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Article de revue

Crise sanitaire et emploi des seniors : le retour aux mesures d’âge et à ses apories

Pages 81 à 92

Notes

1Avec la crise sanitaire, les seniors sont redevenus la variable principale d’ajustement des effectifs pour les entreprises confrontées au ralentissement de l’activité et aux incertitudes de la reprise. Cet article vise à montrer que la stratégie adoptée par nombre d’entreprises face à la pandémie, reposant sur des plans de départs volontaires ciblant les seniors, est une solution de facilité. Elle risque de déboucher sur de graves difficultés car elle tourne le dos aux réalités de demain. Le vieillissement de la main-d’œuvre est, en effet, une réalité incontournable en lien avec les progrès de la longévité. Il est donc impératif pour les entreprises de s’y adapter. Le management par l’âge des ressources humaines ne semble pas être la réponse appropriée. Nous montrerons qu’il débouche sur des risques sociaux majeurs de pauvreté des seniors et de conflits de générations. Nous défendrons l’idée, en nous appuyant sur des comparaisons internationales et l’étude d’exemples étrangers, que la gestion préventive des parcours professionnels et le management intergénérationnel représentent de meilleures solutions face au vieillissement de la main-d’œuvre. Ils permettent en effet d’optimiser pour tous les âges les nouvelles ressources qu’une vie plus longue apporte, tout en prévenant les risques associés.

1 – Evolution de l’emploi des seniors en France : vers la paupérisation des retraités

2Le taux d’emploi des seniors s’est redressé depuis 2003 mais demeure faible en comparaison internationale. Ainsi, le taux d’emploi des 55-64 ans a fortement progressé dans les vingt dernières années. Il est passé de 37% en 2003 à 56% en 2018. Cette évolution s’est produite principalement sous le double effet des réformes successives des retraites et des freins mis à l’usage des dispositifs de cessation anticipée d’activité. Cependant, si le taux d’emploi de la tranche d’âge des 55-59 ans atteignait 72% en 2018 et rejoignait ainsi le niveau européen, celui de la tranche d’âge des 60-64 ans n’était que de 31%. Le niveau d’emploi de cette tranche d’âge plaçait la France en queue de peloton des pays de l’Organisation de coopération et de développement économiques, l’OCDE, (51% en moyenne), comme ceux de l’Union européenne (46% en moyenne). En 2019, la France enregistrait un taux d’emploi des 60-64 ans de 32,7%. Elle se situait en toute dernière position, devançant à peine l’Autriche et le Luxembourg [1]. En revanche, le Japon, la Suède, l’Allemagne, les Pays-Bas et le Danemark enregistraient à cet âge des taux d’emploi deux fois supérieurs au taux français.

1.1 – Une progression de l’emploi des seniors en faux-semblant

3Mais cette progression de l’emploi des seniors est largement un faux-semblant. En effet, une déconnexion importante est observable entre l’âge moyen de liquidation de la retraite, qui s’est élevé fortement en raison des réformes successives des retraites, et l’âge moyen de sortie du marché du travail. L’âge moyen de liquidation de la retraite se situe au-delà de 62 ans aujourd’hui. Selon les prévisions du Conseil d’orientation des retraites (COR) en 2019 [2], il devrait atteindre 64 ans vers la fin des années 2030 à législation constante. En revanche, l’âge effectif moyen de sortie du marché du travail n’a pas progressé dans les mêmes proportions ; il se situe aujourd’hui autour de 60 ans. Au sein des pays de l’OCDE, la France est régulièrement le pays dans lequel l’âge effectif moyen de sortie du marché du travail est le plus bas et le plus décorrélé de l’âge de la retraite [3]. La retraite intervient deux ans plus tard en moyenne après la sortie du marché du travail. Pour une large proportion de seniors aujourd’hui en France le passage à la retraite ne s’opère plus simultanément à la sortie du marché du travail. Ainsi, 42% de ceux qui liquidaient leur retraite en 2019 étaient déjà sortis du marché du travail.

