Notes
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[1]
P. Larousse, article « fantôme », Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle, t. XIII, Librairie Larousse, Paris, 1872, p. 97.
-
[2]
M. Scarpa, Le Carnaval des Halles. Une ethnocritique du « Ventre de Paris » de Zola, CNRS Éditions, coll. « CNRS littérature », 2000, p. 10.
-
[3]
F. Gaillard, « La Peur des revenants », dans Littérature et médecine, ou les pouvoirs du récit, BPI/Centre Pompidou, coll. « BPI en actes », 2001, p. 92.
-
[4]
« L’ethnocritique a pour objet d’étude la pluralité culturelle constitutive des œuvres littéraires telle qu’elle peut se manifester dans la configuration d’univers symboliques plus ou moins hétérogènes et hybrides […]. Elle analyse, en somme, la dialogie culturelle à l’œuvre dans les œuvres littéraires […] » (J.-M. Privat et M. Scarpa, « Présentation. La Culture à l’œuvre », Romantisme, n? 145, 3e trim. 2009, p. 3-4.)
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[5]
Zola, La Joie de vivre, Les Rougon-Macquart, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1960-1967, 5 vol, ici t. III, p. 1054. Les citations provenant des Rougon-Macquart renvoient désormais à cette édition.
-
[6]
Au XIXe siècle, le mot « Phantasme » signifie à la fois « apparition », « spectre », « fantôme » dans le langage courant et est utilisé, dans les manuels de médecine, pour évoquer l’hallucination. P. Larousse le définit comme étant une « lésion de la vue ou des facultés mentales, qui fait apercevoir des objets qu’on n’a pas réellement sous les yeux » (article « Phantasme » du Grand dictionnaire universel du XIXe siècle, t. XII, 1874, p. 754.) Le revenant appartient également au domaine du rêve : « Tout ce qu’on voit en rêve peut s’appeler fantôme » (« Fantôme », art. cité, p. 96.)
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[7]
F. Gaillard, art. cité, p. 91. Ainsi, « au temps où les Rougon-Macquart grimpent jusqu’au sommet de l’échelle sociale, les morts n’ont plus besoin d’avoir recours à [une] lugubre mise en scène pour hanter les vivants et les pousser à l’action. Faisant retour, tout à la fois, dans leur esprit (hérédité comportementale) et dans leur corps (hérédité physiologique), ils agissent directement à travers eux ».
-
[8]
La Joie de vivre, p. 987.
-
[9]
D. Fabre, « Le retour des morts », Études rurales, n? 105-106, 1987, p. 19.
-
[10]
Ibid.
-
[11]
M. Segalen, Rites et rituels contemporains, Nathan Université, 1998, p. 36.
-
[12]
M. Scarpa, « Le Personnage liminaire », Romantisme, no 145, 3e trim. 2009, p. 28.
-
[13]
Voir A. Van Gennep, Les Rites de passage, Éd. Picard, 1981 [1909].
-
[14]
M. Segalen, ouvr. cité, p. 32.
-
[15]
M. Scarpa, art. cité, p. 28.
-
[16]
Thérèse Raquin, Œuvres complètes, éd. établie sous la dir. d’Henri Mitterand, Cercle du livre précieux, 1962-1969, 15 vol., ici t. I, p. 603. Les références aux œuvres de Zola qui n’appartiennent pas aux Rougon-Macquart renvoient à cette édition, désignée par le sigle OC.
-
[17]
Ibid.
-
[18]
Notamment la dotation de Mme Raquin à sa nièce, les cinq cents francs donnés par Mme Raquin à Laurent pour qu’il s’habille et qu’il achète les « cadeaux d’usage » à Thérèse (ibid., p. 602), la lettre de consentement du père de Laurent et le fait que la jeune fille ne quitte pas la demeure familiale.
-
[19]
Ibid., p. 604.
-
[20]
Ibid., p. 603-604.
-
[21]
Ibid., p. 604.
-
[22]
M. Scarpa, art. cité, p. 28.
-
[23]
Thérèse Raquin, p. 528.
-
[24]
Ibid.
-
[25]
Ibid.
-
[26]
Ibid., p. 599.
-
[27]
Le titre du roman est, à cet égard, révélateur puisqu’au terme de la cérémonie de mariage Thérèse n’est plus une Raquin ; elle devrait porter le nom de son nouveau mari. Or, à aucun moment, Zola ne mentionne un tel changement. En fait, Laurent n’a pas de nom de famille.
-
[28]
Thérèse Raquin, p. 603.
-
[29]
Ibid.
-
[30]
Ibid.
-
[31]
Voir notamment Moreau de Tours, « De l’identité de l’état du rêve et de la folie », Annales médico-psychologiques, 3e série, I, 1855, p. 361-408.
-
[32]
Thérèse Raquin, p. 603.
-
[33]
Ibid., p. 557.
-
[34]
Giordana Charuty, « Destins anthropologiques du rêve », Terrain. Revue d’ethnologie de l’Europe, n? 26, 1996, p. 6.
-
[35]
La Joie de vivre, p. 998. Dans La Mort d’Olivier Bécaille, Zola écrit : « le sommeil m’inquiétait, tellement il ressemblait à la mort. » (OC, t. IX, p. 742.)
-
[36]
Thérèse Raquin, p. 603.
-
[37]
Étienne Esquirol, Des maladies mentales considérées sous les rapports médical, hygiénique et médico-légal, J.-S. Chaudé, Paris, 1838, p. 203.
-
[38]
Thérèse Raquin, p. 614.
-
[39]
Le Rêve, Pl., t. IV, p. 830.
-
[40]
Ibid.
-
[41]
Ibid.
-
[42]
Ibid., p. 897.
-
[43]
Van Gennep, ouvr. cité, p. 211.
-
[44]
Ibid.
-
[45]
Ibid.
-
[46]
La Joie de vivre, p. 1053.
-
[47]
Thérèse Raquin, p. 613.
-
[48]
J.-M. Privat, « Coïtus ritualis », article à paraître.
-
[49]
G. Charuty souligne que « les rites funéraires reprennent, en écho, des rituels nuptiaux […] » (Folie, mariage et mort. Pratiques chrétiennes de la folie en Europe occidentale, Seuil, coll. « La Couleur des idées », 1997, p. 346.)
-
[50]
Van Gennep, Le Folklore français. Du berceau à la tombe, cycle de Carnaval-Carême et de Pâques, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 1998, p. 533.
-
[51]
La Joie de vivre, p. 887.
-
[52]
Ibid., p. 1057.
-
[53]
L’Œuvre, Pl., t. IV, p. 148.
-
[54]
Thérèse Raquin, p. 618. Aussi : « Crois-tu que ton premier mari va venir te tirer par les pieds, parce que je suis couché avec toi… » (ibid., p. 617.)
