Introduction
1 La créativité organisationnelle est définie comme la production d’idées nouvelles et originales, reconnues comme utiles et pertinentes pour l’organisation (Anderson et al. 2014 ; Amabile et al. 1996). Cette définition se focalise sur les résultats et laisse dans l’ombre la dimension processuelle de la créativité. Or, les idées originales émergent souvent d’une dynamique collective impliquant la confrontation de points de vue qui s’enrichissent mutuellement (Björk, 2012). Les groupes hautement créatifs sont caractérisés par la diversité de leurs membres et combinent des connaissances éloignées de leur expertise (Harvey, 2014). Ils fournissent aussi des efforts importants pour convaincre l’organisation de la pertinence de leurs idées souvent éloignées des paradigmes dominants de l’entreprise (George, 2007). Dans cette perspective, la créativité implique de réduire la distance cognitive entre les individus, c’est-à-dire les différences de mode de raisonnement, de perception et d’interprétation (Nooteboom et al. 2007). George (2007) considère ainsi que l’un des enjeux de la créativité est d’amener les individus à franchir de multiples frontières, qui peuvent être aussi bien organisationnelles, culturelles ou cognitives et sont liées aux domaines de spécialisation des individus (Orlikowski et Scott, 2008 ; Carlile, 2002). Elles appellent la mise en place de pratiques, appelées « pratiques frontières » (Dixon et Dougherty, 2009), qui visent à franchir ces barrières complexes pour développer une activité créative.
2 Les pratiques frontières sont au cœur de la créativité, en particulier dans un contexte d’innovation ouverte où les individus ont de plus en plus l’opportunité de travailler dans des groupes hétérogènes et de se connecter à des mondes différents (Björk, 2012 ; Harvey, 2014 ; Slavich et Svejenova, 2016). Parmi ces pratiques, celles de traduction et de transformation des connaissances jouent un rôle clé (Andersen et Kragh, 2015). Elles permettent aux individus de relier et sélectionner, par un processus itératif, des perceptions provenant de divers horizons, d’en rejeter d’autres, voire de synthétiser les idées nouvelles et utiles pour leur donner un sens nouveau (Lingo et Mahony, 2010).
3 Notre question de recherche est dès lors : Comment faciliter les pratiques frontières nécessaires à la créativité organisationnelle ? Pour y répondre, nous avons procédé à une revue de la littérature en nous focalisant sur les objets intermédiaires, les zones de négociation et les courtiers (boundary spanners), qui, par définition, s’engagent dans différents mondes et font le lien entre ces mondes (Levina et Vaast, 2005).
4 Une étude multi-cas de trois projets menés dans des entreprises différentes ayant développé des produits créatifs dans le cas du programme « Création d’un produit innovant » (CPi) a ensuite été réalisée. Nous en présentons la méthodologie, les résultats et la discussion. Elle nous a permis de mieux comprendre comment les individus s’engagent dans des pratiques frontières tout en soulignant et en approfondissant le rôle des courtiers.
1 – Cadre conceptuel
5 Dans cette partie, nous proposons d’identifier les propriétés des objets et des espaces tout en les différenciant en fonction des pratiques de traduction, d’une part, et de transformation, d’autre part en appui sur une revue de la littérature. Dans un troisième temps nous nous focalisons sur le rôle des individus qui interviennent comme des courtiers et facilitent l’utilisation des objets et espaces au cours des projets.
1.1 – Pratiques frontières de traduction, objets intermédiaires sémantiques et espaces révélateurs de sens
6 Carlile (2002) et Bechky (2003) mettent en évidence que la traduction représente une pratique complexe et implique de dépasser les frontières sémantiques. Pour cela, il est nécessaire de partager un langage et des codes pour établir des représentations communes. Les objets intermédiaires (OI) sont des outils de coordination entre une variété d’acteurs différents (Trompette et al., 2009). Les OI dits sémantiques facilitent ces types de pratiques frontières (Carlile, 2004).
7 La traduction est une pratique à la fois centrale et spécifique au cours des processus créatifs (Harvey, 2014 ; Björk, 2012). Les équipes hautement créatives s’engagent dans la traduction de connaissances très éloignées de leur base d’expertises et par conséquent de leur vision du monde. Elles doivent créer une sémantique commune qui les aide à faire converger leur représentation. Cette sémantique doit leur permettre de porter une attention collective sur des informations et évènements en les préparant à s’engager sur des modes de pensées divergentes pour produire des idées originales. Pour faciliter la traduction, de nombreux auteurs soulignent l’utilisation d’une variété d’objets en particulier lorsqu’il s’agit de faire travailler des groupes hétérogènes sur des projets créatifs (Andersen et Kragh, 2015) : les individus mobilisent souvent des dessins, modèles, post-it (Vyas, et al., 2009), qui aident à construire des métaphores propices à l’émergence d’un langage commun et à s’accorder sur le sens à donner aux connaissances à retenir au cours du projet (Schulz et al., 2015).