4Ce constat est préoccupant car il démontre que la France n’a pas réussi à allonger suffisamment la vie de travail relativement aux autres pays. Or, cet enjeu est majeur puisqu’il représente le meilleur levier pour équilibrer les comptes des systèmes de retraite en contexte de vieillissement des populations. Allonger la vie active est le seul paramètre qui présente un double dividende simultané. Il augmente la masse des cotisations et réduit la masse des pensions. Cependant lorsqu’une proportion importante de seniors, comme c’est le cas en France, sort en moyenne deux ans avant la liquidation de la retraite, aucun dividende n’est à en attendre pour le système de retraite. En effet, ces seniors sont soit au chômage, soit ils ne sont « ni en emploi, ni en retraite » et bénéficient de minimas sociaux pour une proportion non négligeable d’entre eux. En conséquence, ils vivent de transferts sociaux, que ce soient des allocations chômage, de prestations compensatoires du handicap, de pensions d’invalidité, ou de minimas sociaux. Le gain est donc nul pour les systèmes de retraite, puisqu’il n’y a pas allongement effectif de la vie de travail, mais seulement substitution entre instruments de la protection sociale.

1.2 – Entre exclusion et appauvrissement des 55 ans et plus

5Cette situation crée un risque préoccupant de précarité et de pauvreté en fin de carrière, dans l’attente d’une retraite dont l’horizon s’éloigne. Ainsi à 60 ans, durant la période 2016-2018, 29% des personnes n’étaient ni en emploi, ni à la retraite, 7% étaient au chômage, 12% inactives depuis l’âge de 50 ans et 10% inactives avant 50 ans [4]. Dans ces catégories, on trouve de nombreux bénéficiaires des minima sociaux. Ces chiffres font apparaitre des poches de pauvreté au sein de la population des seniors. Selon une étude de la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (DREES) des ministères sanitaires et sociaux français, un tiers des seniors sans emploi, ni retraite vivent en-dessous du seuil de pauvreté. Les ouvriers et les employés sont surreprésentés, ainsi que les femmes et les moins diplômés [5]. De plus, à l’avenir, ces transitions chaotiques vers la retraite vont altérer le niveau de leur retraite future et produiront ainsi des retraités pauvres.

6Le chômage pour les seniors est un chômage de longue durée, voire de très longue durée, puisque plus de 60% des plus de 55 ans le sont depuis au moins un an contre 41,8% pour les 15 ans et plus [6]. La sortie du chômage vers l’emploi est peu fréquente pour ce groupe d’âge. Le taux mensuel de sortie en emploi des listes de demandeurs d’emploi inscrits à Pôle emploi est bien plus faible pour les seniors que pour les autres classes d’âge : 1,8% entre août et septembre 2017 contre 4,4% pour l’ensemble des demandeurs d’emploi [7]. Si l’on s’intéresse maintenant aux dispositifs qui sont pourvoyeurs de sorties anticipées du marché du travail et abondent la population de seniors « ni en emploi, ni en retraite », la rupture conventionnelle est l’un des plus fréquents. Des pics de rupture conventionnelle sont observables dans les 2 à 3 ans avant l’âge de la retraite. Ils ont évolué entre 2007 et 2012 en fonction des changements dans les règles d’indemnisation et les âges de retraite [8]. Le constat d’un pic persistant de rupture conventionnelle à 2 à 3 ans de la retraite témoigne du maintien de la culture de la sortie précoce du marché du travail propre à la France que nous avons déjà souligné dans nos travaux (Guillemard, 2004). Ce n’est pas pour rien que l’OCDE a qualifié l’usage de ce dispositif par les entreprises de « préretraites chômage ». « La préférence collective des employeurs et des salariés pour les départs anticipés » [9] est toujours perceptible, encore aujourd’hui, notamment à travers l’usage par les entreprises de ce dispositif. La rupture conventionnelle, créée en 2008, représente 25% des fins de contrat des plus de 50 ans contre 16% pour les jeunes. Ainsi, un dispositif conçu pour faciliter les transitions professionnelles et peu adapté à la problématique des seniors se retrouve être utilisé comme une des voies importantes de sortie précoce du marché de travail. Or, les enquêtes montrent que les salariés en fin de carrière sont peu mobiles et ne démissionnent pas : ils sont donc a priori peu concernés par un dispositif censé faciliter les transitions professionnelles. Une enquête réalisée par la DARES en 2012 [10] éclaire les motifs qu’ont les seniors de signer une rupture conventionnelle avec les employeurs. La première raison est l’absence de choix (26 contre 14 pour les autres signataires) et moins souvent le bénéfice des allocations chômage (16 contre 31 pour les autres). De plus la moitié des seniors considèrent qu’en l’absence de rupture conventionnelle, ils seraient restés dans leur emploi ; seuls 18% auraient démissionné contre 42% pour les autres signataires (Dalmasso et Gomel, 2014).

