Notes
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[1]
Cet article se propose de mettre en forme des réflexions nées de l’organisation d’une journée d’études initiée par le musée national Eugène-Delacroix, en lien avec le musée Bourdelle et le musée du Louvre, le 24 novembre 2015. Il ne constitue que la première étape de recherches fondées sur le classement des archives, inédites, du musée Delacroix, et sur plusieurs études anthropologiques des publics en 2014 et 2015. Elles doivent se poursuivre dans les années à venir, en lien avec les musées-ateliers parisiens et étrangers, et en partenariat avec Paris Ouest-Nanterre et l’École du Louvre. L’auteur remercie vivement Ségolène Le Men pour son soutien à ces travaux.
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[2]
L’exposition présentée au musée national Gustave-Moreau du 27 janvier au 25 avril 2016, Georges Rouault, souvenirs d’atelier, est revenue sur les conditions de la mise en œuvre des dernières volontés de Moreau.
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[3]
Jules et Edmond de Goncourt, Manette Salomon, éd. Michel Crouzet, Paris, Gallimard, « Folio », 1996, p. 154.
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[4]
Ibid., p. 216.
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[5]
Ibid., p. 239.
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[6]
Pierre Wat (dir.), Portraits d’ateliers. Un album de photographies fin de siècle, Grenoble, Ellug, INAH, MSH Alpes, 2013.
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[7]
Voir à ce sujet : Sylvie Aubenas et al., Le Nu au xixe siècle, le photographe et son modèle, Paris, B.n.F/Hazan, 1997 ; Dominique de Font-Réaulx, Dans l’atelier, Paris, Musée d’Orsay/Cinq Continents, 2005 ; Françoise Reynaud et al., Dans l’atelier, l’artiste photographié, d’Ingres à Jeff Koons, Paris, Paris Musées, 2016.
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[8]
Voir le compte rendu de la conférence de Ségolène Le Men disponible sur le site du musée Delacroix, www.musée-delacroix.fr.
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[9]
Virginia Woolf publia cet article dans The Guardian le 21 décembre 1904. Il a été récemment réédité par Cécile Wasjbrot dans Virginia Woolf, Des phrases ailées, Paris, Le Bruit du Temps, 2015, p. 9-15.
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[10]
Paul Valéry, « Le problème des musées », Œuvres, t. II, Pièces sur l’art, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 1960.
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[11]
Les recherches entreprises dans les archives du musée Delacroix comme dans celles du musée Maurice Denis à Saint-Germain-en-Laye permettent de mettre en évidence combien le peintre fut aussi un conservateur de musée passionné et éclairé. Une exposition, organisée au musée Delacroix au printemps 2017, permettra de présenter, pour la première fois, la manière dont naquit et se développa l’admiration de Denis pour Delacroix.
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[12]
Plusieurs projets ont été initiés en 2015 et trouveront leur prolongation dans les années à venir : celui lancé par la Watts Gallery, en Grande-Bretagne, sur la reconstitution des ateliers ; celui porté par le musée Delacroix en lien avec le musée Bourdelle et le soutien du musée du Louvre, qui se développera grâce à un partenariat avec Paris Ouest-Nanterre ; projets auxquels il convient d’ajouter les expositions autour de la rénovation du musée Gustave-Moreau, du musée Bourdelle, du musée Henner, ainsi que les catalogues associés.
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[13]
La mission initiée par Audrey Azoulay, ministre de la Culture et de la communication, en mai 2016, autour des Musées du xxie siècle en offrira, nous le souhaitons, une occasion remarquable.