-
[55]
Ibid., p. 617.
-
[56]
Ibid.
-
[57]
Van Gennep, Le Folklore français, ouvr. cité, p. 533.
-
[58]
Ibid.
-
[59]
J.-C. Schmitt, Les Revenants. Les vivants et les morts dans la société médiévale, Gallimard, coll. « Bibliothèque des histoires », 1994, p. 214.
-
[60]
Edward Westermarck, Histoire du mariage, t. II, Mercure de France, 1935, p. 60.
-
[61]
« Il pensait alors que le noyé venait se coucher entre eux, pour les empêcher de s’étreindre. Il finit par comprendre que le noyé était jaloux » (Thérèse Raquin, p. 616.)
-
[62]
Michelet, L’Amour, Librairie Hachette, 4e éd., 1859, p. 325.
-
[63]
La Confession de Claude, OC, t. I, p. 20.
-
[64]
La Bête humaine, Pl., t. IV, p. 1145-1146.
-
[65]
Thérèse Raquin, p. 654.
-
[66]
Voir, au sujet des charivaris de stérilité, Henri Rey-Flaud, Le Charivari. Les Rituels fondamentaux de la sexualité, Payot, 1985, p. 192-193.
-
[67]
Van Gennep, Les Rites de passage, ouvr. cité, p. 243.
-
[68]
L’Œuvre, p. 229-230.
-
[69]
Thérèse Raquin, p. 616.
-
[70]
Ibid.
-
[71]
Ibid.
-
[72]
La Joie de vivre, p. 1055. Nous soulignons.
-
[73]
« C’était la mort qu’il retrouvait au bout de leurs baisers. » (ibid., p. 1053.)
-
[74]
Thérèse Raquin, p. 617. Nous soulignons.
-
[75]
Ibid., p. 606.
-
[76]
Ibid., p. 616.
-
[77]
Ibid., p. 618.
-
[78]
Ibid., p. 619.
-
[79]
Ibid., p. 641.
-
[80]
Ibid. Aussi : « Ils ne comptaient plus que sur leurs baisers pour tuer l’insomnie » (ibid., p. 594).
-
[81]
La Joie de vivre, p. 1053
-
[82]
Ibid.
-
[83]
Madeleine Férat, OC, t. I, p. 762.
-
[84]
Ibid.
-
[85]
Voir l’article de Jacques Bertillon, « Mariage. Hygiène matrimoniale » du Dictionnaire encyclopédique des sciences médicales, 2e série, t. V, publ. sous la dir. A. Dechambre, G. Masson et P. Asselin, Paris, 1874, p. 52-83.
-
[86]
G. Tourdes, article « Mariage. Médecine légale », DESM, ibid., p. 95.
-
[87]
La Joie de vivre, p. 1052.
-
[88]
Le « modèle d’alliance – le mariage chrétien – […] définit le lien matrimonial comme homologue à l’union du corps et de l’âme » (G. Charuty, ouvr. cité, p. 17-18.)
-
[89]
Thérèse Raquin, p. 592.
-
[90]
G. Charuty, ouvr. cité, p. 343.
-
[91]
Thérèse Raquin, p. 592.
-
[92]
M. Foucault, Histoire de la folie, Gallimard, coll. « Tel », 1972, p. 22.
-
[93]
Tony James, « Les hallucinés : “rêveurs tout éveillés” – ou à moitié endormis », dans Les Arts de l’hallucination, sous la dir. de D. Pesenti Campagnoni et P. Tortonese, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2001, p. 87.
1 Les membres de la famille des Rougon et des Macquart sont hantés par des revenants. Spectres des ancêtres qui font sentir leur influence mortifère ou fantôme du premier amant qui surgit des ténèbres pour reprendre son droit de cuissage, ces diverses apparitions de la mort, qui se glissent dans les couvertures souvent encore chaudes de la première nuit d’amour, suscitent d’étranges effrois et parasitent l’alliance matrimoniale. Exhumé du cimetière du roman-feuilleton, le fantôme surprend par sa présence dans le roman naturaliste. Ne dénature-t-il pas le projet rêvé par Zola d’une littérature uniquement scientifique et réaliste ? N’introduit-il pas des images stéréotypées ainsi qu’une tonalité fantastique dans un univers romanesque qui les abhorre ? Pourtant, le revenant, s’il suggère la victoire du romanesque sur le scientifique, métaphorise aussi l’hallucination et la superstition. L’originalité de Zola consiste, dans ses descriptions de revenants, à faire intervenir des croyances à la fois médicales et traditionnelles. En effet, si l’apparition de fantômes contamine, d’un point de vue narratif, les frontières entre états de veille et de rêve, entre raison et folie, elle constitue également un topos classique de la culture populaire. Selon Pierre Larousse, « l’histoire des fantômes n’est, en réalité, que l’histoire des croyances populaires [1] ». Ainsi, la présence du fantôme dans le cadre d’une fiction naturaliste suppose une « réappropriation des données du culturel [2] » provenant d’un système de croyances. Dès lors, ce qui échappe à la rationalité médicale est récupéré par des explications culturelles. Comme l’explique Françoise Gaillard, « [l’] entrelacement de la superstition et du savoir positiviste [montre] comment la science se loge à l’intérieur des possibilités mythiques d’une culture. Comment elle emprunte, pour se diffuser, les sillons qu’y a tracés l’imaginaire [3] ». Il nous semble qu’un regard ethnocritique [4] sur le roman zolien permet de jeter un nouvel éclairage sur le revenant et le personnage souffrant d’une seconde vue : pensons à Thérèse et Laurent, dans Thérèse Raquin, complètement hallucinés par le spectre de Camille, à Lazare et Louise Chanteau, dans La Joie de vivre, « hantés tous les deux [5] », ou encore, sur un autre plan, à Hubert et Hubertine, dans Le Rêve, victimes d’une malédiction d’outre-tombe. Bien sûr, il n’y a pas réellement de revenants chez Zola, puisque ces figures n’existent que dans l’imaginaire des personnages. Pourtant, ces manifestations font signe, à travers un prisme culturel, dans le récit naturaliste. En effet, le revenant surgit dans la narration zolienne au moment où se joue et se marque le fatum des personnages. Le désordre psychique qui consiste à halluciner des fantômes indique non seulement des destins captifs de la maladie, mais des ratés de la coutume et du rite. Y aurait-il, chez Zola, une conjonction entre une pathologie de l’esprit et un défaut rituel ? Il s’agit moins ici de redéfinir une nouvelle représentation de la folie que de rendre visible la logique culturelle de ces trois romans zoliens à partir du traitement naturaliste de la figure du revenant. Notre démarche consiste donc à penser le revenant en termes culturels (il fait, en effet, partie d’un système de croyances ; il symbolise un état liminaire et un défaut dans le rite) plutôt que psychiatriques (la métaphore du revenant réfère en général à la névrose et à l’hallucination [6]).
