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Article de revue

« L'énonciation piétonnière ». Le Boulevard au crible de l'Étude de mœurs (1821-1867)

Pages 19 à 31

Notes

  • [1]
    Daniel Oster et Jean-Marie Goulemot, La Vie parisienne. Anthologie des mœurs du XIXe siècle, Sand/Conti, 1989, p. 21.
  • [2]
    Sur ce point, voir Michel de Certeau, L’Invention du quotidien. I : Arts de faire, Gallimard, 1990, p. 176 et 189.
  • [3]
    Voir Karlheinz Stierle, La Capitale des signes. Paris et son discours, Maison des Sciences de l’Homme, 2002, p. 191-292 ; et Marie-Ève Thérenty, Mosaïques. Être écrivain entre presse et roman (1829-1836), Honoré Champion, 2003, p. 278.
  • [4]
    Cette ébauche de l’incipit fut publiée et intitulée de la sorte lors de sa première publication, en 1896.
  • [5]
    « De la Bastille au boulevard Montmartre » ; « Boulevard Montmartre » ; « Boulevard des Italiens » ; « Du boulevard des Capucines à la Madeleine ». Nous nous référerons à l’édition de Marie-Claire Bancquart (Messidor, 1989, p. 35-57).
  • [6]
    Daniel Oster et Jean-Marie Goulemot, La Vie parisienne… , ouvr. cité, p. 21.
  • [7]
    Sur ce « pas désentravé », voir Alain Vaillant, « Ire et ambire : la marche et l’écriture au XIXe siècle », Corps en mouvement, Publications de l’Université de Saint-Étienne, 1996, p. 58.
  • [8]
    Notons que le chapitre I du Chroniqueur désœuvré, ou l’espion du boulevard du Temple [1782], ouvrage important de Mayeur de Saint-Paul, s’intitule « De moi » ; le chapitre II, « J’entre en matière ». Cette superposition de la figure du voyageur/promeneur et de la figure de l’écrivain est étudiée par Roland Le Huenen, dans « Le récit de voyage : l’entrée en littérature », Revue des études littéraires, vol. XX, n° 1, printemps-été 1987, p. 45-61.
  • [9]
    « Le savant, l’archéologue, l’antiquaire », ce « marquis de Carabas du bric-à-brac et de la curiosité […] sachant tout de la grande ville » (341) et ressemblant étrangement à l’antiquaire de La Peau de chagrin, dispense une « promenade en paroles » (364) qui suscite ce commentaire : « Je prends note, ô mon savant cicerone […] : recommençons notre promenade sur les boulevarts ; marchons bras dessus, bras dessous, au hasard ; regardons ensemble çà et là […] ; je n’aurai que des yeux pour vous voir et des oreilles pour vous entendre ; vous aurez de la mémoire, de l’observation et de la patience pour me guider et pour m’instruire. Je vous écoute. » (349)
  • [10]
    Philippe Antoine, « Une rhétorique de la spontanéité : le cas de la promenade », dans Alain Guyot et Chantal Massol (éd.), Voyager en France au temps du Romantisme. Poétique, esthétique, idéologie, Grenoble, Ellug, 2003, p. 131-146.
  • [11]
    Sur cette notion, voir le fascicule de la revue TLE intitulé Penser par le diagramme. De Gilles Deleuze à Gilles Châtelet, Presses Universitaires de Vincennes, n° 22, 2004.
  • [12]
    Tel est l’incipit de l’article de Balzac : « Toute capitale a son poème où elle s’exprime, où elle se résume, où elle est plus particulièrement elle-même. » Selon Énault, « les Boulevards sont comme une petite ville dans la grande, un second Paris dans Paris même ; c’est la capitale de Paris, comme Paris est la capitale du monde » (155). Cf. également Les Boulevards de Paris, Paris-Gravé, 1877, p. VIII. Enfin, relevons qu’il existe au sein même des boulevards l’essence du Boulevard – le boulevard des Italiens : « Voilà donc le centre du monde […] ! Le boulevard des Italiens pourrait s’appeler tout simplement le Boulevard » (Énault, 184).
  • [13]
    Le Grand Dictionnaire Universel du XIXe siècle lui-même adopte ce type de caractérisation, en l’agrémentant de commentaires comme : « Poursuivons donc notre promenade »…
  • [14]
    Il arrive à l’étranger d’être thématisé comme objet de l’étude, d’être décrit comme flâneur en action (d’Aldeguier, 188-189 ; Lurine, 364).
  • [15]
    Une exception à cela, dans notre corpus : « Les fantômes du Boulevard » de Jean du Boys, dont les observations initiales, très proches de la Théorie de la démarche de Balzac, reposent sur « ce grand art : lire dans une physionomie humaine et comprendre le sens intime des allures et des gestes » (2).
  • [16]
    Daniel Oster, « Paris-Guide : d’Edmond Texier à Charles Virmaître », Écrire Paris, Seesam/Fondation Singer-Polignac, 1990, respectivement p. 114 et 112.
  • [17]
    Voir « Le flâneur à Paris », par Un flâneur, dans Paris, ou Le livre des Cent-et-un, t. VI, p. 101 : « Au milieu de cette foule dont il est le centre […], rien n’échappe à son regard investigateur : une nouvelle disposition dans l’étalage […], un visage inaccoutumé sur ce boulevart dont il connaît chaque habitant et chaque habitué, tout l’intéresse, tout est pour lui un texte d’observations. » Cette figure, revisitée par W. Benjamin et K. Stierle, fait l’objet d’études spécifiques, entre autres, dans les Nouveaux Tableaux de Paris, ou observations sur les mœurs et usages des Parisiens au commencement du XIXe siècle (1828, t. II), dans Les Français peints par eux-mêmes (1840, t. III), dans Un hiver à Paris de Jules Janin (1843, chap. XXVII), ou dans Ce qu’on voit dans les rues de Paris de Victor Fournel (1867, II, chap. 2).
  • [18]
    Voir Duval, 92 ; Méry, 17 ; Lurine, 361 ; Énault, 166 ; de Kock, 1290.
  • [19]
    « Paris est d’abord lié symboliquement à l’œil » (Daniel Oster, « Le Paris de Maxime du Camp », Corps écrit, n° 29, « La ville », 1989, p. 89).
  • [20]
    La « tragédie », selon Vallès, des mouvements populaires : « Cela s’appelait autrefois le boulevard du Crime, parce qu’il y avait, côte à côte, des théâtres où, tous les soirs, on brassait des empoisonnements et des assassinats. Mais du jour où il y avait eu un vrai cinquième acte, des tragédies publiques jouées avec fusils chargés à balle et qui tuaient les acteurs […], le boulevard du Crime était condamné à mourir d’anémie près de révoltés si vivants que le coup de grâce avait à peine pu les achever. » (36-37)
  • [21]
    D’où l’hypothèse émise par Anne-Emmanuelle Demartini, selon laquelle représentation du type et émergence de la démocratie ont partie liée ( « Le type et le niveau. Écriture pittoresque et construction de la nation dans la série provinciale des Français peints par eux-mêmes », Imaginaire et sensibilités au XIXe siècle. Études pour Alain Corbin, Créaphis, 2005, p. 97).
  • [22]
    Sur ce phénomène, nous nous permettons de renvoyer à notre article : « Configurations identitaires et poétique de la singularité dans La Comédie humaine », dans E. Cullmann, J. L. Diaz et B. Lyon-Caen (éd.), Balzac et la crise des identités, Pirot, 2005, p. 87-107.
  • [23]
    Voir, de Balzac, « La reconnaissance du gamin », La Caricature, n° 2, 11 novembre 1830.
  • [24]
    Michel de Certeau, L’Invention du quotidien… , ouvr. cité, p. 148.
  • [25]
    Énault, 185.
  • [26]
    Voir aussi Énault, 56-57 : « Le soleil se joue dans les rameaux noirs, dont la brise agite les ombres mouvantes de l’asphalte. Au bout des branches, entrouvrant le bourgeon rouge, les jeunes feuilles déploient leurs petites faveurs, vertes comme la livrée du printemps » ; et Vallès, 54 : « Du marché aux fleurs de la Madeleine arrivent des odeurs de prairie et de jardin. Le boulevard devait finir par un champ de bouquets. »
  • [27]
    Sur ce point, voir également l’ébauche Le Mendiant (1830) avec ses évocations poétiques des boulevards de la rive gauche, et l’étude de Renée de Smirnoff, « Sur quelques “poèmes parisiens” : un Balzac pré-baudelairien, dans les Œuvres diverses de 1830 », Littératures, n° 46, 2002, p. 109-124.
  • [28]
    Voir Gozlan, 329 ; Balzac, 90-91 ; Texier, 70.
  • [29]
    Bernard Valade, « La voie de la modernité », Les Grands Boulevards. Un parcours d’innovation et de modernité, Action artistique de la Ville de Paris, 2000, p. 210.
  • [30]
    Notons que, chez Vallès, le schème national peut subsumer cette disparate : « Et de ces contrastes et de ces chocs, de ce milieu tout barbouillé de vices et de vertus, du fond de cette foule bigarrée, sort, tout bien reniflé, un chaud parfum d’ironie et de passion, une belle senteur de terroir français ! » (46)
  • [31]
    De la Bédollière, 1294.