1 Lieux souvent charmants, désignés sous un vocable qui trouve, dans la plupart des langues européennes, une traduction littérale reprenant la conjonction de « musée » et « atelier », les musées-ateliers n’ont, jusqu’à maintenant, jamais fait l’objet d’un travail de recherches approfondi. L’usage est de les confondre avec les maisons d’écrivains, avec les demeures d’hommes célèbres, effaçant ainsi souvent la dimension de la collection, la part du musée dans l’atelier. La plupart des ouvrages qui leur ont été consacrés furent soit militants, soit focalisés sur la seule magie du lieu, sans pour autant la définir ou la caractériser, ni justifier des choix qui auraient conduit à son maintien ou à son développement, aux bénéfices de la communauté publique. Fort peu d’études ont porté sur l’analyse des publics des musées-ateliers. Les visiteurs du musée, au cœur de la création du Muséum central, futur Louvre, furent le plus souvent oubliés par ceux qui voulurent sauver et préserver les lieux insignes de création, souvent les artistes eux-mêmes ou leurs ayants droit. La force du lieu semblait devoir s’imposer comme une évidence ; la question des éventuels visiteurs était éludée. Bien que le soutien de l’État ou des collectivités publiques ait été, dès la création de ces institutions, nécessaire, indispensable, il a semblé, pour ceux qui les fondaient, que l’esprit de celui qui y avait vécu et travaillé était un atout suffisant à leur rayonnement durable [1] [fig. 1].
Le musée-atelier, une obscure clarté
2 Genre muséal nouveau, les musées-ateliers apparurent, à la toute fin du xixe siècle, avec le souhait de certains artistes, comme Gustave Moreau en France ou Sir Frederic Leighton en Grande-Bretagne, de voir conserver, après leur décès, l’ensemble de leur œuvre comme le lieu même de sa création, l’atelier [2]. Ce dernier apparut alors comme élément de la conception de l’artiste, méritant ainsi d’être protégé et valorisé au même titre que les artefacts dont il avait abrité la conception. Bien que cette intention soit aujourd’hui familière, le mouvement qui lui a donné forme se révèle complexe. L’apparente simplicité de l’expression « musée-atelier » ne peut faire oublier l’oxymore que compose l’assemblage des deux mots. Chacun d’eux, en effet, renvoie à un sens dissemblable : l’atelier est un lieu de travail, secret ou du moins intime, où les visiteurs sont choisis ; il est un lieu où s’accomplit la création, où l’œuvre finale demeure moins que toutes les étapes qui l’ont précédée ; le musée, en revanche, est un lieu public, ouvert à tous ; il est un espace où se déploient des collections choisies pour leur qualité insigne, singulière. L’alliance des deux termes, sanctuarisée depuis le milieu du xxe siècle, voit ainsi s’opposer lieu de vie/lieu de mémoire, intime/public, caché/ouvert, accumulation/choix, fouillis/ordonnancement, acte créateur/œuvre aboutie, émotion/édification. Ces oppositions forment autant d’injonctions paradoxales à la compréhension et à l’étude du lieu. Le préalable à une analyse serait non de résoudre ces oppositions, mais de les accepter comme telles, et de tenter de dérouler les degrés, qui menèrent l’atelier au musée.
