Couverture de ROM_203

Article de revue

Carole Christen, Caroline Fayolle, Samuel Hayat (dir.). S’unir, travailler, résister. Les associations ouvrières au xixe siècle. Villeneuve-d’ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2021, 288 p.

Pages 112 à 114

1 Omniprésente dans les théories socialistes de la première moitié du xixe siècle, l’association est aussi une expérience partagée par une portion non négligeable de travailleurs au cours du siècle. Toutefois, l’association ouvrière apparaît comme un phénomène pluriel, sujet de plusieurs études importantes mais partielles, du moins pour le cas français. Le présent ouvrage, issu d’un colloque organisé à l’université de Lille les 7 et 8 octobre 2019, souhaite redonner à l’association son importance dans l’histoire ouvrière et, pour le moins, « rendre compte de la diversité des expériences concrètes que recouvre la notion […] en France et plus largement en Europe (Italie et Russie) et au-delà (Égypte) » (p. 23). Il entend surtout rompre avec une certaine lecture téléologique du phénomène, vigoureusement dénoncée par Michèle Riot-Sarcey dans la conclusion : l’association ouvrière ne saurait être réduite à une simple étape dans la genèse des syndicats ou du processus de libéralisation du droit d’association.

2 L’ouvrage est largement consacré au contexte français. Dix contributions sur les douze que contient le recueil portent sur la France, des années 1830 à la IIIe République. La Révolution de 1848 constitue la partie centrale de ce livre divisé en trois, la monarchie de Juillet étant considérée comme un moment de genèse et l’après 1848 constituant la partie finale. C’est dans cette dernière partie que l’on trouve deux contributions consacrées à des contextes étrangers, l’une aux sociétés ouvrières italiennes en Égypte, l’autre au cas russe prolongé jusqu’au début de l’URSS. 1848 apparaît alors comme un temps exceptionnel où le pouvoir d’agir collectif et autonome des communautés ouvrières pourrait s’exprimer. Le tropisme quarante-huitard du livre, loin d’être une faiblesse, repousse le risque de se limiter à l’inventaire de situations particulières. La contribution de Christos Andrianopoulos, consacrée à la genèse de la pensée de Louis Blanc, met en lumière les inflexions théoriques du socialiste et les influences qui l’ont marqué, sans anticiper sur l’action de l’animateur de la Commission du Luxembourg, mais elle éclaire d’autant plus sûrement l’écart entre la théorie et la réalité de la politique républicaine en faveur de l’association en 1848. On constate également une remarquable cohérence entre l’étude de Carole Christen sur l’Association libre pour l’éducation du peuple (1831-1834) dont le mot d’ordre, l’éducation du peuple pour son émancipation, est prolongé et renouvelé, après juin 1848, par l’action de l’Association fraternelle des instituteurs et des institutrices socialistes, étudiée par Caroline Fayolle. L’association prônait une pédagogie anti-autoritaire, pour développer une éducation socialiste, complémentaire de la transformation économique et sociale que doivent accomplir les associations de travailleurs. Logiquement, l’Association fraternelle des instituteurs et institutrices socialistes adhère à l’Union des associations fraternelles, l’organisation clef du mouvement associationniste parisien. Vincent Robert s’attache précisément à restituer toute l’ambition de cette vaste organisation, démantelée au moment où elle s’apprêtait à émettre des bons d’échange entre associations pour résoudre leur problème récurrent de financement. C’est ce projet qui décide les autorités à frapper l’organisation et à arrêter ses principaux leaders. De fait, la question du crédit est au cœur des débats économiques de 1848, comme le montre de manière convaincante Olivier Chaïbi, dans une contribution qui vient parachever ce tableau du monde coopératif parisien de la fin de la Seconde République. Précisément, son étude porte sur deux expériences ambitieuses de financement des associations de travailleurs : la fameuse banque du peuple de Proudhon, qui dépasse largement la personnalité de son auguste fondateur et la Société du Crédit au travail en 1868. Deux institutions ambitieuses, deux échecs qui s’expliquent autant par les dissensions internes que par l’hostilité des classes dominantes. Enfin, le dynamisme des ouvriers provinciaux n’est pas oublié avec deux contributions sur les canuts et rubaniers de Lyon et Saint-Étienne. Jean-Christophe Balois-Proyart analyse la tentative d’organisation d’une association générale des ateliers de rubanerie de Saint-Étienne pour s’affranchir des effets de la mise en concurrence ; Mathias Pareyre se penche sur la société populaire des Voraces, groupe armé qui s’est auto-institué garant de la République sociale, étroitement mêlé au monde du travail de la fabrique lyonnaise, associé également aux initiatives de coopération ouvrière lyonnaise en 1848.