1 On l’observe et on l’arpente. Sur le Boulevard, l’individu est à la fois « un marcheur et un voyeur »  [1]. De là deux régimes d’écriture, lorsque le Boulevard accède à la représentation littéraire, deux régimes d’écriture le plus souvent entrelacés : une dominante narrative consistant à épouser le mouvement de l’aller, une dominante descriptive suscitée par la stase du regarder [2]. Rien d’étonnant dès lors à ce qu’un tel espace constitue un cadre romanesque privilégié, au même titre d’ailleurs que l’ensemble des grands schèmes urbains et plus particulièrement parisiens. Rien d’étonnant non plus à ce qu’il cristallise quelques enjeux majeurs des « études de mœurs » conçues, au XIXe siècle, dans le sillage de l’œuvre de Mercier. L’étude de mœurs n’est-elle pas tout entière tendue, comme l’ont noté Karlheinz Stierle et Marie-Ève Thérenty  [3], entre l’acte de référence et le geste de dramatisation ? Ne repose-elle pas pour l’essentiel sur cet entre-deux, sur cette solution de compromis : l’esthétique de la scène, qu’autorise et qu’intensifie précisément la déambulation boulevardière ? On l’aura compris : poser que la représentation du Boulevard est pour ainsi dire consubstantielle à ce régime discursif nous permettra, dans les pages qui suivent, d’observer une coupe signifiante dans la vaste forêt des études de mœurs, corpus à peu près vierge de toute analyse poéticienne conséquente. Puisse notre tentative contribuer au défrichage de ce pan passionnant de l’histoire littéraire, encore trop délaissé, constitué par les « physiologies », la « littérature panoramique », les « tableaux de mœurs », etc.