Un enfant du romantisme
3 Institution de la fin du xixe siècle, le musée-atelier est, pourtant, enfant du romantisme. Il est né de la place nouvelle accordée à l’artiste depuis la fin du xviiie siècle ; il est né de l’intérêt littéraire, pictural, puis photographique, donné à l’atelier au cours du xixe siècle. Les étapes de l’évolution de la représentation de l’atelier sont bien connues. Les travaux d’André Chastel, de Francis Haskell, de Pierre Georgel, l’exposition de la Bibliothèque nationale de France en 1997, Le Photographe et son modèle, celle, plus modeste du musée d’Orsay en 2005, Dans l’atelier, les ont distinguées, puis rappelées. Donner la parole à Edmond et Jules de Goncourt, analystes subtils et féroces de la vie artistique de leur temps, offre de souligner comment, au milieu du xixe siècle, il semblait aller de soi que l’apparence de l’atelier reflétait, avec une fidélité délicieuse et troublante pour le visiteur, la personnalité de l’artiste qui y travaillait. Quand, en janvier 1867, les deux frères firent paraître dans Le Temps la première partie de leur Manette Salomon, roman tout entier consacré aux artistes de leur temps, voilà plusieurs années déjà que les deux « bichons » – comme les nommait avec une ironie non dénuée d’affection Flaubert – rassemblaient documentation, notes et observations en vue de leur ouvrage. Ce travail préparatoire les avait conduits à Fontainebleau où ils goûtèrent le charme de l’inconfort rustique des auberges de Barbizon, à Paris dans les ateliers à la mode – ils restèrent fascinés de leur visite de l’atelier orientalisant du peintre Tournemine – comme auprès des milieux juifs de la capitale, d’où étaient souvent issus les modèles qui posaient alors dans les ateliers, comme Manette elle-même. Si le roman est d’abord la description de la lente déchéance d’un homme, le peintre Coriolis, pour l’amour d’une femme, la trop belle Manette, il fut dès sa parution et demeure aujourd’hui un témoignage précieux de la vie artistique du milieu du xixe siècle grâce aux recherches méticuleuses des Goncourt, nourries par un talent d’observation que leur esprit critique supporte habilement. Il s’inscrit ainsi dans une lignée d’ouvrages, qui, du Chef-d’œuvre inconnu de Balzac – paru en 1837 – à L’Œuvre de Zola, publié en 1886, placent l’artiste et sa création au cœur de l’invention littéraire.
4 Le titre initial du roman, avant de prendre le nom de son héroïne, était L’Atelier Langibout, atelier officiel – Drölling, l’élève de David, fut un des inspirateurs du personnage de Langibout – dont les jeunes artistes, héros du roman, sont issus. C’est bien l’atelier, en effet, qui est au centre de l’ouvrage. Lieu de création, mais aussi de formation et de réception, sa taille, son agencement, son décor, sa situation géographique sont autant de reflets de la personnalité de son propriétaire, de la place qu’il se donne et qu’on lui offre dans la société artistique du milieu du xixe siècle. Ainsi les Goncourt distinguaient l’atelier de Langibout, atelier d’un maître aux nombreux élèves, de celui du paresseux et amical Anatole – « atelier de misère et de jeunesse, vrai grenier d’espérance, que cet atelier de la rue Lafayette, cette mansarde de travail avec sa bonne odeur de tabac et de paresse [3] ! ». De même, pas de commune mesure entre le lieu, bouillonnant de vie et d’inspiration, qu’est l’atelier de Coriolis, à son retour d’Orient – « c’était un atelier de neuf mètres de long sur sept de large. Ses quatre murs ressemblaient à un musée et à un pandémonium. L’étalage et le fouillis d’un luxe baroque, un entassement d’objets bizarres, exotiques, hétéroclites, des souvenirs, des morceaux d’art […] [4] » – et l’atelier ordonné, rangé, digne de Garnotelle, situé dans la bourgeoise impasse Frochot – « tout était net, rangé, essuyé, jusqu’aux plantes qui paraissaient brossées. Rien ne traînait, ni une esquisse, ni un plâtre, ni une copie, ni une brosse. C’était un cabinet d’art élégant […] [5] ». Visiter l’atelier, c’était aller à la rencontre de l’artiste lui-même, être invité au creux de son univers – mansarde de travail, musée ou cabinet d’art élégant –, deviner les secrets de sa création.
De l’intime à la sphère publique
5 Reflet de l’artiste qui y avait conçu son œuvre, l’atelier constituait un élément substantiel de son esprit créateur. Grâce à la photographie, la visite privilégiée des ateliers de leur temps qu’avaient relatée et transfigurée les Goncourt, devint publique. Récemment étudiée par Pierre Wat, la série des Artistes chez eux d’Edmond Bénard, publiée vers 1890, représentait l’artiste dans son atelier, à la fois en bourgeois et en créateur [6] [fig. 2].
