1 Cet ouvrage rassemble différents articles (que l’auteur préfère appeler « essais ») publiés par Franck Laurent entre 1995 et 2017 et traitant tous des liens étroits qui existent dans l’œuvre hugolienne entre la littérature et la politique. Ces textes ne sont donc pas originaux, à l’exception de « “Fraternité ! Égalité ! Et la mort !” : la devise républicaine en question », qui n’avait jamais été publié avant mais avait seulement été prononcé en 2015 à l’occasion d’une conférence à la Maison de la Culture de Gennevilliers. Loin de proposer un système, une méthode ou une synthèse pour appréhender cette question épineuse dans l’œuvre du poète, Franck Laurent avance par touches, « comme par éclats » (p. 9), pour saisir la manière dont Hugo pense la politique. L’avant-propos revient avec humilité sur cette méthodologie : « S’il s’efforce de dégager des cohérences (et des contradictions), des évolutions (et des permanences), des thèmes récurrents, des nœuds de pensée théorique ou figurative, ce livre […] ne prétend à aucune forme de totalisation, nécessaire au tracé d’une doctrine, d’une théorie, voire seulement d’une histoire » (p. 13). Et d’ailleurs, on voit mal comment on pourrait synthétiser la pensée politique de Hugo en un ouvrage : la force de l’étude de Franck Laurent réside précisément dans sa capacité à accueillir, par la forme de l’essai, l’hétérogénéité de la pensée hugolienne, qui se nuance et se complexifie au gré des pérégrinations littéraires et politiques du poète et au rythme des événements du xixe siècle. L’érudition historique de Franck Laurent permet de contextualiser avec efficacité et rigueur la pensée de Hugo et de situer chacune de ses œuvres dans un champ politique et littéraire toujours mouvant et sinueux. Ainsi, l’essai « Victor Hugo et les doctrinaires sous la Restauration et la monarchie de Juillet » donne des clés historiques, politiques et philosophiques pour répondre à ceux qui trouvent que la pensée hugolienne serait trop fluctuante et contradictoire dans les années 1840 pour être sincère et authentique : les lignes de Hugo sur la souveraineté, la civilisation, les barbares (par exemple dans Le Rhin) s’éclairent si on les confronte aux écrits des Doctrinaires (tels Guizot, Cousin, Villemain).
2 Par ce dialogue entre littérature, histoire et politique, l’ouvrage de Franck Laurent, à l’image de Victor Hugo, transgresse les frontières entre les genres : « pour l’essentiel, ce livre ressortit à l’herméneutique littéraire, informée par (et pour partie orientée vers) l’histoire des idées et la philosophie critique ; il pointe aussi de temps à autre vers la sociologie de la culture, l’histoire des mentalités, des représentations et des acteurs sociaux, ou l’anthropologie du politique » (p. 13). La richesse méthodologique rend compte de l’ensemble des paramètres à prendre en compte quand on s’intéresse, comme le fait ici l’ouvrage, aux liens si ténus entre littérature et politique. C’est avec une grande ambition que Franck Laurent s’attaque à l’objet « Littérature » : loin de circonscrire son étude aux textes « explicitement » politiques de Hugo, il analyse aussi bien des discours que des passages de roman, de pièces de théâtre, de recueils poétiques, de carnets, de lettres… Une des grandes forces de l’ouvrage est la large part qu’il fait aux citations et aux textes originaux de Hugo : les passages tirés de son œuvre occupent souvent entre cinq et dix lignes, ce qui permet au lecteur de se plonger dans la langue et la pensée hugolienne et de comprendre plus efficacement les analyses qui en sont faites. Les œuvres étudiées par Franck Laurent couvrent l’ensemble de la carrière de Hugo. Ce large empan chronologique lui permet donc de saisir le xixe siècle presque dans son ensemble et c’est en cela que cet ouvrage est aussi, comme il le promet et l’annonce dans l’avant-propos, un livre nécessaire à l’histoire des idées du xixe siècle. Les spécialistes de ce siècle, qu’ils soient ou non familiers de l’œuvre hugolienne, qu’ils soient historiens ou littéraires, y trouveront donc du grain à moudre pour nourrir leurs réflexions sur leurs propres objets.
3 On peut regretter, à certains moments, la forme de l’article qui rend difficile une lecture suivie et cohérente et conduit à certaines répétitions (minimes et marginales, comme c’est le cas dans les trois premiers essais qui reviennent tous – avec des angles d’attaque différents certes – sur la figure de Napoléon). Le style de l’article (densité et concision exigées par le nombre de pages restreint) empêche aussi, dans une certaine mesure, une lecture fluide et facile de l’ensemble. Mais c’est aussi que l’objet auquel s’attaque l’ouvrage est, comme on l’a dit, complexe et difficilement résumable. Franck Laurent propose donc, pour remédier au côté disparate induit par la succession d’articles, d’organiser ses essais en trois parties qui correspondent chacune à une question centrale pour aborder les liens entre littérature et politique dans l’œuvre hugolienne : « Conflits de souveraineté », « Espaces du politique », « Une si difficile république ». Cette disposition est d’autant plus convaincante qu’elle fait ressortir des lignes de force et fait se répondre les essais entre eux (ainsi entre « La tyrannie de l’impersonnel » et « Puissance de la poésie » qui tous deux explorent les pouvoirs poétiques ; entre « Travailler en prison, condition carcérale ou ouvrière ? », « La guerre civile ? Qu’est-ce à dire ? Est-ce qu’il y a une guerre étrangère ? », « Langue et nation » qui, au fur et à mesure qu’on avance dans les trois articles, explorent ce qui constitue selon Hugo une nation et la place des citoyens en son sein).
4 Enfin, comme le résume si bien le philosophe Gérard Bras dans sa très belle postface intitulée « De l’homme en politique », cet ouvrage de Franck Laurent est nécessaire car il offre, aux spécialistes de Hugo comme aux autres, une « boîte à outils Hugo ». Ces outils sont nécessaires pour explorer l’actualité de la pensée hugolienne – comme l’a fait aussi très récemment Stéphane Haber dans son excellent Découvrir Victor Hugo aux Éditions Sociales en 2022. On joindra notre voix à celle de Gérard Bras pour dire combien le livre de Franck Laurent donne des pistes conceptuelles rigoureuses pour penser aujourd’hui, avec Hugo, les idées si polémiques de « souveraineté », de « peuple », de « liberté » et de « fraternité ».