2 – Le retour en force des mesures d’âge avec la pandémie

7Face au ralentissement de l’économie engendré par la pandémie, les entreprises cherchent à alléger leurs effectifs. Elles le font par des plans de départ volontaires ou des ruptures conventionnelles ciblant les seniors à, en moyenne, trente mois de la retraite. Quelques vingt-deux plans de sauvegarde de l’emploi ont été déclarés chaque semaine à l’administration depuis juin 2020, auxquels s’ajoutent d’autres vagues de départs. Pôle emploi a enregistré que les seniors (50 ans et plus) inscrits à Pôle Emploi représentaient les deux-tiers du volume des ruptures de contrat en 2020. On assiste donc au grand retour des mesures d’âge et d’une gestion de l’emploi par la sortie anticipée des seniors.

2.1 – Une pratique aux lourdes conséquences économiques et sociales

8En ce qui concerne les seniors, il est à craindre qu’on ait mis en marche une fabrique à seniors pauvres, lesquels seront également à l’avenir des retraités pauvres, compte tenu des reports de l’âge de la retraite et de l’augmentation des durées de contribution exigées qui se profilent avec les projets de nouvelle réforme paramétrique des retraites. D’autant que les projets de création d’entreprises et d’auto-entreprenariat qui animaient environ 30% des seniors en plans de départs volontaires par le passé se sont réduits à 10% au mieux pour les nouvelles vagues de départs volontaires depuis la pandémie. Cette tendance va encore contribuer à l’augmentation de la population de seniors « ni en emploi-ni retraités », en même temps qu’accroître leur niveau de paupérisation. Mais au-delà du sort peu enviable fait aux seniors, c’est toute la représentation de la fin de carrière et la visibilité d’un avenir en emploi pour les âges médians qui est du même coup dégradée. Les sondages révèlent que l’inquiétude est croissante quant au risque de perdre son poste, notamment chez les cadres. Selon l’Association pour l’emploi des cadres (APEC) [11], un cadre en fin de carrière sur quatre se sent menacé par un licenciement. Dès lors, la démotivation risque de s’installer à tous les âges, car pourquoi s’investir dans une organisation durant de longues années pour être remercié et considéré comme en surnombre en fin de carrière ? Cela constitue un message fort envoyé aux quadras qui sonne le glas de leurs perspectives d’évolution interne. L’horizon en emploi pour les âges médians est de, ce fait, gravement altéré.

9Pour les entreprises, ces départs vont provoquer, en premier lieu, une désorganisation importante du travail. Cette dernière risque de déboucher sur des surcharges pour ceux qui restent, et dégrader la qualité du travail. Or, selon le CEREQ [12], celle-ci est précisément au cœur des aspirations professionnelles des jeunes salariés. En second lieu, ces départs représentent des compétences perdues - parfois des compétences clés - pour l’entreprise, dont les conséquences peuvent être tragiques dans le contexte actuel de renouvellement rapide des générations au travail. Ainsi, nombreux sont les seniors qui sont les pionniers d’un site et détiennent à ce titre des savoirs tacites indispensables à la compétitivité de l’organisation. Faute d’avoir été transmises, les compétences et l’expérience de ces seniors seront définitivement perdues. Le résultat est une accentuation du clivage entre générations au sein de l’entreprise, peu propice au bon climat social comme à l’innovation, qui naît principalement de la mixité des âges dans les équipes et du croisement des compétences.

