Couverture de R2050_054

Article de revue

L’énonciation dans Les Années

Quand les pronoms conjuguent mémoire individuelle et mémoire collective

Pages 165 à 175

Notes

  • [1]
    Annie Ernaux, Les Années, Gallimard, 2008. Les références à cet ouvrage seront données dans cette édition.
  • [2]
    Jean Starobinski a désigné par « style » la manière particulière et individuelle dont un écrivain satisfera aux conditions générales de l’autobiographie : « Le style est ici l’indice de la relation entre le scripteur et son propre passé, en même temps qu’il révèle le projet, orienté vers le futur, d’une manière spécifique de se révéler à autrui » (L’Œil vivant II, La Relation critique, Gallimard, « Le Chemin », 1970, p. 85).
  • [3]
    Stéphane Hubier, Littératures intimes : les expressions du moi, de l’autobiographie à l’autofiction, Armand Colin, « U », 2003, p. 48.
  • [4]
    La publication récente de L’Atelier noir (Éditions des Busclats, 2011), journal d’écriture tenu de 1982 à 2007 permet de suivre les questionnements qui ont nourri le projet des Années.
  • [5]
    Les photos décrites dans Les Années sont désormais visibles dans un ouvrage récent Écrire la vie, qui regroupe plusieurs œuvres de l’auteur, précédées d’une centaine de pages où sont juxtaposés des photos et des extraits de son journal intime : Écrire la vie, Gallimard, « Quarto », 2011.
  • [6]
    Philippe Lejeune, Le Pacte autobiographique [1975], Seuil, « Points Essais », 1996.
  • [7]
    Ibid., p. 16.
  • [8]
    Le prénom de l’auteur apparaît cependant une fois de façon indirecte dans la légende d’une photo : « Cité universitaire. Mont-Saint-Aignan. Juin 63. Brigitte, Alain, Annie, Gérald, Annie, Ferrid » (p. 86).
  • [9]
    Voir la case 2c. du tableau représenté dans Le Pacte autobiographique, op. cit., p. 28.
  • [10]
    Le « je » d’ailleurs, comme l’explique Émile Benveniste, prédomine : « […] dans “nous”, c’est toujours “je” qui prédomine puisqu’il n’y a de “nous” qu’à partir de “je” […] » (Problèmes de linguistique générale, t. 1, Gallimard, « Tel », 1966, p. 233).
  • [11]
    Pour une étude exhaustive de l’énonciation, on peut se référer à l’article de Véronique Montémont, « Les Années : vers une autobiographie sociale », in Annie Ernaux : se perdre dans l’écriture de soi, dir. par Danielle Bajomée et Juliette Dor, Klincksieck, 2011, p. 117-132.
  • [12]
    Annie Ernaux, L’Écriture comme un couteau, Entretien avec Frédéric-Yves Jeannet, Stock, 2003, p. 41.
  • [13]
    Annie Ernaux, Une femme [1988], Gallimard, « Folio », 1988, p. 106.
  • [14]
    Annie Ernaux, L’Écriture comme un couteau, op. cit., p. 53-54.
  • [15]
    Ibid., p. 21.
  • [16]
    Ibid., p. 22.
  • [17]
    Annie Ernaux, « Vers un je transpersonnel », in Autofictions & Cie, dir. par Serge Doubrovsky, Jacques Lecarme et Philippe Lejeune, RITM, n°6, 1993, p. 221..
  • [18]
    Dans L’Atelier noir, on peut lire ces interrogations sur le choix des pronoms, sur la restitution du temps, sur ce qui sera raconté ou tu : « C’est d’ailleurs grâce à ce journal, utilisé comme un véritable document, que j’ai pu, dans le texte même des Années, retracer avec exactitude la naissance et l’évolution du projet de leur écriture » (L’Atelier noir, op. cit., p. 13).
  • [19]
    Voir notamment p. 100, 120 et 155.
  • [20]
    Marianne Payot, « Nos années Ernaux », L’Express, 21 mars 2008, p. 74.
  • [21]
    Christine Rousseau, « Dans la lumière du passé », Le Monde des livres, 8 février 2008, p. 3.
  • [22]
    Dans L’Atelier noir on trouve un passage qui révèle qu’elle s’est questionnée sur ce point : « Et encore : problème entre la représentation d’une femme comme les autres – et celle qui écrit, devait écrire. Dans La Place, “je” est une femme qui écrit, mais la séparation a lieu dans le texte entre le passé et le présent (de l’écriture) » (p. 69).
  • [23]
    Annie Ernaux, La Place [1983], Gallimard, « Folio », 1986, p. 45.
  • [24]
    Francine Dugast-Portes, Annie Ernaux : étude de l’œuvre, op. cit., p. 35.
  • [25]
    Annie Ernaux, Journal du dehors [1993], Gallimard, « Folio » 1995, p. 8.
  • [26]
    Annie Ernaux, La Vie extérieure [2000], Gallimard, « Folio », 2001, p. 99.
  • [27]
    Ibid., p. 24.
  • [28]
    Francine Dugast-Portes, « Les Années d’Annie Ernaux entre littérature et ethnologie », Revue des Sciences humaines, n°299, sept. 2010, p. 95.
  • [29]
    Annie Ernaux, Journal du dehors, op. cit., p. 9.
  • [30]
    Annie Ernaux préfère parler de « fusion » là où son interviewer évoque « le point où l’intime se dissout dans le collectif » : « L’intime ne se dissout pas, puisque la description des photos dans Les Années est là justement pour faire intervenir ce qu’il peut y avoir de personnel. Mais il y a un mouvement de fusion qui va continuellement de l’intime au collectif » (« Interview téléphonique d’Annie Ernaux », in Annie Ernaux : se perdre dans l’écriture de soi, op. cit., p. 156).
  • [31]
    Ce rapprochement n’est pas suscité seulement par le fait que Annie Ernaux évoque la révélation qu’a été la lecture du Deuxième Sexe, mais également parce que nous trouvons des points communs importants entre ce récit Les Années et La Force des choses, notamment la fin du second volume, où Beauvoir tente de « sauver » par l’écriture ce qui sera oublié avec elle.
  • [32]
    Simone de Beauvoir [1963], La Force des choses, t. 1, Gallimard, « Folio », 1972, p. 376.
  • [33]
    Claude Francis, Fernande Gontier, Les Écrits de Simone de Beauvoir, Gallimard, 1979, p. 453.
  • [34]
    Nathalie Froloff, « Les Années : mémoire(s) et photographie », in Annie Ernaux, Perspectives critiques, Textes réunis par Sergio Villani, Toronto, Legas, 2009, p. 41.
  • [35]
    Annie Ernaux, Écrire la vie, op. cit., p. 7.