2 Une quinzaine de textes, plus précisément, seront à l’étude :

3

  • Balison de Rougemont, Le Rôdeur français, ou les mœurs du jour, Béchet Aîné, 1821-1822 (t. II, « Le boulevard de Gand » ; t. III : « Le boulevart du Temple »).
  • « Les Boulevards », Le Petit Diable boîteux, ou le guide anecdotique des Étrangers à Paris, Painparré, 1823.
  • J.-B. Auguste d’Aldeguier, « Boulevards-Flâneurs », Le Flâneur. Galerie pittoresque, philosophique et morale […], par un habitué du Boulevard de Gand, 1826.
  • Paris, ou Le livre des Cent-et-un, Ladvocat, 1831-1834 (N. Brazier, « Le Boulevart du Temple », t. IX ; Amaury Duval, « Une journée de flâneur sur les boulevarts du nord », t. XII).
  • Léon Gozlan, « Les deux boulevards », Nouveau Tableau de Paris au XIXe siècle, Béchet, 1834, t. III.
  • Méry, « Les boulevarts de Paris », Le Monde parisien, 9 novembre 1837.
  • Alfred de Musset, « Un boulevard parisien », ébauche des Deux Maîtresses, 1837  [4].
  • Louis Lurine, « Les Boulevarts », Les Rues de Paris. Paris ancien et moderne, G. Kugelmann, 1844, t. II.
  • Honoré de Balzac, « Histoire et physiologie des Boulevards de Paris », Le Diable à Paris, Hetzel, 1846, t. II.
  • Edmond Texier, « Les boulevards », Tableau de Paris, Paulin et Le Chevalier 1852, t. I.
  • Louis Énault, « Les Boulevards », Paris et les Parisiens au XIXe siècle : mœurs, arts et monuments, Morizot, 1856.
  • Jean du Boys, « Les fantômes du Boulevard » [Feuilleton du Boulevard], Le Boulevard, 1er décembre 1861.
  • Paris-Guide, Librairie internationale/A. Lacroix/Verboeckhoven, 1867, t. II : Paul de Kock, « Les Boulevards, de la Porte St-Martin à la Bastille » ; Émile de la Bédollière, « Les Boulevards, de la Porte St-Martin à la Madeleine ».

4 Ne couvrant pas le XIXe siècle dans son intégralité, cette liste des « études ès boulevards » n’est bien entendu pas exhaustive. Il apparaît pourtant qu’elle permet de dresser un état des lieux suffisamment fidèle et pertinent de l’écriture du Boulevard au temps de Balzac et de Flaubert (ici, de 1821 à 1867). Avec, en amont, le Tableau de Paris de Mercier (1781-1788) et, en aval, le Tableau de Paris de Vallès (le chapitre « Les Boulevards » regroupe quatre articles publiées en 1882 dans le Gil Blas [5]) – deux textes importants sur lesquels il nous arrivera de revenir.

QUESTIONS DE STRUCTURE

5 À la dialectique très urbaine du voir et du marcher s’ajoute une tension essentielle à toute étude de mœurs : la tension entre le panoramique et l’instantané, entre la saisie structurelle du domaine observé et l’appréhension ponctuelle de ses singularités. Comme l’écrivent Daniel Oster et Jean-Marie Goulemot,

6

[Depuis Mercier], la description de Paris se trouve définitivement installée dans une ambiguïté fondamentale : une prétention à l’exhaustivité scientifique qui consiste à classer, à classer encore, dans un mouvement qui subdivise peu à peu jusqu’à l’infini et jusqu’au plus infime, et finit par perdre de vue le projet initial, qui voulait regrouper et trouver une unité, et, de l’autre côté, une sensibilité extrême à l’exceptionnel, qui est la marque de la capitale elle-même  [6].

7 Tout l’éventail, tout le spectre des possibles descriptifs découle de cette tension majeure : écrire Paris, pour nos sociologues en liberté, consistera toujours plus ou moins à s’abandonner aux avatars de la raison classificatoire, et à « désentraver » toujours plus ou moins le pas de l’écriture  [7]. Ainsi schématisé, cet éventail des possibles a connu des réalisations historiques aisément observables.

8 Il apparaît que les premières « études ès Boulevards » peuvent, structurellement parlant, être caractérisées comme des textes en créneau. Fondée sur toute une série de décrochages énonciatifs, leur composition en est relativement « libre ». Le modèle qu’adopte ici l’écrivain se retrouve dans les études fondatrices des années 1820, mais aussi dans celles du Livre des Cent-et-un (1831-1834), des Rues de Paris de Louis Lurine (1844), de Jean du Boys (1864) et de Paris-Guide (1867). Trois traits dominants distinguent ce premier ensemble. D’une part, la place prépondérante accordée à la figure de l’écrivain dispensant sa connaissance des boulevards  [8] : cette figure, avec les motivations qui commandent sa déambulation (Rougemont, t. 2, 135 ; Duval, 56 ; du Boys, 3) et avec le récit de ses expériences passées (d’Aldeguier, 194 ; Brazier, 163 et 171-172), se trouve objectivée au point de pouvoir intégrer une des catégories (de flâneurs) distinguées par lui (d’Aldeguier, 191). D’autre part, la mise en place d’un système de délégations faisant s’enchâsser les prises de parole et se démultiplier les voix : la compétence des informateurs rencontrés, parfois portraiturés (Duval, 84 ; Lurine, 341-342  [9]) et branchés en série au sein d’un seul et même texte (Rougemont, t. 3, 118 et 120), légitime les entreprises de typisation (Rougemont, t. 2, 135) sous une forme lourdement pédagogique (de Kock, 1285) et autorise digressions narratives et longs dialogues entre flâneurs (Duval, 87-92 et 96-97). Enfin, la « rhétorique de la spontanéité »  [10] et le caractère foncièrement décousu, aléatoire, presque hasardeux de la charpente du texte : un texte épousant les rencontres faites par le narrateur (Rougemont, t. 3, 116-117), « sans plan, sans ordre, sans méthode » (d’Aldeguier, 7-8), sans itinéraire « tracé d’avance » et se faisant au gré des « réflexions que font naître les lieux et les circonstance » (Duval, 56 et 84) ; reproduisant « l’anarchie » boulevardière (Brazier, 177), au risque de l’errance ou du piétinement (Lurine, 352) ; entremêlant le rappel historique et la description laudative (Le Petit Diable boîteux, 181-183 ; de la Bédollière, 1294-1299) ; un texte pouvant rapporter en son sein une correspondance fournie, prétendument trouvée sur le boulevard mais sans rapport avec lui (Rougemont, t. 2, 143-150), pouvant comporter une petite nouvelle (du Boys, 6-7) ou s’achever sur une séquence digne des pires mélodrames et bien éloignée de toute ambition analytique (Duval, 94-106).