10Au-delà des dégâts immédiats que provoque le retour à des mesures d’âge et des plans de départs volontaires visant les seniors, cette stratégie d’ajustement des effectifs est une solution de facilité qui tourne résolument le dos aux réalités de demain. En effet, le vieillissement de la main-d’œuvre est une réalité indéniable en lien avec les progrès de la longévité. Dans cette perspective, la gestion par l’âge des ressources humaines est inopérante et dangereuse puisqu’elle revient à refuser toute adaptation à la réalité du vieillissement de la main-d’œuvre. Le retour en force des départs anticipés des seniors dans le contexte du ralentissement économique et des incertitudes créées par la pandémie traduit la difficulté de la France à opérer une véritable révolution culturelle afin de s’extraire de la culture de la sortie précoce restée très prégnante en France. Malgré quelques évolutions positives, le vieillissement est d’abord considéré comme un risque et un coût qu’il faut réduire. Dans les entreprises, les travailleurs seniors sont perçus comme une charge et un problème à régler. Pourtant, avec l’allongement de la vie, les travailleurs seniors sont aujourd’hui en moyenne en bonne santé et plus diplômés que leurs aînés. Ils pourraient être considérés comme des atouts pour l’entreprise. Mais ce volet d’optimisation et de valorisation des gains et des ressources nouvelles que procure une vie plus longue demeure largement un impensé des politiques organisationnelles, comme des politiques publiques. Il représente pourtant la seule voie réaliste pour relever le défi du vieillissement inexorable de la main-d’œuvre. La mise en œuvre de cette stratégie d’optimisation des atouts des seniors supposerait d’engager des politiques préventives tout au long du parcours professionnel en matière de santé, d’entretien des compétences et des mobilités, afin de permettre à tous de préserver et d’entretenir leurs capacités de travail. Ainsi, prolonger la vie active ne peut se limiter à maintenir les seniors en emploi en trouvant des solutions pour gérer les salariés présents dans l’entreprise.

11Notre constat est conforté par l’abandon immédiat dans un contexte de crise sanitaire, des quelques avancées qui avaient pu être réalisées avant les phases de confinement avec un retour massif aux mesures d’âge que l’on aurait pu espérer révolues.

2.2 – La persistance d’un management par l’âge au détriment d’une gestion préventive des parcours

12Cette conversion culturelle est la condition nécessaire pour s’extraire de la culture de la sortie précoce, bousculer les stéréotypes négatifs sur l’âge, et lutter contre la discrimination à l’encontre des seniors. Cette dernière est particulièrement élevée en France, où l’âge est le premier critère de discrimination ressenti dans l’emploi devant tous les autres (genre, handicap, …) [13]. Cette nouvelle stratégie d’un management des âges inclusif, axé sur les parcours et l’intergénérationnel, ne peut être laissée à l’initiative et à la responsabilité des entreprises seules. Elle doit faire partie d’une large ambition collective visant à relever le défi du vieillissement et, notamment, du vieillissement au travail. Les pouvoirs publics sont donc en première ligne pour définir et convaincre de la nouvelle voie à suivre afin de mettre en œuvre de manière coordonnée et volontariste les mesures incitatives nécessaires.