1 Annie Ernaux, qui a toujours affirmé ne pas se soucier des genres, joue pourtant de leur typologie quand elle qualifie « d’autobiographie impersonnelle » le récit qu’elle publie en 2008, Les Années[1], et dont elle porte le projet depuis les années 80. Formule paradoxale proche de l’oxymore qui invite à analyser la forme choisie pour rendre effectif ce paradoxe : ce récit présente la particularité de n’avoir pas recours au « je ». À la place de la première personne du singulier, l’auteur utilise la troisième personne avec les pronoms « on », « elle », « elles » ou la première personne du pluriel « nous ». Ce choix énonciatif suscite un riche questionnement sur la démarche d’écriture de l’écrivain dans cet ouvrage. En effet, comme l’explique Stéphane Hubier dans son essai Littératures intimes : les expressions du moi de l’autobiographie à l’autofiction, « on aura ainsi toujours intérêt à porter la plus grande attention aux systèmes énonciatifs et au choix des personnes qui, loin de fonder des jeux gratuits, correspondent, pour l’intimiste, à une certaine manière de se voir [2] et à une certaine manière de considérer la vie » [3]. Cela se vérifie pleinement pour Annie Ernaux dont les choix énonciatifs éclairent non seulement la manière de se voir mais également son projet d’écriture. Elle explique longuement à la fin de son récit ses objectifs :

2

Ce ne sera pas un travail de remémoration, tel qu’on l’entend généralement, visant à la mise en récit d’une vie, à une explication de soi. Elle ne regardera en elle-même que pour y retrouver le monde, la mémoire et l’imaginaire des jours passés du monde, saisir le changement des idées, des croyances et de la sensibilité, la transformation des personnes et du sujet, qu’elle a connus et qui ne sont rien, peut-être, auprès de ceux qu’auront connus sa petite fille et tous les vivants en 2070. (p. 239-240)

3 On repère ce que ne sera pas ce récit – une autobiographie – et la conjonction étroite qu’elle souhaite restituer entre sa propre mémoire et la mémoire collective. Comme pour chacun de ses écrits, Annie Ernaux a longuement recherché la forme appropriée [4] et l’énonciation semble la clé de cette forme trouvée, différente de ses précédents écrits, qui va encore plus loin dans le souci de dépasser la portée individuelle du récit de sa vie.

4 Le dispositif énonciatif particulier, associé au commentaire de photos [5], comme d’objets, d’événements, de chansons, contribue à rendre la mémoire collective de ces « années ». Replacé dans la continuité de l’œuvre, il semble l’aboutissement d’une démarche cohérente qui mène de l’auto-socio-biographie à cette autobiographie dite impersonnelle. Cependant l’individuel semble résister. Et c’est en partie l’œuvre antérieure, parce qu’elle a créé un espace autobiographique, qui rend cet individuel perceptible. Ainsi le « je » affleure constamment et permet par ailleurs de restituer la « profondeur du temps » (p. 223).

Une énonciation originale

5 La confrontation de ce dispositif aux descriptions théoriques du genre autobiographique est intéressante. Philippe Lejeune [6] a montré que pour qu’il y ait autobiographie, il fallait qu’il y ait identité de l’auteur, du narrateur et du personnage. L’identité du narrateur/personnage principal se marque le plus souvent par l’usage de la première personne, mais pas seulement. D’où la nécessité de distinguer deux critères différents, « celui de la personne grammaticale et celui de l’identité des individus auxquels les aspects de la personne grammaticale renvoient » [7]. De même cette identité est aussi le plus souvent signifiée de façon patente dans le texte par l’emploi du nom propre qui est le même que celui de l’auteur indiqué par la couverture. Or dans Les Années aucun nom propre n’apparaît [8] ; on est donc dans le cas décrit par Philippe Lejeune d’un texte d’où le nom propre est absent mais où le pacte autobiographique est tout de même présent [9].

6 Plusieurs pronoms sont utilisés ici : « on », « nous », « elle », « elles » principalement. Cependant si effectivement le pronom « je » n’est pas utilisé, on ne peut dire que la première personne est complètement absente. En effet, le pronom personnel indéfini et le pronom personnel de la première personne du pluriel, parfois confondus dans leurs usages, contiennent grammaticalement une première personne [10]. Ainsi le pronom « nous » peut désigner un groupe dont fait partie la narratrice, ici les enfants opposés aux adultes : « Les jours de fête après la guerre, dans la lenteur interminable des repas, sortait du néant et prenait forme le temps déjà commencé, celui que semblaient quelquefois fixer les parents quand ils oubliaient de nous répondre » (p. 22). Ce « nous » au fil du récit évoquera les adolescents, les jeunes ou plus précisément les femmes : « Nous qui avions avorté dans des cuisines, divorcé, qui avions cru que nos efforts pour nous libérer serviraient aux autres, nous étions prises d’une grande fatigue » (p. 173). L’usage du « on » recoupe partiellement celui du « nous » ; ainsi il peut renvoyer à la narratrice : « On commençait d’aller à l’école » (p. 27) ou encore de façon plus probante quand il entraîne un accord par syllepse au féminin : « En attendant d’être assez grande pour mettre du Rouge Baiser et du parfum Bourjois avec un j comme joie, on collectionnait les animaux de plastique » (p. 13) ; il renvoie également aux parents et à leur classe sociale : « On surveillait et on enviait chez ses voisins la possession de ces signes de progrès, marquant une supériorité sociale » (p. 42). Il sert aussi à désigner des opinions partagées, ainsi à propos de 1986 : « La droite revenait […] On re-aimait Mitterand » (p. 160). Ces emplois de « on » et « nous » sont souvent renforcés par l’emploi du mode de l’infinitif qui efface l’expression de la personne, comme dans la description de ce « répertoire d’habitudes » : « […] manger un fruit en faisant du bruit […], s’essuyer les lèvres avec un morceau de pain, saucer l’assiette si soigneusement qu’elle pourrait être rangée sans lavage, taper la cuiller dans le fond du bol, s’étirer à la fin du dîner » (p. 31). Ainsi les pronoms « on » et « nous » conjuguent l’expérience individuelle et l’expérience collective.

7 Le pronom « elle » en revanche exclut grammaticalement la présence de la première personne. Cependant, comme l’explique Philippe Lejeune, il faut distinguer la personne grammaticale et l’identité de l’individu auquel elle renvoie. Ainsi « elle » est utilisé à chaque fois que la narratrice commente une photo d’elle-même. On peut l’identifier, car des dates précises ainsi que des indications de lieux permettent de reconnaître la personne d’Annie Ernaux. Ces indications permettent de sceller le pacte autobiographique, par ailleurs confirmé par les interviews de l’auteur. Ainsi paradoxalement, ce pronom « elle » qui, à la différence des pronoms « on » et « nous », n’inclut pas la première personne, renvoie plus précisément que les deux autres à la personne de l’auteur. Annie Ernaux, quand elle parle d’elle-même et d’elle seule, a choisi le pronom de la troisième personne qui instaure une distance entre la personne évoquée et l’instance qui raconte. L’absence de son nom propre participe du même souci de gommer ce qui pourrait être individuel et personnel.

8 Enfin le pronom de la troisième personne « elles » se veut comme « on » et « nous » généralisant et englobe ce pronom singulier « elle » ; il désignera donc la narratrice et les autres femmes : « Elles vivaient dans deux temps différents, celui de tout le monde, des exposés à faire, des vacances, et celui, capricieux, menaçant, toujours susceptible de s’arrêter, le temps mortel de leur sang » (p. 82). Quand il y a « elles » plutôt que « nous » ou « on » pour désigner les femmes, c’est pour marquer une opposition nette avec « ils », montrant bien que le sort des filles et celui des garçons, puis celui des femmes et celui des hommes sont différents et inégalitaires.

9 Les choix énonciatifs sont ici donc originaux. Quels que soient les pronoms utilisés ils manifestent le souci de ne pas faire entendre une voix qui serait exclusivement singulière et personnelle : si cette voix est présente, elle est confondue dans un ensemble plus large ou elle est mise à distance par l’emploi de la troisième personne [11].

10 Cette forme est nourrie d’éléments puisés dans sa propre mémoire. Éléments concrets, car comme elle l’expliquait déjà dans L’Écriture comme un couteau, « j’ai écrit que “la mémoire est matérielle”, peut-être ne l’est-elle pas pour tout le monde, pour moi, elle l’est à l’extrême […] » [12]. Ainsi son récit est émaillé d’objets – du robot Moulinex au dernier modèle de téléphone portable –, de chansons, d’indications sur la mode vestimentaire, de références à des événements marquants, de façon de plus en plus précise à mesure que sa conscience politique s’affirme : si la guerre d’Algérie reste un arrière-plan relativement vague, elle décrit avec beaucoup plus de détails mai 68, l’élection de Giscard d’Estaing, puis celle de François Mitterand, le mouvement étudiant de 1987… Ces « preuves » sous-tendues par une énonciation qui se veut collective masquent la voix individuelle qui la produit effectivement pour restituer une vie « commune » tissée de références communes.

11 Ainsi elle a trouvé cette forme « susceptible de contenir sa vie », conjuguant des choix énonciatifs originaux et une mémoire matérielle. Cette démarche singulière se révèle en cohérence avec son œuvre qui reflète sa volonté d’écrire « quelque chose entre la littérature, la sociologie et l’histoire » [13].

Une énonciation dans la continuité de l’œuvre antérieure

12 L’écriture est avant tout pour Annie Ernaux une recherche : « […] je cherche plutôt à trouver la forme qui convient à ce que je vois devant moi comme une nébuleuse – la chose à écrire –, et cette forme n’est jamais donnée par avance » [14]. Elle explique ces formes trouvées, forgeant elle-même les concepts qui les éclairent. Ainsi explique-t-elle que La Place, Une femme, La Honte, L’Événement « sont moins autobiographiques que auto-socio-biographiques » et que Passion simple et L’Occupation sont « des analyses sur le mode impersonnel de passions personnelles » [15]. Et elle précise : « […] il s’agit moins de dire le “moi” ou de le “retrouver” que de le perdre dans une réalité plus vaste, une culture, une condition, une douleur, etc. » [16]. Auto-socio-biographie, le terme réunit déjà le « je » et la dimension sociale et collective de ce « je ». Elle parlera ailleurs de « je transpersonnel » : « Le je que j’utilise me semble une forme impersonnelle, à peine sexuée, quelquefois même plus une parole de l’“autre” qu’une parole de “moi”, une forme transpersonnelle en somme » [17]. C’est donc par un cheminement cohérent qu’elle aboutit au projet des Années : restituer « une existence singulière […] mais fondue aussi dans le mouvement d’une génération » (p. 179). Ce projet a suscité de réelles difficultés [18] qui concernent justement cette articulation entre le général et l’individuel, l’Histoire et son histoire : « comment représenter à la fois le passage du temps historique, le changement des choses, des idées, des mœurs et l’intime de cette femme, faire coïncider la fresque de quarante-cinq années et la recherche d’un moi hors de l’Histoire » (p. 179).

13 Par ailleurs, Annie Ernaux a toujours eu le sentiment d’avoir trahi sa classe sociale d’origine. En devenant professeur puis écrivain, elle est passée du monde des dominés au monde des dominants ; ce sentiment de trahison l’a conduite à utiliser un langage neutre, compréhensible par tous, où aucune connivence culturelle avec le lecteur n’est recherchée. Les Années poussent cette recherche de neutralité jusqu’à un point extrême : si dans ce récit elle évoque à plusieurs reprises son métier d’enseignante, elle a en revanche complètement évacué toute référence aux livres qu’elle a écrits. Ainsi l’évocation d’une activité d’écriture concerne davantage le désir d’écrire [19], voire le projet d’écrire (le projet des Années lui-même est longuement évoqué) que l’écriture effective et concrétisée par la publication. Elle s’est expliquée de cette absence dans L’Express : « Mais l’écriture est hors du temps, elle est abstraction du monde, de la vie » [20]. De même, elle explique à Christine Rousseau pour Le Monde des livres qu’elle ne voulait « conserver que la vie  [21]». Cette absence de référence à ses livres [22], au-delà des arguments qu’elle avance, relève davantage d’un choix qu’on pourrait qualifier d’idéologique. Cette autobiographie doit être impersonnelle, elle ne doit pas tomber dans le « piège de l’individuel » [23], et peut-être ce qu’il y a de plus singulier, de plus personnel dans sa vie, est l’activité d’écriture, activité qu’elle ne partage pas avec ses contemporains et qui marque définitivement son éloignement du monde dont elle est issue. Ainsi elle tait ses livres antérieurs qui l’ont consacrée auteur connue et reconnue et donc la distinguent radicalement des autres.

14 Enfin, Les Années sont également dans la continuité de ce que l’auteur a nommé ses journaux « extimes » par rapport à ses journaux intimes : Journal du dehors (1993) et La Vie extérieure 1993-1999 (2000). Francine Dugast-Portes les décrit comme des « chroniques qui pourraient être destinées à la presse » [24]. Annie Ernaux explique ainsi sa démarche :

15

Il ne s’agit pas d’un reportage, ni d’une enquête de sociologie urbaine, mais d’une tentative d’atteindre la réalité d’une époque – cette modernité dont une ville nouvelle donne le sentiment aigu sans qu’on puisse la définir – au travers d’une collection d’instantanés de la vie quotidienne collective [25].

16 On trouve dans ce journal des notations très concrètes proches du style des Années. De même lit-on à la fin de La Vie extérieure à propos d’une visite de son fils un dimanche : « Je note ici les signes d’une époque, rien d’individuel : dimanche d’une femme seule que son fils vient voir avec son amie, dans la région parisienne » [26]. On trouve dans ces journaux des chansons comme dans Les Années : « Les chansons transforment la vie en roman. Elles rendent belles et lointaines les choses qu’on a vécues » [27]. Ces journaux exempts de tout narcissisme relèvent comme l’explique Francine Dugast-Portes d’une démarche ethnographique, l’auteur se déclarant à plusieurs reprises « traversée par les autres » [28].

17 Ainsi dans les Années, Annie Ernaux semble être parvenue à concilier et unir ces deux types d’écriture que sont l’auto-socio-biographie, où le « je » prédomine même s’il cherche à exprimer une réalité plus vaste, et les journaux « extimes » où domine la vie extérieure sans cependant que la dimension personnelle soit absente, comme elle le constate dans Journal du dehors : « Mais, finalement, j’ai mis de moi-même beaucoup plus que prévu dans ces textes » [29].

18 Ainsi, cette cohérence constatée avec l’œuvre antérieure révèle aussi les limites de ce projet : la dissolution [30] de l’individuel dans le général n’est pas totale et cette autobiographie n’est pas totalement « impersonnelle ». En effet, le lecteur, connaissant l’œuvre antérieure, ne peut pas ne pas percevoir les traces de l’individuel dans ce récit.

La persistance de l’individuel

19 Enlever toute référence à l’écriture, à son propre nom, ne suffit pas à effacer la dimension individuelle de ce qui est décrit et raconté. D’abord, cette mémoire collective passée au prisme d’une mémoire individuelle est située, dans le sens où c’est celle d’une femme, née en 1940, dans un milieu modeste et ayant grâce aux études accédé à un métier dit intellectuel. Ainsi, nombre de notations montrent la condition des filles, puis des jeunes femmes et des femmes à travers cette deuxième moitié du vingtième siècle, en les opposant souvent franchement aux « garçons » ou aux « ils » qui ne connaissent pas la même condition. Les interdits en matière sexuelle notamment sont pointés et scandent ce récit, jusqu’à la légalisation de l’avortement qu’elle suit de près. C’est donc à la fois une femme et une conscience féministe qui restituent l’histoire collective. De même, c’est bien une jeune fille d’un milieu modeste qui, entrant dans une école privée, constate qu’elle n’a pas la même vie que les autres petites filles, qu’elle ne parle pas la même langue ; c’est cette même jeune fille qui note, bien qu’elle soit devenue étudiante, qu’elle ne fait pas partie complètement de la « fête » :

20

Les deux filles qui l’entourent sur la photo appartiennent à la bourgeoisie. Elle ne se sent pas des leurs, plus forte et plus seule. À trop les fréquenter, à les accompagner dans les surboums, elle a l’impression de déchoir. Elle ne pense pas non plus avoir rien de commun avec le monde ouvrier de son enfance, le petit commerce de ses parents. Elle est passée de l’autre côté, mais ne saurait dire de quoi, derrière elle sa vie est constituée d’images sans lien. (p. 87)

21 Enfin, c’est une femme engagée à gauche qui retrace certains événements majeurs : la guerre d’Algérie dont elle ne saisit que rétrospectivement le sens de certains épisodes comme la journée d’octobre 1961, mais aussi l’élection de Giscard d’Estaing, la victoire de Mitterrand en 1981, « on avait l’impression que s’ouvrait devant nous un nouveau temps » (p. 145), le sentiment d’avoir été dupée après avoir voté Chirac en 2002 et l’affichage clair de candidats pour qui elle vote. Ainsi si mémoire collective il y a, c’est la mémoire d’une femme, issue d’un milieu populaire, de gauche et féministe.

