1 Ce recueil d’articles est à lire comme le complément de la nouvelle édition chez Classiques Garnier d’un ouvrage que Claudie Bernard avait d’abord publié en 1996 chez Hachette et qui depuis faisait référence, Le Passé recomposé. Le roman historique français du xixe siècle, ouvrage qu’elle a actualisé et approfondi à quinze ans de distance. Un complément ou, comme l’écrit Claudie Bernard dans son Introduction, « une illustration et une mise à l’épreuve des arguments » qui y sont élaborés (p. 9). Ce n’est pas que les exemples soient absents de l’essai de 2021 comme de sa première version, mais l’ampleur du corpus et de la réflexion qui accompagne son exploration y réduit nécessairement, à quelques exceptions près choisies pour leur caractère stratégique, la part de l’analyse, à laquelle s’emploie Si l’Histoire m’était contée… Aux côtés de la synthèse sur les entremêlements de l’histoire et du roman et sur les configurations romanesques de l’histoire, douze études monographiques donc, où l’ambition à la fois théorique et historienne du Passé recomposé n’est pas abandonnée, mais soumise aux résultats de l’analyse textuelle de récits dont la diversité ouvre des chemins qui sont autant de questions posées à la recomposition romanesque de l’histoire au xixe siècle – et, on le verra, au-delà.
2 Citons les textes abordés dans ces douze études, remarquablement non numérotées (comme on ne songerait pas à affecter de numéros des coups de sonde), dans l’ordre moins chronologique qu’argumentatif, réflexif qu’a voulu leur donner Claudie Bernard : Cinq-Mars de Vigny, pour l’étude d’une « dégradation » et d’une « sublimation » conjointes de l’histoire. Puis l’analyse de Chronique du règne de Charles IX de Mérimée, qui après s’être placée dans la perspective de « l’initiation » du personnage se ressaisit de « l’opération scripturale », c’est-à-dire du cœur des préoccupations de Claudie Bernard. Dans Sur Catherine de Médicis de Balzac, elle montre une remise en cause de la doxa historiographique à partir de laquelle s’élabore une autorité textuelle. Ces trois premières études accueillaient déjà une réflexion sur la représentation de la violence historique. L’étude qui suit, consacrée à la « mise à mort » / « mise en texte » dans Histoire d’Hélène Gillet de Nodier, Les Cenci de Stendhal et Une page d’histoire de Barbey d’Aurevilly, aborde cette fois la question d’une violence qui est moins de que dans l’Histoire, ou plutôt la question d’une violence où s’entremêlent grande et petite Histoires, destinées individuelles et destinées collectives.
3 Cette réflexion sur la violence historique s’approfondit dans les chapitres qui suivent, qui sont à lire non seulement avec Le Passé recomposé, mais aussi dans le prolongement du premier livre de Claudie Bernard, Le Chouan romanesque (PUF, 1989), étant donné la place accordée à la violence révolutionnaire. Et ce d’abord à travers l’étude du Chevalier de Maison-Rouge d’Alexandre Dumas, étude qui poursuit en même temps la réflexion menée dans Le Passé recomposé sur l’entrelacs du récit d’aventures et de l’historiographie dans le roman historique, puis à travers l’analyse d’un texte moins connu, L’Abbaye de Thyphaines de Gobineau. Cette dernière aborde un sujet connexe, la transformation du roman de chevalerie en roman historique, et, autre motif central du Passé recomposé, les surimpressions dans le roman historique du présent, du passé proche et du passé lointain, en l’occurrence des révolutions communales à la Révolution française et de celle-ci aux révolutions du xixe siècle, et des guerres de races aux guerres de classes. L’Histoire que dessine le roman historique français du xixe siècle est un processus agonistique, auquel l’historiographie romanesque s’emploie à donner forme, non sans fascination morbide pour son objet : mise à mort, terreur, guerre civile, viol aussi avec l’Égypte de Gautier, quand