13Force est de constater que depuis 2010 la France a pris le chemin inverse. Les pouvoirs publics se sont largement défaussés sur l’entreprise de leurs responsabilités dans le domaine de la gestion des âges au travail. Afin de stimuler le dialogue social sur la question de l’emploi des seniors, les entreprises ont été mises dans l’obligation dans un délai très court (à peine six mois) de négocier et d’aboutir à un accord sur l’emploi des seniors avant le 1er janvier 2010. En cas de non-respect de cette obligation, elles étaient menacées d’une pénalité lourde correspondant à 1% de leur masse salariale. Ces obligations se sont répétées jusqu’en 2014, date à laquelle le contrat de génération a pris le relais. Tous ces dispositifs se caractérisent par leur commune visée à maintenir les seniors en emploi. Même si le contrat de génération est plus innovant en ce qu’il lie le maintien des seniors à l’embauche des jeunes, il n’en demeure pas moins qu’il s’inscrit avec les autres dans une gestion de l’emploi segmentée par l’âge. En effet, les mesures sont ciblées sur les « déjà-seniors ». Encadrées par des bornes d’âge précises, elles sont défensives et curatives. La notion dynamique de parcours et, plus encore, la stratégie préventive visant tous les âges et toutes les générations sont absentes des principes qui guident ces dispositifs. C’est sans doute aussi la raison de leurs échecs auprès des entreprises. Ils ne sont nullement conçus pour répondre aux préoccupations de ces dernières dans un contexte de progression des effectifs seniors pesant sur leur masse salariale, et dont l’employabilité est parfois en berne.

3 – Entretenir les capacités de travail tout au long de la vie pour favoriser l’emploi des travailleurs en fin de carrière : les enseignements du plan finlandais

14Les travaux de comparaisons internationales débouchent sur le constat que les pays ayant le mieux réussi à prolonger la vie active sont ceux qui ont su conjoindre des politiques préventives du travail, de santé au travail, de formation et d’emploi à tous les âges, avec les politiques de retraite et, plus largement, les actions visant à accroitre l’offre de travail senior (Sonnet et al, 2014 ; Guillemard, 2010). Les premières permettent de rendre attractifs les seniors pour les entreprises. Les secondes abattent les obstacles à la prolongation d’activité. Le cas de la Finlande est éclairant en ce qu’il montre à quelles conditions il est possible de rompre avec la gestion par l’âge pour engager avec succès une gestion préventive des parcours professionnels qui puisse déboucher sur un allongement significatif de la vie de travail.

3.1 – Le plan national quinquennal finlandais (1998-2002)

15Lorsque la Finlande a lancé son programme, elle était le pays dont la main-d’œuvre était la plus vieille au monde. Ce contexte explique sans doute la mobilisation particulièrement forte des autorités finlandaises autour de la question de l’emploi des seniors. N’étant pas un pays d’immigration, les sorties précoces du marché du travail risquaient alors de provoquer de graves pénuries de main-d’œuvre, malgré un taux de chômage élevé de 9%. Le plan a été mis en œuvre explicitement au nom de la compétitivité des entreprises et du pays. Afin de faire face au vieillissement de la main-d’œuvre, il convenait de développer une stratégie préventive d’entretien du capital humain sur tout le cycle de vie. Le principe a été de convertir les travailleurs avançant en âge en une ressource pour les entreprises. Le lancement du programme a été précédé d’un long processus de concertation entre tous les acteurs du marché du travail, afin d’aboutir à un diagnostic partagé et à un consensus sur les remèdes à apporter.

16Le plan comportait plus de quarante mesures intégrées visant à rendre le travail soutenable et attractif dans une société de longévité et de mobilité, et à accroître la productivité et la compétitivité des entreprises. Il reposait sur une étroite coordination de trois ministères : le Ministère du Travail et celui de l’Education sous l’égide du ministère des Affaires sociales et de la Santé. Le mot d’ordre de ce programme : « L’expérience est une richesse nationale » exprime bien la volonté qui l’animait d’optimiser, au bénéfice des individus, des entreprises et de la société, les ressources nouvelles qu’une vie plus longue octroie.