Edmond Bénard, François Flameng dans son atelier, série Les Artistes chez eux, INHA, Paris, vers 1890.
6 Leur image était ainsi digne de figurer, à son tour, comme élément d’une collection, au sein d’un album de reproductions à destination d’un public amateur. L’atelier devenait alors un sujet de représentation inscrit dans la société. Ainsi partagé, le lieu de création de l’artiste acquérait une nouvelle dimension ; le secret des espaces, leur intimité, devenaient, eux-mêmes, un atout pour leur diffusion [7]. Distingué, comme les œuvres de l’artiste, pour sa qualité et sa singularité, ayant acquis une dimension publique, l’atelier, à la fin du xixe siècle pouvait devenir, littéralement, musée. Le passage de l’atelier au musée s’esquissait aussi par la visite à l’artiste.
7 Ségolène Le Men a rappelé, récemment, combien la visite à Monet, dans sa maison, et plus encore dans son jardin, de Giverny, en constitua l’archétype [8] [fig. 3].
Anonyme, Claude Monet dans son jardin à Giverny, autochrome, vers 1920, Paris, musée d’Orsay/RMN, Patrice Schmidt.
8 Monet mit au point un protocole de visite bien réglé, qu’il agrémentait de nombreuses variantes, adaptées à chaque visiteur et jalonnées d’anecdotes ; il tirait ainsi parti de sa pratique, jeune homme, du théâtre amateur. Il était le maître de la performance. Les journalistes, parfaitement au courant des règles du genre, lui donnaient la réplique, relançaient la conversation, faisaient alterner dans leurs articles descriptions, dialogues et propos d’artistes qui ont ensuite nourri la fortune critique du peintre, de son œuvre, du lieu. Au-delà du seul lieu, il convenait de conserver tous les artefacts retrouvés dans l’atelier : projets, esquisses, ébauches, études, repentirs, feuilles volantes de carnets, modèles en plâtre, tous les stades de la conception méritaient d’être gardés. Cela venait à l’encontre du principe d’un choix exclusif pour une œuvre finie, qui conduisait le musée de beaux-arts. En souhaitant conserver l’ensemble de leurs ateliers, les artistes ou leurs proches désignaient leur processus créateur comme collection de musée, réfutant tout choix préalable.
Réalité testimoniale et vérité artistique
9 La nature même des collections de ces lieux de mémoire méritait interrogation. Le bel article que publia Virginia Woolf à propos d’Haworth, la maison des sœurs Brontë, est remarquablement juste [9]. La jeune femme, si sensible, on le sait, aux lieux, à leur esprit, analyse avec clarté les ambiguïtés posées par la conservation de sites au nom de leur occupation par un artiste qui n’est plus :
Je me demande s’il ne faudrait pas considérer les pèlerinages sur les haut lieux des hommes célèbres comme des voyages sentimentaux et par conséquent condamnables. […] La curiosité n’est légitime que si la maison d’un grand écrivain [ou d’un grand peintre, d’un grand sculpteur] ou le paysage dans lequel il se trouve ajoute à la compréhension de ses livres. De ce point de vue, un pèlerinage au pays de Charlotte Brontë et de ses sœurs se justifie pleinement. Tout là-haut, l’intérêt revêt pour l’amateur des Brontë une intensité soudaine. L’église, le presbytère, l’école où enseignait Charlotte, le Bull Inn, où s’enivrait Branwell, sont à deux pas les uns des autres.
