Notes
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[1]
Journal des Faux-Monnayeurs [Gallimard, 1927], dans Romans et Récits. Œuvres lyriques et dramatiques, t. II (RR II), Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2009, p. 527.
-
[2]
Journal des Faux-Monnayeurs, RR II, p. 538.
-
[3]
Au moment d’évoquer le fait divers qui l’a inspiré, Gide rapporte les propos étonnants de Fréchaut, chef d’une bande de jeunes faux-monnayeurs, en 1906, qu’il persistait à présenter, face aux juges, comme un « cénacle » : « […] c’était une assemblée où l’on s’est peut-être préoccupé de fausse monnaie, je ne dis pas non, mais où l’on traitait surtout les questions de politique et de la littérature » (Journal des Faux-Monnayeurs, RR II, p. 525). Dans le premier chapitre des Faux-Monnayeurs (RR II, p. 176), la première évocation du groupe de jeunes gens souligne leur habitude de se réunir pour parler, notamment, « politique et littérature ».
-
[4]
La mention FM, suivie d’une référence de page et désignant Les Faux-Monnayeurs [Gallimard, 1925], renverra systématiquement à l’édition Romans et Récits. Œuvres lyriques et dramatiques, t. II (RR II), Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2009.
-
[5]
On s’accordera à voir dans ce dialogue une allusion à l’élection de Barrès à la députation et à l’académie, en 1906, même si Barrès a été élu auparavant député de Nancy, en 1889.
-
[6]
Voir « Baudelaire », « III. Théorie de la décadence » [1881], in Essais de psychologie contemporaine [1883], rééd. Gallimard, coll. « Tel », n°233, 1993, p. 16.
-
[7]
Ibid., p. 14.
-
[8]
Le chapitre IX des Déracinés [1897], dans lequel l’auteur interrompt le récit pour brosser le tableau de la France contemporaine affaiblie, s’intitule « La France dissociée et décérébrée ».
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[9]
Voir « À propos des Déracinés de Maurice Barrès » [L’Ermitage, février 1898], dans Essais critiques (EC), Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1999, p. 4-8.
-
[10]
Maurras a attaqué Gide, à propos de la thèse barrésienne du déracinement, dans « La Querelle du peuplier », article publié dans La Gazette de France du 11 septembre 1903 ; « La Querelle du peuplier. Réponse à M. Maurras », de Gide, a paru dans L’Ermitage de novembre 1903 (repris dans EC, p. 121-126).
-
[11]
Voir supra, les notes 9 et 10.
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[12]
Voir Alain Goulet, Fiction et vie sociale dans l’œuvre d’André Gide, Paris, Minard, « Bibliothèque des lettres modernes », 1986, p. 148-69.
-
[13]
Voir Gide à Eugène Rouart, 27 novembre 1897, Correspondance, t. I (1893-1901), Presses Universitaires de Lyon, 2006, p. 425 : « Je continue à lire Les Déracinés. Ces gens-là me suppriment ; je n’ai de raison d’être qu’en leur étant hostile. »
-
[14]
Voir Pierre Citti, « de l’ère d’originalité à l’ère de responsabilité », dans Contre la décadence. Histoire de l’imagination française dans le roman (1890-1914), Paris, P.U.F., « Histoires », 1987, p. 56-65.
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[15]
Voir notamment Journal sans dates (décembre 1910), EC, p. 258-260.
-
[16]
Journal des Faux-Monnayeurs, RR II, p. 557.
-
[17]
Voir Alain Goulet, Fiction et vie sociale…, op. cit., p. 105-111.
-
[18]
Voir Journal, t. II, 19 janvier 1948, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1997, p. 1057 : « Valéry, Proust, Suarès, Claudel, si différents que nous fussions l’un de l’autre, si je cherche par quoi l’on nous reconnaîtra pourtant du même âge […], je crois que c’est le grand mépris où nous tenions l’actualité. Et c’est en quoi se marquait en nous l’influence plus ou moins secrète de Mallarmé. »
-
[19]
Georges Burdeau, « Tocqueville », in Dictionnaire des littératures de langue française xixe siècle, Paris, Encyclopaedia universalis/Albin Michel, 1998, p. 722.
-
[20]
Voir Umberto Eco, Lector in fabula. Le rôle du lecteur, ou la coopération interprétative dans les textes narratifs, Paris, Grasset et Fasquelle, 1995 ; plus particulièrement : le chapitre 3, « Le lecteur modèle ».
-
[21]
Journal des Faux-Monnayeurs, RR II, p. 557.