17Les cinq volets principaux d’action du plan finlandais :

  • Un programme phare de nouveau management des âges avec conseil aux entreprises. Il visait à optimiser les ressources des salariés avançant en âge et à stimuler une attitude proactive des entreprises en matière de gestion des âges ;
  • L’aménagement et l’amélioration des conditions de travail et de l’organisation du travail dans le but d’accroître le bien-être au travail ;
  • La formation tout au long de la vie. Un fort investissement public a été consacré à cette action, notamment pour réduire le fossé générationnel en matière de formation par l’instauration d’un droit à formation rémunérée pour les adultes ;
  • La recherche, l’expérimentation, et l’évaluation avec construction d’outils diagnostics et d’évaluation destinés à l’usage des entreprises (Illmarinen, 2006).

18Les succès du plan finlandais, enregistrés dès 2003, sont remarquables. L’âge effectif de sortie du marché du travail a été différé de 58 ans, avant le lancement du plan en 1996, à au-delà de 62 ans en 2003. L’action intitulée « Age Management » a eu un impact important sur les pratiques des entreprises. Elle comportait, d’une part, un volet de formation à la gestion des âges pour différents publics de managers et de formateurs et, d’autre part, une action plus pragmatique de conseil en direction des entreprises visant à les sensibiliser aux ressources des salariés expérimentés et à les inciter à mieux les utiliser. Grâce à ce programme, un véritable réseau national a pu être constitué, disposant d’outils d’évaluation communs, et capable de diffuser les bonnes pratiques en matière de management des âges à la presque totalité des entreprises et administrations du pays. L’ensemble des entreprises et des administrations publiques était concerné par ce plan national. Les améliorations apportées aux conditions et à l’organisation du travail pour les rendre plus favorables aux seniors ont parfois eu un retour sur investissement pour les entreprises multiplié par deux en productivité du travail dans les ateliers ou les bureaux concernés. Les outils d’évaluation ont ainsi pu faire la preuve, sur le terrain, qu’investir préventivement au bénéfice des seniors peut améliorer la productivité globale de l’organisation. Les experts finlandais, à l’issue du deuxième programme quinquennal (2003-2007), qui visait à instaurer une « société pour tous les âges » par la promotion du « bien-être au travail », estimaient qu’à l’horizon 2020 la stratégie préventive et multidimensionnelle adoptée devrait faire progresser le Produit Intérieur Brut de +5%. Ainsi, la Finlande est parvenue non seulement à relever le défi du vieillissement de sa main-d’œuvre mais, de plus, à en faire une source nouvelle d’enrichissement national. Enfin, en 2005, la Finlande a adopté une réforme des retraites après une longue concertation qui capitalisait les résultats du premier plan quinquennal pour l’emploi. Cette réforme a aboli tout âge légal de la retraite et toute exigence de durée minimale de contribution. Le départ à la retraite est désormais choisi. L’âge de départ minimal observé à la retraite est de 61 ans, mais il existe un mécanisme incitatif fort de bonification des années passées en emploi au-delà de 59 ans.