LES PRISONNIERS DU PASSAGE
2 Le revenant métaphorise dans l’œuvre zolienne la résurgence du passé. On y trouve, en effet, des revenants héréditaires qui permettent à l’écrivain d’intégrer dans le cadre romanesque les théories sur l’hérédité et la dégénérescence de Morel et de Moreau de Tours. Ces revenants ataviques mettent en fiction le passage intergénérationnel des névroses et la possibilité d’une contamination du patrimoine génétique. De nature endogène, le fantôme, dans la littérature de ce siècle positiviste, n’est plus métaphysique, mais biologique : il se « cach [e] sournoisement dans les gènes [7] » des personnages. Zola écrit, à propos de Lazare dans La Joie de vivre, que « la morte [sa mère décédée] se dressait en lui [8] » soulignant ainsi par une magnifique image l’incorporation psychologique et biologique du spectre. Dès lors qu’il est interne, le revenant indique également que les personnages qui le voient sont devenus à leur tour des fantômes, prisonniers entre deux états. L’ethnologue Daniel Fabre explique que ce sont les « mauvais morts » qui font retour dans le monde des vivants :
Les rites « font » les bons morts et les règles ne s’explicitent partiellement que lorsqu’il survient un échec. Les mauvais morts, c’est-à-dire ceux qui ne cessent d’être présents auprès des vivants, signifient donc un défaut non seulement dans le rituel funéraire, mais, plus généralement, dans l’ensemble des rites qui accompagne la personne du début à la fin de sa vie [9].
4 Or, qu’en est-il des individus qui voient le revenant ? Ne se pourrait-il pas qu’ils soient eux aussi en déficit rituel, ce qui expliquerait leur capacité à « halluciner » les mauvais morts ? Le revenant rappelle-t-il aux « mauvais vivants » un échec du symbolique ? Sont-ils, à l’instar du fantôme, des « êtres errants dans les marges [10] » ? Les personnages zoliens doués d’un pouvoir de seconde vue sont effectivement pris au piège d’un rite de passage qu’ils ne savent dépasser.
5 Le mort qui ne veut pas trépasser chez Zola représente un danger pour les endeuillés. Par ses manifestations oppressives, il empêche toute possibilité de deuil et entrave tout autres formes de rites de passage. Le fantôme, captif d’un entre-deux (l’ici et l’au-delà), suggère non seulement un rite dévoyé, mais signale que les personnages sont « liminaires », c’est-à-dire qu’ils évoluent dans une marge sociale, physiologique ou rituelle. Martine Segalen considère d’ailleurs que le sujet liminaire possède une posture analogique à celle du revenant :
L’individu en position liminale présente des traits spécifiques : il échappe aux classements sociologiques, puisqu’il est dans une situation d’entre-deux ; il est mort au monde des vivants, et nombre de rituels assimilent ces novices aux esprits ou aux revenants […]. Le plus caractéristique de leur position est qu’ils sont à la fois l’un et l’autre ; à la fois morts et vivants, des créatures humaines et animales, etc [11].
7 La présence du fantôme redouble la liminalité des personnages. Selon Marie Scarpa, la catégorie du « personnage liminaire » rassemble les « figures bloquées sur les seuils, figées dans un entre-deux constitutif et définitif, “inachevées [12]” » d’un point de vue ethnologique. Pour Arnold Van Gennep, une séquence rituelle se divise toujours en trois stades : séparation, marge, agrégation [13]. Séparé de son groupe, l’individu « mène alors une existence marginale ou liminale, puis se trouve réintégré dans la vie normale avec un statut nouveau [14] ». La phase de marge, qui correspond à « celle où l’individu s’expérimente autre pour devenir soi dans un nouveau statut [15] », doit se clore sur une réinsertion sociale et une agrégation communautaire. Or, chez Zola, certains personnages restent enfermés dans la phase liminale du rite.
8 Dans Thérèse Raquin, Zola thématise ce dysfonctionnement du passage de la marge à l’agrégation autour du rite matrimonial. Dans sa logique rituelle, le mariage attribue aux individus un nouvel état social. Comme l’écrit Zola, le mariage « venai [t] de […] lier à jamais [16] » Thérèse et Laurent, mais, psychologiquement, ils deviennent « plus étrangers l’un à l’autre qu’auparavant [17] ». Le changement de statut est manifestement ritualisé, malgré les diverses lacunes [18] : la noce, même si elle s’apparente davantage à une cérémonie funéraire (Grivet trouve « la noce triste [19] »), possède une haute valeur symbolique pour la collectivité entourant les Raquin. Pourtant, ce sens n’est jamais ressenti par les passeurs :
Ils étaient mariés et ils n’avaient pas conscience d’un nouvel état ; cela les étonnait profondément. Ils s’imaginaient qu’un abîme les séparait encore ; par moments, ils se demandaient comment ils pourraient franchir cet abîme. Ils croyaient être avant le meurtre, lorsqu’un obstacle matériel se dressait entre eux. […] Ils ne sentaient pas leur union, ils rêvaient au contraire qu’on venait de les écarter violemment et de les jeter loin l’un de l’autre [20].
10 Le mariage, qui met toujours en place un phénomène d’agrégation, se transforme ironiquement ici en un rite de séparation, qui fait prendre conscience aux nouveaux mariés de leur étrangeté. La seule différence entre la phase de marge (avant le mariage) et celle postliminaire est la levée de l’interdit sexuel, qui est désormais devenu rituel nuptial. Mais, parce que, pour les nouveaux mariés, rien n’a changé, ils « ne compren [nent] pas pourquoi cela leur serait permis [21] ». Comme l’explique Marie Scarpa, l’individu en position liminale « n’est définissable ni par son statut antérieur ni par le statut qui l’attend tout comme il prend déjà, à la fois, un peu des traits de chacun de ces états [22] ». C’est le cas de Thérèse et Laurent qui s’imaginent « être avant le meurtre », c’est-à-dire au moment où Thérèse était mariée à Camille. N’ont-ils pas l’impression qu’elle est encore unie à un mort ? Ou plutôt n’a-t-elle pas toujours été unie à un mort ? Camille est, dès le début du roman, déjà un revenant ; sa mère l’ayant « disputé à la mort pendant une longue jeunesse de souffrances [23] ». Le tempérament lymphatique accentue le caractère fantomatique du jeune homme dont la figure « pâlie [24] » est imprégnée par ses multiples voyages au pays des morts. Madame Raquin « lui avait donné la vie plus de dix fois [25] ». Le mariage de Thérèse avec Camille, le mort-vivant, transforme la nouvelle mariée en enterrée vivante. De la maison-tombeau à la chambre hantée, Thérèse est constamment confrontée à la mort qui s’associe à ses mariages. D’ailleurs, le second mari, marqué dans sa chair par la morsure qui lui perce douloureusement le cou durant la cérémonie de mariage, est finalement un double de Camille : il prend possession de sa maison, s’empare de sa place dans le lit de sa femme et devient « un second fils [26] » aux yeux de sa mère.