22 Par ailleurs, l’utilisation du pronom « elle » on l’a vu, renvoie explicitement à la narratrice. L’utilisation de la troisième personne a le mérite de lever l’ambiguïté du « je » autobiographique en grande partie fictif : le « je » de l’enfance ne se confond pas avec le « je » de l’adulte qui raconte cette enfance. La troisième personne ici marque la distance entre la narratrice et ce qu’elle a été et montre cette tentative d’objectivation et de mise à distance. Cependant, c’est bien Annie Ernaux qui affleure sous ce « elle ». L’usage de ce pronom à chaque évocation de photo le confirme, jusqu’à la dernière photo, où tout sentiment d’étrangeté exprimé par la narratrice adulte quand elle regarde d’anciennes photos a disparu :

23

Elle est cette femme de la photo et peut, quand elle la regarde, dire avec un degré élevé de certitude, dans la mesure où ce visage et le présent ne sont pas disjoints de façon perceptible, où rien n’a encore été davantage perdu, de ce qui le sera inévitablement (mais quand, comment, elle préfère ne pas y songer) : c’est moi = je n’ai pas de signes supplémentaires de vieillissement. (p. 233)

24 En outre, les récits antérieurs ont dessiné un espace autobiographique où le lecteur reconnaît un certain nombre d’événements personnels ; ainsi quand elle évoque la nécessité pour les filles de « “faire passer” d’une façon […] ou d’une autre » (p. 82), le lecteur pense à L’Événement ; de même l’évocation de « la scène entre ses parents, le dimanche avant l’examen d’entrée en sixième, au cours de laquelle son père a voulu supprimer sa mère » (p. 57-58) rappelle La Honte. « L’image de son père à l’agonie » (p. 122) ou « sa mère morte » (p. 175) font écho à La Place et à Une femme. Passion simple est à l’horizon de la lecture quand elle explique qu’elle se pense « comme une femme qui a vécu il y a trois ans une passion violente avec un Russe » (p. 176), de même que L’Occupation quand elle décrit « une jalousie vis-à-vis de la nouvelle compagne d’âge mûr du jeune homme » (p. 234). Enfin, la mention du « cancer qui semblait s’éveiller dans le sein de toutes les femmes de son âge » (p. 235) renvoie à L’Usage de la photo. Cette intertextualité – qui sonne comme bilan de l’œuvre antérieure et prend une connotation presque testamentaire – fait affleurer l’individuel dans cette autobiographie impersonnelle.

25 Enfin, ce « je » masqué est aussi la clé de la restitution du temps, choix énonciatifs et traitement du temps étant étroitement liés. On ne peut ici que rapprocher sa démarche de certains passages de l’autobiographie de Simone de Beauvoir [31] où cette dernière s’interroge sur l’ordre qu’elle utilise pour raconter sa vie. À la fin du premier volume de La Force des choses[32], elle explique qu’elle ne peut faire autrement que de choisir l’ordre chronologique même si cet ordre ne peut restituer les trois dimensions dont chaque instant est chargé, instant où aboutit le passé et se prépare l’avenir : « […] dans la vie, les instants sont séparés, mais en même temps ils sont liés par nos projets. Dans un même moment, je retiens mon passé et en même temps je le prolonge dans l’avenir. Donc le temps vécu a toujours trois dimensions : il est présent, passé et avenir » [33]. Or Annie Ernaux parvient à restituer ces trois dimensions du temps, quand commentant les photos, elle restitue le présent de la photo, mais aussi les souvenirs qui l’habitaient alors, l’avenir qu’elle projetait, l’imaginaire dont elle se nourrissait :

26

Quelle mémoire prêter à cette fille du deuxième rang ? Peut-être n’en a-t-elle plus d’autre que celle de l’été d’avant, mémoire presque sans images, incorporation en elle d’un corps manquant, un corps d’homme. Pour l’avenir coexistent en elle deux visées : 1) devenir mince et blonde, 2) être libre, autonome et utile au monde. Se rêvant en Mylène Demongeot et Simone de Beauvoir. (p. 77-78)

27 Elle est parvenue à mettre en œuvre le projet qu’elle formait déjà en 1985 d’écrire « une sorte de destin de femme » entre 1940 et 1985, « qui ferait ressentir le passage du temps en elle et hors d’elle, dans l’Histoire, un roman total » (p. 158). Elle parvient également à faire ressentir ce passage du temps grâce à l’utilisation de l’imparfait : « Ce sera un récit glissant, dans un imparfait continu, absolu, dévorant le présent au fur et à mesure jusqu’à la dernière image d’une vie » (p. 240). C’est l’imparfait qui confère cette impression de continuité : « l’imparfait narratif saisit [les moments décrits] dans leur cours » [34].