9 Un second ensemble d’études de mœurs fonctionne, à l’inverse, selon le modèle du texte-diagramme. Entendons par là, suivant la définition qu’en donne le dictionnaire, le modèle d’un tableau ou d’une figure sommaires représentant les formes de l’objet et ses variations de façon schématisée, « généralement en une ligne joignant des points déterminés en fonction de deux variables placées en abscisse et en ordonnée »  [11]. Figurent dans cet ensemble les études autrement plus architecturées du Nouveau Tableau de Paris… (1834), de Musset (1837), du Diable à Paris (1846), de Texier (1852), d’Énault (1856), voire de Vallès (1882). Les traits permettant de les caractériser sont les suivants. D’une part, l’inscription de l’ « étude ès Boulevards » dans son dehors, et l’utilisation de la figure matricielle de l’entonnoir : figure de la délimitation (Gozlan, 323 et 371), lui-même jalonné de Portes (Texier, 42-43), le Boulevard est aussi une figure de la concentration – concentration de Paris  [12], de la France, de l’univers même (Musset, 1105 ; Texier, 29) – et dépasse en grandeur les autres grandes artères urbaines européennes (Gozlan, 324 ; Balzac, 89 ; Vallès, 54). D’autre part, la mise sous tutelle de la déambulation, au moyen de chronotopes-types : l’étude peut épouser le parcours linéaire Bastille-Madeleine, comme chez Gozlan (330-371), chez Énault ou chez Texier par exemple  [13] (qui agrémente le cheminement d’illustrations), ou dresser un tableau synoptique du Boulevard selon les heures de la journée (Musset, 1105-1108 ; Balzac, 90). Enfin, cette dialectique du tout et de la partie qui autorise une poétique du détail pour ainsi dire « réaliste » (Balzac, 97 ; Texier, 41-42 ; Énault, 185).

10 Il y aurait beaucoup à dire de ces composantes structurelles, et bien d’autres exemples à convoquer : mais nous voilà contraints par l’espace imparti, et les partages ainsi opérés ne sont bien entendu pas toujours aussi nets. Il conviendrait de noter que certains invariants traversent nos deux ensembles. La visée que se donnent ou que prétendent se donner les écrivains du Boulevard, par exemple : faire découvrir la capitale et ses singularités à l’étranger de passage (voir Rougemont, t. 2, 131 ; Le Petit Diable boîteux, 185 ; Gozlan, 327 et 374)  [14]. La dimension fortement axiologique, aussi, des commentaires portés par le locuteur sur les étrangetés représentées, que ce soit pour affecter une posture nostalgique ou critique (Mercier, chap. 217 ; d’Aldeguier, 186-187, 191, 193, et 196 ; Brazier, 162-183 ; Vallès, 38-40) ou pour louer la modernité urbaine (Rougemont, t. 3, 115 ; Gozlan, 364-365 ; Méry, 17, Balzac, 89 et 91 ; Texier, 29 ; Énault, 180 et 206-207). Le différentiel de tempo, enfin, qui affecte presque toujours les évocations du Boulevard, rendant sensible l’alternance arrière-plans/gros plans ou le passage du régime descriptif au récit événementiel (cf. par exemple Duval, 56-58 ; Balzac, 90 et 97 ; de la Bédollière, 1295-1296). Ce dernier élément a une importance considérable pour ce qui touche aux enjeux de l’étude de mœurs : non contente de rendre compte d’une déambulation personnelle, l’étude en créneau et l’étude-diagramme disposent en effet des reliefs pour mieux dispenser une connaissance – une connaissance par la scène.

LA CONNAISSANCE PAR LA SCÈNE

11 Cette connaissance n’est que très rarement dispensée sur le mode policier et romanesque de l’enquête  [15]. Tableau désigne précisément un mode d’exposition horizontal du savoir, bien distinct du régime herméneutique qui domine par exemple les Scènes de la vie parisienne de Balzac. Comme l’écrit Daniel Oster, « le Paris de Paris-Guide n’est pas un Paris qui se révèle, c’est un Paris révélé. [L’ouvrage] n’est pas construit sur le patron de l’interrogation et de l’enquête, mais sur celui du Savoir. Le modèle en est l’Encyclopédie, le programme en est la maîtrise, l’idéologie en est la totalité ». « C’est l’écriture absolue de l’il y a »  [16], précise-t-il encore. La scène boulevardière est précisément le lieu, à la fois physique et textuel, d’une telle exposition. Elle mobilise invariablement trois dispositifs, dans nos études de mœurs : le paradigme de l’observation, la scénographie théâtrale, et l’écriture du type qui en procède.

12 L’ « étude ès Boulevards » met à profit un jeu de miroir omniprésent dans Illusions perdues ou dans Le Cousin Pons de Balzac : le promeneur y est alternativement considéré comme objet et comme sujet de la curiosité générale. Situé des deux côtés de l’écran, du côté des voyeurs ou du côté des acteurs du spectacle, il est naturellement la figure-clé de nos textes : c’est lui qui autorise l’actualisation de l’étude en scène de la vie publique, comme en témoignent les nombreuses physiologies du flâneur qui habitent notre corpus (voir, entre autres  [17], la typologie d’Aldeguier intitulée « Boulevards-Flâneurs »). Les conditions et les situations mêmes grâce auxquelles le flâneur se transforme en voyeur, qui ne sont pas étrangères à l’introduction de l’éclairage au gaz en 1827  [18], sont l’objet d’évocations fort précises : ici, le narrateur focalisant la scène se représente sous une tente, à l’ombre de grands arbres, « assis sur une chaise de bois un peu dure et les jambes étendues » (Duval, 81-82) ; là, « assis dans sa stalle, je veux dire sous la tente d’un café, le lorgnon à l’œil, le cigare aux lèvres, la canne entre les jambes » (du Boys, 2) ; ailleurs, « quelques dames ont établi leur quartier général d’observation : assises sur les deux côtés du boulevart, elles passent en revue les personnes qui vont et viennent » (Rougemont, t. 3, 114). Cette pulsion scopique  [19] place l’étude de mœurs sous le signe d’une culture visuelle dont Philippe Hamon a bien montré les composantes, et qui transforme ici le boulevard en « théâtre de rue ».