11 L’échec rituel advient, comme nous l’avons dit, parce que les passeurs sont enfermés dans un temps précédant le rite [27]. Mais, cette carence est suppléée par une autre forme de passage : Thérèse et Laurent entrent dans un autre « monde », celui du rêve. Parce que le mariage est ici un rite démembré de sa dimension symbolique, il se transforme en un tremplin hors du réel : « ils étaient comme dans un rêve [28] ». Après la cérémonie, les nouveaux mariés font une promenade qui « les avait comme bercés et endormis [29] » : ils « retombaient toujours dans une rêverie lourde ; […] ils remuaient les membres comme des machines [30] ». L’expérience onirique, qui partage des caractéristiques avec l’hallucination selon les théories en vogue chez les psychiatres de l’époque [31], suggère à la fois un désordre psychique qui justifie, dans le cadre de la fiction naturaliste, la présence du fantôme, et une union matrimoniale placée sous le signe de l’irréalité. En effet, toute cette journée apparaît aux yeux des nouveaux mariés comme fictive. Elle l’est non seulement pour eux, mais aussi pour tous les membres de leur communauté qui ne savent pas que derrière le « oui sacramentel [32] » se cache le sacrifice du premier mari. D’ailleurs, l’onirisme du mariage n’est que la suite logique d’une liaison qui a pris forme dans le rêve : « J’ai fait un rêve, dit-il ; je voulais passer une nuit entière avec toi, m’endormir dans tes bras et me réveiller le lendemain sous tes baisers… Je voudrais être ton mari [33]… » En représentant le mariage comme un rêve, Zola suggère que l’alliance de Thérèse et de Laurent ne peut que se concrétiser dans l’illusion. Dès lors, les nouveaux mariés captifs du monde du rêve voient Camille lors de leur nuit de noces. On sait que certaines « théories “primitives” de l’expérience onirique affirment l’existence d’une “âme” détachable, qui quitte le corps durant le sommeil, pour voyager dans un monde des morts souvent calqué sur celui des vivants [34] […] ». Zola adhère à cette homologie du rêve et de la mort puisque, dans La Joie de vivre, l’écrivain compare le sommeil à un « vertige du néant [35] ». D’ailleurs, après la cérémonie, Thérèse et Laurent regardent Paris avec « des yeux morts [36] ». Dans une perspective psychiatrique, on pourrait dire avec Esquirol, définissant les hallucinés, que Thérèse et Laurent sont des « rêveurs tout éveillés [37] ». Zola se plaît à jouer sur la dichotomie entre rêve et veille. En effet, si le mariage est onirique, la nuit de noces met en scène des insomniaques : « Enfin, l’insomnie était venue fatalement, apportant avec elle l’hallucination [38]. » L’apparition d’un paradigme du rêve lors de la cérémonie matrimoniale amplifie la dissociation pathologique et rituelle des personnages et redouble le rite de séparation : le rite n’a pas opéré sa fonction de passage d’un statut social à l’autre ; il a plutôt fait passer les nouveaux mariés dans un monde où le temps se dilate, où les figures d’outre-tombe sont dominantes et où les perceptions se modifient. Pensée, tout au long du XIXe siècle, comme un intermédiaire entre l’au-delà et l’ici, entre la réalité et l’expérience vésanique, l’activité onirique est aussi le lieu de la survenance du passé et du fantôme.
12 Le mariage des Hubert dans Le Rêve est lui aussi représenté par Zola comme ayant des liens intrinsèques avec un rite de séparation dévoyé. La malédiction maternelle condamne le couple à la stérilité, et donc à une position liminaire. L’âme de la mère d’Hubertine n’a pas complètement accédé au monde des morts, car elle hante encore le lit des mariés. Ainsi, en attendant l’« enfant du pardon [39] », le couple est stigmatisé dans la marginalité : il vit « une de ces passions conjugales, ardentes et chastes comme de continuelles fiançailles [40] ». Zola n’écrit-il pas qu’Hubert n’entre dans la chambre à coucher, « après vingt années de ménage, que troublé d’une émotion de jeune mari, au soir des noces [41] » ? L’absence de progéniture enclôt les Hubert dans la phase liminaire du rite de la nuit de noces qui devient permanente. À la fois « chaste » comme celle des fiançailles et active comme celle de la nuit de noces, la sexualité des Hubert est ambivalente, car elle est entachée par la mort et l’infécondité. Les Hubert sont les otages d’un rituel de deuil avec ses rappels calendaires qui organisent et planifient leur sexualité :
D’ailleurs, elle-même, depuis quelques semaines, vivait le cœur gros des tendresses vaines de son mari. C’était le mois où ils avaient perdu leur enfant ; et, chaque année, à cette date, ramenait chez eux les mêmes regrets, les mêmes désirs, lui tremblant à ses pieds, brûlant de se croire pardonné enfin, elle aimante et désolée, se donnant toute, désespérant de fléchir le sort [42].
14 Toute tentative d’acte sexuel est marquée par l’idée de la mort de l’enfant et la présence de la défunte. Parce que le « rite de la levée du deuil [43] » n’a pas lieu, les endeuillés sont prisonniers du monde des morts. Habituellement, la séparation entre ces deux univers s’effectue « avec l’agrégation du mort au monde des morts [44] ». Or, tant que les revenants hostiles, comme Camille et la mère d’Hubertine, veulent « se réagréger au monde des vivants [45] », ceux-ci demeurent enkystés d’un deuil dont ils ne peuvent se dépouiller.
