Notes
-
[1]
Du Bellay, Œuvres poétiques, recueils lyriques, Droz, 1912, t. 3, p. 28.
-
[2]
Sur les rapports entre poésie et chanson, voir Brigitte Buffard-Moret, La Chanson poétique au XIXe siècle, origine, statut et formes, Rennes, PUR, 2006 (Prix Louis Barthou de l’Académie française 2007).
-
[3]
Titre d’un ouvrage de C. Noblot, paru en 1740 chez H.-L. Guérin.
-
[4]
Hugo, Notre-Dame de Paris, VII, 6, dans Œuvres complètes, Roman I, présentation, notices et notes de Jacques Seebacher, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 1985, p. 698
-
[5]
Voir Paul Van Tieghem, Le Préromantisme, Études d’histoire littéraire européenne, Librairie Félix Alcan, 1924, t. 1.
-
[6]
Ce terme fait référence à l’origine à leur mode de diffusion et désigne des poésies « qui s’échappent de la plume et du portefeuille d’un auteur, en différentes circonstances de sa vie, dont le public jouit d’abord en manuscrit, qui se perdent quelquefois ». Encyclopédie, t. VII, éd. de 1757, p. 360, s.v. « Fugitives, (Pièces –) », cité par Sylvain Menant, La Chute d’Icare, La Crise de la Poésie française 1700-1750, Genève-Paris, Droz, 1981, p. 219.
-
[7]
Rousseau, Les Confessions, éd. Bernard Gagnepin et Marcel Raymond, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1959, p. 10.
-
[8]
Voir Jean Touchard, La Gloire de Béranger, Armand Colin, 1968, t. 1, p. 534-550 et Jean-Bertrand Barrère, La Fantaisie de Victor Hugo, Corti, 1960, t. 2, « Le temps des Châtiments », p. 27-62.
-
[9]
Baudelaire, « Sur mes contemporains : Pierre Dupont, I », dans Baudelaire, Œuvres complètes, éd. Claude Pichois, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », t. 2, 1976, p. 26.
-
[10]
Hugo, Œuvres poétiques, éd. Pierre Albouy, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1964, t. 1, p. 705-706.
-
[11]
Auguste Angellier, Étude sur la vie et les œuvres de Robert Burns, Hachette, 1892, p. 163.
-
[12]
Dans l’exemplaire de l’édition originale des Romances sans paroles acquis par le British Museum en 1893 et renfermant des corrections de la main du poète, le titre de Child Wife est remplacé par The Pretty One écrit en surcharge. Or ce titre fait allusion à une chanson populaire anglaise très connue : « My little pretty one… ». Quant au poème A poor young shepherd, il serait inspiré par les petits poèmes, dits « valentines », souvent chantés, qu’échangent les Anglais à la fête de Saint-Valentin.
-
[13]
Sainte-Beuve, Tableau de la poésie française au XVIe siècle, éd. Jules Troubat, Lemerre, 1876, t. 1, p. 134.
-
[14]
Rousseau, article « Romance », Dictionnaire de musique, Genève, Minkoff, 1998, p. 427.
-
[15]
Lettre à Lepelletier du 16 mai 1873, dans Verlaine, Œuvres complètes, éd. Jacques Borel, Club du meilleur livre, 1959, t. 1, p. 1035.
-
[16]
Gautier, Œuvres poétiques complètes, éd. Michel Brix, Bertillat, 2004, p. 358.
-
[17]
Huysmans, À rebours, Gallimard, 1977, chap. XIV, p. 308.
-
[18]
Baudelaire, Projet de préface, III, dans Œuvres complètes, éd. Claude Pichois, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1976, t. 1, p. 184.
-
[19]
Hugo, Œuvres poétiques, ouvr. cité, t. 1, p. 493.
-
[20]
Dans une lettre à Lepelletier du 23 mai 1873, Verlaine parle à propos de Romances sans paroles d’un « volume en partie d’impressions de voyage », dans Verlaine, Œuvres complètes, ouvr. cité, t. 1, p. 1041.
-
[21]
Rimbaud, « Alchimie du verbe », Une saison en enfer, dans Œuvres complètes, éd. Antoine Adam, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1972, p. 108.
-
[22]
Hugo, Œuvres poétiques, ouvr. cité, t. 2, p. 151.
-
[23]
Leconte de Lisle, Œuvres, éd. Edgar Pich, Les Belles Lettres, 1977, t. 3, p. 295.
-
[24]
Cité dans Hugo, Œuvres poétiques, ouvr. cité, t. 2, p. 898.
-
[25]
Ronsard, Œuvres complètes, éd. Jean Céard, Daniel Ménager et Michel Simonin, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1993, t. 1, p. 797.
-
[26]
Sainte-Beuve, ouvr. cité, p. 87.
-
[27]
Belleau, Que la Richesse ne peut rien contre la mort, dans Œuvres poétiques, sous la dir. de Guy Demerson, Honoré Champion, 1995, t. 1, p. 29.
-
[28]
Voir Franck Bauer, « Ronsard, Belleau, Baudelaire et la Mendiante rousse », dans les actes à paraître du colloque international La Postérité de la Renaissance, organisé par Véronique Gély et Fiona Mac Intosh à la maison de la Recherches de Villeneuve d’Ascq, les 12, 13, 14 février 2004.
-
[29]
Ronsard, Le Second Livre des Amours, ouvr. cité, t. 1, p. 237.
-
[30]
Sur l’histoire de cette strophe, voir Brigitte Buffard-Moret « Sara la baigneuse, ou les avatars d’une chanson poétique du XVIe siècle », dans Actes des journée d’étude Poésie, Musique, chanson de mars 2006 à l’université d’Artois éd. Brigitte Buffard-Moret, Artois Presses Universitaires, à paraître.
-
[31]
Sainte-Beuve, Œuvres choisies de P. de Ronsard, Garnier, 1879, p. 47.