13 Tel est en effet la conséquence de cette réticulation, par « la lorgnette du flâneur » (Texier, 68), de l’univers urbain. Le Boulevard se manifeste sous la forme d’un théâtre à ciel ouvert, où se rendent et se produisent les Parisiens et les étrangers de passage : « ceux qui sont les premiers appuyés contre la rampe se trouvent être parfaitement placés pour tout voir, comme s’ils étaient au spectacle à une première galerie de face » (de Kock, 1283). Ce comme si, nos études de mœurs le motivent de deux façons. D’une part, par la présence historiquement attestée des théâtres de Boulevard. Ceux-ci, avec leur société (Texier, 66) et leurs grandes figures (Gozlan, 344-348), sont l’objet de descriptifs alternativement érudits (Brazier, 164-165) et lyriques (Texier, p. 68-69), et ce dès Mercier (chap. 217 et 612) ou Le Petit Diable boîteux (182-183). Cette présence justifie, d’autre part, l’usage généralisé de la métaphore théâtrale, par un glissement ou un retournement en vertu duquel le spectacle des trottoirs s’avère plus poignant que le spectacle représenté en salle. Chez Duval, ce glissement équivaut à une simple virgule : « Paris est vraiment la ville des spectacles, un vaste séminaire de comédiens en tout genre » (75). Chez Énault, il empreinte des colorations fantastiques, passe par un panorama social des passants-spectateurs et utilise une interface entre le dedans et le dehors du théâtre, l’affiche :

14

Mais voyez [le théâtre de Boulevard] le soir, quand le gaz, qui est leur soleil, allume ses becs ardents, flamboie à toutes les vitres, illumine de toutes ses flammes intérieures tous ces transparents extravagants, gros de promesses et de mensonges. La foule qui arrive de partout se concentre et s’agglomère sur ce point unique ; le petit bourgeois descend de son quatrième étage, l’ouvrier sort de sa fabrique, le commis de son magasin, le gamin sort du pavé, et tous viennent lire ces affiches monstrueuses qui se disputent, à force de recherche, d’inattendu, de fantaisie et d’impossibilités, cette proie de chaque soir, la spectateur. […]. Mais voulez-vous un spectacle unique ? parcourez le boulevard du Temple un soir de première représentation […]. Oh ! alors, la queue formidable […] s’étend, se replie, ondule et serpente au loin, le long des maisons et jusqu’aux arbres de la promenade. (166-167)

15 Les passants apparaissent sur le Boulevard à la façon dont les personnages entrent en scène au théâtre (Musset, 1106-1108), drapés dans leurs « costumes » (Texier, 30) et jouant « la comédie de l’habit » (Balzac, 91). Le tout, dans le cadre d’un ballet explicitement qualifié de « spectacle » (Lurine, 347), de « poëme dramatique » (Texier, 65), de « comédie » (de Boys, 2), voire de « tragédie »  [20].

16 De là l’écriture du type. Ainsi exposés, les individus rencontrés sur le Boulevard perdent toute contingence et accèdent à une forme de représentativité. Le Boulevard est l’occasion donnée au narrateur-promeneur d’apparaître en connaisseur de la « civilisation parisienne » (Texier, 67) et en « anthropologue » (de la Bédollière, 1295). Il n’y a de scène que du type, et le type est très précisément à l’univers social ce que la scène est à l’étude de mœurs : l’instant d’une cristallisation. Cette cristallisation peut prendre deux formes. Première option : le type est présenté au lecteur comme partie d’un tout, et son évocation reste aussi discrète que le permet son lieu de vie, le Boulevard  [21]. On en trouvera une belle illustration dans Le Rôdeur français, dont la prose place côte à côte « la petite maîtresse », « le riche banquier » et « l’ambitieuse bourgeoise » (113). Autre exemple, extrait du texte de Musset : « Il n’en faut pas moins remarquer en passant la taille fine de la grisette, la jolie maman qui traîne son marmot, le classique fredon du flâneur et la panache de la demoiselle qui sort de sa répétition. » (1106) Et l’inventaire sera d’autant plus saisissant qu’il alignera des métonymies ; quelques lignes plus bas, Musset ajoute : « À huit heures et demie, fumée générale ; cent estomacs digèrent et cent cigares brûlent ; les voitures roulent, les bottes craquent, les cannes reluisent, les chapeaux sont de travers, les gilets regorgent, les chevaux caracolent ; c’est le beau moment. » (1107) Deuxième option : la singularisation du type  [22], au moyen de l’esthétique du portrait. Ainsi par exemple du « gamin de Paris », portraituré aussi bien par Énault (163) et par Balzac  [23] que par Vallès (37-38). Ainsi du balayeur, du faux baron, du chef de claque, longuement ressuscités par Texier dans son Tableau de Paris (32, 34, 71), parfois même noms propres à l’appui (67). Ainsi enfin du « fantôme du Boulevard », typisé par Jean du Boys alors même qu’il s’agit d’une « individualité bizarre, [d’] un visage sans signature […] ; en un mot, [d’] un de ces produits étranges des civilisations extrêmes, qui ne se rencontrent que dans les grandes villes » (2). Preuve des pouvoirs impartis à l’ « étude ès Boulevard », qui totalise jusqu’aux points morts du spectre social.

Jean-François Rafaelle, Boulevard des Italiens, 1910

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Jean-François Rafaelle, Boulevard des Italiens, 1910

LA POÉSIE DU BOULEVARD

17 Mais « l’énonciation piétonnière »  [24] transfigure cette connaissance par la scène. Il advient au Boulevard des études de mœurs une forme de sublimation, s’expliquant par un singulier travail sur et de la prose. Passée la posture « moraliste » (d’Aldeguier, 196 : « la variété des objets et le mouvement que l’on trouve sur les boulevards du nord sont bien faits pour détourner un homme sage de ses occupations habituelles »), passée la posture « réaliste » (refusant, selon l’introduction du Petit Diable boîteux, que « l’on n’entre [dans Paris] qu’en imagination », que l’on « fasse des mœurs à sa guise », sans rien « de commun avec les originaux », se demandant « pourquoi se draper en moraliste et assombrir les riantes et vives couleurs de ce tableau ? »  [25]), des procédés esthétiques sont en effet mobilisés qui « poétisent le Boulevard », selon l’expression de Balzac (100). Ces procédés esthétiques, nous allons le voir, sont profondément liés à une forme de modernité.