-
[22]
Paludes, dans Romans et Récits. Œuvres lyriques et dramatiques, t. I (RR I), Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2009, p. 259 : « – Un livre est toujours une collaboration […]. – Attendons de partout la révélation des choses ; du public, la révélation de nos œuvres. »
-
[23]
« Déraciné, décapité » est le titre du chapitre XIX des Déracinés.
-
[24]
Dans « La Querelle du peuplier », article cité, Maurras avait notamment écrit : « Puisque M. Gide cherche où se “raciner”, je m’en vais le lui dire avec précision. Plus que de Normandie, de Languedoc ou de Paris, il est de la région, du Pays, de l’État protestant ; il est de Nation protestante ».
-
[25]
Voir Le Détour et l’accès. Stratégies du sens en Chine, en Grèce, Grasset, « Le Collège de philosophie », 1995, plus particulièrement le chapitre V, « Laisser entendre, éviter de dire, ou comment lire entre les lignes », p. 107-134.
-
[26]
Rainier Lanselle, « De l’indirect comme source d’effet (la tradition chinoise) », dans Jacques Lajarrige et Christian Moncelet (éd.), L’Allusion en poésie, Clermont-Ferrand, Presses Universitaires Blaise Pascal, 2002, p. 17-49.
-
[27]
Ibid.
-
[28]
Voir Michel Murat, « Gide ou “le meilleur représentant du classicisme” », Revue d’Histoire Littéraire de la France, 2007, n°2, p. 313-330.
-
[29]
Voir « Billets à Angèle » [mars 1921], Essais Critiques, op. cit., p. 280-285.
1 Que Gide ait pu concevoir ses Faux-Monnayeurs comme un roman politique, le Journal des Faux-Monnayeurs en témoigne. Il y fait notamment part du projet de refléter l’évolution des idées de sa génération à la faveur de la guerre, en montrant « les trois positions, socialiste, nationaliste, chrétienne, chacune instruite et fortifiée par l’événement » [1]. Plus précisément, il relève la question proprement politique posée par la formation des groupes qu’il entend décrire dans son roman : « Les Argonautes. Ils se dévouent pour la “Patrie” ; mais au sein de ce groupe, toutes les dissensions : comment la France peut-elle être le mieux servie ? En regard, le groupement des ennemis de la société » [2]. La place que peut occuper l’individu dans le groupe, le risque pour lui de devoir nier sa singularité pour se fondre dans la communauté, le bénéfice qu’il peut malgré tout retirer de cette intégration problématique, voilà bien les questions politiques que le roman ne cesse de décliner à travers l’histoire des principaux personnages, à commencer par celle de Bernard, le bâtard évadé de la « cellule familiale ».
2 La dimension politique des Faux-Monnayeurs ne retient pourtant pas de prime abord l’attention des lecteurs, parce que le romancier a délibérément choisi de ne pas la poser frontalement, préférant, au contraire, la traiter de façon indirecte, pour ne pas dire oblique. Au sein de ce dispositif d’écriture, l’allusion joue un rôle central. Elle témoigne de la façon dont Gide développe dans son roman, sur le mode implicite, une réflexion qui porte sur la politique et, plus encore, sur le rapport entre la politique et la littérature, désigné comme un enjeu majeur de l’œuvre, aussi bien dans le Journal des Faux-Monnayeurs que dans le roman lui-même [3].
3 Trois allusions nominatives, dans la première partie, doivent être envisagées dans cette perspective. Tour à tour, mais de façon apparemment incidente, les noms de Maurras, de Barrès et de Bourget – autant dire celui des trois adversaires majeurs de Gide, sur le plan idéologique comme sur le plan littéraire – sont évoqués par les personnages :
- Au chapitre I, après avoir découvert une lettre révélant qu’il est un enfant adultérin, Bernard rejoint un groupe de jeunes gens, occupés à discuter de littérature et de politique. Après une courte description précisant que « l’un de ceux-ci, assis sur un banc, lisait l’Action française. », le nom de Maurras est prononcé à deux reprises, par l’un ou l’autre : « – Toi, dès qu’on parle de Maurras, tu verdis », et : « Ça t’amuse, les articles de Maurras ? » (FM, p. 177) [4].
- Au chapitre III, Bernard et Olivier discutent à bâtons rompus. Un échange mentionne le nom de Barrès : « – Dis… tu crois que Barrès sera élu [5] ? – Parbleu !… Ça te congestionne ? – Je m’en fous ! Dis… Écoute un peu… » (FM, p. 194).