3.2 – Les enseignements du dispositif finlandais pour la France

19Le premier enseignement à tirer a trait à la gouvernance du changement à mettre en œuvre. L’action publique doit être volontariste et constante sur le moyen et long terme pour développer une stratégie préventive intégrée de maintien de la capacité de travail à tout âge. L’une des clés du succès finlandais tient à la coordination étroite entre les trois ministères concernés, laquelle a permis d’articuler sur un très large spectre les politiques sectorielles nécessaires : santé, travail, emploi, formation, assurance chômage, retraite. Dans un rapport récent adressé au Premier Ministre intitulé « Favoriser l’emploi des travailleurs expérimentés » [14], les auteurs recommandaient dans cette perspective pour la France la mise en place « d’une Délégation interministérielle au vieillissement actif » dont le rôle serait de mobiliser l’ensemble des parties prenantes pour coproduire cette stratégie nationale intégrée et d’en animer la mise en œuvre. Au regard du cas finlandais, la politique publique d’emploi en France se caractérise plutôt par son faible volontarisme et son absence de coordination avec les réformes successives des retraites. Il serait nécessaire de s’interroger sur les politiques actives du marché du travail qu’il conviendrait de conduire conjointement aux réformes des retraites pour mettre les individus en capacité de prolonger leur activité et les entreprises en capacité de prolonger les fins de carrière sans altérer leur compétitivité (Guillemard, 2020). Or, tout se passe en France comme si repousser l’horizon de la retraite par une réforme paramétrique des âges légaux de liquidation suffisait mécaniquement à allonger la vie active. Dès lors, en matière de gestion de l’emploi des seniors, les règles ont fluctué sans coordination avec les réformes des retraites. Les dispositifs se sont succédé tous les trois ou quatre ans, sans que les entreprises puissent réellement se les approprier, ni les inclure dans leur dialogue social. Il en fut ainsi des obligations de négocier des accords seniors, de l’entretien de mi-carrière ou encore du contrat de génération. Ce qui demeure, en revanche, ce sont les pénalités lourdes appliquées aux entreprises, si elles ne se conforment pas à la mise en place des mesures dans les délais impartis. Cette situation s’oppose à la démarche incitative et co-construite du plan finlandais.

20Un autre enseignement majeur de l’expérience finlandaise est celui de la finalité assignée au plan d’action. La finalité du plan finlandais est de rendre attractifs les travailleurs seniors pour l’entreprise, en même temps que de rendre attractive la prolongation d’activité pour les seniors. La Finlande a ainsi placé au cœur de son plan quinquennal la levée des obstacles et des freins à la demande de travail senior des entreprises. Elle a également engagé une réforme des retraites étroitement coordonnée avec son plan pour l’emploi visant la gestion préventive des parcours pour tous les âges. Il est remarquable de constater que cette réforme des retraites abolit également tout âge légal de la retraite. Ainsi, que ce soit en matière d’emploi ou de retraite, les mesures d’âge sont récusées en Finlande au profit de l’accompagnement des parcours, mais aussi de la diversité des choix de vie et de retraite. Le programme « Age Management » en particulier est destiné à inciter les entreprises à mieux gérer la dynamique des parcours professionnels, afin d’anticiper les problèmes de gestion des âges et optimiser l’utilisation des salariés seniors. Il accompagne le développement d’une gestion prévisionnelle des emplois et des compétences et aide à favoriser les mobilités internes et les évolutions professionnelles qui sont essentielles pour développer le portefeuille de compétences des salariés. Le contraste est flagrant avec la France où la faible demande de travail senior des entreprises a été considérée comme une fatalité. Certains travaux d’économistes (Hairault, 2012) ont souligné l’insuffisance des efforts des entreprises pour former leurs seniors et l’ont expliqué par « l’effet horizon » de la retraite, lequel réduit pour les travailleurs seniors le retour sur investissement des efforts de formation consentis pour cette classe d’âge. Pourtant, les réformes successives des retraites ont éloigné l’horizon de la retraite alors que le temps passé en formation pour les seniors demeure toujours deux fois plus court que pour les autres groupes d’âge. Ainsi, faudrait-il, de notre point de vue, élargir aussi l’horizon en emploi pour les salariés comme pour les entreprises, faute de quoi les motivations à former ou à être formé demeureront en berne.