28 En restituant tout ce que sa mémoire individuelle a retenu de sa mémoire collective sans pour autant que cette mémoire individuelle perde sa spécificité et en exprimant la profondeur du temps comme son glissement continu, elle est parvenue à « sauver quelque chose du temps où l’on ne sera plus jamais » (p. 242).

29 Ainsi cette autobiographie impersonnelle, qui se révèle plus « collective » qu’impersonnelle, est dans la continuité de la recherche qu’Annie Ernaux n’a eu de cesse de mener dans son écriture. Cette suppression du « je » est l’aboutissement de ce souci de faire entendre par sa voix d’autres voix. Elle explicite ainsi le choix du titre Écrire la vie dans sa préface :

30

Non pas ma vie, ni sa vie, ni même une vie. La vie, avec ses contenus qui sont les mêmes pour tous mais que l’on éprouve de façon individuelle : le corps, l’éducation, l’appartenance et la condition sexuelles, la trajectoire sociale, l’existence des autres, la maladie, le deuil. […] J’ai toujours écrit à la fois de moi et hors de moi, le « je » qui circule de livre en livre n’est pas assignable à une identité fixe et sa voix est traversée par les autres voix, parentales, sociales, qui nous habitent [35].

31 Annie Ernaux a résolu la question de l’articulation délicate entre singulier et universel. Elle n’a pas cherché à proprement parler à atteindre, par une histoire singulière, l’universel, mais est parvenue à montrer comment l’universel habite le singulier et comment il s’exprime à travers lui : la narratrice traversée par ce qui est commun à tous et qu’elle vit également personnellement. Ce qui est singulier et individuel ne disparaît pas cependant totalement, résiste et contribue à la restitution de la profondeur du temps.

32 Si l’on a pris l’habitude de distinguer l’autobiographie et les mémoires, en tant que les seconds font une place à la vie publique et sont moins centrés sur l’histoire d’une personnalité que la première, on pourrait ici revisiter cette distinction. Annie Ernaux, conférant une portée collective à son ouvrage, s’étant efforcée de gommer l’individuel dans ce qu’il avait de plus singulier (intimité, écriture), fait d’une certaine manière œuvre de mémorialiste. Des mémoires qui seraient très contemporains, en ce sens qu’ils montrent que le commun et l’ordinaire ont un intérêt : des mémoires mêlant non plus vie publique et vie privée, mais vie commune et vie personnelle.