18 Le Boulevard n’est pas nécessairement loué pour son urbanité. L’éloge qu’il suscite peut précisément concerner la part en lui qui résiste à l’agitation de la grande ville. Ainsi, Gozlan lui restitue-t-il un caractère de paysage, de paysage naturel :

19

Les boulevards sont si bien exposés, qu’ils sont l’endroit de la capitale où les saisons se parent le mieux des nuances qui leur sont propres. […]. L’été [y] est délicieux, tout y mue : l’oiseau des arbres a changé de plumes, les boutiques ont redoré leurs baguettes et poli leur vitrage. Tout s’est revêtu de mousseline indienne et s’est parfumé à neuf. Quel jardin aussi beau, par une soirée de juillet, que les boulevards verts de feuilles… (324-325)  [26].

20 Ailleurs, chez Méry, c’est une visite en nocturne qui suscite l’émerveillement de l’observateur :

21

C’est Paris ! La nuit tombe ; ô merveille ! en deux rangs
Ses étoiles de feu ruissellent par torrens !
[…]
Voyez comme le ciel est noir ! en ce moment
Le boulevart ravit sa robe au firmament. (17)

22 Ce dernier vers, très hugolien, témoigne là encore d’une naturalisation et d’une féminisation, d’une série de transports par lesquels le Boulevard transcende – ou en un sens réalise – sa fonction de communication.

23 Plus fondamentalement, le prosaïsme même du Boulevard est l’objet d’une véritable sublimation. D’une part, le regard y accorde une importance surprenante aux figures et aux occupations les plus anodines et les plus « basses » de l’univers social :

24

Le jour paraissait à peine ; je ne rencontrai d’abord sur les boulevards, que des ouvriers qui allaient à leur ouvrage, ou des cochers de fiacre qui venaient d’achever le leur, et rentraient abrutis par l’abus des liqueurs, la fatigue et la privation du sommeil ; quelques charrettes de légumes, de fruits se rendaient à la halle ; les laitières des environs s’acheminaient lentement vers leurs places quotidiennes ; des marchands de gâteaux, de petits pains tentaient en passant la gourmandise des artisans ; une vieille femme étalait au coin du boulevard Poissonnière son café ambulant (Rougemont, t. 5, 278).

25 D’autre part, la description de la socialité boulevardière peut prendre un tour lyrique ou épique, pour se faire poème en prose. Tel est le mouvement qui anime par exemple le texte de Balzac de 1846  [27] ou le texte de Texier de 1852. Que l’on pense au « poème de l’étalage chantant ses strophes de couleurs » évoqué par Balzac (31), ou à la brillante ekphrasis de Texier concernant les « enchanteresses devantures » des commerces d’alimentation. Que l’on pense, aussi, à l’ode au macadam élaborée par lui, présentant cette invention comme une opération alchimique ( « La boue est devenue du lait : on patauge dans le lait du macadam », 30)…

26 Quoi qu’il en soit de ces célébrations, remarquons-le, la poésie du Boulevard repose sur des procédés stylistiques que l’on retrouvera dans les Petits Poèmes en prose de Baudelaire. Mentionnons-en simplement deux, ici. Un tour essentiellement sémantique d’abord : l’usage constant de la métaphore, qui consiste à faire voir le Boulevard autrement qu’il n’est en réalité, et en particulier l’usage de la métaphore aquatique. Le Petit Diable boîteux, le premier, file cette métaphore au point d’apparenter sa prose imagée à un véritable cours d’eau :

27

Les Boulevards sont, si je puis m’exprimer ainsi, le principal fleuve de la capitale, sous le rapport des flots d’une population roulant sans cesse du nord à l’ouest dans un lit magnifique, bordé sur ses rives, de palais, de riches maisons, de Panoramas, de nombreux cafés, de superbes édifices et théâtres. Les équipages brillants de la Chaussée-d’Antin, du Faubourg Poissonnière, les cabriolets seront les petites frégates, les galantes gondoles qui naviguent sur ce fleuve […]. D’abord le fleuve, un peu limoneux, dans sa naissance, à partir du Faubourg du Temple, devient plus noble en son cours, lorsqu’il entre sur la terre fleurie des Faubourgs Saint-Martin et Saint-Denis ; les contrées qu’il parcourt alors ont plus de magnificence, les peuples plus de distinction ; de ces faubourgs à celui Montmartre aux Boulevards Italien et de la Madeleine, ses rives, fières du beau monde qui les habitent, ne veulent que luxe et opulence. […]. Enfin, ce fleuve allégorique a son embouchure à la Madeleine, à la superbe rue de la Paix, la rue Royale ; c’est là qu’il se perd dans un autre Océan. (181-182)

28 Le motif est topique  [28], et Vallès le réécrit dans son Tableau de Paris à la façon d’un Zola ; le deuxième de ses quatre articles commence par un tonitruant « Voici le torrent ! » (40) et tisse une comparaison qui s’achève sur l’image d’une marée ayant « éparpillé, comme le galet sur le bord des plages, quelques-uns de ceux qui étaient dans le moutonnement de la rue » (42) :

29

Jusqu’à présent, la foule descendait, à peu près tranquille et calme, comme la Saône qui coule, sereine et bleue ; tout d’un coup un trait sombre la balafre, un serpent fauve la sabre ; c’est le Rhône hérissé d’écume, échevelé ! […]. Le refuge a l’air d’un écueil sur lequel la fureur de l’inondation a jeté des naufragés. Le réverbère planté là est comme un mât sans voile, auquel s’accrochent les matelots que les paquets de mer balayent. (41)

30 Il s’ajoute à ce transport sémantique un procédé de nature essentiellement rythmique. Le rythme de la prose permet de rendre sensible la poésie du Boulevard. Exemple, extrait de l’étude d’Énault : « Cinq minutes durant, c’est une cohue de velours, une émeute de soie, un frôlement joyeux de robes de satin, un crépitement vif de petits souliers impatients et mutins ; tout cela, couvert à peine par un vague bruissement de paroles, à demi-voix murmurées. » (188) Le règne de l’énumération (rendant l’énonciation « clinquante »), et plus précisément les métonymies initiales, l’alexandrin qui les suit, la rime interne en -tin et l’allongement de la clausule produit par la finale féminine, confèrent une incarnation toute poétique à ce Boulevard au féminin.