11 Un tel endroit, met en évidence Woolf, implique la présence d’un visiteur amateur, déjà conquis, qui vient en pèlerinage. En revanche, elle souligne ensuite : « le musée est une collection d’objets plutôt insipides et sans âme. Il faudrait éviter d’introduire ce genre de choses dans ces mausolées […]. » Si, concède-t-elle, il vaut mieux conserver que détruire, la conservation des objets de l’intime, du quotidien, de celle ou celui qui n’est plus, se révèle aussi trahison : « Mais la vitrine la plus émouvante – si émouvante que sa contemplation frôlerait presque le manque de respect – est celle qui contient des reliques personnelles, les robes, les chaussures d’une femme décédée. Le destin naturel de ces objets est de mourir avec le corps qui les porta mais comme ils ont survécu, si insignifiants, si éphémères soient-ils, la femme qu’était Charlotte Brontë est rappelée à la vie », Woolf ajoute : « et on oublie le fait hautement mémorable qu’elle était un grand écrivain. »
12 L’auteur d’Orlando insistait ainsi sur les dangers d’une réalité apparente, fondée sur la présence testimoniale des possessions de l’artiste disparu. Les objets révélateurs d’une intimité réelle ou supposée, en faisant apparaître l’homme ou la femme, pouvaient faire disparaître l’artiste, pour lequel on était venu. Il convient ainsi, au sein de ces musées et lieux de mémoire, de ne pas céder à l’idée de la seule accumulation, de choisir afin de rendre visible, sans occulter. L’enjeu d’une narration sous-tendant la présentation se révèle essentiel. Si le réel peut sembler s’incarner dans les artefacts légués ou donnés, la vérité est ailleurs. Pour être vrai, le recours à la fiction est nécessaire. Le musée-atelier doit, ainsi, composer un parcours qui, sous couvert de tout montrer de l’artiste auquel il est dédié, en offre une vision subjective ; le récit doit exalter les lieux.
Contre l’ennui au musée
13 L’entre-deux-guerres fut une période féconde pour la création des musées-ateliers, à Paris notamment. Le passage à une époque nouvelle, le fait de voir disparaître le siècle précédent, achevé dramatiquement dans les tranchées de 1916, les violentes destructions de la guerre provoquèrent la crainte de voir disparaître les œuvres et les édifices, et la mémoire qui s’y attachait [fig. 4].
14 Les ateliers d’artistes, aussi, devinrent des monuments à une histoire menacée. Une pensée nouvelle du musée naquit alors ; un musée, plus intime, plus choisi, encore vibrant, encore vivant, associant profondeur de la réflexion et plaisir de la découverte, susceptible d’apporter un remède enjoué et délicieux à l’ennui exprimé par Paul Valéry, visitant les galeries immenses du Louvre :
Je n’aime pas trop les musées. Il y en a beaucoup d’admirables, il n’en est point de délicieux. Les idées de classement, de conservation et d’utilité publique, qui sont justes et claires, ont peu de rapport avec les délices. […] Je me sens devenir affreusement sincère. Quelle fatigue, me dis-je, quelle barbarie ! Tout ceci est inhumain. Tout ceci n’est point pur. C’est un paradoxe que ce rapprochement de merveilles indépendantes mais adverses, et même qui sont le plus ennemies l’une de l’autre, quand elles se ressemblent le plus.
Une civilisation ni voluptueuse, ni raisonnable peut seule avoir édifié cette maison de l’incohérence. Je ne sais quoi d’insensé résulte de ce voisinage de visions mortes. Elles se jalousent et se disputent le regard qui leur apporte l’existence. […]
Le musée exerce une attraction constante sur tout ce que font les hommes. L’homme qui crée, l’homme qui meurt, l’alimentent. Tout finit sur le mur ou dans la vitrine… Je songe invinciblement à la banque des jeux qui gagne à tous les coups.
La production de ce millier d’heures que tant de maîtres ont consumées à dessiner et à peindre agit en quelques moments sur nos sens et sur notre esprit, et ces heures elles-mêmes furent des heures toutes chargées d’années de recherches, d’expérience, d’attention, de génie !… Nous devons fatalement succomber. Que faire ? Nous devenons superficiels. Ou bien, nous nous faisons érudits. En matière d’art, l’érudition est une sorte de défaite : elle éclaire ce qui n’est point le plus délicat, elle approfondit ce qui n’est point essentiel. Elle substitue ses hypothèses à la sensation, sa mémoire prodigieuse à la présence de la merveille ; et elle annexe au musée immense une bibliothèque illimitée. Vénus changée en document [10].