LES MÉSALLIANCES ET LE REVENANT
15 Sur le plan métaphorique, le revenant est une pathologie de l’espace : il infeste le corps et la chambre à coucher. Il y a chez Zola une proximité des morts (et de la mort) et des vivants dans l’alcôve, qui n’est pas que le lieu d’une intimité ou du sommeil, mais aussi celui des cauchemars partagés, des insomnies à deux et des visions éveillées. Le revenant a également une temporalité bien établie puisqu’il n’apparaît qu’à la tombée du jour et qu’il s’incarne souvent pour la première fois lors de la nuit de noces. Dans La Joie de vivre, Zola écrit que « le froid du jamais plus [s’était] couché entre eux, dans le lit encore brûlant de leurs noces [46] ». Dans Thérèse Raquin, la nuit de noces des meurtriers est la première d’une longue série d’insomnies où, incapables de « se défendre contre le noyé [47] », les époux subissent des crises de folie. La nuit de noces est un rite d’agrégation important métaphorisant une mort symbolique liée à la fin de l’adolescence. En effet, elle est « un rite initiatique et pubertaire dont le point culminant est “la petite mort” pour l’un et le sang virginal versé pour l’autre [48] ». Alliant la mort et le sang, ce rite, s’il est mal exécuté, peut facilement sombrer dans un rite de deuil et d’enterrement auquel il emprunte d’ailleurs plusieurs de ses caractéristiques [49]. L’apparition du fantôme lors des ébats conjugaux nuptiaux signale cette parenté entre la sexualité et la mort et souligne, également, de façon charivarique, un mauvais mariage. La croyance populaire veut que, lorsqu’un veuf ou une veuve se remarie, le défunt jaloux et possessif vienne « tirer par les pieds » le nouveau conjoint [50]. Dans La Joie de vivre, le fantôme de Schopenhauer qui hante littéralement les sombres pensées de Lazare apparaît à Pauline, sa première fiancée, et lui tire les pieds : « Ah ! je ne t’ai pas dit ? annonce Pauline à Lazare, j’ai rêvé que ton Schopenhauer apprenait notre mariage dans l’autre monde, et qu’il revenait la nuit nous tirer par les pieds [51]. » Non seulement la jeune fille ne se mariera pas avec Lazare, mais celui-ci n’est pas veuf. Zola se réapproprie l’imaginaire folklorique du revenant pour évoquer un apostolat symbolique entre Lazare et le philosophe. Schopenhauer est-il jaloux ? Possédé par le « vieux [52] » – c’est le surnom qu’il lui donne –, Lazare appartient bien au spectre du philosophe qui l’a initié au pessimisme. Parce qu’il a, métaphoriquement, calligraphié d’une encre permanente l’esprit du jeune homme, Schopenhauer est bien l’ultime rival de Pauline et, plus tard, de Louise, de la même manière que les femmes peintes sont les adversaires de Christine dans L’Œuvre : « ayant tué la peinture, heureuse d’être sans rivale, [Christine] prolongeait ses noces [53] ». Pour étreindre le névrosé, le conjoint doit mettre à mort l’idée fixe. Or, ce qui se couche dans le lit nuptial, ce sont justement les figures obsédantes : monomanie schopenhauerienne de la mort pour Lazare, obsession d’un idéal pictural pour Claude, hantise du noyé pour Laurent et Thérèse. La nuit de noces aliène les passeurs parce qu’elle rend visibles les fantômes que la possession de l’autre n’efface pas.
16 Dans Thérèse Raquin, les deux meurtriers s’imaginent, tout comme Pauline, « que le noyé les tirait par les pieds et imprimait au lit de violentes secousses [54] ». Si « leur victime ressuscit [e] pour glacer leur couche [55] », c’est que « Thérèse n’était pas veuve, Laurent se trouvait être l’époux d’une femme qui avait déjà pour mari un noyé [56] ». Comme le met en lumière l’ethnologue Arnold Van Gennep, dans certains pays, le remariage d’une veuve est interdit en vertu du « principe de propriété du mari sur la femme [57] » et des besoins sexuels du trépassé qui « persistent après la mort, dans l’Au-Delà [58] ». Jean-Claude Schmitt affirme lui aussi que « le mari défunt hante la chambre conjugale […] ou même pénètre dans le lit et se couche sur sa femme à la manière d’un incube [59] ». Westermarck, dans son Histoire du mariage, explique, à son tour, que, dans certaines tribus primitives, « la veuve n’est pas seulement polluée par la contagion de la mort, elle est aussi hantée par son mari défunt, qui surveille jalousement sa conduite et se tient prêt à la punir si elle oublie les devoirs auxquels il la juge toujours encore soumise envers lui [60] ». Zola n’écrit-il pas à propos de Camille qu’il vient se coucher dans le lit parce qu’il veut empêcher les amants de s’étreindre et parce qu’il est jaloux [61] ? Le mort charivarise le remariage de sa veuve en faisant sentir sa présence et sa primauté. En régime zolien, on le sait, le premier amant marque le corps de sa dulcinée par un procédé d’imprégnation. Puisant cette théorie « scientifique » dans L’Amour de Michelet et dans le Traité sur l’hérédité naturelle de Lucas, l’écrivain soutient qu’une femme est marquée dans sa chair par l’empreinte du premier homme qu’elle a connu. En effet, la femme « fécondée une fois, imprégnée, portera, écrit Michelet, partout son mari en elle [62] ». Le corps féminin imprime la trace de l’autre et archive l’expérience sexuelle. Selon cette logique, Camille est toujours présent en Thérèse. Le mort qui vient reprendre ses droits maritaux fictionnalise en régime zolien une loi biologique. Dans son premier roman, La Confession de Claude, Zola évoque justement le premier rapport amoureux en termes de revenance : « Ce spectre pâle et flétri sera de tous mes amours. […] Quand j’appuierai ma tête à l’épaule de mon épouse, il me présentera la sienne où j’ai dormi ma nuit de noce [sic]. Ainsi, jamais mon cœur ne pourra battre sans qu’il ne vienne le glacer par le souvenir maudit de nos fiançailles [63]. » De même, dans La Bête humaine, l’écrivain écrit, à propos de Séverine, qu’elle a été « souillée à seize ans par la débauche de ce vieux dont le spectre sanglant la hantait [64] ». L’éternel retour du fantôme protégeant son amante rappelle le droit de cuissage et évoque une mémoire du corps. En effet, Thérèse, enceinte, a « vaguement peur d’accoucher d’un noyé. Il lui semblait sentir dans ses entrailles le froid d’un cadavre dissous et amolli [65] ». D’ailleurs, le défunt venant troubler la nuit de noces tente, selon certaines légendes, de rendre stérile la nouvelle mariée [66]. Or, Thérèse avortera de cet enfant noyé qu’elle porte, et Pauline qui s’est fait tirer les pieds par Schopenhauer ne connaîtra jamais la maternité. Les Hubert sont également voués à la stérilité. La malédiction maternelle condamne d’avance les enfants à naître de cette union maritale illégitime. Pour avoir transgressé la morale traditionaliste et la loi de la mère, le couple damné perd son héritage et sa descendance et est tourmenté par le fantôme de la défunte dont le châtiment pèse sur leurs nuits d’amour.
MÉNAGES À TROIS OU LES INTOUCHABLES
17 Signe d’une défaillance rituelle et d’une santé mentale déclinante, le fantôme rôdant aux ornières du lit nuptial a aussi un but prophylactique précis : couché entre les nouveaux mariés, il entrave toute possibilité de contacts corporels. Or, la nuit de noces doit, selon le scénario modèle, se clore sur l’union charnelle. Le mariage consiste en effet à prendre conscience de son corps sexué. Pour Van Gennep, le coït nuptial est un rite d’agrégation en tant qu’il est un « acte terminal des cérémonies d’initiation [67] ». Dans L’Œuvre, la nuit de noces de Claude et de Christine entraîne une séparation des corps :
Il l’avait prise, elle s’abandonna. Mais ils eurent beau s’étreindre, la passion était morte. Ils le comprirent, quand ils se lâchèrent et qu’ils se retrouvèrent étendus côte à côte, étrangers désormais, avec cette sensation d’un obstacle entre eux, d’un autre corps, dont le froid les avait déjà effleurés, certains jours, dès le début ardent de leur liaison. Jamais plus, maintenant, ils ne se pénétreraient. Il y avait là quelque chose d’irréparable, une cassure, un vide qui s’était produit. L’épouse diminuait l’amante, cette formalité du mariage semblait avoir tué l’amour [68].
19 Le froid d’un autre corps couché dans le lit encore chaud de l’étreinte nuptiale signale une séparation psychologique et physique. Le fantôme est pourtant un être désincarné : c’est celui dont le corps a disparu. Comment se fait-il que les personnages, non seulement, ressentent sa présence, mais soient touchés par lui ?
20 Chez Zola, le spectre manifeste quelques propriétés physiques paradoxales puisqu’il a un pouvoir d’incarnation puissant. En effet, Camille « devenait matériel [69] » pour Thérèse et Laurent. Le mort peut revenir sous l’aspect évanescent d’une âme ou d’une image. Or, dans Thérèse Raquin, il reprend vie sous l’apparence du cadavre. Ainsi, Thérèse et Laurent « croyaient sentir le corps humide de leur victime, couché au milieu du lit, qui leur glaçait la chair […] ils touchaient le corps [70] ». La sensation du mort lors des ébats conjugaux transforme les nouveaux mariés en intouchables. Parce que les corps des amants sont maladivement captifs d’un autre corps (celui du revenant), ils ne peuvent entrer en contact. En effet, la « présence de cet immonde compagnon de lit [71] » empêche toute forme de sexualité. Dans La Joie de vivre, Lazare sent la mort sur la peau de Louise qu’il effleure :
Il la prenait doucement, sans l’éveiller ; mais il lui était impossible de la garder longtemps, la sensation de cette vie qu’il tenait à pleins bras, le terrifiait davantage. […] Les jambes qu’il avait liées aux siennes, la taille qui mollissait dans son étreinte, ce corps entier, si souple, si adoré, lui était bientôt d’un toucher insupportable, l’emplissait peu à peu d’une attente anxieuse, dans son cauchemar du néant [72].
22 L’emprise obsessionnelle de la mort sur Lazare contamine désormais toute tentative d’enlacement amoureux [73]. Cette contagion de la mort devient une maladie du toucher, qui est en fait une litote de la sexualité. De même dans Thérèse Raquin, le sens tactile ranime à chaque fois le revenant :
[Laurent] résolut de chasser Camille de son lit. Il s’était d’abord couché tout habillé, puis il avait évité de toucher la peau de Thérèse. […] Et il restait comme écrasé pendant trois semaines, ne se rappelant pas qu’il avait tout fait pour posséder pour Thérèse, et ne pouvant la toucher sans accroître ses souffrances, maintenant qu’il la possédait [74].
24 L’intouchabilité pathologique des personnages est indissociable d’une représentation du morbide. La mort n’est-elle pas justement une désincarnation de la chair et du corps ? Vampirisés par le revenant, les personnages se vident de leur vitalité et deviennent des écorchés vifs : leur « peau était vide de muscles, vide de nerfs [75] ». La peau incarne un seuil : elle est une interface entre le moi et l’autre ainsi qu’un passage entre le dehors et le dedans. À force de se frotter au revenant, cette peau-linceul a perdu sa fonction de protection. Ainsi, pour conjurer le fantôme et les irritations épidermiques, les personnages inventent des mesures de séparation : dormir habillés parce qu’ils « craign [e] nt que leur peau ne vînt à se toucher [76] », se coucher aux extrémités du lit, penser à se jeter « dans la flamme » pour se purifier [77], éviter de s’embrasser. Parce qu’« ils seraient peut-être morts d’énervement s’ils étaient restés dans les bras l’un de l’autre [78] », ils délaissent leur intimité charnelle. Devenus intouchables, ils sont déjà des divorcés, car « leur corps s’était révolté, refusant le mariage [79] ».
25 Le revenant souligne de façon métaphorique un interdit du toucher, voire un tabou de la sexualité. Pendant les quinze mois d’abstinence et de veuvage de Thérèse, le couple ne présente aucun signe de folie et de délire. Durant ce temps intermédiaire, Thérèse et Laurent ne se touchent pas – donc ne se contaminent pas –, les deux meurtriers ayant assouvi leurs désirs dans le crime. Cependant, à l’approche de leur nuit de noces, Laurent demande un rendez-vous prénuptial à Thérèse qui signe l’apparition des hallucinations. Le futur ménage entre alors dans le mariage comme en quarantaine. En effet, tous deux voient dans l’union maritale une protection contre la tyrannie du spectre : « comme lui, elle s’était dit qu’elle n’aurait plus peur, qu’elle n’éprouverait plus de telles souffrances, lorsqu’elle tiendrait son amant entre ses bras [80] ». Véritable rite thérapeutique, le mariage et les ébats conjugaux leur apparaissent comme une panacée, voire comme un traitement symbolique à leurs terreurs nocturnes. Dans La Joie de vivre, les premiers temps de l’alliance matrimoniale semblent curatifs pour Lazare : « au milieu de sa fièvre d’amour, Lazare avait oublié la mort [81] ». Mais « cette joie de la chair [82] », aux fonctions amnésiques et illusoires, n’est guère permanente, et les fantômes du passé finissent toujours par ressurgir pour tourmenter les vivants. Lorsque Madeleine Férat, dans le roman éponyme, sent Jacques, qu’elle croit décédé, « ressuscit [er] en elle [83] », elle tente une exorcisation en acceptant la proposition de mariage de Guillaume : elle fait « taire le mort en épousant le vivant [84] ». Parfois agent de propagation de la maladie, parfois moyen thérapeutique, le mariage a, au XIXe siècle, un statut ambigu. D’emblée considéré comme une mesure de prophylaxie sanitaire et morale, il assure, selon le Dictionnaire encyclopédique des sciences médicales, la vitalité des époux, élève la moralité, augmente la longévité, préserve la jeune fille de l’hystérie, prémunit du suicide et de la criminalité [85]. Cependant, il peut, pour les mal-mariés, être une source de dégénérescence. En effet, les maladies héréditaires et contagieuses étaient, durant le siècle, vues comme un motif suffisant d’opposition au mariage : il existe « des maladies dont le mariage précipite le progrès, qui se communiquent d’un époux à l’autre et qui se transmettent de génération en génération [86] ». Les « deux tempéraments nerveux [87] » de Lazare et Louise empêchent toute forme d’équilibre et détraquent le ménage de la même manière que l’immixtion des tempéraments nerveux et sanguin de Thérèse et Laurent les conduit à une crise de folie. L’institution du mariage, dans ces deux romans, apparaît comme un foyer d’hallucination particulièrement germinatif. De remède anticipé et de pratique curative, la sexualité matrimoniale devient une maladie transmissible.