- Au chapitre XII, Édouard note dans son journal : « Épigraphe pour un chapitre des Faux-Monnayeurs : “La famille, cette cellule sociale.” Paul Bourget (passim) » (FM, p. 257).
5 Même si ces allusions à Maurras, à Barrès et à Bourget sont disséminées au fil de la première partie, elles sont liées fonctionnellement. La proximité idéologique de ces trois écrivains invite le lecteur à opérer un rapprochement qui se révèle signifiant, cependant que le caractère allusif de ces références conduit à les lire dans une perspective donnée. Comparable à la dernière pièce d’un puzzle, sans lequel l’image reste indéchiffrable – ou le texte illisible –, l’allusion à Bourget joue dans ce dispositif le rôle d’un élément déclencheur : contrairement aux deux premières, elle permet au lecteur d’établir un lien direct entre l’histoire racontée et les positions sociales et politiques de ces trois écrivains.
6 La formule de Bourget est destinée à servir d’épigraphe pour un chapitre des Faux-Monnayeurs dont Édouard donne ensuite le titre : « Le régime cellulaire ». Or, indépendamment du fait que le roman d’Édouard offre un reflet à la fois fidèle et déformé de celui de Gide, ce titre fait directement écho au paragraphe qui ouvre Les Faux-Monnayeurs. Craignant d’être surpris, Bernard passe mentalement en revue la situation des membres de sa famille : « son père et son frère aîné » sont « retenus au Palais » (on ne sait pas encore qu’ils sont respectivement juge et avocat), « quant au puîné […], une pension le bouclait au sortir du lycée chaque jour » (FM, p. 175). La phrase de Bourget renvoie simplement au thème de la famille, mais l’usage qu’en fait Édouard, en associant la famille à une prison, éclaire le problème posé implicitement, dès le premier chapitre, par la fugue de Bernard : la volonté de devenir soi-même, de découvrir qui l’on est vraiment, suppose de se libérer du carcan social, ou familial, ce qui implique de s’opposer aux valeurs et aux normes du groupe, voire de les rejeter.
7 En préférant une indication vague (« passim ») à une référence précise, Gide souligne le caractère général d’une idée propre à fonder une vision de la société. Le lecteur est ainsi invité à opérer un rapprochement entre la pensée politique de Bourget et celle de Maurras, évoqué précédemment : le « nationalisme intégral » de ce dernier repose en effet sur l’idée d’une « politique naturelle », assise précisément sur le modèle, critiqué par Édouard, de la cellule familiale.
8 Pour peu qu’il soit capable d’identifier la source de la citation de Bourget, le lecteur mesurera plus nettement encore la portée politique de cette réflexion. C’est en effet dans sa célèbre étude sur Baudelaire, en 1881, dans un développement sous-titré « Théorie de la décadence », que Bourget avait écrit : « […] l’étude de l’histoire et l’expérience de la vie nous apprennent qu’il y a une action réciproque de la société sur l’individu et qu’en isolant notre énergie nous nous privons du bienfait de cette action. C’est la famille qui est la vraie cellule sociale et non l’individu [6]. » Or dans cet article, il présentait la décadence comme le triomphe de l’intérêt individuel sur l’intérêt collectif, à travers la métaphore du corps : « Si l’énergie des cellules devient indépendante, les organismes qui composent l’organisme total cessent pareillement de subordonner leur énergie à l’énergie totale, et l’anarchie qui s’établit constitue la décadence de l’ensemble. L’organisme social n’échappe pas à cette loi. Il entre en décadence aussitôt que la vie individuelle s’est exagérée sous l’influence du bien-être acquis et de l’hérédité [7]. » Quant à Barrès, en présentant la France comme « dissociée » et « décérébrée », dans ses Déracinés [8], il ne faisait que filer la métaphore et défendre cette vision de la société, suscitant la critique de Gide [9]… appelé à subir bientôt une contre-attaque venue de Maurras [10].
9 Conduit à rapprocher ces trois noms qui sont autant d’indices, le lecteur doit en effet identifier ce que l’on pourrait désigner comme leur dénominateur commun. Il est ainsi amené à se poser la question de l’opposition structurelle entre le développement individuel et la cohésion nationale, qui constitue le trait d’union entre, d’un côté, l’histoire racontée, et, de l’autre, les idées, sociales et politiques, associées à ces noms. Par-delà la dissémination volontaire des références, un principe de « contamination positive » est donc à l’œuvre dans cette stratégie textuelle. Forcé de rétablir le lien implicite qui unit les trois noms mentionnés, le lecteur en arrive à reformuler une interrogation d’ordre général, esquissée auparavant dans le texte par les allusions à Maurras et à Barrès : quelle est la nature du lien qui unit l’individu à la collectivité et dans quelle mesure l’affirmation individuelle est-elle conciliable avec l’intérêt collectif ?
10 Poussé à rapprocher les noms évoqués allusivement pour distinguer la portée politique du roman, le lecteur se trouve cependant confronté à une série ambiguë. Le dernier terme (Bourget) en est aussi le premier fonctionnellement, puisque c’est lui qui achève la série et lui donne du sens. Éclairé par l’allusion à Bourget et le lien alors établi avec la diégèse, le lecteur peut reconsidérer la série, aussi bien dans l’ordre où elle est construite dans le texte (Maurras / Barrès / Bourget), que dans l’ordre inverse…, modifiant du même coup la signification de ces allusions.
11 Reconsidérant les allusions des chapitres I et III, à Maurras et à Barrès, dont le sens devait rester obscur lors d’une première lecture, il est conduit à les interpréter comme autant d’avertissements adressés à Bernard. Lancé par sa découverte initiale dans la quête de son identité propre et de sa singularité, celui-ci risque du même coup d’oublier son appartenance à une collectivité. À travers lui, ces avertissements visent en réalité le lecteur, invité à prendre en compte les dangers de l’individualisme, au moment même où débute un récit d’abord présenté comme une quête euphorique du moi.
12 Pour apparaître en troisième position, la référence à Bourget n’en a pas moins une fonction de déclencheur. C’est donc aussi à partir d’elle que le lecteur va reconsidérer ce faisceau d’allusions. Or cette référence, sous la plume d’Édouard, est ironique : le romancier oppose au jugement positif porté par Bourget sur la famille, un jugement négatif, exprimé par le titre du chapitre, « le régime cellulaire ». Il insiste ainsi sur la contrainte que la collectivité fait peser sur l’individu, voire sur son aliénation. Privilégier la collectivité au détriment de l’individu, refuser de lui accorder une singularité pour préserver la communauté, reviendrait donc à aliéner l’individu, en le forçant à tenir son rôle dans la comédie sociale, ce qui rejoint le thème central du roman, la fausse monnaie, l’hypocrisie inévitable de l’homme, animal politique. À travers cette critique des idées de Bourget, qui atteint par ricochet celles de Barrès et de Maurras, les trois noms étant indissociablement liés par le fonctionnement même de la stratégie allusive, l’individualisme n’est plus dénoncé : il est, au contraire, valorisé.
13 L’ambiguïté constitutive de cette série, dont le sommet est aussi la base, permet donc à Gide d’articuler un discours sur la politique qui se refuse à rien conclure. D’un côté, la série allusive inscrit positivement dans le récit la préoccupation sociale que Bernard, et son lecteur avec lui, risqueraient d’oublier ; de l’autre, elle disqualifie par avance cette préoccupation en opposant la vérité du moi à l’hypocrisie sociale. Le romancier a donc eu recours à l’allusion pour articuler un discours politique essentiellement ambivalent : volontairement instable, ouvert, propre à mettre en question les certitudes et les valeurs du lecteur, il discrédite et revalorise tout à la fois la position anti-individualiste de Barrès et de Maurras. Le lecteur se trouve conduit à porter un double regard sur le parcours de Bernard, en adoptant tout à tour le point de vue de l’individu et celui du groupe. Il est ainsi amené à prendre en considération à la fois l’intérêt individuel et l’intérêt collectif. Tout se passe donc comme si, attaché naguère à défendre l’originalité, c’est-à-dire la valeur de l’individu, contre Barrès – avec son article « À propos des Déracinés », – puis contre Maurras – avec « La Querelle du peuplier » [11] –, Gide transportait maintenant ce débat sur la scène romanesque, en présentant deux positions antagonistes sans choisir entre les deux, conformément au projet de faire le bilan des idées d’une époque.