3 La dernière partie de l’ouvrage souffre d’une cohérence moins évidente, au-delà de la valeur des contributions qui la constituent. Les contributions de Chloé Gaboriaux et Cyril Melot confirment une méfiance persistante envers l’association ouvrière, respectivement de la part du conseil d’État de la IIIe République, très réticent à accorder la reconnaissance d’utilité publique à des sociétés minant les règles de l’économie de marché, et de la part des partis ouvriers, particulièrement les guesdistes, qui souhaitent les subordonner à leur organisation politique ou les marginaliser au sein du mouvement ouvrier. La contribution de Costantino Paonessa sur l’émigration italienne en Égypte et celle d’Anna Safronova sur la Russie tsariste permettent de mesurer, dans ces deux périphéries du monde industriel, l’importance des transferts culturels en matière d’association, et, pour le cas de la Russie, la volonté des premiers militants de s’appuyer aussi sur les formes traditionnelles de mise en commun déjà pratiquées par les travailleurs. Les deux contributions insistent sur l’importance des contextes politiques dans le développement du mouvement associatif. Néanmoins, en l’absence d’étude des cas britannique et allemand, l’ouvrage ne peut prétendre fournir un panorama, même partiel, de la situation de l’association ouvrière en Europe.

4 L’introduction, signée de Carole Christen, Caroline Fayolle et Samuel Hayat, dresse un précieux bilan historiographique des approches utilisées jusque-là pour appréhender les associations ouvrières : histoire politique (J. Gaillard), histoire sociale (R. Gossez, B. H. Moss), histoire des sociabilités ouvrières (M. Gribaudi), ou de leur idiome (W. H. Sewell). Ces sensibilités historiennes trouvent des échos dans les contributions proposées. Les enjeux politiques du développement des associations de travailleurs sont soulignés par tous les auteurs, parfois observés au prisme de la science politique, lorsque C. Melot analyse les conséquences de la compétition électorale sur la sélection de militants porte-parole souvent étrangers aux associations ouvrières. L’appréhension de l’association comme langage spécifique est au cœur de l’analyse de François Jarrige qui voit dans les projets d’association des typographes une mutation de l’imaginaire ouvrier en réaction à l’introduction des machines et aux apologies du progrès technique. De manière frappante, on songe souvent à la problématique agulhonnienne sur l’acculturation des classes populaires à la lecture des contributions décrivant la réception des théoriciens socialistes (L. Blanc, Proudhon mais aussi le russe A. Stange) auprès des lecteurs ouvriers. Mais loin d’une vision caricaturale de la descente autoritaire d’un concept vers les masses, que n’a par ailleurs jamais professée Maurice Agulhon, l’analyse de la diffusion des thèmes associationnistes est menée en étudiant les associations ouvrières « vues d’en bas » grâce à un usage fréquent de sources autobiographiques ou de documents produits par les organisations. Outre ces problématiques éprouvées, l’ouvrage en sollicite de nouvelles : les rapports de genre au sein des associations ouvrières, déjà esquissés pour comprendre les parcours de militantes comme Jeanne Deroin ou Pauline Roland, appellent d’autres travaux ; tout comme l’analyse des formes organisationnelles d’après les statuts associatifs, expérimentée par J. C. Balois-Proyart ou M. Pareyre. Ainsi cet ouvrage collectif, sans atteindre une impossible exhaustivité, dessine un bilan informé de l’état du champ de la recherche, apporte un éclairage souvent neuf sur le développement et la répression des associations ouvrières françaises et ouvre des perspectives pour de futures recherches sur le monde ouvrier, considéré à travers la somme de ses expériences les plus concrètes et, sans aucun paradoxe, les plus politiques.

bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Avec le soutien de

Retrouvez Cairn.info sur

18.97.14.90

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions