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Article de revue

L’image du diable dans Sous le soleil de Satan de Georges Bernanos et Le Maître et Marguerite de Mikhaïl Boulgakov

Pages 115 à 122

Notes

  • [1]
    Dans les littératures russe et française, il existe une riche tradition de description du Malin. Parmi les prédécesseurs de Mikhaïl Boulgakov, on peut nommer : Mikhaïl Lermontov, Nikolaï Gogol, Fiodor Dostoïevski, Léon Tolstoï, Valeri Brussov, Andreï Bielyï, Fiodor Sologoub. Parmi les prédécesseurs de Georges Bernanos, on peut citer Voltaire, Cazotte, Chateaubriand, Nodier, Balzac, Hugo, Vigny, Gautier, Musset, Flaubert, Baudelaire.
  • [2]
    Max Milner, Le Diable dans la littérature française de Cazotte à Baudelaire (1772-1861), Paris, José Corti, 1960, I, p. 9.
  • [3]
    À ce sujet, voir Yves Baudelle, Bernanos, le rayonnement de l’invisible (Sous le soleil de Satan), Presses Universitaires de France-CNED, 2008, p. 11-17.
  • [4]
    Ibid., p. 62-91.
  • [5]
    Selon l’édition de la Pléiade, le roman de Boulgakov compte plus de cinq cents personnages, dont une centaine sont des personnages « collectifs » comme une foule, un groupe etc. Voir Mikhaïl Boulgakov, Le Maître et Marguerite et autres romans suivis du Théâtre (Œuvres, II), éd. publiée sous la direction de Françoise Flamant et Jean-Louis Chavarot, avec la collaboration de Christiane Rouquet et d’Édith Scherrer, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2004, p. 1725.
  • [6]
    Toutes nos références à Sous le soleil de Satan renvoient à l’édition de « la Pléiade » : Georges Bernanos, Œuvres romanesques. Dialogues des Carmélites, Gallimard, 1961.
  • [7]
    André Dabezies indique que le mythe de Faust est parvenu à Goethe par deux voies : par la tradition populaire et par un fragment de Lessing de 1759. C’est en 1587 que paraît à Francfort, chez l’éditeur Spiess, un anonyme Volksbuche (« livre populaire ») : Historie von Dr Johann Fausten, premier d’une longue série de récits populaires. Voir André Dabezies, Visages de Faust au xxe siècle, Presses Universitaires de France, 1967, p. 2-3.
  • [8]
    « Satan et nous », conférence de juillet 1927, in Bernanos, Essais et écrits de combat, I, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1971, p 1100.
  • [9]
    Bernanos, le rayonnement de l’invisible, op. cit., p. 40-41.
  • [10]
    Voir Yves Baudelle, ibid., p. 168-169.
  • [11]
    Faust, Première partie, « Cabinet d’étude » (trad. par Gérard de Nerval), in Goethe, Théâtre complet, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1951, p. 1158.

1 Il va sans dire que la recherche des sources du malheur humain est l’une des tâches les plus importantes de la littérature universelle. Mais la représentation du diable, ce symbole de la manifestation extrême du mal, demande une force d’esprit particulière. Au niveau spirituel, une telle entreprise ressemble, à notre avis, au travail d’un médecin dans une ville pestiférée. La difficulté de sa mission est évidente mais, comme le montre Albert Camus dans La Peste, celui qui se trouve au centre de ce combat a plus de chances de survivre que tel autre qui se soustrait à ce devoir.

2 Georges Bernanos (1888-1948) et Mikhaïl Boulgakov (1891-1940) occupent une place majeure parmi les auteurs qui, au xxe siècle, se sont donné pour sujet le prince de ténèbres [1]. Mais malgré l’importance du diable dans Sous le soleil de Satan (1926) et Le Maître et Marguerite (1966-1967), et malgré l’intérêt à nos yeux d’un tel rapprochement, jusqu’ici ces deux romans n’ont pas retenu l’attention des comparatistes.

3 Une telle étude mériterait certainement une analyse approfondie, laquelle dépasserait toutefois la dimension d’un article. Pour cette première approche, nous nous contenterons donc d’en esquisser quelques directions possibles en nous intéressant aux aspects suivants de la représentation du diable dans les deux textes considérés : les niveaux de présence du thème ; la figure des combattants et des victimes de la lutte contre le démon ; enfin le problème littéraire de la présence proliférante du diable dans nos deux romans.