-
[32]
Pour une odelette, « Les papillons » après qu’il a cité le « Bel aubépin » de Ronsard, construit sur le même schéma ainsi que le poème de Belleau. Voir Nerval, Œuvres complètes, éd. Jean Guillaume et Claude Pichois, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1989, t. 1, p. 332.
-
[33]
Hugo, Cromwell, IV, 1, dans Théâtre, I, Notice et notes de Anne Ubersfeld, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 1985, p. 237.
-
[34]
J.-K. Huysmans, À rebours, Garnier-Flammarion, 1978, chap. XIV, p. 211.
-
[35]
Henri Chatelain, Recherches sur le vers français au XVe siècle. Rimes, mètres et strophes, Honoré Champion, 1908, cité par Jean-Louis Aroui dans « Les tercets verlainiens », Verlaine à la loupe, Colloque de Cerisy, 11-18 juillet 1996, éd. Jean-Michel Gouvard et Steve Murphy, Honoré Champion, 2000, p. 226.
-
[36]
Baudelaire, Œuvres complètes, ouvr. cité, t. 1, p. 122.
-
[37]
Dans « Colloque sentimental » de Fêtes galantes ou « O triste, triste était mon âme », de Romances sans paroles, par exemple.
-
[38]
Marceline Desbordes-Valmore, Œuvres poétiques, éd. M. Bertrand, Presses Universitaires de Grenoble, 1973, t. 1 p. 96 et suiv.
-
[39]
Voir notamment « La chanson du rouet » et « La chute des étoiles » dans Poèmes antiques.
-
[40]
Verlaine, Œuvres en prose complètes, éd. Jacques Borel, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1972, p. 611.
-
[41]
Hugo, « Mes vers fuiraient… », Les Contemplations, dans Œuvres poétiques, ouvr. cité, t. 2, p. 537.
-
[42]
Sous l’épais sycomore », (ouvr. cité, p. 38), « Les Roses d’Ispahan » (p. 43), « Le frais matin dorait » (p. 127).
-
[43]
La Genèse d’un poème », dans Poe, Contes, Essais, poèmes, éd. Claude Richard, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 1989, p. 1011.
-
[44]
Verlaine, Œuvres complètes, ouvr. cité, t. 1, p. 1035.
-
[45]
Verlaine, Œuvres poétiques complètes, ouvr. cité, p. 192.
-
[46]
Verlaine, Œuvres complètes, ouvr. cité, t. 1, p. 1040.
-
[47]
Baudelaire, Nouvelles Notes sur Edgar Poe, dans Œuvres complètes, ouvr. cité, t. 2, p. 336
QUAND LES POÈTES SE TOURNENT VERS LE PASSÉ POPULAIRE ET LITTÉRAIRE
1 « Renouvelons aussi toute vieille pensée. » [1] C’est par ces mots, empruntés à une ode de Du Bellay et mis en épigraphe, que Victor Hugo ouvre ses Ballades dans l’édition de 1828. Or à ce renouvellement de toute vieille pensée correspond celui de toute vieille forme : si l’époque romantique marque le début d’une extraordinaire période de transformation de la versification, c’est certes parce que les règles draconiennes en vigueur depuis Malherbe sont à présent ressenties comme un carcan pesant, mais aussi parce que les poètes se tournent vers le passé, littéraire et populaire, d’où ils exhument des formes oubliées ou méprisées, qu’ils remettent à la mode [2].
Le « genre troubadour »
2 Dès le début du XVIIIe siècle, des savants ecclésiastiques voulant mettre en lumière « l’origine et les progrès des arts et des sciences » [3] ont fait paraître plusieurs histoires de la poésie française, donnant la primauté tantôt aux poètes de langue d’oc tantôt à ceux de langue d’oïl, sans que préside d’ailleurs un véritable souci de méthode scientifique. Cet intérêt pour l’ancienne littérature, parti des érudits de province, a gagné la haute société parisienne, qui trouve du charme à ces « amours du bon vieux temps », sous-titre sous lequel est publiée en 1752 une nouvelle édition de l’Histoire d’Aucassin et de Nicolette. Dans le même temps fleurissent des recueils de chansons de troubadours, qui sont soit des textes médiévaux très librement adaptés, soit des pastiches faits par de « nouveaux troubadours » : c’est sous ce titre que paraît un recueil lyrique en 1787.
3 La poésie médiévale étant mal connue à l’époque, c’est plutôt une atmosphère que s’efforcent de recréer les poètes, et le « genre troubadour » séduit les romantiques parmi lesquels, en premier lieu, Victor Hugo. Mais pour lui comme pour beaucoup d’autres, la poésie des troubadours se confond avec les « vieilles chansons » : les chansons qui émaillent son roman Notre-Dame de Paris sont qualifiées de « vieil air », de « vieux refrain », elles n’ont rien à voir avec le chant courtois et ne sont pas différentes des chansons qu’il introduit plus tard dans Les Misérables. Vers courts et naïveté des paroles sont les deux traits communs à tous ces vers, comme ceux-ci que chantent les deux écoliers Jehan du Moulin et Robin Poussepain :
Une hart
Pour le pendard
Un fagot
Pour le magot.
5 ou Jehan et Phoebus :
Les enfants des Petits-Carreaux
Se font pendre comme des veaux. [4]
Les chansons du folklore français et d’ailleurs
7 Cet engouement pour les « vieilles chansons » va de pair avec l’idée qui se développe depuis la seconde moitié du XVIIIe siècle, chez Diderot d’abord, puis de manière systématique, chez l’Allemand Johann Gottfried von Herder [5] notamment, que dans l’enfance de l’humanité, où l’imagination n’était pas encore bridée par la raison, la poésie était encore l’expression directe des sentiments et le fruit collectif de tout un peuple. Ces théories, par le biais des romantiques allemands, se développent dans les milieux intellectuels français parce qu’elles permettent de se démarquer de l’esthétique classique, tandis que se répand la mode des recueils de chansons « populaires », mêlant en fait chansons purement lettrées, dans le style de la « poésie fugitive » [6] du temps, et vieilles rondes folkloriques.
8 À ce désir de retrouver une poésie primitive et authentique s’ajoute chez les romantiques une nostalgie nouvelle pour l’enfance – parce qu’elle construit la personnalité créatrice de l’artiste – et pour les souvenirs qui s’y rattachent. Rousseau est le premier à avoir célébré, dans ses Confessions, les chansons qui ont bercé son enfance, avec l’évocation des airs que lui chantait sa « pauvre tante Suson » [7].
9 Ainsi la chanson est très populaire et tout le monde chante, des salons au coin des rues, en passant par les cabarets et les lieux de travail. Romances, chansons satiriques et politiques, chansons de circonstances mondaines, chansons liées aux métiers – que l’on pense aux chansons de marins rythmant les différentes manœuvres sur les bateaux : chansons à hisser, à haler, à virer, à pomper… – : l’inspiration est multiple. Deux figures de chansonniers, parmi bien d’autres, marquent les poètes du XIXe siècle : Béranger et Pierre Dupont. Hugo est très admiratif du premier, même si leurs rapports ont été houleux [8], et les œuvres du second sont écoutées pendant l’exil à Marine Terrace. Gautier, Leconte de Lisle, Banville sont liés à Pierre Dupont, auquel Baudelaire rend hommage comme à un « nouveau poète » [9] dans la préface qu’il écrit en 1851 pour ses Chants et Chansons. Quant à Mallarmé dans l’œuvre duquel, parallèlement aux Poésies retenues pour l’édition posthume parue chez Deman, figurent des poèmes intitulés « chansons », « odelettes », « petit air », il a composé une élégie inachevée intitulée « Sur la tombe de Béranger ».
10 Mais la chanson populaire française n’est pas la seule à intéresser les poètes, qui se tournent vers le folklore d’autres pays. Hugo découvre le « pantoum ou chant malais, d’une délicieuse originalité » [10] auquel il fait allusion dans une note des Orientales et qui a un grand succès auprès d’autres poètes comme Gautier, Baudelaire, Verlaine. Leconte de Lisle lit l’œuvre du poète écossais Burns, que l’on a souvent nommé « The Heaven-taught ploughman » ( « le laboureur inspiré des Cieux ») [11] et le « traduit » librement dans six chansons écossaises figurant dans la partie « Poésies diverses » de ses Poèmes antiques. Et Verlaine, en compagnie de Rimbaud, lors de son séjour en Angleterre, apprend l’anglais en lisant Edgar Poe et des recueils de chansons anglaises, auxquelles plusieurs poèmes de la section « Aquarelles » dans Romances sans paroles font allusion [12].
Chansons et odes du XVIe siècle
11 Parallèlement, les poètes redécouvrent la poésie du XVIe siècle qui était tombée dans l’oubli et le décri lors des siècles précédents. Ils sont sensibles à la variété des structures strophiques, et Sainte-Beuve, dans son Tableau historique et critique de la Poésie française et du Théâtre français au XVIe siècle, qui correspondait au sujet proposé par l’Académie Française en 1826 pour le prix d’éloquence, ainsi que dans son édition des Œuvres choisies de Ronsard qu’il publie en même temps, s’enthousiasme pour certaines strophes ronsardiennes : « La versification dut à Ronsard, écrit-il, de notables progrès. Et d’abord, il imagina une grande variété de rythmes lyriques et construisit huit ou dix formes diverses de strophes, dont on chercherait vainement les modèles, dont on trouverait au plus des vestiges chez les poètes ses prédécesseurs. Plusieurs de ces rythmes ont été supprimés par Malherbe, qui les jugea probablement trop compliqués et trop savants pour être joués sur sa lyre à quatre cordes. C’est seulement de nos jours que l’école nouvelle en a reproduit quelques-unes. » [13]
12 À son tour, Hugo est conquis, et nombre de vers de Ronsard ou de Du Bellay figurent en épigraphe dans l’édition des Odes et Ballades de 1828, la première strophe « D’un Vanneur de blé au vent » étant cavalièrement modifiée et rebaptisée… « vieille chanson » sans nom d’auteur ! Car la poésie de la Renaissance, parce qu’elle a des grâces marotiques ou anacréontiques, qu’elle a pour titre « ode », « chanson », « odelette », « élégie » ou « villanelle », est elle aussi confondue avec les vieilles chansons naïves chères à Rousseau, Chateaubriand, Nerval ou George Sand. Gautier, Baudelaire, Banville, Verlaine sont de grands lecteurs de Ronsard et leur œuvre en porte la marque.
Les chansons du XVIIIe siècle
13 Un autre type de chanson a un grand succès, parce que symbole d’une époque révolue : les chansons des opérettes ou des vaudevilles du XVIIIe siècle, parmi lesquelles la romance à laquelle Rousseau a consacré un article de son Dictionnaire de musique [14]. Hugo est un grand admirateur du poète et chansonnier Vadé, qui s’est illustré dans le « genre poissard » et à qui il rend hommage dans Les Misérables. Rimbaud fait découvrir à Verlaine les libretti de Favart : dans Romances sans paroles, en épigraphe de la première des « Ariettes oubliées » figurent quelques vers de Favart. Les fantaisies rimiques de Vadé, la simplicité naïve des romances ou des ariettes de Favart transparaissent dans les poèmes de Hugo, de Verlaine ou de Mallarmé.
Influences contemporaines
14 Enfin, les poètes s’influencent les uns les autres : Hugo est bien sûr le maître et tout poète, même s’il doit s’en détacher ensuite, s’inspire de son œuvre. On trouve chez Musset, Gautier, Banville, Verlaine des touches hugoliennes, Baudelaire lui dédicace « Les Petites Vieilles » et, à son tour, Banville imite Hugo et Gautier. L’œuvre inclassable de Marceline Desbordes-Valmore inspire également Baudelaire, Rimbaud et Verlaine. Les Fleurs du Mal marquent ensuite les poètes, et Verlaine, Rimbaud, Laforgue en subissent l’influence.
15 Or Hugo a introduit dans son œuvre des formes héritées de la chanson populaire ou de la Renaissance ; donc ces formes se retrouvent chez ceux qu’il inspire. L’influence se fait aussi par-delà les frontières : Baudelaire traduit Poe, d’abord pour des raisons financières, mais découvre chez ce poète des conceptions esthétiques qu’il partage et qu’il met à l’œuvre dans ses poèmes. Verlaine va jusqu’à lire, en Angleterre, Poe « en english » [15] après l’avoir lu en français, et ses poèmes sont autant influencés par le poète français que par le poète américain.
16 Chansons de « troubadour », « vieilles chansons » de France et d’ailleurs, poésie de la Renaissance, ariettes et romances, poèmes d’Edgar Poe où le refrain est primordial : toutes ces influences qui se combinent favorisent le renouvellement du vers français et, tout au long du XIXe siècle, les poètes empruntent, pour leur poésie, des structures à la chanson tant populaire que littéraire.
LES MARQUES DE LA CHANSON DANS LES VERS DU XIXe SIÈCLE
Mètres courts et mètres impairs
17 La chanson populaire se caractérise par des vers courts. L’octosyllabe est le mètre le plus fréquent : que l’on pense à « Il était un petit navire » ou à « Ils étaient trois petits enfants/Qui s’en allaient glaner aux champs. » Ce mètre a été très souvent utilisé dans les odes légères de la Renaissance. Gautier l’utilise dans nombre de ses poèmes aux titres ou à la thématique de chansons : « Chant du grillon », « Séguidille », « Sérénade ». Dans le poème « Dans un baiser, l’onde… » il crée au sein de l’octosyllabe non césuré un accent régulier sur la 4e syllabe comme dans chanson populaire « Il était un/petit navire » :
Dans un baiser, l’onde au rivage
Dit ses douleurs ;
Pour consoler la fleur sauvage,
L’aube a des pleurs ;
Le vent du soir conte sa plainte
Au vieux cyprès,
La tourterelle au térébinthe
Ses longs regrets. [16]
19 et il élit le quatrain d’octosyllabes en rimes croisées pour tout le recueil d’Émaux et Camées. C’est aussi le mètre le plus utilisé par Hugo dans le recueil Chansons des rues et des bois – là encore pour une œuvre tout en quatrains de rimes croisées dont « l’impeccable jonglerie de [la] métrique » faisait « hennir » des Esseintes [17] – et l’octosyllabe figure aussi en bonne place chez Verlaine dans ses Fêtes Galantes ou ses Romances sans Paroles. Ce qui est nouveau, c’est que l’octosyllabe est utilisé même pour traiter des sujets graves : Baudelaire l’emploie ainsi largement dans Les Fleurs du Mal puisqu’il figure en isométrie dans 30 poèmes où il contribue à donner une tonalité particulière au recueil, dont la forme est ainsi décalée par rapport à la « tristesse [du] sujet » [18].
20 Des vers encore plus courts figurent dans nombre de poèmes inspirés par la chanson, parce qu’ils permettent de rapprocher les échos sonores de la rime. Ainsi l’hexasyllabe, mètre de la chanson populaire « Nous n’irons plus au bois », est-il utilisé par Hugo dans sa dernière pièce des Odes, « Rêves », dont la thématique emprunte à l’imagerie médiévale :
Oh ! la Bretagne antique !
Quelque roc écumant !
Dans la forêt celtique
Quelque donjon gothique !
Pourvu que seulement
La tour hospitalière
Où je pendrai mon nid,
Ait, vieille chevalière,
Un panache de lierre
Sur son front de granit. [19]
22 et il est très présent aussi dans le recueil des Chansons des rues et des bois. Il figure également notamment dans Romances sans paroles et dans plusieurs complaintes de Laforgue.
23 Hugo, qui commence son œuvre poétique par des performances métriques et s’inspire en cela des chansonniers des siècles précédents, compose une de ses Ballades « le Pas d’armes du roi Jean » uniquement en vers de 3 syllabes, et l’on retrouve des vers courts dans les Chansons des rues et des bois, avec plusieurs pièces en vers de 4 syllabes. Le vers de 4 syllabes apparaît aussi à plusieurs reprises dans Romances sans Paroles : l’aspect haché qu’il donne à la phrase, courant ainsi obligatoirement sur plusieurs vers, permet, par exemple dans « Walcourt », de transcrire les « impressions » [20], selon les propres mots de Verlaine, qui se succèdent tandis que le train roule.
24 Quant aux mètres de 5 et 7 syllabes, qui sont culturellement liés à la chanson, ils font une percée remarquable dans la poésie française du XIXe siècle. Le pentasyllabe était totalement inusité en dehors de la poésie légère des XVIIe et XVIIIe siècles. Mais Hugo l’utilise dès ses Ballades dans « La Ronde du Sabbat », Verlaine pour un des Poèmes saturniens, « Soleils couchants », et Rimbaud pour quelques-uns de ses poèmes, comme « Chanson de la plus haute tour », à un moment où « opéras vieux, refrains niais, rhythmes naïfs » [21] lui plaisent encore.
25 C’est le moment où apparaît également une bizarrerie métrique, le décasyllabe césuré 5-5, qui est une façon de faire resurgir ce rythme impair au sein d’un vers à l’origine segmenté en deux mesures paires. Les poètes l’utilisent seul ou associé à des pentasyllabes, comme Hugo dans la Chanson IV de la section VI :
Nous nous promenions parmi les décombres
A Rozel Tower,
Et nous écoutions les paroles sombres
Que disait la mer. [22]
27 ou à des octosyllabes, comme Leconte de Lisle dans la chanson écossaise « Nell », ce qui rattache encore davantage ce vers à aux mètres de la chanson :
Ta rose de pourpre, à ton clair soleil,
O Juin, étincelle enivrée ;
Penche aussi vers moi ta coupe dorée :
Mon cœur à ta rose est pareil. [23]
29 Ce type de décasyllabe est utilisé en isométrie notamment par Hugo dans les Châtiments, recueil dont il dit dans un projet qu’ « il contiendra de tout, des choses qu’on pourra dire, et des choses qu’on pourra chanter » [24]. Et Baudelaire, une fois encore, brouille les tonalités, en utilisant ce décasyllabe pour « La Mort des amants » qui fut qualifiée de « berceuse morbide ».
30 Quant à l’heptasyllabe, il est très présent dans des poèmes aux allures de chanson, ainsi chez Hugo, dans les Ballades, dans les Orientales pour la « Romance mauresque », dans Les Contemplations pour le poème léger « La Coccinelle » ou pour plusieurs pièces des Chansons des Rues et des bois ; chez Baudelaire, associé au vers de 5 syllabes pour le poème à refrain « L’invitation au voyage » ; chez Verlaine dans plusieurs pièces de Romances sans Paroles, comme pour le poème « Bruxelles. Simples fresques » composé de deux pièces dont la première est en heptasyllabes et la seconde en pentasyllabes.
31 Ce désir de faire dans la poésie « de la musique avant toute chose » aboutit aussi à ce que Verlaine introduise dans son œuvre un vers impair jusque là inusité dans la poésie non chantée : l’ennéasyllabe…
Les strophes
32 La redécouverte de la poésie du XVIe siècle ainsi que le goût pour la chanson, qui poussent les poètes à ne pas rompre avec les chansons de la poésie fugitive et des vaudevilles du siècle précédent, favorisent l’introduction dans la grande poésie de formes strophiques jusqu’alors inusitées. Certaines ont un immense succès et se retrouvent d’un poète à l’autre.
33 C’est le cas de deux strophes remarquées par Sainte-Beuve chez Ronsard. La première figure dans l’ode De l’Élection de son sepulchre :
Mais bien à noz campagnes
Fist voir les Sœurs compagnes
Foulantes l’herbe aux sons
De ses chansons, [25]
35 Sainte-Beuve la célèbre ainsi : « Ce petit vers masculin de quatre syllabes qui tombe à la fin de chaque stance produit à la longue une impression mélancolique : c’est comme un son de cloche funèbre. » [26] Elle avait déjà été reprise par Belleau pour une ode imitée d’Anacréon [27] puis au XVIIe siècle par Tristan et Voiture pour des chansons. Après Sainte-Beuve, on la retrouve chez Baudelaire pour « À une mendiante rousse » [28] et chez Verlaine dans une pièce des Fêtes Galantes, « À Clymène ».
36 L’autre strophe est celle d’une chanson des Amours de Marie : « Quand ce beau printemps je voy… » :
Quand ce beau Printemps je voy,
J’apperçoy
Rajeunir la terre et l’onde,
Et me semble que le jour,
Et l’amour,
Comme enfans naissent au monde. [29]
38 Elle a eu déjà un grand succès au XVIe et au XVIIe siècle [30]. Sainte-Beuve ne tarit pas d’éloges sur la structure et cite à la fois le poème de Ronsard et un autre de Belleau sur le même modèle. À leur suite, il consigne son propre poème À la Rime, écrit sur le même modèle, « comme un hommage offert au grand inventeur lyrique du XVIe siècle » [31]. Hugo, après avoir mis ces trois poèmes en épigraphe dans l’édition de 1828 des Odes et Ballades, reprend le schéma pour « Sara la Baigneuse » dans Les Orientales et, après lui, Gautier, Musset, Nerval [32], Banville, Verlaine.
39 Ce qui plaît dans ces types de strophes, ce sont les échos rapprochés par le biais d’un vers très court : vers de 4 syllabes ou de 3 syllabes, ainsi que, pour le premier type de strophe, la chute sur un vers plus court que les autres, qui constitue une forte clausule. C’est la même chute, redoublée, que comporte une autre strophe de Hugo, reprise elle aussi par d’autres : celle de la Chanson d’Elespuru de la scène 2 de l’acte IV de Cromwell, pratiquant l’alliance de vers de 5 et de 2 syllabes, cette fois-ci les deux vers courts se faisant écho :
Au soleil couchant,
Toi qui va cherchant
Fortune,
Prends garde de choir ;
La terre, le soir,
Est brune. [33]
41 Musset ( « La Nuit »), Verlaine ( « Colombine », Fêtes Galantes) l’utilisent à leur tour pour des pièces où il est question de chansons et de mandolines…
42 Empruntées à la chanson, d’autres strophes ont un grand succès au XIXe siècle. C’est le cas du tercet, apparu dans la poésie médiévale, chez Rutebeuf et Marguerite de Navarre, puis disparu pendant plusieurs siècles. Le tercet à tierce rime (ou terza rima), remis à l’honneur par les Parnassiens – où le vers du milieu trouve sa rime dans le premier et dernier vers de la strophe suivante, et où le vers final est isolé, permettant une chute spectaculaire – n’est pas hérité de la chanson mais de la Divine Comédie de Dante. En revanche, Verlaine, qui varie les structures des tercets, suscitant l’admiration de Huysmans via son personnage Des Esseintes [34], emploie dans « Un dahlia » le tercet de forme abb acc, qu’on trouve dans la chanson populaire « Brave marin », et pour « Streets I » un tercet monorime qui est « une des plus anciennes formes de la chanson à danser » [35].
43 De la même façon, le distique appartient au domaine de la chanson populaire où il est très présent, du fait que bien des couplets de chansons, constitués à l’origine d’un seul vers long, comme « Il était un petit navire qui n’avait jamais navigué », apparaissent disposés comme une suite de deux vers courts, dont un seul rime avec le couplet suivant ( « Il était un petit navire/Qui n’avait jamais navigué/Il partit pour un long voyage/Sur la mer Méditerranée »). C’est d’une certaine façon avec cette structure que renove Baudelaire dans Abel et Caïn, puisque ses distiques ne sont pas en rimes plates, mais qu’il établit un système en rimes croisées sur deux strophes. Chaque distique associe donc une rime féminine et une rime masculine, à la manière des distiques des chansons populaires :
Race d’Abel, dors, bois et mange ;
Dieu te sourit complaisamment.