21L’amélioration de la santé et du bien-être au travail ainsi que la prévention de l’usure au travail ont été des leviers majeurs du plan finlandais. Cette action a été conduite autant dans la perspective du salarié que de celle de la performance globale de l’entreprise. Rendre le travail soutenable plus longtemps est incontournable dans une société de vieillissement et de longévité. Faute de prendre en compte cette dimension, les entreprises risquent de fabriquer des travailleurs usés et démotivés, lesquels pèseront inévitablement sur leurs performances futures. La prise en charge extrêmement partielle en France de la pénibilité au travail est, à cet égard, préoccupante. Les pays qui ont su développer un vieillissement actif sont ceux qui ont misé sur l’amélioration de la qualité du travail et des conditions de travail pour tous les âges, tels les pays du Nord de l’Europe (Davoine et Erhel, 2006). Les résultats de l’enquête européenne SHARE [15] confirment que la France est, avec l’Europe du Sud, le pays où la qualité de l’emploi est jugée la plus mauvaise pour les seniors, notamment en ce qui concerne les perspectives de carrière et la faible reconnaissance de leur travail. Une leçon importante à retenir de l’expérience finlandaise est, sans doute, qu’avec le vieillissement des populations l’objectif d’améliorer la qualité de l’emploi devrait prendre le pas sur celui d’élever le taux d’emploi.

Conclusion

22La pandémie semble avoir relégitimé les mesures d’âge s’éloignant ainsi de toutes les préconisations en matière de gestion des emplois dans les entreprises. Le changement espéré des mentalités et des pratiques vis-à-vis des seniors est aujourd’hui au point mort. La situation est d’autant plus préoccupante qu’en finir avec la segmentation par l’âge des politiques de ressources humaines et lui substituer une gestion préventive des parcours professionnels tout au long de la vie ne pourra pas suffire pour relever les défis démographiques du vieillissement et des progrès de la longévité. Ce sont désormais trois générations qui coexistent au sein des entreprises et non plus seulement une seule d'âge médian, comme auparavant, lorsque les sorties anticipées étaient la norme et que l'embauche de jeunes était réduite. Face à cette situation nouvelle, un enjeu majeur s’impose : celui de favoriser la complémentarité au travail et la transmission croisée des compétences et de l’expérience. Au management préventif par les parcours doit s’ajouter désormais le management intergénérationnel qui vise à majorer la coopération et la synergie des générations au travail dans l’intérêt de l’entreprise comme des individus qui la composent. Lui seul peut apporter la démonstration que le vieillissement de la main-d’œuvre et la longévité accrue ne représentent pas une catastrophe fatale, mais, au contraire, constituent des opportunités nouvelles à saisir afin de bâtir une société plus inclusive pour tous les âges.

Références

  • Dalmasso R., Gomel B. (2014), Motifs de la rupture conventionnelle des seniors, in Jolivet A., Molinié A-F., Volkoff S. (eds), Le travail avant la retraite, Centre d’Etudes de L’Emploi, Wolters Kluwer France, p.53-70.
  • Davoine L., Erhel C. (2006), La qualité de l’emploi, Paris, La Découverte.
  • Guillemard A-M. (2002), L’Europe continentale face à la retraite anticipée. Barrières institutionnelles et innovations en matière de réforme, Revue Française de Sociologie, vol.43, n°2, p.333-368.
  • Guillemard A-M. (2004), L’emploi des seniors. Les enseignements de l’Europe du Nord et du Japon, Gérontologie et Société, n°111, p.29-43.
  • Guillemard A-M. (2010), Les Défis du vieillissement. Age, emploi, retraites, perspectives internationales, Paris, Armand Colin.
  • Guillemard A-M. (2020), La réforme universelle des retraites : sa place dans les évolutions de la protection sociale, son ambition systémique et son retour à une logique comptable, Revue d’Histoire de la Protection sociale, n°13, p.96-119.
  • Hairault J.-O. (2012), Vivre et travailler plus longtemps, Paris, Descartes et Cie.
  • Illmarinen J. (2006), Towards a longer worklife. Ageing and the quality of worklife in the European Union, Helsinki, Finish Institute of Occupational Health/Ministry of Social Affairs and Health.
  • Sonnet A., Olsen H., Manfredi T. (2014), Towards More Inclusive Ageing and Employment Policies : The Lessons from France, The Netherlands, Norway and Switzerland, De Economist, n°162, p.315-339.

Date de mise en ligne : 23/09/2021

https://doi.org/10.3917/rimhe.044.0081

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