Notes

  • [1]
    Annie Ernaux, Les Années, Gallimard, 2008. Les références à cet ouvrage seront données dans cette édition.
  • [2]
    Jean Starobinski a désigné par « style » la manière particulière et individuelle dont un écrivain satisfera aux conditions générales de l’autobiographie : « Le style est ici l’indice de la relation entre le scripteur et son propre passé, en même temps qu’il révèle le projet, orienté vers le futur, d’une manière spécifique de se révéler à autrui » (L’Œil vivant II, La Relation critique, Gallimard, « Le Chemin », 1970, p. 85).
  • [3]
    Stéphane Hubier, Littératures intimes : les expressions du moi, de l’autobiographie à l’autofiction, Armand Colin, « U », 2003, p. 48.
  • [4]
    La publication récente de L’Atelier noir (Éditions des Busclats, 2011), journal d’écriture tenu de 1982 à 2007 permet de suivre les questionnements qui ont nourri le projet des Années.
  • [5]
    Les photos décrites dans Les Années sont désormais visibles dans un ouvrage récent Écrire la vie, qui regroupe plusieurs œuvres de l’auteur, précédées d’une centaine de pages où sont juxtaposés des photos et des extraits de son journal intime : Écrire la vie, Gallimard, « Quarto », 2011.
  • [6]
    Philippe Lejeune, Le Pacte autobiographique [1975], Seuil, « Points Essais », 1996.
  • [7]
    Ibid., p. 16.
  • [8]
    Le prénom de l’auteur apparaît cependant une fois de façon indirecte dans la légende d’une photo : « Cité universitaire. Mont-Saint-Aignan. Juin 63. Brigitte, Alain, Annie, Gérald, Annie, Ferrid » (p. 86).
  • [9]
    Voir la case 2c. du tableau représenté dans Le Pacte autobiographique, op. cit., p. 28.
  • [10]
    Le « je » d’ailleurs, comme l’explique Émile Benveniste, prédomine : « […] dans “nous”, c’est toujours “je” qui prédomine puisqu’il n’y a de “nous” qu’à partir de “je” […] » (Problèmes de linguistique générale, t. 1, Gallimard, « Tel », 1966, p. 233).
  • [11]
    Pour une étude exhaustive de l’énonciation, on peut se référer à l’article de Véronique Montémont, « Les Années : vers une autobiographie sociale », in Annie Ernaux : se perdre dans l’écriture de soi, dir. par Danielle Bajomée et Juliette Dor, Klincksieck, 2011, p. 117-132.
  • [12]
    Annie Ernaux, L’Écriture comme un couteau, Entretien avec Frédéric-Yves Jeannet, Stock, 2003, p. 41.
  • [13]
    Annie Ernaux, Une femme [1988], Gallimard, « Folio », 1988, p. 106.
  • [14]
    Annie Ernaux, L’Écriture comme un couteau, op. cit., p. 53-54.
  • [15]
    Ibid., p. 21.
  • [16]
    Ibid., p. 22.
  • [17]
    Annie Ernaux, « Vers un je transpersonnel », in Autofictions & Cie, dir. par Serge Doubrovsky, Jacques Lecarme et Philippe Lejeune, RITM, n°6, 1993, p. 221..
  • [18]
    Dans L’Atelier noir, on peut lire ces interrogations sur le choix des pronoms, sur la restitution du temps, sur ce qui sera raconté ou tu : « C’est d’ailleurs grâce à ce journal, utilisé comme un véritable document, que j’ai pu, dans le texte même des Années, retracer avec exactitude la naissance et l’évolution du projet de leur écriture » (L’Atelier noir, op. cit., p. 13).
  • [19]
    Voir notamment p. 100, 120 et 155.
  • [20]
    Marianne Payot, « Nos années Ernaux », L’Express, 21 mars 2008, p. 74.
  • [21]
    Christine Rousseau, « Dans la lumière du passé », Le Monde des livres, 8 février 2008, p. 3.
  • [22]
    Dans L’Atelier noir on trouve un passage qui révèle qu’elle s’est questionnée sur ce point : « Et encore : problème entre la représentation d’une femme comme les autres – et celle qui écrit, devait écrire. Dans La Place, “je” est une femme qui écrit, mais la séparation a lieu dans le texte entre le passé et le présent (de l’écriture) » (p. 69).
  • [23]
    Annie Ernaux, La Place [1983], Gallimard, « Folio », 1986, p. 45.
  • [24]
    Francine Dugast-Portes, Annie Ernaux : étude de l’œuvre, op. cit., p. 35.
  • [25]
    Annie Ernaux, Journal du dehors [1993], Gallimard, « Folio » 1995, p. 8.
  • [26]
    Annie Ernaux, La Vie extérieure [2000], Gallimard, « Folio », 2001, p. 99.
  • [27]
    Ibid., p. 24.
  • [28]
    Francine Dugast-Portes, « Les Années d’Annie Ernaux entre littérature et ethnologie », Revue des Sciences humaines, n°299, sept. 2010, p. 95.
  • [29]
    Annie Ernaux, Journal du dehors, op. cit., p. 9.
  • [30]
    Annie Ernaux préfère parler de « fusion » là où son interviewer évoque « le point où l’intime se dissout dans le collectif » : « L’intime ne se dissout pas, puisque la description des photos dans Les Années est là justement pour faire intervenir ce qu’il peut y avoir de personnel. Mais il y a un mouvement de fusion qui va continuellement de l’intime au collectif » (« Interview téléphonique d’Annie Ernaux », in Annie Ernaux : se perdre dans l’écriture de soi, op. cit., p. 156).
  • [31]
    Ce rapprochement n’est pas suscité seulement par le fait que Annie Ernaux évoque la révélation qu’a été la lecture du Deuxième Sexe, mais également parce que nous trouvons des points communs importants entre ce récit Les Années et La Force des choses, notamment la fin du second volume, où Beauvoir tente de « sauver » par l’écriture ce qui sera oublié avec elle.
  • [32]
    Simone de Beauvoir [1963], La Force des choses, t. 1, Gallimard, « Folio », 1972, p. 376.
  • [33]
    Claude Francis, Fernande Gontier, Les Écrits de Simone de Beauvoir, Gallimard, 1979, p. 453.
  • [34]
    Nathalie Froloff, « Les Années : mémoire(s) et photographie », in Annie Ernaux, Perspectives critiques, Textes réunis par Sergio Villani, Toronto, Legas, 2009, p. 41.
  • [35]
    Annie Ernaux, Écrire la vie, op. cit., p. 7.
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