Race de Caïn, dans la fange
Rampe et meurs misérablement. [36]
45 Mais ailleurs, chez Verlaine par exemple [37], les distiques sont en rimes plates.
46 La rime plate apparaît aussi dans les quatrains, comme c’est le cas dans nombre de chansons populaires, par exemple « Le Roi Renaud » ou la « Complainte du Juif errant ». Ainsi Vigny l’utilise dans plusieurs de ses Poèmes antiques et modernes comme « La Neige » ou « Le Cor », qui portaient à l’origine en sous-titre la mention de « Ballade », Hugo, pour le refrain de la « chanson des Aventuriers de la mer » dans La Légende des Siècles, Baudelaire pour plusieurs poèmes des Fleurs du Mal dont « Le Vin des chiffonniers », qui fut à l’origine un poème en rimes suivies et qui prend dans sa version définitive une forme de poème strophique :
Souvent, à la clarté rouge d’un réverbère
Dont le vent bat la flamme et tourmente le verre,
Au cœur d’un vieux faubourg, labyrinthe fangeux
Où l’humanité grouille en ferments orageux,
48 Un autre type de strophe fait une réapparition durable au XIXe siècle : le quintil. Il avait été utilisé par Marot pour plusieurs chansons de l’Adolescence Clémentine, ainsi qu’au XVIIe siècle par Madame Deshoulières ou Voiture pour des chansons de circonstances. Lamartine et Hugo l’ont remis à la mode, le premier dans ses Nouvelles Méditations poétiques, le second dans ses Odes et Ballades. Mais une structure nouvelle émerge : le quintil où le premier et le dernier vers sont semblables. Ce procédé du bouclage de la strophe par un vers répété est pratiqué par Marceline Desbordes-Valmore dans les romances « Le Bouquet », « La Reconnaissance », « Que je te plains » [38], parues dans les années 1820, et Leconte de Lisle, influencé par le poète populaire écossais, Burns, s’y est essayé dès les Poèmes antiques [39], parus en 1852. En fait, au fil des années, les influences se cumulent et des procédés se retrouvent d’œuvre en œuvre et de poète en poète. Souvent, c’est quand un poème devient célèbre que le procédé qu’il contient reste associé au poète qui l’a écrit : c’est ainsi que ce type de quintil reste essentiellement lié à Baudelaire, et Verlaine y pense sans aucun doute quand il rend hommage à Baudelaire dans L’Art du 16 novembre 1865 :
Là où il est sans égal, c’est dans ce procédé si simple en apparence, mais en vérité si décevant et si difficile, qui consiste à faire revenir un vers toujours le même autour d’une idée toujours nouvelle et réciproquement ; en un mot à peindre l’obsession. [40]
50 À son tour, il use de ce type de quintil dès les Poèmes saturniens, pour « Nevermore II » : le goût de tous ces poètes pour les chansons les amènent à favoriser dans leurs œuvres des procédés de répétitions variés.
Les procédés de répétition
51 Un refrain apparaît dans de nombreux poèmes ayant trait à la chanson. Chez Hugo, par exemple, tantôt il est indépendant de la strophe, comme dans « Le Chasseur noir » des Châtiments, tantôt lié, comme dans la « Légende de la nonne » des Odes et Ballades, tantôt il varie au fil des strophes comme dans « Mes vers fuiraient… » des Contemplations :
Mes vers fuiraient, doux et frêles,
Vers votre jardin si beau,
Si mes vers avaient des ailes,
Des ailes comme l’oiseau.
Ils voleraient, étincelles,
Vers votre foyer qui rit,
Si mes vers avaient des ailes,
Des ailes comme l’esprit.
Près de vous, purs et fidèles,
Ils accourraient nuit et jour,
Si mes vers avaient des ailes,
Des ailes comme l’amour. [41]
53 Ces refrains se retrouvent chez Gautier, Leconte de Lisle, Baudelaire, Verlaine, Laforgue…
54 Le procédé de bouclage observé au niveau de la strophe pour le quintil peut se faire au niveau du poème, avec le même vers ou la même strophe qui ouvre et ferme le poème, comme, chez Hugo, dans « Clair de lune » des Orientales ou, chez Verlaine, dans l’Ariette VIII de Romances sans paroles : « Dans l’interminable/Ennui de la plaine » où la première et la 2e strophe sont répétées, la première à la fin du poème, la seconde au milieu. Car il semble que les poètes renchérissent en matière de répétitions, mêlant le systématique à l’aléatoire, associant le vers au vertige.
55 C’est ce qui explique le succès du pantoum, où chaque deuxième et quatrième vers du premier quatrain devient le premier et le troisième du deuxième quatrain et ainsi de suite, structure complexe à laquelle s’essaient tour à tour Leconte de Lisle, Banville, Baudelaire, Verlaine…
56 Ce peuvent être les mêmes mots qui se retrouvent de vers en vers ou de rime en rime, procédé auquel recourt Leconte de Lisle allant, dans trois pièces [42] des Poèmes Tragiques, jusqu’à limiter les variations de termes à la rime, puisque mots-rimes du premier quatrain parcourent tout le poème, alternativement dans le même ordre et dans l’ordre inverse :
Les Roses d’Ispahan dans leur gaine de mousse,
Les jasmins de Mossoul, les fleurs de l’oranger
Ont un parfum moins frais, ont une odeur moins douce,
O blanche Leïlah ! que ton souffle léger.
Ta lèvre est de corail, et ton rire léger
Sonne mieux que l’eau vive et d’une voix plus douce,
Mieux que le vent joyeux qui berce l’oranger,
Mieux que l’oiseau qui chante au bord du nid de mousse.