Les niveaux de présence du thème du diable

4 Quelles peuvent être les raisons de la persistance de l’apparition du diable dans la littérature du xxe siècle ? Max Milner, dans sa brillante synthèse Le Diable dans la littérature française, considère que les événements tragiques du xixe siècle posaient aux penseurs de l’époque la question de savoir comment « une telle éruption des forces du mal, hors de proportion avec l’échelle ordinaire des actes humains, avait […] pu s’accomplir avec les seules ressources de l’homme » [2]. Or, nul doute que les tragédies historiques du xxe siècle ne posent de façon plus aiguë encore une telle interrogation. Et de fait, chez Bernanos comme chez Boulgakov, le sentiment de la présence triomphante du mal a été engendré par le spectacle d’une réalité historique privée de l’harmonie divine. Bernanos, comme il s’en explique lui-même, n’aurait jamais écrit son premier roman s’il n’avait été dégoûté par l’absurdité de la première guerre mondiale et de ses conséquences immédiates [3], tandis que Boulgakov fut bouleversé par ce qui se passait dans la Russie soviétique.

5 Cette dysharmonie de la réalité est au cœur des deux textes qui nous occupent, et qui l’un comme l’autre s’efforcent de saisir les lois de fonctionnement du monde. Dans le cas de Sous le soleil de Satan, comme le souligne Yves Baudelle dans une récente monographie, Bernanos, le rayonnement de l’invisible, ces lois sont, à un premier niveau, celles d’une psychologie et d’une physiologie naturalistes, sur lesquelles se greffe, à un second niveau, une métaphysique qu’on peut à bon droit qualifier de « surnaturaliste » [4]. Si elle ne repose pas sur les mêmes fondements esthétiques et s’exprime en une tout autre tonalité, dans le roman de Boulgakov la description tragi-comique de la vie de Moscou dans les années trente se distingue par sa force et sa profondeur, suggérant comme chez Bernanos que le caractère irrationnel de l’histoire contemporaine demeure inintelligible à quiconque se refuse de l’imputer à la puissance maléfique du prince des ténèbres.

6 Ainsi, dans Sous le soleil de Satan comme dans Le Maître et Marguerite, le thème du diable est présent, en premier lieu, au niveau de l’analyse sociale et historique de la réalité. Dans le roman de Boulgakov, c’est une ville entière, la capitale d’un immense empire – Moscou –, qui se trouve confrontée avec le diable [5]. De même, dans l’œuvre de Bernanos, la présence de Satan est inscrite dans la vie sociale de la province évoquée. Par exemple, la tragédie de Mouchette, l’héroïne du Prologue, est particulièrement riche, non seulement du point de vue psychologique mais du point de vue des conflits sociaux. De surcroît, la dernière partie du récit, qui proclame, par la bouche du curé de Lumbres, la toute-puissance du « prince du monde » (p. 261) [6], en affirmant à la fois « la misère universelle », l’universalité de « la haine de Dieu » (p. 259) – « Tous les mêmes ! » (p. 262) – et la victoire de Satan, élargit le thème de la domination du mal au-delà des seuls protagonistes, à l’ensemble d’une communauté, sinon à l’humanité tout entière. Ce thème de la « paroisse morte » ne fera que s’amplifier dans les romans ultérieurs. Aussi Mouchette n’est-elle que la synecdoque de cette déréliction collective, de sorte que l’action maléfique de Satan n’est pas moins étendue dans le roman de Bernanos que dans celui de Boulgakov : elle concerne, à l’évidence, sinon tous les personnages, du moins une multitude de gens plus ou moins anonymes.

7 Dans les deux œuvres, dès lors, le thème du diable se manifeste aux autres niveaux de la narration, c’est-à-dire sur les plans métaphysique, structurel et romanesque.

8 Au niveau métaphysique, les deux auteurs posent les questions les plus fondamentales sur l’existence humaine. Dans le roman de Bernanos, le saint de Lumbres se heurte à deux situations parmi les plus tragiques et les plus absurdes de la vie : la destruction de l’amour et de la vie d’une jeune fille de seize ans, et la mort d’un enfant. Pour un croyant comme Bernanos, ces événements ne peuvent être expliqués que par une intervention du diable. Boulgakov, quant à lui, entreprend, de façon novatrice, de renouveler l’image du diable en faisant qu’elle dépasse les bornes des canons religieux. Son diable est en effet un élément intégral de la vie qui, d’une manière paradoxale, aide à réaliser la victoire du bien (nous reviendrons plus loin, dans notre troisième partie, sur l’analyse de cet élément thématique du Maître et Marguerite).

9 Au niveau de la composition, c’est la présence du diable qui unifie les différentes couches narratives de nos deux récits. Dans Sous le soleil de Satan, comme le suggère le titre même du livre, c’est bien cette présence du démon qui assemble les trois parties, lesquelles ne sont par ailleurs que faiblement liées du point de vue du sujet : l’« Histoire de Mouchette », « La Tentation du désespoir », « Le Saint de Lumbres ». De même, dans le roman de Boulgakov, le thème du diable fait le lien entre l’histoire de la visite de Satan à Moscou, les fragments de l’œuvre littéraire du maître qui décrivent la rencontre de Jésus et de Ponce Pilate, et l’histoire d’amour entre le maître et Marguerite.

10 Au niveau du sujet, le diable est présent comme un personnage réel dans les deux romans. À nos yeux, c’est à ce niveau romanesque – « diégétique » – que se manifeste avec le plus de netteté la différence d’approche entre Bernanos et Boulgakov.

11 Mikhaïl Boulgakov utilise une forme qui est proche du Faust de Goethe. Son diable est un personnage qui donne beaucoup d’énergie au récit. En effet, Faust est un savant qu’ennuie la sécheresse de ses connaissances et que le diable aide à franchir les limites de son existence. Cet anti-héros est une source de comique et de tragique, c’est le véritable moteur de l’action. Mikhaïl Boulgakov suit la même tradition, qui a ses racines, à notre avis, dans la culture populaire carnavalesque : le pouvoir de Satan est limité, on peut le tromper, on peut profiter de sa puissance. Il est du reste connu que Goethe utilise comme une des sources de son œuvre le livre populaire dont Faust était déjà le héros [7].

12 La vision de Bernanos a un caractère tout à fait différent. Son diable est un spécialiste du mimétisme, qui provoque des angoisses et des souffrances morales. Le Satan de Bernanos est plus dangereux que celui de Boulgakov, son pouvoir semble n’avoir pas de limites. Conformément à un certaine modèle français du roman, moins plastique que le roman russe, l’écriture de Bernanos, qu’il le veuille ou non, demeure orientée vers l’analyse psychologique plus que vers l’élargissement de l’espace et du temps de la narration. En outre, à la différence de l’inspiration carnavalesque de Boulgakov, Bernanos, dans son traitement du thème diabolique, s’appuie sur une approche religieuse, sans comique.

13 Selon nous, le choix, chez nos deux auteurs, de recourir à l’une ou l’autre de ces traditions – carnavalesque et religieuse – est subordonné aux particularités de la vie réelle qu’il s’agissait de représenter dans leurs livres respectifs. Le diable de Boulgakov arrive dans la capitale d’un empire qui proclame l’absence du divin. Il n’a pas besoin de se cacher. Il vit au centre de Moscou, se promène dans les rues principales avec sa suite, il organise des représentations théâtrales, rencontre l’intelligentsia moscovite. Dans un pays où Jésus est considéré comme un héros de fiction, le diable peut agit à son aise, il est un véritable prince des ténèbres.

14 Au contraire, le diable de Bernanos se dérobe sans cesse à l’analyse et à nos regards ; il se dissimule entre les lignes du texte comme il se cache derrière la décence des apparences sociales. C’est dans la tranquillité de la vie provinciale qu’on peut déceler le plus facilement ses habitudes, il est capable de poursuivre Germaine Malorthy jusque dans la chambre de l’enfant qu’elle fut. Du reste, contrairement à ce que l’on observe chez Boulgakov, son aspect physique est privé de majesté, il n’est qu’un « petit homme » (p. 168), d’apparence « grotesque » (p. 178). Son comportement aussi est différent : il feint, il ment, il finasse pour vaincre Donissan. En définitive, il est cette fausseté même ; sa force est dans sa capacité à trouver partout sa place et à s’insinuer en toutes choses : « Il est dans le regard qui le brave, il est dans la bouche qui le nie. Il est dans l’angoisse mystique, il est dans l’assurance et la sérénité du sot… » (p. 261).

Le conflit avec le diable : guerriers et victimes

15 Si le comportement de Satan, chez Boulgakov, n’a rien d’étriqué, cela ne veut pas dire que son arrivée à Moscou soit évidente pour tout le monde. Pour distinguer le diable, il faut avoir la vue perçante et l’esprit libre. C’est pourquoi seul le maître, l’un des deux principaux personnages du roman de Boulgakov (auquel il donne son titre), s’avère en mesure d’établir les raisons des troubles et du désordre qui se répandent dans Moscou. Le maître, rappelons-le, est un écrivain qui a décidé de se lancer dans un roman sur Ponce Pilate. Mais en Russie soviétique, la publication d’une telle œuvre est impossible. C’est pourquoi le roman écrit par le maître se fait éreinter dans la presse par les critiques littéraires les plus en vue. Le héros se réfugie alors dans une célèbre clinique pour malades mentaux. L’ironie est que c’est ce « fou » qui a compris plus vite que les autres qui est venu visiter la capitale de la Russie.

16 Dans le roman de Bernanos, de façon similaire, seul le saint de Lumbres se révèle capable de voir le Tentateur, alors qu’il passe d’abord aux yeux de tous pour un rustre, à l’intelligence limitée. L’ironie, là encore, est que cet humble curé de campagne, doué d’une lucidité surnaturelle, est seul à discerner la présence globale du diable, qu’il proclame à plusieurs reprises, sans convaincre, comme avec l’abbé Sabiroux : « Nous sommes sous les pieds de Satan […]. Vous, moi plus que vous, avec une certitude désespérée. Nous sommes débordés, noyés, recouverts » (p. 261).

17 Mais la tâche principale du maître (dans le roman de Boulgakov) comme du saint de Lumbres est, non seulement de révéler la présence du diable, mais aussi de mener le combat contre lui. Ici nous entrons dans le domaine de la lutte avec le diable, lutte qui est représentée à notre avis suivant deux axes, l’un féminin et l’autre masculin. Cette dualité avait déjà été exploitée par Goethe. Dans le drame de Goethe, Faust conclut en effet une alliance avec le diable, et c’est Gretchen qui est la victime de cette alliance. Les transformations de ces deux lignes – masculine et féminine – sont, selon nous, intéressantes à étudier dans les romans de Bernanos et de Boulgakov.

18 Le roman de Bernanos met au même niveau l’histoire de Mouchette et celle du saint de Lumbres. Si l’on s’interroge sur la signification de ce diptyque, cela revient à considérer que les désillusions sentimentales d’une jeune fille ont la même importance pour la vie spirituelle de l’humanité que le combat d’un saint avec le diable. Ce parallèle se retrouve dans le roman de Boulgakov, qui donne une importance particulière à l’épisode de l’amour du maître et de Marguerite, comme le souligne du reste le titre du roman en accordant une place égale aux deux protagonistes du récit.

19 Dans l’analyse des axes masculin et féminin de nos deux textes, il nous semble utile d’avoir recours aux termes de combattants et de victimes. Dans Sous le soleil de Satan, le saint de Lumbres est un lutteur. Sa foi est certes celle d’un naïf, mais cette simplicité est compensée par la force de son caractère, par l’intensité de ses sentiments mystiques, enfin par sa puissance physique, qui est celle d’un athlète. Par une esthétique des contrastes appelée par son sujet même, Bernanos a donné plus de relief à sa fiction en appelant au secours d’une victime féminine (comme le sera encore la seconde Mouchette) un rédempteur masculin, dont la mâle énergie est d’ailleurs l’une des singularités de son récit. Ce traitement du héros sous l’aspect d’un combattant donne une dimension supplémentaire au récit de Bernanos, en le tirant vers l’épopée.

20 Dans le roman de Boulgakov, ce thème du combat est au contraire très affaibli. Le maître, qui devrait mener une telle lutte et le pourrait, s’abrite dans une clinique, sa volonté ayant été détruite par les critiques littéraires. Ici encore nous mesurons la différence d’approche des deux écrivains. Comme Goethe, Boulgakov a choisi un héros qui comprend mieux que les autres, grâce à ses connaissances, le fonctionnement de la vie humaine. Le maître de Boulgakov est un historien, un écrivain, un prophète même. Mais il perd sa bataille contre des acolytes du diable, dont il est en définitive la victime.

21 La transformation de la tradition au niveau du thème de la faute de la femme est elle aussi intéressante. L’histoire de Mouchette, en effet, ressemble à bien des égards à celle de Gretchen, sauf qu’ici le protagoniste du roman, l’abbé Donissan, n’est pas responsable de sa chute et qu’elle commet le meurtre de son amant. Encore l’attitude du vicaire de Campagne est-elle ambiguë : certes, c’est lui qui ramène in extremis Germaine Malorthy dans la maison du Seigneur (p. 231), mais c’est aussi lui, selon toute apparence, qui l’avait par sa maladresse conduite au suicide. Ce problème d’interprétation, notons-le, est toujours discuté parmi les spécialistes de Bernanos ; selon la réponse qu’on lui donne, on mesurera l’influence éventuelle du Faust de Goethe sur l’« Histoire de Mouchette ».

22 Dans Le Maître et Marguerite, l’image de l’héroïne éponyme est considérablement remaniée par rapport au drame de Goethe. Le thème de la chute est en effet absent du roman de Boulgakov. Marguerite est la bien-aimée de l’écrivain, c’est elle qui lui donne le surnom de « maître » pour exprimer son respect envers la qualité de son travail. La jeune fille consent à participer au bal de Satan en qualité de reine pour sauver le maître, puisque le diable s’engage à accomplir un de ses vœux à la fin du bal. Grâce à son abnégation, le maître reçoit alors la paix : le diable le ramène avec sa bien-aimée au bout du monde, où ils peuvent vivre ensemble. De plus, Marguerite se venge des ennemis du maître : avant de se rendre au bal de Satan, déjà invisible grâce à la crème du diable, elle dévaste avec délices l’appartement du critique Latounski.

Le problème littéraire de la présence proliférante du diable

23 Dans cette dernière partie, nous voudrions étudier brièvement le paradoxe de la fertilité littéraire de l’image du diable. D’un côté, nos deux écrivains, Bernanos et Boulgakov, aspirent visiblement à compenser la présence du mal dans leurs textes. L’image du maître qui écrit un roman sur la vie de Jésus est l’expression manifeste de cette nostalgie de Boulgakov pour des idéaux positifs. De façon comparable, et de l’aveu même de l’auteur, le saint de Lumbres, dans Sous le soleil de Satan, est une sorte de compensation du mal, sans quoi, écrit Bernanos, son récit ne serait « plus qu’une atroce et démentielle histoire » [8].

24 D’un autre côté, Boulgakov écrit un roman dont le protagoniste est incontestablement le diable. Et de même, le conflit incessant du saint de Lumbres avec le démon est la base du sujet de Sous le soleil de Satan. On pourrait même soutenir avec Yves Baudelle que le véritable héros du roman de Bernanos, ainsi que son titre le suggère, est Satan lui-même [9] – comme chez Boulgakov.

25 Quoi qu’il en soit, l’évocation du diable présente d’un point de vue littéraire des avantages qui n’ont pas échappé à nos deux écrivains.

26 Le diable de Boulgakov nous permet, grâce à ses capacités magiques, de pénétrer dans tous les coins et recoins de la réalité. Nous observons comment les acolytes du démon tombent dans ses pièges. Le diable se moque d’eux et nous faisons de même. En somme, la puissance surnaturelle du héros permet au romancier de s’affranchir librement du carcan réaliste, et de conférer à l’art romanesque une profondeur et, pour ainsi dire, une désinvolture également inédites. Mutatis mutandis, une semblable analyse vaut aussi pour Sous le soleil de Satan, même si la présence plus mystérieuse du démon dans ce roman la rend d’abord moins évidente. À un premier niveau thématique, dans le roman de Bernanos, c’est Satan qui nous permet de jeter le regard au fond de l’âme humaine, plusieurs indices nous invitant en effet à considérer les visions surnaturelles de Donissan comme étant inspirées par le diable [10]. Mais à un niveau plus général, c’est l’ensemble du roman qui est baigné par la lumière blafarde du « soleil de Satan », l’inquiétante profondeur du texte reposant justement sur ce double plan équivoque qui, à chaque endroit du récit, suggère un au-delà surnaturel et projette une autre dimension, métaphysique, sur les apparences du monde sensible.

27 *

28 * *

29 En définitive, en travaillant sur l’image de Satan, nos deux auteurs ont accompli une transformation, à nos yeux radicale, des charges positives et négatives. Cette transformation nous rappelle la légende de saint Georges qui, lui aussi, fut obligé de combattre avec le mal sous une forme agressive. Selon la légende, la victoire donne au guerrier le contrôle, non seulement sur les forces du mal, mais aussi bien sûr les richesses qui appartenaient au monstre. Or Bernanos comme Boulgakov, dans leur description du diable, utilisent au profit de l’art romanesque toutes les « richesses » qui sont propres au démon : sa capacité à pénétrer partout, à éliminer l’espace et le temps, à découvrir l’essence de l’âme. Mais ces facultés diaboliques perdent ici leur nocivité par leur transposition dans l’effort créateur des deux écrivains.

30 Ainsi, ultime paradoxe, le mal est la partie de la vie qui donne la possibilité au bien d’exprimer sa puissance. C’est de cette manière qu’on peut comprendre la phrase célèbre du Faust de Goethe que Boulgakov utilise comme épigraphe de son roman, celle par laquelle le diable se caractérise lui-même : « [Je suis] une partie de cette force qui veut toujours le mal, et fait toujours le bien » [11].

Notes

  • [1]
    Dans les littératures russe et française, il existe une riche tradition de description du Malin. Parmi les prédécesseurs de Mikhaïl Boulgakov, on peut nommer : Mikhaïl Lermontov, Nikolaï Gogol, Fiodor Dostoïevski, Léon Tolstoï, Valeri Brussov, Andreï Bielyï, Fiodor Sologoub. Parmi les prédécesseurs de Georges Bernanos, on peut citer Voltaire, Cazotte, Chateaubriand, Nodier, Balzac, Hugo, Vigny, Gautier, Musset, Flaubert, Baudelaire.
  • [2]
    Max Milner, Le Diable dans la littérature française de Cazotte à Baudelaire (1772-1861), Paris, José Corti, 1960, I, p. 9.
  • [3]
    À ce sujet, voir Yves Baudelle, Bernanos, le rayonnement de l’invisible (Sous le soleil de Satan), Presses Universitaires de France-CNED, 2008, p. 11-17.
  • [4]
    Ibid., p. 62-91.
  • [5]
    Selon l’édition de la Pléiade, le roman de Boulgakov compte plus de cinq cents personnages, dont une centaine sont des personnages « collectifs » comme une foule, un groupe etc. Voir Mikhaïl Boulgakov, Le Maître et Marguerite et autres romans suivis du Théâtre (Œuvres, II), éd. publiée sous la direction de Françoise Flamant et Jean-Louis Chavarot, avec la collaboration de Christiane Rouquet et d’Édith Scherrer, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2004, p. 1725.
  • [6]
    Toutes nos références à Sous le soleil de Satan renvoient à l’édition de « la Pléiade » : Georges Bernanos, Œuvres romanesques. Dialogues des Carmélites, Gallimard, 1961.
  • [7]
    André Dabezies indique que le mythe de Faust est parvenu à Goethe par deux voies : par la tradition populaire et par un fragment de Lessing de 1759. C’est en 1587 que paraît à Francfort, chez l’éditeur Spiess, un anonyme Volksbuche (« livre populaire ») : Historie von Dr Johann Fausten, premier d’une longue série de récits populaires. Voir André Dabezies, Visages de Faust au xxe siècle, Presses Universitaires de France, 1967, p. 2-3.
  • [8]
    « Satan et nous », conférence de juillet 1927, in Bernanos, Essais et écrits de combat, I, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1971, p 1100.
  • [9]
    Bernanos, le rayonnement de l’invisible, op. cit., p. 40-41.
  • [10]
    Voir Yves Baudelle, ibid., p. 168-169.
  • [11]
    Faust, Première partie, « Cabinet d’étude » (trad. par Gérard de Nerval), in Goethe, Théâtre complet, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1951, p. 1158.
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