1 Aussi étonnant que cela puisse paraître, Marie Taglioni, figure emblématique du ballet romantique et immense célébrité de son temps, n’avait pas fait l’objet jusque-là d’une biographie complète, témoignant à tout le moins d’une véritable ambition scientifique. La dernière en date, celle de Léandre Vaillat, publiée en 1942, souffrait d’une approche par trop romancée et hagiographique, se contentant bien souvent de plagier sans recul le manuscrit des souvenirs de la danseuse. Un peu plus ancienne, la biographie d’André Levinson, pour importante qu’elle ait été en son temps – et qu’elle reste sur le plan littéraire –, était quant à elle marquée du prisme spiritualiste propre à ce grand critique. Certains verront sans doute dans cette négligence un signe du discrédit dont la danse a longtemps souffert dans la recherche universitaire et de son statut toujours secondaire, au regard notamment du théâtre et de l’opéra, au sein de la constellation des arts scéniques.
2 Chloé d’Arcy, actuellement doctorante à l’EPHE sous la direction de Jean-Claude Yon, vient donc combler un manque flagrant avec cet ouvrage issu de ses recherches sur la danseuse, effectuées dans le cadre d’un master 2 à Sciences Po. Son travail a pu bénéficier du renouveau d’intérêt marqué, ces dernières années, pour la question du vedettariat féminin en général et pour la carrière de la ballerine en particulier, dont font état les travaux de chercheurs comme Vannina Olivesi ou Bruno Ligore, et plus largement pour la famille Taglioni – dynastie d’artistes à l’échelle européenne –, dont témoigne la récente mise en lumière de la riche collection d’estampes et d’objets liés à la danseuse de Deborah et Madison U. Sowell. Au-delà de Taglioni et du champ des études chorégraphiques, l’ouvrage s’inscrit dans le sillage de travaux d’histoire culturelle portant sur la construction de la célébrité, au premier rang desquels il faut mentionner l’essai fondateur d’Antoine Lilti, Figures publiques.
3 L’ouvrage, joliment illustré et à la réalisation soignée, est structuré en trois volets, qui couvrent l’ensemble de la carrière de l’artiste, de ses débuts en 1822 à Vienne jusqu’à 1870, année de son départ définitif de l’Académie impériale de musique. La première partie se penche sur la formation de la danseuse et étudie son ascension jusqu’à sa consécration parisienne, qui marque, avec la création de La Sylphide en 1832, l’avènement du ballet romantique ; la deuxième relate sa carrière d’étoile itinérante, à partir de 1835, marquée par des succès dans toute l’Europe, et examine les liens de la vedette avec son public ; la troisième, enfin, se penche sur ses « postérités », d’une part en mettant en lumière sa carrière de chorégraphe et d’enseignante après son retrait de la scène, d’autre part en abordant la question de son héritage posthume.
4 Si cette construction tripartite est en soi classique dans un récit de vie, l’ouvrage, on s’en doute, ne vise pas simplement à raconter pour célébrer la danseuse au travers d’anecdotes édifiantes, comme la tradition historiographique, qui a contribué à forger le mythe Taglioni dès le xixe siècle, nous y a habitués. Chloé d’Arcy précise ainsi dès les premières pages l’enjeu de cette entreprise biographique : il s’agit de « renouveler l’usage de la biographie dans la recherche en danse, en la débarrassant de son caractère hagiographique », c’est-à-dire d’inscrire cette vie d’artiste dans une histoire culturelle, en mettant en lumière les mécanismes pluriels du vedettariat, phénomène au cœur de l’économie du spectacle au xixe siècle. Tel est le fil rouge du récit, dont le propos, dense et d’une grande clarté, est toujours solidement argumenté en ce sens. Les stratégies opportunistes déployées par l’administration Véron à l’Opéra de Paris, comme la promotion de vedettes, leur mise en compétition ou encore l’usage de la claque, sont certes connues, mais l’étude insiste également sur le rôle actif du partenariat formé par le père et la fille Taglioni dans la « fabrique » de la célébrité, que ce soit sur le plan artistique, contractuel ou encore dans la commercialisation de l’image de Marie.
5 Comme le souligne Chloé d’Arcy, Taglioni n’est ni la première ni la seule vedette de la danse de son époque. Sa carrière concentre à cet égard la plupart des caractéristiques attachées à un vedettariat féminin alors en plein essor. La ballerine semble néanmoins se distinguer de ses concurrentes ou de celles l’ayant précédée par la diversité de ses talents et des voies qu’elle emprunte : danseuse engagée dans une carrière internationale – à l’instar d’autres contemporaines –, danseuse créatrice d’une esthétique nouvelle qu’elle cherche à imposer avec la collaboration de son père, mais aussi chorégraphe, enseignante, mémorialiste – elle signe des Souvenirs, axés principalement sur sa carrière professionnelle –, figure mondaine, en quête de respectabilité et de reconnaissance publique, femme d’affaires enfin, attentive à ses engagements contractuels et aux attentes du public.
6 Pour mener à bien ses recherches, Chloé d’Arcy s’est appuyée en premier lieu sur le riche fonds Taglioni conservé à la Bibliothèque-musée de l’Opéra. S’il confère un certain biais « parisien » – ou français – à l’ouvrage, qui n’est pas dissimulé, le récit n’oblitère en rien la dimension internationale, indissociable du système vedettarial, de la carrière de l’artiste, gérée à la manière d’une entreprise de spectacle. L’ouvrage, bien qu’il n’aborde pas de manière exhaustive tous les voyages de Taglioni, met parfaitement en lumière le caractère européen de son parcours, marqué notamment par des contrats importants, tant pour sa créativité que pour sa renommée, à Londres, Stockholm ou Saint-Pétersbourg, tout en soulignant le rôle essentiel de Paris, lieu-phare de la culture et des arts dans l’Europe du xixe siècle, dans sa consécration comme étoile et dans la constitution écrite de sa légende.
7 À côté de ce fonds d’archives, Chloé d’Arcy n’a nullement négligé ce qu’elle nomme les « écrits mythographiques », autrement dit les écrits des contemporains, source de la légende taglionienne, dont la presse et ses plumes souvent admiratives se font le relais privilégié. Loin de les prendre de haut – biais qui existe parfois –, la biographe les cite abondamment et montre en quoi ils sont indissociables de la construction de la célébrité, au même titre que les nombreux produits de la culture visuelle que sont les lithographies, les statuettes et autres objets du quotidien frappés à l’effigie de la « star ». L’ouvrage évite ainsi le parti pris, quelque peu simpliste, de la déconstruction du mythe, en confrontant, en mettant en perspective, plutôt qu’en opposant, l’histoire et la légende.
8 Que ce soit pour la richesse, la diversité de ses sources ou l’usage transdisciplinaire qu’elle en fait, l’ouvrage de Chloé d’Arcy peut désormais être considéré comme une biographie de référence, très stimulante par ailleurs grâce aux nombreuses pistes de recherche qu’elle propose, en particulier autour de l’héritage taglionien et des usages de sa mémoire. Elle vient enrichir, outre la connaissance d’une danseuse souvent figée dans l’image idéale de la créature éthérée, la réflexion sur le vedettariat féminin au xixe siècle, qui plus est dans un domaine – la danse – encore trop délaissé.