Mais la subtile odeur des roses dans leur mousse,
La brise qui se joue autour de l’oranger
Et l’eau vive qui flue avec sa plainte douce
Ont un charme plus sûr que ton amour léger !
58 Ces reprises de sonorités à l’intérieur du vers ou à la rime, de mots, de vers, vont s’accentuant encore chez Baudelaire et Verlaine, influencés par Poe. Selon celui-ci, « la mélancolie est le plus légitime de tous les tons poétiques » [43] et pour créer celle-ci, il s’appuie sur l’effet produit par le refrain : « Tel qu’on en use communément, le refrain non seulement est limité aux vers lyriques, mais encore la vigueur de l’impression qu’il doit produire dépend de la puissance de la monotonie dans le son et dans la pensée. Le plaisir est tiré uniquement de la sensation d’identité, de répétition. Je résolus de varier l’effet, pour l’augmenter, en restant généralement fidèle à la monotonie du son, pendant que j’altérerais continuellement celle de la pensée ; c’est-à-dire que je me promis de produire une série continue d’effets nouveaux par une série d’applications variées du refrain, le refrain en lui-même restant presque toujours semblable ».
59 Baudelaire, Verlaine ont voulu encore raffiner le procédé, ce dernier déclarant dans une lettre à Lepelletier du 16 mai 1873, à propos d’un nouveau projet poétique : « Les vers seront d’après un système auquel je vais arriver. Ça sera très-musical, sans puérilités à la Poë (quel naïf que ce “malin” ! Je t’en causerai un autre jour, car je l’ai tout lu en english) et aussi pittoresque que possible. » [44] Dans Romances sans paroles, certains poèmes semblent ainsi saturés par quelques sons, avec des assonances, des rimes, des mots sans cesse répétés, comme dans la 3e des « Ariettes oubliées » :
Il pleure dans mon cœur
Comme il pleut sur la ville ;
Quelle est cette langueur
Qui pénètre mon cœur ?
Ô bruit doux de la pluie
Par terre et sur les toits !
Pour un cœur qui s’ennuie
Ô le chant de la pluie !
Il pleure sans raison
Dans ce cœur qui s’écœure.
Quoi ! nulle trahison ?
Ce deuil est sans raison.
C’est bien la pire peine
De ne savoir pourquoi
Sans amour et sans haine
Mon cœur a tant de peine ! [45]
61 L’influence de la chanson, tant celle du peuple que celle des poètes, a contribué à renouveler le vers au XIXe siècle, en ressuscitant des mètres peu usités comme les mètres courts, détournés souvent de leurs emplois légers d’autrefois, en introduisant un mètre totalement nouveau, l’ennéasyllabe. Les poètes de ce siècle renouent avec les multiples combinaisons strophiques qui ont fait la gloire de Marot et de Ronsard, ainsi qu’avec les performances sonores qui furent celles de la fin du Moyen Âge. La répétition redevient reine, les sonorités s’entrelacent en un « langoureux vertige » qui fait sens.
62 « Je suis las des “crottes”, des vers “chiés” comme en pleurant, autant que des tartines à la Lamartine (qui cependant a des choses inouïes de beauté) », écrit Verlaine à son ami Lepelletier le 23 mai 1873 [46]. Les vers de ces chansons poétiques, en mettant l’émotion à distance tout en simulant par le retour lancinant des mêmes sons et des mêmes mots « les obsessions de la mélancolie ou de l’idée fixe » [47], permettent au poète de se faire deviner juste « dans un murmure »…
Notes
-
[1]
Du Bellay, Œuvres poétiques, recueils lyriques, Droz, 1912, t. 3, p. 28.
-
[2]
Sur les rapports entre poésie et chanson, voir Brigitte Buffard-Moret, La Chanson poétique au XIXe siècle, origine, statut et formes, Rennes, PUR, 2006 (Prix Louis Barthou de l’Académie française 2007).
-
[3]
Titre d’un ouvrage de C. Noblot, paru en 1740 chez H.-L. Guérin.
-
[4]
Hugo, Notre-Dame de Paris, VII, 6, dans Œuvres complètes, Roman I, présentation, notices et notes de Jacques Seebacher, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 1985, p. 698
-
[5]
Voir Paul Van Tieghem, Le Préromantisme, Études d’histoire littéraire européenne, Librairie Félix Alcan, 1924, t. 1.
-
[6]
Ce terme fait référence à l’origine à leur mode de diffusion et désigne des poésies « qui s’échappent de la plume et du portefeuille d’un auteur, en différentes circonstances de sa vie, dont le public jouit d’abord en manuscrit, qui se perdent quelquefois ». Encyclopédie, t. VII, éd. de 1757, p. 360, s.v. « Fugitives, (Pièces –) », cité par Sylvain Menant, La Chute d’Icare, La Crise de la Poésie française 1700-1750, Genève-Paris, Droz, 1981, p. 219.
-
[7]
Rousseau, Les Confessions, éd. Bernard Gagnepin et Marcel Raymond, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1959, p. 10.
-
[8]
Voir Jean Touchard, La Gloire de Béranger, Armand Colin, 1968, t. 1, p. 534-550 et Jean-Bertrand Barrère, La Fantaisie de Victor Hugo, Corti, 1960, t. 2, « Le temps des Châtiments », p. 27-62.
-
[9]
Baudelaire, « Sur mes contemporains : Pierre Dupont, I », dans Baudelaire, Œuvres complètes, éd. Claude Pichois, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », t. 2, 1976, p. 26.
-
[10]
Hugo, Œuvres poétiques, éd. Pierre Albouy, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1964, t. 1, p. 705-706.
-
[11]
Auguste Angellier, Étude sur la vie et les œuvres de Robert Burns, Hachette, 1892, p. 163.