26 Les romans zoliens qui mettent en scène des revenants sont travaillés par l’entre-deux, qu’il soit rituel (le rite de passage), topographique (l’ici et l’au-delà), temporel (le passé et le présent), biologique (le mort et le vivant). Nous avons vu que le fantôme nuptial se dresse dans le monde des vivants pour charivariser l’infraction morale. En refusant l’accès au corps de l’autre, il conduit le couple à l’ascétisme et à la folie, qui traduit une dépossession de l’être aimé, mais surtout un sacrifice de l’esprit et de la raison au profit d’une communauté, voire d’une contagion, de la pensée. L’alliance matrimoniale trouve ironiquement dans l’union de corps et d’esprit, qui la définit d’un point de vue rituel [88], une incarnation pathologique : le couple a désormais de « communes terreurs [89] » qui génèrent les mêmes hallucinations. L’homologie entre « la conjonction idéale d’un homme et d’une femme et l’adéquation parfaite du corps et de l’âme [90] » enferme les personnages zoliens dans la folie. Comme Zola l’écrit, à propos de Thérèse et de Laurent, « ils eurent dès lors un seul corps et une seule âme pour jouir et souffrir [91] » et pour halluciner. En se couchant entre les deux amants, le revenant matérialise aussi leur liminalité. Or cette posture liminaire d’un point de vue ethnologique trouve, elle aussi, un pendant pathologique. En effet, le fou, selon Michel Foucault, incarne « le Passager par excellence, c’est-à-dire le prisonnier du passage [92] ». L’hallucination n’est-elle pas, sur un autre plan, un passage, voire « une sorte de seuil, une hésitation face à une alternative [93] » ? En effet, halluciner le revenant, c’est bel et bien hésiter entre le rêve et la réalité, entre le surnaturel et le rationnel, entre la vie ou le trépas. L’halluciné évolue aux bornes du réel, tout comme le fantôme. En présentant les nouveaux mariés comme des condamnés hantés par la mort, voire des condamnés à mort, Zola indique que les mauvais passeurs, incapables de quitter l’entre-deux, ont une proximité ontologique et nocive avec la mort. Et le revenant, par ses multiples apparitions au seuil des rites, rend visible aux yeux des personnages le destin qui les attend : ne sont-ils pas tout comme lui des morts en sursis ?
Notes
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[1]
P. Larousse, article « fantôme », Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle, t. XIII, Librairie Larousse, Paris, 1872, p. 97.
-
[2]
M. Scarpa, Le Carnaval des Halles. Une ethnocritique du « Ventre de Paris » de Zola, CNRS Éditions, coll. « CNRS littérature », 2000, p. 10.
-
[3]
F. Gaillard, « La Peur des revenants », dans Littérature et médecine, ou les pouvoirs du récit, BPI/Centre Pompidou, coll. « BPI en actes », 2001, p. 92.
-
[4]
« L’ethnocritique a pour objet d’étude la pluralité culturelle constitutive des œuvres littéraires telle qu’elle peut se manifester dans la configuration d’univers symboliques plus ou moins hétérogènes et hybrides […]. Elle analyse, en somme, la dialogie culturelle à l’œuvre dans les œuvres littéraires […] » (J.-M. Privat et M. Scarpa, « Présentation. La Culture à l’œuvre », Romantisme, n? 145, 3e trim. 2009, p. 3-4.)
-
[5]
Zola, La Joie de vivre, Les Rougon-Macquart, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1960-1967, 5 vol, ici t. III, p. 1054. Les citations provenant des Rougon-Macquart renvoient désormais à cette édition.
-
[6]
Au XIXe siècle, le mot « Phantasme » signifie à la fois « apparition », « spectre », « fantôme » dans le langage courant et est utilisé, dans les manuels de médecine, pour évoquer l’hallucination. P. Larousse le définit comme étant une « lésion de la vue ou des facultés mentales, qui fait apercevoir des objets qu’on n’a pas réellement sous les yeux » (article « Phantasme » du Grand dictionnaire universel du XIXe siècle, t. XII, 1874, p. 754.) Le revenant appartient également au domaine du rêve : « Tout ce qu’on voit en rêve peut s’appeler fantôme » (« Fantôme », art. cité, p. 96.)
-
[7]
F. Gaillard, art. cité, p. 91. Ainsi, « au temps où les Rougon-Macquart grimpent jusqu’au sommet de l’échelle sociale, les morts n’ont plus besoin d’avoir recours à [une] lugubre mise en scène pour hanter les vivants et les pousser à l’action. Faisant retour, tout à la fois, dans leur esprit (hérédité comportementale) et dans leur corps (hérédité physiologique), ils agissent directement à travers eux ».
-
[8]
La Joie de vivre, p. 987.
-
[9]
D. Fabre, « Le retour des morts », Études rurales, n? 105-106, 1987, p. 19.
-
[10]
Ibid.
-
[11]
M. Segalen, Rites et rituels contemporains, Nathan Université, 1998, p. 36.
-
[12]
M. Scarpa, « Le Personnage liminaire », Romantisme, no 145, 3e trim. 2009, p. 28.
-
[13]
Voir A. Van Gennep, Les Rites de passage, Éd. Picard, 1981 [1909].
-
[14]
M. Segalen, ouvr. cité, p. 32.
-
[15]
M. Scarpa, art. cité, p. 28.
-
[16]
Thérèse Raquin, Œuvres complètes, éd. établie sous la dir. d’Henri Mitterand, Cercle du livre précieux, 1962-1969, 15 vol., ici t. I, p. 603. Les références aux œuvres de Zola qui n’appartiennent pas aux Rougon-Macquart renvoient à cette édition, désignée par le sigle OC.
-
[17]
Ibid.