14 Faut-il lire dans cette stratégie le reflet de la position idéologique de Gide, elle-même bien ambiguë, au lendemain de la guerre ? Passé « de l’individualisme anarchique à l’Action française » [12], des années 1890 à la Grande Guerre, il s’est rapproché des positions de ses adversaires, non sans continuer à s’opposer à eux, notamment à travers les débats sur les questions du classicisme et du rapport entre nationalisme et littérature. Protestant, homosexuel – et soucieux, avec son roman comme avec Corydon et Si le Grain ne meurt, de revendiquer sa singularité –, il continue à avoir des raisons de s’opposer aux idées d’adversaires dont il disait, à l’époque des Déracinés, « [ils] me suppriment » [13]. Mais plus encore que sur le plan idéologique, c’est sur la conception de la littérature que son opposition reste la plus vive. Il se sent tenu de défendre sa position face à des écrivains qui ont lié la légitimité de l’écriture à l’exercice par le romancier d’une responsabilité morale et sociale. Or sur ce plan, il s’agit bien pour Gide d’affirmer son opposition sans ambiguïté.
15 Le recours à un jeu d’allusions qui peut brouiller le processus de la lecture et interdit pratiquement de rien conclure du roman sur le plan politique, participe de cette volonté : il a la valeur d’une réponse littéraire à ses adversaires, Maurras, Barrès et Bourget, que les propos d’Édouard sur le roman, dans Les Faux-Monnayeurs, ont pour fonction de souligner. « À cause des maladroits qui s’y sont fourvoyés, devons-nous condamner le roman d’idées ? en guise de romans d’idées, on ne nous a servi jusqu’à présent que d’exécrables romans à thèse » (FM, p. 315), constate Édouard. Du même coup, il précise moins son propre projet qu’il n’explique et ne justifie celui de Gide. La condamnation du roman à thèse sonne comme une condamnation de Bourget et de Barrès. Le premier, en 1889, lance en effet la vogue de ce qu’il appelle pour sa part le roman à idées, avec Le Disciple. Sa préface, fondée sur le constat de la décadence établi quelques années plus tôt, exhorte les romanciers de son temps à assumer une responsabilité vis-à-vis du public et marque symboliquement le début d’une « ère de responsabilité » dans la littérature française [14]. En publiant son premier roman à thèse, Les Déracinés, en 1897, Barrès répond à cet appel. Quant à Maurras, dont le magistère ne cesse de s’affirmer après l’Affaire et culmine durant la Grande Guerre, il suscite l’opposition de Gide par sa volonté de lier littérature et politique, à un moment où ce dernier subit pourtant l’attraction du maurassisme et de l’Action Française [15]. En se présentant, par la bouche d’Édouard, comme un anti-roman à thèse, Les Faux-Monnayeurs dénoncent donc cette conception qui subordonne la valeur de la littérature à sa portée sociale. La volonté de ne pas proposer de leçon, de cultiver au contraire l’ouverture du sens, d’instaurer enfin un débat, cette volonté de laquelle participe le recours à l’allusion a donc paradoxalement la valeur d’une démonstration, mais sur le seul plan esthétique. En témoigne la formule bien connue du Journal des Faux-Monnayeurs, par laquelle Gide résume sa morale d’écrivain : « Inquiéter, tel est mon rôle. » [16]
16 Que Gide ait le souci d’illustrer une certaine idée de la littérature et une façon originale d’articuler littérature et politique, c’est ce que confirme une autre allusion nominative, liée aux trois autres en ce qu’elle engage le lecteur à lire l’histoire de Bernard dans une perspective politique. Au chapitre III, lors de cette même soirée où Olivier évoque Barrès, Bernard remarque en effet un livre et demande : « – Tu lis du Tocqueville, à présent ? » (FM, p. 197). Au terme d’un bref échange, Olivier se borne à constater à propos de l’écrivain : « – C’est un peu rasoir. Mais il y a des choses très bien. »
17 Le jugement d’Olivier fait ainsi écho à celui d’un des jeunes gens, dès le premier chapitre, à propos des articles de Maurras : « Ça m’emmerde ; mais je trouve qu’il a raison » (FM, p. 177). Le rapprochement implicite des deux noms de Maurras et de Tocqueville suggère que le roman, loin de renvoyer à la polémique qui a opposé autrefois Gide à Maurras, au demeurant dépassée, pose une question politique au sens le plus noble du terme. L’allusion à Tocqueville – sans qu’on puisse connaître la nature précise du livre détenu par Olivier, qui peut être un essai sur l’écrivain, une anthologie, ou encore une de ses œuvres – apparaît donc comme un indice propre à guider le lecteur, en même temps qu’elle révèle la position littéraire défendue par Gide. Pour celui-ci, le point de vue moral doit être préféré par l’artiste au point de vue social. Quant à la vérité atteinte et découverte par l’œuvre d’art, elle doit avoir une dimension universelle, ce qui exclut de prendre position dans un débat politique ou social trop précisément situé. Tout le travail de brouillage chronologique opéré par Gide dans l’écriture des Faux-Monnayeurs [17] découle de ce principe. Le traitement des idées nationalistes dans son roman est de ce point de vue comparable à celui de l’affaire Dreyfus dans À la recherche du temps perdu, et pour cause : Gide ne devait-il pas se reconnaître, au même titre que Proust, comme un héritier de Mallarmé, animé par un même « grand mépris » vis-à-vis de « l’actualité » [18] ?