16 La tentation d’un musée à soi, d’un musée pour soi, vit le jour. Où son œuvre, son être – ou ceux de l’artiste que l’on défendait – ne se confondraient pas avec ceux des autres créateurs. Le musée-atelier offrait de tenter de valoriser l’artiste tout entier : de considérer l’ensemble de son œuvre de montrer l’homme par l’accumulation des objets, de transformer son lieu de travail en monument. Nouvelle utopie muséale, il semblait pouvoir combler les attentes d’une reconnaissance complète et pérenne. Les rivalités implicites que Valéry distinguait dans la présentation de collections variées au sein du musée universel ne disparaissaient pas ; le désir de sauver un lieu particulier naquit aussi de la comparaison avec ceux existants. Le développement du musée Gustave Moreau fut, ainsi, pour Maurice Denis, un aiguillon efficace, soutenant son entreprise de sauvetage de l’ancien atelier de Delacroix, rue de Fürstenberg. Cette rivalité était aussi émulation. La Société des Amis d’Eugène Delacroix, créée à la fin des années 1920, que Denis présidait, se fondait à l’exemple de celle qui avait porté la fondation de la maison Victor Hugo, à Paris, en 1902 – année du centenaire de la naissance de l’homme de lettres –, grâce aux dons généreux de Paul Meurice. Raymond Escholier et Jean Sergent, conservateurs de la maison Hugo, jouèrent un rôle actif et décisif auprès de Denis [11]. Comme le lieu consacré à l’auteur des Contemplations, l’atelier Delacroix naissait grâce à l’engagement d’admirateurs du peintre qui ne lui étaient pas liés par les liens familiaux ou les intérêts immédiats. Le musée Delacroix formait hommage au grand peintre, par des artistes – aux côtés de Denis, Henri Matisse, Paul Signac, Édouard Vuillard, Georges Desvallières, notamment –, qui souhaitaient ainsi mettre en évidence ce que leur propre création lui devait. Il se distinguait ainsi des autres musées-ateliers ; son histoire singulière, encore mal connue, mérite d’être valorisée [fig. 5].
La mise en récit, l’exemple du musée Delacroix
17 Fondé plus de soixante-dix ans après la mort du peintre, le musée était vide à sa création. Delacroix, lui-même, avait souhaité que ses biens soient dispersés après son décès. Il avait rédigé un long testament prévoyant de nombreux legs à ses proches et amis et prévu la mise en œuvre d’une vente après décès, qui eut lieu, à Paris, en février 1864. Le sauvetage de l’atelier venait à l’encontre de la volonté de l’artiste ; René Piot, pourtant proche de Denis, le rappela en s’étonnant que l’on veuille sauver un lieu où, selon lui, le peintre ne demeurait plus. La préface rédigée par Maurice Denis pour le catalogue de la première exposition du musée, en 1932, Delacroix chez lui, semble lui répondre. Aux yeux de Denis, il importait avant tout que les lieux soient sauvés. « Il y trouve le bonheur. […] Il importait qu’un tel lieu soit conservé. […] ». Denis était conscient, cependant, que le sauvetage, seul, ne suffirait pas. Il était essentiel de rendre vie à l’atelier. Comment rendre compte de l’intimité d’un artiste qui avait souhaité que les éléments de l’intime disparaissent ? Comment donner à voir l’artiste qui vécut ainsi ? Peintre de talent, Denis se révéla un conservateur de musée éclairé ; il écrivit :
Comment marquer le retour à la vie dans l’atelier récemment restauré ? Comment y faire renaître la présence de Delacroix ? Il nous a semblé que le meilleur moyen de restituer l’atmosphère de son milieu et de son temps était de rassembler des images ou des souvenirs de ses relations mondaines, de ses amis, de ses amies. On a voulu faire surgir des lointains du romantisme, les fantômes épars des pages du Journal […]. En somme, c’est une illustration idéale du Journal que nous avons rassemblée pour inaugurer le nouvel état de l’atelier.