31 En jeu : la saisie de la modernité, comprise comme phénomène indissociablement historique et esthétique. Comme l’écrit Bernard Valade, après Simmel :

32

La modernité doit être comprise en termes de succession et de simultanéité, de fracture et d’amalgame […]. Elle prend forme dans le mouvement, un flux continuel, une constante mobilité. La rhétorique qui est la sienne unit les contraires […], dans une culture du quotidien et de l’éphémère. […]. Le Boulevard en est, à bien des égards, la projection spatiale et la figure historique.  [29]

33 Car le Boulevard est essentiellement mouvement ( « agitation continuelle d’allans et venans, d’entrans et partans », Le Petit Diable boîteux, 181), et bigarrure. Bigarrure humaine : « mélange inouï de toutes les races humaines représentées par tous les échantillons imaginables » (Texier, 30) ; bigarrure sociale : à Paris, « ville de luxe et de boue » (Duval, 59), « le boulevard a vu sur ses trottoirs se mêler toutes les classes » (Vallès, 56  [30]) ; « bigarrure d’objets » (Rougemont, t. 2, 132) ; bigarrure linguistique : ce « charivari parisien » est une nouvelle tour de Babel, un « forum où se parlent, sous le ciel gris, toutes les langues connues et inconnues » (Énault, 185 et 156). Ce schème, déjà présent chez Mercier (I, 7-8), explique que la poésie du Boulevard relève d’une esthétique du contraste. Le terme apparaît sous la plume même de Balzac, qui le définit alternativement comme « variété » et comme « dissonance choquante » (100), et chez Texier, pour qui le Boulevard constitue de fait « une source de bien des contrastes, de bien des rencontres bizarres, imprévues, hétéroclites » (68).

34 Le Boulevard apparaît alors comme l’espace d’une compréhension plus aiguë, mais aussi d’une nouvelle représentation de l’espace social. Non contente de dispenser une connaissance par la scène, sous la forme « crénelée » ou sous la forme « diagrammatique » que nous avons décrites, l’étude de mœurs fait sienne « l’esprit qui y pétille »  [31] et y trouve les ressorts d’un réalisme enchanté.