18 L’allusion à Tocqueville, « le premier des moralistes politiques français » [19], vérifie parfaitement la théorie d’Umberto Eco suivant laquelle le texte « prévoit » son lecteur, en lui donnant les moyens de le déchiffrer [20]. Le livre placé dans la chambre d’Olivier constitue celui-ci en lecteur et l’érige en modèle : voici le lecteur des Faux-Monnayeurs sommé de faire appel à sa culture et de réagir en moraliste politique, appelé finalement à déchiffrer les allusions précédentes, à Maurras et à Bourget, d’une façon définie à l’avance par la stratégie textuelle de l’auteur.
19 « Inquiéter », c’est remettre en question les certitudes du lecteur, l’engager à réfléchir, en se gardant de lui imposer une vérité, mais ce projet même postule un lecteur prêt à coopérer. On conçoit qu’au moment d’affirmer son ambition d’« inquiéter », Gide éprouve le besoin de lancer cet avertissement : « Tant pis pour le lecteur paresseux : j’en veux d’autres [21]. » S’il a appelé de ses vœux, explicitement, dès 1895, cette collaboration du lecteur [22], il n’a eu de cesse, dans ses récits, de la solliciter de diverses manières, sans jamais se priver de l’orienter, en multipliant les représentations symboliques du lecteur ou de l’acte de lecture lui-même. Dans la première scène des Faux-Monnayeurs, par exemple, la description du secrétaire dans lequel Bernard a découvert la lettre secrète prend tout son sens dans ce contexte. Le secrétaire, comme le roman lui-même, est à double fond ; quant à Bernard, c’est sa curiosité et son goût du jeu – il « venait de s’amuser à réparer la pendule » (FM, p. 176) – qui lui permettent de découvrir cette vérité cachée derrière les apparences extérieures. Dès le début du roman, le lecteur se voit donc tendre un miroir qui lui renvoie l’image de celui qu’il devrait devenir pour se conformer aux attentes de l’auteur.
20 Dès lors, il faut bien admettre que la stratégie d’écriture déployée par Gide est pour le moins ambiguë. Ouvert, instable, le texte intègre massivement l’implicite et recourt continuellement à l’ironie, conformément au modèle de l’anti-roman à thèse, défendu par Édouard. Invité à « collaborer » à la production du texte et à découvrir lui-même la leçon du livre, le lecteur n’en est pas moins guidé et conduit par l’auteur à lui emboîter le pas, en empruntant des parcours interprétatifs soigneusement balisés.
21 Or Gide ne se contente pas d’affirmer et de défendre une position littéraire. Sous couvert de susciter un débat, il affirme aussi une position idéologique qui se démarque de celle des adversaires nommés allusivement dans le roman, Bourget, Maurras et Barrès. Toute la stratégie d’écriture des Faux-Monnayeurs vise à affirmer deux droits difficiles à concilier : le droit pour l’individu de découvrir et d’affirmer sa singularité, celui, pour la société, de maintenir sa cohésion, quitte à brimer l’épanouissement de l’individu. En faisant adopter à son lecteur, tour à tour, le point de vue de l’individu et celui du groupe, l’auteur crée dans son texte une inquiétude qu’il entretient ad libitum. Au terme de son aventure, Bernard le bâtard, l’homosexuel, découvre pourtant la nécessité d’appartenir à une famille, fût-elle d’élection ; cette famille devant pour sa part accepter d’accueillir en son sein un élément qui peut apparaître comme un corps étranger. Gide met donc clairement en évidence la nécessité d’atteindre à un équilibre entre l’épanouissement individuel et la cohésion nationale.
22 Quant à la portée politique de cette conclusion, elle est soulignée indirectement par les allusions à Bourget, à Barrès et à Maurras. En établissant le diagnostic de la décadence, Bourget affirmait la primauté de la cohésion nationale sur l’épanouissement individuel : la santé de l’organisme devait être préservée, quitte à supprimer un ou plusieurs organes malades. C’est à partir d’un tel postulat que Barrès devait justifier son engagement antidreyfusard et affirmer la nécessité de sacrifier Dreyfus, même innocent, pour préserver l’armée et, partant, la nation. À Bourget, théoricien de la décadence, à Barrès, qui établit un lien nécessaire entre « déraciné » et « décapité » [23], à Maurras, théoricien des « quatre États » qui refusait à Gide le huguenot sa place dans la communauté nationale [24], ce dernier répond ainsi dans Les Faux-Monnayeurs : il appartient à l’État non de retrancher, d’éliminer, mais bien d’intégrer. La réponse, on l’aura compris, a d’autant plus de force que les principaux personnages sont homosexuels et / ou protestants.
23 L’usage de l’allusion mérite d’être reconsidéré dans ce contexte. Comme l’ont montré les analyses sur les discours politiques dans la Chine impériale développées par François Jullien dans Le Détour et l’accès [25], l’allusion se révèle un procédé très efficace de persuasion. Inspiré lui-même par les travaux de Jullien, Rainier Lanselle rappelle pour sa part que la parole politique exige de faire « en sorte que par le caractère insinué de mon propos, je ne sois jamais entièrement impliqué dans ce dernier, et que nul ne puisse jamais dire avec une totale certitude que j’ai voulu dire ceci ou cela [26] ». Pour Lanselle, l’allusion participe d’une « stratégie personnelle d’apparente désimplication », par laquelle l’énonciateur fait « en sorte que l’autre [l]e rejoigne sans qu’il en ait conscience ». Elle répond au souci de ne jamais « convaincre, mais rallier », étant entendu que « convaincre […] c’est s’exposer au risque toujours possible d’un revirement », alors que « rallier, c’est amener l’autre à mes vues, à travers une manipulation qui substitue à mes propres visées ce que l’autre croira bientôt être les siennes [27]. » Il n’est pas besoin de changer un mot pour rendre compte fidèlement de la stratégie d’écriture mise en place par Gide dans ses Faux-Monnayeurs.
24 Par le biais de l’allusion, il réussit à affirmer une position nettement distincte de celle des nationalistes, alors même qu’il a résigné l’individualisme de sa jeunesse pour se rapprocher progressivement de leurs positions. Autrement dit, le recours à l’allusion permet à Gide d’occuper le terrain de l’adversaire, comme il l’a fait dans la querelle sur le classicisme et sur le rapport entre nationalisme et littérature [28], avec le même argumentaire. En suggérant la nécessité pour la collectivité d’intégrer les corps étrangers, il reprend à mots couverts la conclusion d’un de ses Billets à Angèle, en mars 1921 : « Intégrons donc, ma chère Angèle. Intégrons. Tout ce que le classicisme se refuse d’intégrer, risque de se retourner contre lui [29]. » Mise apparemment au service d’un flottement généralisé du sens et d’une volonté affichée d’inquiéter le lecteur, on aura compris que l’allusion, pour Gide, est aussi une arme qui lui permet de s’assurer efficacement une position de maîtrise, face aux nationalistes et vis-à-vis de ses lecteurs.
Notes
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Journal des Faux-Monnayeurs [Gallimard, 1927], dans Romans et Récits. Œuvres lyriques et dramatiques, t. II (RR II), Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2009, p. 527.
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[2]
Journal des Faux-Monnayeurs, RR II, p. 538.
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[3]
Au moment d’évoquer le fait divers qui l’a inspiré, Gide rapporte les propos étonnants de Fréchaut, chef d’une bande de jeunes faux-monnayeurs, en 1906, qu’il persistait à présenter, face aux juges, comme un « cénacle » : « […] c’était une assemblée où l’on s’est peut-être préoccupé de fausse monnaie, je ne dis pas non, mais où l’on traitait surtout les questions de politique et de la littérature » (Journal des Faux-Monnayeurs, RR II, p. 525). Dans le premier chapitre des Faux-Monnayeurs (RR II, p. 176), la première évocation du groupe de jeunes gens souligne leur habitude de se réunir pour parler, notamment, « politique et littérature ».
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[4]
La mention FM, suivie d’une référence de page et désignant Les Faux-Monnayeurs [Gallimard, 1925], renverra systématiquement à l’édition Romans et Récits. Œuvres lyriques et dramatiques, t. II (RR II), Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2009.
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[5]
On s’accordera à voir dans ce dialogue une allusion à l’élection de Barrès à la députation et à l’académie, en 1906, même si Barrès a été élu auparavant député de Nancy, en 1889.
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[6]
Voir « Baudelaire », « III. Théorie de la décadence » [1881], in Essais de psychologie contemporaine [1883], rééd. Gallimard, coll. « Tel », n°233, 1993, p. 16.
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[7]
Ibid., p. 14.
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[8]
Le chapitre IX des Déracinés [1897], dans lequel l’auteur interrompt le récit pour brosser le tableau de la France contemporaine affaiblie, s’intitule « La France dissociée et décérébrée ».
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[9]
Voir « À propos des Déracinés de Maurice Barrès » [L’Ermitage, février 1898], dans Essais critiques (EC), Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1999, p. 4-8.
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[10]
Maurras a attaqué Gide, à propos de la thèse barrésienne du déracinement, dans « La Querelle du peuplier », article publié dans La Gazette de France du 11 septembre 1903 ; « La Querelle du peuplier. Réponse à M. Maurras », de Gide, a paru dans L’Ermitage de novembre 1903 (repris dans EC, p. 121-126).
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[11]
Voir supra, les notes 9 et 10.
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[12]
Voir Alain Goulet, Fiction et vie sociale dans l’œuvre d’André Gide, Paris, Minard, « Bibliothèque des lettres modernes », 1986, p. 148-69.
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[13]
Voir Gide à Eugène Rouart, 27 novembre 1897, Correspondance, t. I (1893-1901), Presses Universitaires de Lyon, 2006, p. 425 : « Je continue à lire Les Déracinés. Ces gens-là me suppriment ; je n’ai de raison d’être qu’en leur étant hostile. »
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[14]
Voir Pierre Citti, « de l’ère d’originalité à l’ère de responsabilité », dans Contre la décadence. Histoire de l’imagination française dans le roman (1890-1914), Paris, P.U.F., « Histoires », 1987, p. 56-65.
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[15]
Voir notamment Journal sans dates (décembre 1910), EC, p. 258-260.
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[16]
Journal des Faux-Monnayeurs, RR II, p. 557.
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[17]
Voir Alain Goulet, Fiction et vie sociale…, op. cit., p. 105-111.
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[18]
Voir Journal, t. II, 19 janvier 1948, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1997, p. 1057 : « Valéry, Proust, Suarès, Claudel, si différents que nous fussions l’un de l’autre, si je cherche par quoi l’on nous reconnaîtra pourtant du même âge […], je crois que c’est le grand mépris où nous tenions l’actualité. Et c’est en quoi se marquait en nous l’influence plus ou moins secrète de Mallarmé. »
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[19]
Georges Burdeau, « Tocqueville », in Dictionnaire des littératures de langue française xixe siècle, Paris, Encyclopaedia universalis/Albin Michel, 1998, p. 722.
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[20]
Voir Umberto Eco, Lector in fabula. Le rôle du lecteur, ou la coopération interprétative dans les textes narratifs, Paris, Grasset et Fasquelle, 1995 ; plus particulièrement : le chapitre 3, « Le lecteur modèle ».
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[21]
Journal des Faux-Monnayeurs, RR II, p. 557.
-
[22]
Paludes, dans Romans et Récits. Œuvres lyriques et dramatiques, t. I (RR I), Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2009, p. 259 : « – Un livre est toujours une collaboration […]. – Attendons de partout la révélation des choses ; du public, la révélation de nos œuvres. »
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[23]
« Déraciné, décapité » est le titre du chapitre XIX des Déracinés.
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[24]
Dans « La Querelle du peuplier », article cité, Maurras avait notamment écrit : « Puisque M. Gide cherche où se “raciner”, je m’en vais le lui dire avec précision. Plus que de Normandie, de Languedoc ou de Paris, il est de la région, du Pays, de l’État protestant ; il est de Nation protestante ».
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[25]
Voir Le Détour et l’accès. Stratégies du sens en Chine, en Grèce, Grasset, « Le Collège de philosophie », 1995, plus particulièrement le chapitre V, « Laisser entendre, éviter de dire, ou comment lire entre les lignes », p. 107-134.
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[26]
Rainier Lanselle, « De l’indirect comme source d’effet (la tradition chinoise) », dans Jacques Lajarrige et Christian Moncelet (éd.), L’Allusion en poésie, Clermont-Ferrand, Presses Universitaires Blaise Pascal, 2002, p. 17-49.
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[27]
Ibid.
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[28]
Voir Michel Murat, « Gide ou “le meilleur représentant du classicisme” », Revue d’Histoire Littéraire de la France, 2007, n°2, p. 313-330.
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[29]
Voir « Billets à Angèle » [mars 1921], Essais Critiques, op. cit., p. 280-285.