19 Pour pallier l’absence des objets – fait bien singulier parmi les musées-ateliers où l’accumulation était la règle –, Denis choisissait de donner la parole à l’artiste, peintre et écrivain. En plaçant le Journal de Delacroix au cœur de son propos, le fondateur du musée Delacroix évoquait, sans le dire, le modèle de la maison Hugo. Il reconnaissait aussi l’importance cruciale qu’eut, pour lui comme pour les artistes de sa génération, la lecture du Journal. Évoquer les écrits du peintre lui permettait aussi de répondre aux objections de Piot ; Delacroix, en effet, avait, ouvertement, souhaité que ses écrits demeurent secrets, tout en anticipant, dans leur manière même, leur publication future. Rendre hommage au peintre par le sauvetage de son dernier atelier ne trahissait donc pas ses intentions profondes, comme les contradicteurs semblaient le dire. Le rapport écrit/peinture, si crucial pour Delacroix, semblait aussi pouvoir, aux yeux de Denis, réconcilier l’antagonisme entre intimité et exposition. Denis avait l’intuition remarquable de l’aspect fictionnel du musée-atelier. Grâce à la narration du Journal de Delacroix, il était possible de donner à la fiction un socle vraisemblable, mieux encore que les objets de l’intimité de l’artiste, disparus, ne l’auraient fait.
20 Il faut se réjouir aujourd’hui qu’un contexte favorable, où se rejoignent obligations de gestion et curiosité académique, offre d’initier plusieurs programmes de recherche en France et en Europe [12]. L’un des intérêts, et non le moindre, de ces études tient à leur cohérence. Leur conception permet de lier, dans un même ensemble, les enjeux de réflexion formelle et historique avec ceux d’un développement muséal contemporain, sous tous ses aspects – historique, patrimonial, muséographique, mais aussi sociologique et économique.
Explorer le musée
21 Ces observations placent le musée, comme institution, au cœur de nouveaux projets d’exploration. Le prisme du musée-atelier permet, en effet, de questionner, à nouveau, la réalité du musée, d’étudier son histoire, ses collections, d’analyser les attentes qu’il fait naître – ou malheureusement plus, ou fort heureusement, nous l’espérons, plus, pour le moment – auprès de publics, toujours plus divers, volatiles, exigeants. Il en était temps. Après deux décennies d’études muséales consacrées à l’analyse, tantôt hagiographique, souvent ouvertement critique, de ce qui apparaissait comme l’insolent succès économique et politique de certaines grandes institutions, il apparaît nécessaire – voire crucial – que la question du musée soit posée dans son ensemble. Le musée, pour vivre, doit se renouveler. Il convient qu’il le fasse, non sous l’injonction de règles de gestion souvent mal adaptées, mais dans la fidélité profonde à ses promesses initiales, formidables utopies romantiques, qui arrangeaient les conditions favorables d’une rencontre heureuse de chacun, et de tous, avec l’œuvre d’art. Il peut sembler étrange de penser que les musées-ateliers, toujours parmi les plus petites institutions, souvent parmi les moins bien connues, puissent offrir la possibilité d’une analyse fructueuse de la fabrique muséale. Leurs atouts, pour une telle réflexion, sont à la fois ceux d’une fragilité extrême – la menace qui pèse sur leur existence même est réelle – et ceux d’une singularité d’expérience qui permet de poser au cœur de leur visite le rapport à la création artistique, de rappeler le lien entre l’œuvre sur la cimaise et la démarche créative de son auteur. L’exploration nécessaire du renouveau de ces musées-ateliers, condition même de leur existence future, pourra, nous en formons le vœu, soutenir et offrira de conduire les sujets d’analyse qui leur sont dédiés, et qui seront également féconds pour le grand musée de beaux-arts [13].