-
[12]
Dans l’exemplaire de l’édition originale des Romances sans paroles acquis par le British Museum en 1893 et renfermant des corrections de la main du poète, le titre de Child Wife est remplacé par The Pretty One écrit en surcharge. Or ce titre fait allusion à une chanson populaire anglaise très connue : « My little pretty one… ». Quant au poème A poor young shepherd, il serait inspiré par les petits poèmes, dits « valentines », souvent chantés, qu’échangent les Anglais à la fête de Saint-Valentin.
-
[13]
Sainte-Beuve, Tableau de la poésie française au XVIe siècle, éd. Jules Troubat, Lemerre, 1876, t. 1, p. 134.
-
[14]
Rousseau, article « Romance », Dictionnaire de musique, Genève, Minkoff, 1998, p. 427.
-
[15]
Lettre à Lepelletier du 16 mai 1873, dans Verlaine, Œuvres complètes, éd. Jacques Borel, Club du meilleur livre, 1959, t. 1, p. 1035.
-
[16]
Gautier, Œuvres poétiques complètes, éd. Michel Brix, Bertillat, 2004, p. 358.
-
[17]
Huysmans, À rebours, Gallimard, 1977, chap. XIV, p. 308.
-
[18]
Baudelaire, Projet de préface, III, dans Œuvres complètes, éd. Claude Pichois, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1976, t. 1, p. 184.
-
[19]
Hugo, Œuvres poétiques, ouvr. cité, t. 1, p. 493.
-
[20]
Dans une lettre à Lepelletier du 23 mai 1873, Verlaine parle à propos de Romances sans paroles d’un « volume en partie d’impressions de voyage », dans Verlaine, Œuvres complètes, ouvr. cité, t. 1, p. 1041.
-
[21]
Rimbaud, « Alchimie du verbe », Une saison en enfer, dans Œuvres complètes, éd. Antoine Adam, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1972, p. 108.
-
[22]
Hugo, Œuvres poétiques, ouvr. cité, t. 2, p. 151.
-
[23]
Leconte de Lisle, Œuvres, éd. Edgar Pich, Les Belles Lettres, 1977, t. 3, p. 295.
-
[24]
Cité dans Hugo, Œuvres poétiques, ouvr. cité, t. 2, p. 898.
-
[25]
Ronsard, Œuvres complètes, éd. Jean Céard, Daniel Ménager et Michel Simonin, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1993, t. 1, p. 797.
-
[26]
Sainte-Beuve, ouvr. cité, p. 87.
-
[27]
Belleau, Que la Richesse ne peut rien contre la mort, dans Œuvres poétiques, sous la dir. de Guy Demerson, Honoré Champion, 1995, t. 1, p. 29.
-
[28]
Voir Franck Bauer, « Ronsard, Belleau, Baudelaire et la Mendiante rousse », dans les actes à paraître du colloque international La Postérité de la Renaissance, organisé par Véronique Gély et Fiona Mac Intosh à la maison de la Recherches de Villeneuve d’Ascq, les 12, 13, 14 février 2004.
-
[29]
Ronsard, Le Second Livre des Amours, ouvr. cité, t. 1, p. 237.
-
[30]
Sur l’histoire de cette strophe, voir Brigitte Buffard-Moret « Sara la baigneuse, ou les avatars d’une chanson poétique du XVIe siècle », dans Actes des journée d’étude Poésie, Musique, chanson de mars 2006 à l’université d’Artois éd. Brigitte Buffard-Moret, Artois Presses Universitaires, à paraître.
-
[31]
Sainte-Beuve, Œuvres choisies de P. de Ronsard, Garnier, 1879, p. 47.
-
[32]
Pour une odelette, « Les papillons » après qu’il a cité le « Bel aubépin » de Ronsard, construit sur le même schéma ainsi que le poème de Belleau. Voir Nerval, Œuvres complètes, éd. Jean Guillaume et Claude Pichois, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1989, t. 1, p. 332.
-
[33]
Hugo, Cromwell, IV, 1, dans Théâtre, I, Notice et notes de Anne Ubersfeld, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 1985, p. 237.
-
[34]
J.-K. Huysmans, À rebours, Garnier-Flammarion, 1978, chap. XIV, p. 211.
-
[35]
Henri Chatelain, Recherches sur le vers français au XVe siècle. Rimes, mètres et strophes, Honoré Champion, 1908, cité par Jean-Louis Aroui dans « Les tercets verlainiens », Verlaine à la loupe, Colloque de Cerisy, 11-18 juillet 1996, éd. Jean-Michel Gouvard et Steve Murphy, Honoré Champion, 2000, p. 226.
-
[36]
Baudelaire, Œuvres complètes, ouvr. cité, t. 1, p. 122.
-
[37]
Dans « Colloque sentimental » de Fêtes galantes ou « O triste, triste était mon âme », de Romances sans paroles, par exemple.
-
[38]
Marceline Desbordes-Valmore, Œuvres poétiques, éd. M. Bertrand, Presses Universitaires de Grenoble, 1973, t. 1 p. 96 et suiv.
-
[39]
Voir notamment « La chanson du rouet » et « La chute des étoiles » dans Poèmes antiques.
-
[40]
Verlaine, Œuvres en prose complètes, éd. Jacques Borel, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1972, p. 611.
-
[41]
Hugo, « Mes vers fuiraient… », Les Contemplations, dans Œuvres poétiques, ouvr. cité, t. 2, p. 537.
-
[42]
Sous l’épais sycomore », (ouvr. cité, p. 38), « Les Roses d’Ispahan » (p. 43), « Le frais matin dorait » (p. 127).
-
[43]
La Genèse d’un poème », dans Poe, Contes, Essais, poèmes, éd. Claude Richard, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 1989, p. 1011.
-
[44]
Verlaine, Œuvres complètes, ouvr. cité, t. 1, p. 1035.
-
[45]
Verlaine, Œuvres poétiques complètes, ouvr. cité, p. 192.
-
[46]
Verlaine, Œuvres complètes, ouvr. cité, t. 1, p. 1040.
-
[47]
Baudelaire, Nouvelles Notes sur Edgar Poe, dans Œuvres complètes, ouvr. cité, t. 2, p. 336