit à l’individualité. Elle s’empare de la théorie de l’évolution comme d’un espace de réflexion sur la notion de génie. En tant qu’absolu, il n’est reconnaissable que dans les œuvres et leur postérité.
11 A. Paliyenko montre l’ambiguïté et le caractère paradoxal de la reconnaissance des femmes poètes au xixe siècle. Les contradictions du discours médical se reflètent dans le discours littéraire. Malgré la reconnaissance de leur originalité par les critiques les plus favorables, les femmes se trouvent enfermées dans la seule expression de leur féminité par l’histoire littéraire, une position d’inférieure qui les conduirait à « envier » le génie masculin de leurs contemporains. L’autrice montre ainsi toute la richesse, l’individualité et la diversité des écritures féminines.
12 Il y a vingt-cinq ans, Christine Planté publiait aux Presses universitaires de Lyon une anthologie consacrée aux femmes-poètes du xixe. Ce livre, réédité en 2010, a contribué à sortir de l’ombre des autrices injustement oubliées. L’étude d’Adrianna M. Paliyenko a le mérite de faire mieux comprendre les fondements idéologiques de cet oubli.