celui-ci met en abyme ce qu’il y a de violence dans l’exhumation du passé à travers la fable du vol et du viol de la momie dont il fait le roman ; et puis ensauvagement généralisé dans l’étude de ce texte que Claudie Bernard elle-même exhume, étude à verser au dossier de ses Chouans : Sous la hache, un roman de la Vendée publié en 1885 par un certain Élémir Bourges, qu’elle nous dépeint comme un anarchiste de droite, admirateur de Barbey et de Mallarmé et disciple de Péladan. Avec lui, nulle « sublimation » pour venir compenser, comme chez Vigny, la « dégradation » de l’histoire, mais une mise à distance nihiliste du processus historique et de son récit, qui se « colore de facticité » (p. 241). Or, si l’étude de L’Insurgé suit celle de Sous la hache, ce n’est pas que le roman de Vallès suit chronologiquement d’une année celui de Bourges (la chronologie ne structure pas, on l’a dit, l’ordre des études de Claudie Bernard, même si son recueil, de Vigny à Rosny aîné, dessine bien une courbe temporelle) ; c’est que le roman de Vallès aggrave l’entraînement de l’histoire et de sa mise en récit dans la dérision en s’écrivant contre le passé et contre les lettres, le Je vallésien restant comme embourbé dans une crise trop douloureusement proche pour que le roman historique ne voie se « dégonfler » ses ambitions habituelles à la hauteur de vue. Pourtant, Claudie Bernard le souligne, il y a chez Vallès promesse, ou du moins espoir, d’insurrections à venir, si bien que, pour reprendre une de ses belles formules, « L’Insurgé est ainsi déposé dans la fosse commune et fécondante des histoires » (p. 294), formule qui anticipe la « Clausule » sur laquelle se refermera le livre pour affirmer à la fois l’avenir des histoires et les éclairages que celles du xixe siècle pourraient apporter à nos propres inquiétudes quant à la Cité.
4 Mais avant de clore son ouvrage sur cette affirmation de ce qui nous relie à ce « siècle de l’histoire » qui fut aussi le « siècle du roman », Claudie Bernard nous fait encore accomplir deux sauts temporels. Le premier dans l’Histoire, le processus historique, en remontant avec Rosny aîné jusqu’aux temps préhistoriques ; le second dans l’histoire, le récit historique, avec Jean d’Ormesson (dont on sait que la collection de La Pléiade a publié en 2018 en deux volumes un choix de ses Œuvres), pour évoquer la vitalité du genre en choisissant un roman, Ahasvérus, dont le héros, les lecteurs de Quinet et de Sue ne l’ignorent pas, est condamné à traverser les âges pour avoir insulté le Christ durant son calvaire. Avec Rosny aîné, la racialisation de l’Histoire et de l’histoire, abordée avec Gobineau, est à nouveau questionnée, cette fois dans le contexte de l’évolutionnisme dans la France du tournant des xixe et xxe siècles, en même temps que se pose à nouveau la question du rapport entre récit d’aventures et roman historique : la courbe temporelle que dessine cet ensemble d’études a la forme d’une spirale. Avec Jean d’Ormesson, les enroulements de cette spirale se prolongent une dernière fois, pour reprendre de manière plus explicite un des fils de Si l’histoire m’était contée… comme du Passé recomposé : le roman historique, comme histoire vicariante, voyage dans le passé. Le roman se fait avec le Juif errant histoire d’un voyage dans ce même passé, en même temps que Claudie Bernard se ressaisit, à partir du cas-limite d’un récit vraisemblable construit sur la destinée d’un personnage qui ne l’est pas, de la question centrale posée par le roman historique, soit l’emmêlement de l’Histoire et de la fiction.
5 On soulignera ainsi pour finir la grande diversité des œuvres retenues dans ces douze études, pour voir en elles avec Claudie Bernard un « échantillonnage » de « l’infinie richesse d’un genre » (p. 11) qui fait de cet entremêlement de l’historique et du fictif un point d’optique pour comprendre le passé et réfléchir le présent.