Notes
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[1]
Cet article se propose de mettre en forme des réflexions nées de l’organisation d’une journée d’études initiée par le musée national Eugène-Delacroix, en lien avec le musée Bourdelle et le musée du Louvre, le 24 novembre 2015. Il ne constitue que la première étape de recherches fondées sur le classement des archives, inédites, du musée Delacroix, et sur plusieurs études anthropologiques des publics en 2014 et 2015. Elles doivent se poursuivre dans les années à venir, en lien avec les musées-ateliers parisiens et étrangers, et en partenariat avec Paris Ouest-Nanterre et l’École du Louvre. L’auteur remercie vivement Ségolène Le Men pour son soutien à ces travaux.
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[2]
L’exposition présentée au musée national Gustave-Moreau du 27 janvier au 25 avril 2016, Georges Rouault, souvenirs d’atelier, est revenue sur les conditions de la mise en œuvre des dernières volontés de Moreau.
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[3]
Jules et Edmond de Goncourt, Manette Salomon, éd. Michel Crouzet, Paris, Gallimard, « Folio », 1996, p. 154.
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[4]
Ibid., p. 216.
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[5]
Ibid., p. 239.
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[6]
Pierre Wat (dir.), Portraits d’ateliers. Un album de photographies fin de siècle, Grenoble, Ellug, INAH, MSH Alpes, 2013.
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[7]
Voir à ce sujet : Sylvie Aubenas et al., Le Nu au xixe siècle, le photographe et son modèle, Paris, B.n.F/Hazan, 1997 ; Dominique de Font-Réaulx, Dans l’atelier, Paris, Musée d’Orsay/Cinq Continents, 2005 ; Françoise Reynaud et al., Dans l’atelier, l’artiste photographié, d’Ingres à Jeff Koons, Paris, Paris Musées, 2016.
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[8]
Voir le compte rendu de la conférence de Ségolène Le Men disponible sur le site du musée Delacroix, www.musée-delacroix.fr.
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[9]
Virginia Woolf publia cet article dans The Guardian le 21 décembre 1904. Il a été récemment réédité par Cécile Wasjbrot dans Virginia Woolf, Des phrases ailées, Paris, Le Bruit du Temps, 2015, p. 9-15.
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[10]
Paul Valéry, « Le problème des musées », Œuvres, t. II, Pièces sur l’art, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 1960.
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[11]
Les recherches entreprises dans les archives du musée Delacroix comme dans celles du musée Maurice Denis à Saint-Germain-en-Laye permettent de mettre en évidence combien le peintre fut aussi un conservateur de musée passionné et éclairé. Une exposition, organisée au musée Delacroix au printemps 2017, permettra de présenter, pour la première fois, la manière dont naquit et se développa l’admiration de Denis pour Delacroix.
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[12]
Plusieurs projets ont été initiés en 2015 et trouveront leur prolongation dans les années à venir : celui lancé par la Watts Gallery, en Grande-Bretagne, sur la reconstitution des ateliers ; celui porté par le musée Delacroix en lien avec le musée Bourdelle et le soutien du musée du Louvre, qui se développera grâce à un partenariat avec Paris Ouest-Nanterre ; projets auxquels il convient d’ajouter les expositions autour de la rénovation du musée Gustave-Moreau, du musée Bourdelle, du musée Henner, ainsi que les catalogues associés.
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[13]
La mission initiée par Audrey Azoulay, ministre de la Culture et de la communication, en mai 2016, autour des Musées du xxie siècle en offrira, nous le souhaitons, une occasion remarquable.