Date de mise en ligne : 01/01/2010

https://doi.org/10.3917/rom.134.0019

Notes

  • [1]
    Daniel Oster et Jean-Marie Goulemot, La Vie parisienne. Anthologie des mœurs du XIXe siècle, Sand/Conti, 1989, p. 21.
  • [2]
    Sur ce point, voir Michel de Certeau, L’Invention du quotidien. I : Arts de faire, Gallimard, 1990, p. 176 et 189.
  • [3]
    Voir Karlheinz Stierle, La Capitale des signes. Paris et son discours, Maison des Sciences de l’Homme, 2002, p. 191-292 ; et Marie-Ève Thérenty, Mosaïques. Être écrivain entre presse et roman (1829-1836), Honoré Champion, 2003, p. 278.
  • [4]
    Cette ébauche de l’incipit fut publiée et intitulée de la sorte lors de sa première publication, en 1896.
  • [5]
    « De la Bastille au boulevard Montmartre » ; « Boulevard Montmartre » ; « Boulevard des Italiens » ; « Du boulevard des Capucines à la Madeleine ». Nous nous référerons à l’édition de Marie-Claire Bancquart (Messidor, 1989, p. 35-57).
  • [6]
    Daniel Oster et Jean-Marie Goulemot, La Vie parisienne… , ouvr. cité, p. 21.
  • [7]
    Sur ce « pas désentravé », voir Alain Vaillant, « Ire et ambire : la marche et l’écriture au XIXe siècle », Corps en mouvement, Publications de l’Université de Saint-Étienne, 1996, p. 58.
  • [8]
    Notons que le chapitre I du Chroniqueur désœuvré, ou l’espion du boulevard du Temple [1782], ouvrage important de Mayeur de Saint-Paul, s’intitule « De moi » ; le chapitre II, « J’entre en matière ». Cette superposition de la figure du voyageur/promeneur et de la figure de l’écrivain est étudiée par Roland Le Huenen, dans « Le récit de voyage : l’entrée en littérature », Revue des études littéraires, vol. XX, n° 1, printemps-été 1987, p. 45-61.
  • [9]
    « Le savant, l’archéologue, l’antiquaire », ce « marquis de Carabas du bric-à-brac et de la curiosité […] sachant tout de la grande ville » (341) et ressemblant étrangement à l’antiquaire de La Peau de chagrin, dispense une « promenade en paroles » (364) qui suscite ce commentaire : « Je prends note, ô mon savant cicerone […] : recommençons notre promenade sur les boulevarts ; marchons bras dessus, bras dessous, au hasard ; regardons ensemble çà et là […] ; je n’aurai que des yeux pour vous voir et des oreilles pour vous entendre ; vous aurez de la mémoire, de l’observation et de la patience pour me guider et pour m’instruire. Je vous écoute. » (349)
  • [10]
    Philippe Antoine, « Une rhétorique de la spontanéité : le cas de la promenade », dans Alain Guyot et Chantal Massol (éd.), Voyager en France au temps du Romantisme. Poétique, esthétique, idéologie, Grenoble, Ellug, 2003, p. 131-146.
  • [11]
    Sur cette notion, voir le fascicule de la revue TLE intitulé Penser par le diagramme. De Gilles Deleuze à Gilles Châtelet, Presses Universitaires de Vincennes, n° 22, 2004.
  • [12]
    Tel est l’incipit de l’article de Balzac : « Toute capitale a son poème où elle s’exprime, où elle se résume, où elle est plus particulièrement elle-même. » Selon Énault, « les Boulevards sont comme une petite ville dans la grande, un second Paris dans Paris même ; c’est la capitale de Paris, comme Paris est la capitale du monde » (155). Cf. également Les Boulevards de Paris, Paris-Gravé, 1877, p. VIII. Enfin, relevons qu’il existe au sein même des boulevards l’essence du Boulevard – le boulevard des Italiens : « Voilà donc le centre du monde […] ! Le boulevard des Italiens pourrait s’appeler tout simplement le Boulevard » (Énault, 184).
  • [13]
    Le Grand Dictionnaire Universel du XIXe siècle lui-même adopte ce type de caractérisation, en l’agrémentant de commentaires comme : « Poursuivons donc notre promenade »…
  • [14]
    Il arrive à l’étranger d’être thématisé comme objet de l’étude, d’être décrit comme flâneur en action (d’Aldeguier, 188-189 ; Lurine, 364).
  • [15]
    Une exception à cela, dans notre corpus : « Les fantômes du Boulevard » de Jean du Boys, dont les observations initiales, très proches de la Théorie de la démarche de Balzac, reposent sur « ce grand art : lire dans une physionomie humaine et comprendre le sens intime des allures et des gestes » (2).
  • [16]
    Daniel Oster, « Paris-Guide : d’Edmond Texier à Charles Virmaître », Écrire Paris, Seesam/Fondation Singer-Polignac, 1990, respectivement p. 114 et 112.
  • [17]
    Voir « Le flâneur à Paris », par Un flâneur, dans Paris, ou Le livre des Cent-et-un, t. VI, p. 101 : « Au milieu de cette foule dont il est le centre […], rien n’échappe à son regard investigateur : une nouvelle disposition dans l’étalage […], un visage inaccoutumé sur ce boulevart dont il connaît chaque habitant et chaque habitué, tout l’intéresse, tout est pour lui un texte d’observations. » Cette figure, revisitée par W. Benjamin et K. Stierle, fait l’objet d’études spécifiques, entre autres, dans les Nouveaux Tableaux de Paris, ou observations sur les mœurs et usages des Parisiens au commencement du XIXe siècle (1828, t. II), dans Les Français peints par eux-mêmes (1840, t. III), dans Un hiver à Paris de Jules Janin (1843, chap. XXVII), ou dans Ce qu’on voit dans les rues de Paris de Victor Fournel (1867, II, chap. 2).
  • [18]
    Voir Duval, 92 ; Méry, 17 ; Lurine, 361 ; Énault, 166 ; de Kock, 1290.
  • [19]
    « Paris est d’abord lié symboliquement à l’œil » (Daniel Oster, « Le Paris de Maxime du Camp », Corps écrit, n° 29, « La ville », 1989, p. 89).
  • [20]
    La « tragédie », selon Vallès, des mouvements populaires : « Cela s’appelait autrefois le boulevard du Crime, parce qu’il y avait, côte à côte, des théâtres où, tous les soirs, on brassait des empoisonnements et des assassinats. Mais du jour où il y avait eu un vrai cinquième acte, des tragédies publiques jouées avec fusils chargés à balle et qui tuaient les acteurs […], le boulevard du Crime était condamné à mourir d’anémie près de révoltés si vivants que le coup de grâce avait à peine pu les achever. » (36-37)
  • [21]
    D’où l’hypothèse émise par Anne-Emmanuelle Demartini, selon laquelle représentation du type et émergence de la démocratie ont partie liée ( « Le type et le niveau. Écriture pittoresque et construction de la nation dans la série provinciale des Français peints par eux-mêmes », Imaginaire et sensibilités au XIXe siècle. Études pour Alain Corbin, Créaphis, 2005, p. 97).
  • [22]
    Sur ce phénomène, nous nous permettons de renvoyer à notre article : « Configurations identitaires et poétique de la singularité dans La Comédie humaine », dans E. Cullmann, J. L. Diaz et B. Lyon-Caen (éd.), Balzac et la crise des identités, Pirot, 2005, p. 87-107.
  • [23]
    Voir, de Balzac, « La reconnaissance du gamin », La Caricature, n° 2, 11 novembre 1830.
  • [24]
    Michel de Certeau, L’Invention du quotidien… , ouvr. cité, p. 148.
  • [25]
    Énault, 185.
  • [26]
    Voir aussi Énault, 56-57 : « Le soleil se joue dans les rameaux noirs, dont la brise agite les ombres mouvantes de l’asphalte. Au bout des branches, entrouvrant le bourgeon rouge, les jeunes feuilles déploient leurs petites faveurs, vertes comme la livrée du printemps » ; et Vallès, 54 : « Du marché aux fleurs de la Madeleine arrivent des odeurs de prairie et de jardin. Le boulevard devait finir par un champ de bouquets. »
  • [27]
    Sur ce point, voir également l’ébauche Le Mendiant (1830) avec ses évocations poétiques des boulevards de la rive gauche, et l’étude de Renée de Smirnoff, « Sur quelques “poèmes parisiens” : un Balzac pré-baudelairien, dans les Œuvres diverses de 1830 », Littératures, n° 46, 2002, p. 109-124.
  • [28]
    Voir Gozlan, 329 ; Balzac, 90-91 ; Texier, 70.
  • [29]
    Bernard Valade, « La voie de la modernité », Les Grands Boulevards. Un parcours d’innovation et de modernité, Action artistique de la Ville de Paris, 2000, p. 210.
  • [30]
    Notons que, chez Vallès, le schème national peut subsumer cette disparate : « Et de ces contrastes et de ces chocs, de ce milieu tout barbouillé de vices et de vertus, du fond de cette foule bigarrée, sort, tout bien reniflé, un chaud parfum d’ironie et de passion, une belle senteur de terroir français ! » (46)
  • [31]
    De la Bédollière, 1294.

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