-
[18]
Notamment la dotation de Mme Raquin à sa nièce, les cinq cents francs donnés par Mme Raquin à Laurent pour qu’il s’habille et qu’il achète les « cadeaux d’usage » à Thérèse (ibid., p. 602), la lettre de consentement du père de Laurent et le fait que la jeune fille ne quitte pas la demeure familiale.
-
[19]
Ibid., p. 604.
-
[20]
Ibid., p. 603-604.
-
[21]
Ibid., p. 604.
-
[22]
M. Scarpa, art. cité, p. 28.
-
[23]
Thérèse Raquin, p. 528.
-
[24]
Ibid.
-
[25]
Ibid.
-
[26]
Ibid., p. 599.
-
[27]
Le titre du roman est, à cet égard, révélateur puisqu’au terme de la cérémonie de mariage Thérèse n’est plus une Raquin ; elle devrait porter le nom de son nouveau mari. Or, à aucun moment, Zola ne mentionne un tel changement. En fait, Laurent n’a pas de nom de famille.
-
[28]
Thérèse Raquin, p. 603.
-
[29]
Ibid.
-
[30]
Ibid.
-
[31]
Voir notamment Moreau de Tours, « De l’identité de l’état du rêve et de la folie », Annales médico-psychologiques, 3e série, I, 1855, p. 361-408.
-
[32]
Thérèse Raquin, p. 603.
-
[33]
Ibid., p. 557.
-
[34]
Giordana Charuty, « Destins anthropologiques du rêve », Terrain. Revue d’ethnologie de l’Europe, n? 26, 1996, p. 6.
-
[35]
La Joie de vivre, p. 998. Dans La Mort d’Olivier Bécaille, Zola écrit : « le sommeil m’inquiétait, tellement il ressemblait à la mort. » (OC, t. IX, p. 742.)
-
[36]
Thérèse Raquin, p. 603.
-
[37]
Étienne Esquirol, Des maladies mentales considérées sous les rapports médical, hygiénique et médico-légal, J.-S. Chaudé, Paris, 1838, p. 203.
-
[38]
Thérèse Raquin, p. 614.
-
[39]
Le Rêve, Pl., t. IV, p. 830.
-
[40]
Ibid.
-
[41]
Ibid.
-
[42]
Ibid., p. 897.
-
[43]
Van Gennep, ouvr. cité, p. 211.
-
[44]
Ibid.
-
[45]
Ibid.
-
[46]
La Joie de vivre, p. 1053.
-
[47]
Thérèse Raquin, p. 613.
-
[48]
J.-M. Privat, « Coïtus ritualis », article à paraître.
-
[49]
G. Charuty souligne que « les rites funéraires reprennent, en écho, des rituels nuptiaux […] » (Folie, mariage et mort. Pratiques chrétiennes de la folie en Europe occidentale, Seuil, coll. « La Couleur des idées », 1997, p. 346.)
-
[50]
Van Gennep, Le Folklore français. Du berceau à la tombe, cycle de Carnaval-Carême et de Pâques, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 1998, p. 533.
-
[51]
La Joie de vivre, p. 887.
-
[52]
Ibid., p. 1057.
-
[53]
L’Œuvre, Pl., t. IV, p. 148.
-
[54]
Thérèse Raquin, p. 618. Aussi : « Crois-tu que ton premier mari va venir te tirer par les pieds, parce que je suis couché avec toi… » (ibid., p. 617.)
-
[55]
Ibid., p. 617.
-
[56]
Ibid.
-
[57]
Van Gennep, Le Folklore français, ouvr. cité, p. 533.
-
[58]
Ibid.
-
[59]
J.-C. Schmitt, Les Revenants. Les vivants et les morts dans la société médiévale, Gallimard, coll. « Bibliothèque des histoires », 1994, p. 214.
-
[60]
Edward Westermarck, Histoire du mariage, t. II, Mercure de France, 1935, p. 60.
-
[61]
« Il pensait alors que le noyé venait se coucher entre eux, pour les empêcher de s’étreindre. Il finit par comprendre que le noyé était jaloux » (Thérèse Raquin, p. 616.)
-
[62]
Michelet, L’Amour, Librairie Hachette, 4e éd., 1859, p. 325.
-
[63]
La Confession de Claude, OC, t. I, p. 20.
-
[64]
La Bête humaine, Pl., t. IV, p. 1145-1146.
-
[65]
Thérèse Raquin, p. 654.
-
[66]
Voir, au sujet des charivaris de stérilité, Henri Rey-Flaud, Le Charivari. Les Rituels fondamentaux de la sexualité, Payot, 1985, p. 192-193.
-
[67]
Van Gennep, Les Rites de passage, ouvr. cité, p. 243.
-
[68]
L’Œuvre, p. 229-230.
-
[69]
Thérèse Raquin, p. 616.
-
[70]
Ibid.
-
[71]
Ibid.
-
[72]
La Joie de vivre, p. 1055. Nous soulignons.
-
[73]
« C’était la mort qu’il retrouvait au bout de leurs baisers. » (ibid., p. 1053.)
-
[74]
Thérèse Raquin, p. 617. Nous soulignons.
-
[75]
Ibid., p. 606.
-
[76]
Ibid., p. 616.
-
[77]
Ibid., p. 618.
-
[78]
Ibid., p. 619.
-
[79]
Ibid., p. 641.
-
[80]
Ibid. Aussi : « Ils ne comptaient plus que sur leurs baisers pour tuer l’insomnie » (ibid., p. 594).
-
[81]
La Joie de vivre, p. 1053
-
[82]
Ibid.
-
[83]
Madeleine Férat, OC, t. I, p. 762.
-
[84]
Ibid.
-
[85]
Voir l’article de Jacques Bertillon, « Mariage. Hygiène matrimoniale » du Dictionnaire encyclopédique des sciences médicales, 2e série, t. V, publ. sous la dir. A. Dechambre, G. Masson et P. Asselin, Paris, 1874, p. 52-83.
-
[86]
G. Tourdes, article « Mariage. Médecine légale », DESM, ibid., p. 95.
-
[87]
La Joie de vivre, p. 1052.
-
[88]
Le « modèle d’alliance – le mariage chrétien – […] définit le lien matrimonial comme homologue à l’union du corps et de l’âme » (G. Charuty, ouvr. cité, p. 17-18.)
-
[89]
Thérèse Raquin, p. 592.
-
[90]
G. Charuty, ouvr. cité, p. 343.
-
[91]
Thérèse Raquin, p. 592.
-
[92]
M. Foucault, Histoire de la folie, Gallimard, coll. « Tel », 1972, p. 22.
-
[93]
Tony James, « Les hallucinés : “rêveurs tout éveillés” – ou à moitié endormis », dans Les Arts de l’hallucination, sous la dir. de D. Pesenti Campagnoni et P. Tortonese, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2001, p. 87.