1 Le livre de Taro Nakajima explore de manière très complète et minutieuse ce qui pourrait apparaître comme un paradoxe : le fait que Flaubert, d’emblée agnostique, semble-t-il, et en tout cas profondément hostile aux cléricalismes de toutes natures, reprochant aux Socialismes d’être cléricaux, et même à Baudelaire (ce qui frappa celui-ci) de laisser paraître « comme un levain de catholicisme » dans Les Paradis artificiels, a consacré, toute sa vie, et dans toute son œuvre, une part essentielle de son travail aux manifestations du religieux, et aux formes multiples de celui-ci : « [C]e qui m’attire par-dessus tout, c’est la religion. Je veux dire toutes les religions, pas plus l’une que l’autre » (lettre à Louise Colet, du 21 août 1853, pendant la rédaction de Madame Bovary).
2 Taro Nakajima a exploré selon cet angle particulier l’ensemble des œuvres de Flaubert, donnant une bonne part aux textes « de jeunesse » (déjà dans Agonies un prêtre imbécile donne une fin de non-recevoir à une question sur l’âme, comme le fera Bournisien), mais surtout en analysant avec minutie les multiples « figures religieuses » qui sont explorées, animées, exposées, et ce, de fait, dans toutes les œuvres. L’étude a ainsi le grand mérite de faire apparaître une interrogation critique, sociale, politique et philosophique profonde, qui se trame dans toutes les versions de l’œuvre de Flaubert, et d’en faire comprendre l’approfondissement constant, précisément au moyen de l’entrelacs entre les œuvres explicitement attachées aux figures du religieux et des croyances, et les œuvres relevant des réalités contemporaines. La « récurrence » et les transformations de La Tentation de saint Antoine dans le cours de la vie de Flaubert en manifestent bien le souci continu.
3 Il faut souligner la parfaite culture critique « flaubertienne » de Taro Nakajima, qui a su mobiliser aussi bien les grandes études érudites classiques que les recherches les plus récentes sur les figures du religieux, sur la science et la philosophie chez Flaubert. Taro Nakajima a su également se référer avec précision aux multiples textes « religieux », mythologiques, philosophiques et scientifiques que Flaubert a mobilisés, exploités, détournés, et qui constituent cette « bibliothèque fantastique » que Michel Foucault décrivait à propos de La Tentation de saint Antoine (et de Bouvard et Pécuchet). Il le fait dans une analyse précise des textes absorbés en images et récits dans les différentes œuvres, et démontre leurs enjeux critiques, et profondément polémiques. Taro Nakajima élucide avec une belle précision les croisements entre les œuvres, quant à cette référence plurielle aux figures et aux croyances, et quant aux relations entre croyances et savoir (par exemple entre La Tentation de saint Antoine et Salammbô [p. 71-88] et entre La Tentation de saint Antoine et Bouvard et Pécuchet : voir le chapitre « Du diable de la Tentation à Bouvard et Pécuchet » [p. 121-138]). Mais c’est bien l’ensemble de l’étude qui donne une compréhension vraiment nouvelle, parce que globale et très entrelacée, de l’inlassable questionnement que Flaubert développe par ses œuvres sur ce qu’est croire, sur la violence des croyances et des certitudes, sur la prolifération à la fois répétitive et accablante des figures que l’humanité cherche « Entre croyance et savoir » comme l’indique bien le titre du livre (le singulier des termes dit sans doute mieux la persistance accablante de la question que ce que ferait un pluriel « Entre croyances et savoirs »).
4 La première partie, « Figures religieuses et tentations de la science » souligne les liens problématiques que Flaubert engage tôt (en particulier dès la Tentation de 1849) entre les religions et la science, en construisant ainsi une pensée antireligieuse. Le chapitre détaille la puissance de « la tentation de l’athéisme » et développe une très convaincante analyse des rapports entre la science et le diable, en particulier par les liens lisibles entre la Tentation et le Second Faust, et avec la question d’une « philosophie de la nature ». L’étude de l’usage des « allégories » est particulièrement efficace pour comprendre la constitution d’une pensée antireligieuse. L’analyse qui clôt le chapitre sur les « Figures du savoir » manifeste une très sensible compréhension des problématiques du siècle, et de ce que représentent alors les tensions entre Création et finalité : le débat est repris avec ampleur dans Bouvard et Pécuchet. Taro Nakajima rapproche, comme au passage, l’idée que la Création du monde est indépendante de la finalité, du fait que Flaubert défend une conception impersonnelle de l’œuvre. La question passe ici fugitivement, mais désigne l’un des aspects que ce livre interroge comme en creux : quels rapports peut-on comprendre entre le scepticisme et l’esthétique dans l’écriture de Flaubert et l’idée que celui-ci a d’une beauté que l’on pourrait qualifier sans transcendance ?
5 La deuxième partie, « La critique des dogmes », développe avec beaucoup de précision les structures dialogiques qui composent le travail de Flaubert : les analyses très précises que donne Taro Nakajima, en premier chapitre, des « Dialogues de la foi et de la raison » font bien apparaître – et comprendre – les tournoiements d’idées et d’affirmations que Flaubert organise minutieusement d’œuvre à œuvre, jusqu’au vertige (ainsi du débat sur les martyrs de la Tentation à Bouvard et Pécuchet, et sur la nature de Jésus [p. 111-120]). Les rapprochements déjà souvent repérés entre ces deux œuvres deviennent, dans le chapitre « Du diable de la Tentation à Bouvard et Pécuchet » une démonstration très minutieuse des formes et des enjeux, dans le siècle, de l’interrogation sur la tension entre les « légendes » du religieux et l’exigence de rationalité (la référence à Renan est décisive). Un chapitre singulier sur les « Débats religieux et l’éducation des enfants » met en valeur la singularité du chapitre ix de Bouvard et Pécuchet, autour des tensions entre « nature » et « raison », entre « morale » et « éducation ».
6 La troisième partie, « Les figures religieuses entre sacré et profane », aborde, depuis les figures religieuses, les figures féminines « partagées entre le désir voluptueux et l’aspiration mystique » (p. 156) : « L’ambiguïté de la sainteté », « Amour, maladie et sainteté », « Les figures religieuses de l’hallucination ». De manière intéressante, ces chapitres en viennent aux corps, à la médecine, à la psychiatrie, et engagent une lecture comme plus intime des figures humaines en jeu, du « prophète halluciné » aux « sympathies » de Félicité, des animaux aussi. L’auteur engage ainsi une lecture comme plus intime avec la complexité sensible et spéculative, quasi hallucinatoire, de ces figures multiples, et tellement « correspondantes », que les proses de Flaubert instituent pour la lecture.