8 Toutefois, les propriétés de ces objets ne sont pas clairement définies. Sanders et Stappers (2008) évoquent des objets qui doivent contenir des codes qui font sens pour les individus, et suffisamment d’informations pour contribuer à la traduction. On retrouverait alors certaines des propriétés déjà définies en sociologie (Star, 2010 ; Fong et al., 2007) dans l’étude de la contribution des OI à la traduction des connaissances au sein d’un collectif. Ces objets disposent des propriétés de complétude, de pertinence et de granulométrie. Pour favoriser la créativité, Sander et Stappers (2008) soulignent que les objets doivent détenir une propriété supplémentaire : ils doivent être inspirants. Ils doivent susciter l’émotion, provoquer la curiosité pour donner envie aux individus de sortir de leur zone de confort.
9 Par ailleurs, certains auteurs ont insisté sur les lieux physiques comme des stimulants à l’engagement des individus dans la traduction au cours des processus créatifs (Kristensen 2004 ; Brann 1991). La manière d’agencer le lieu n’est pas neutre sur les modes de communication adoptés (Kristensen 2004 ; Moultrie et al. 2007). Les projets créatifs et l’utilisation d’objets se développeraient d’autant plus facilement que le lieu se prêterait à des explorations qui poussent à intégrer des éléments nouveaux. Mais, là encore, les propriétés de ces espaces physiques pour faciliter la traduction ne sont pas définies.
10 Galison (1999) puis de Wilson et Herndl (2007) ont caractérisé, de leur côté, des espaces qui ont pour fonction d’aider les individus à négocier le sens des connaissances éloignées de leurs activités. Ces zones de négociation sont autant d’espaces cognitifs que physiques. D’un point de vue physique, elles sont souvent en dehors des espaces où se déroulent des activités routinières (Kellogg et al. 2006). Au cours de projets créatifs, Andersen et Kragh (2015) suggèrent que la traduction se réalise souvent dans un lieu temporaire qui peut être assimilé à une zone de négociation (ZN) : leur fonction est d’aider les individus à exprimer leurs différences puis à en négocier le sens et comprendre des représentations différentes du monde. Brann (1991), puis Moultrie et ses coauteurs (2007) évoquent d’autres caractéristiques majeures des lieux mobilisés pour les projets créatifs : ils doivent être également inspirants, mais aussi conviviaux et confortables. Le lieu doit avoir un caractère rassurant pour aider les individus à sortir de leur zone de confort. Cnossen et Bencherki (2018) soulignent que les espaces doivent être décalés et inspirants par rapport à ceux hébergeant des activités traditionnelles afin de permettre une liberté de mouvement et d’interprétation.
11 En synthèse, il ressort de la littérature que pour faciliter les pratiques frontières de traduction, des objets intermédiaires sémantiques sont mobilisés dans des espaces qui agissent comme une zone de négociation pour révéler le sens au cours du processus créatif. Ces objets intermédiaires sémantiques sont caractérisés par leur granulométrie, leur pertinence et leur complétude. Ils sont inspirants pour susciter l’émotion. Les espaces physiques sont souvent temporaires et conviviaux, facilitant la communication et favorisant l’intégration par les individus d’une nouvelle vision du monde.
1.2 – Les pratiques frontières de transformation autour des objets intermédiaires pragmatiques et des espaces de conception collective
12 La transformation des connaissances implique de dépasser des frontières pragmatiques (Carlile, 2004). En matière de créativité, il s’agit de relier des connaissances éloignées pour produire des idées nouvelles, elles-mêmes distantes des paradigmes dominants (Harvey 2014 ; Anderson et al. 2014 ; Björk, 2012). Plus les individus sont confrontés à des domaines de connaissances éloignées de leurs expertises, plus leur vision du monde et leurs identités peuvent être remises en cause (Andersen et al. 2013). Les tensions sont d’autant plus fortes que la transformation implique d’entamer un processus qui conduit à une pensée divergente puis à reconstruire des ponts avec l’activité principale. Dans ce cadre, des objets intermédiaires sont mobilisés mais dans une logique différente de la traduction. Harvey (2014) souligne l’importance de la matérialisation pour donner corps aux idées en cours de gestation : il s’agit de mobiliser des prototypes, des scénarios d’usages, des outils de visualisation. Ces objets ne sont pas figés. Ils doivent être suffisamment flexibles pour être modifiés et favoriser la construction de sens au cours du projet créatif (Andersen et Kragh, 2015). Ils doivent aussi être facilement manipulables par l’ensemble des membres du projet quelles que soit leurs compétences et expériences (Schueltz et al. 2015 ; Sanders et Stappers, 2008).
13 Ces objets font écho aux « objets pragmatiques » proposés par Carlile (2004) puis Hsiao et ses coauteurs (2012) ainsi qu’à certaines caractéristiques clés des objets intermédiaires (OI) évoqués par Fong, Valerdi et Srinivasan (2007). Il s’agit de la complétude et de la malléabilité ; les objets doivent être suffisamment flexibles pour évoluer au fur et à mesure de l’expérience collective. Ces objets sont aussi inclusifs ; ils permettent d’intégrer toutes les dimensions utiles au projet créatif et/ou facilitent la contribution concrète d’une variété d’individus. Toutefois, au cours des projets créatifs, les objets présentent une autre caractéristique. Comme pour la traduction, ils doivent être inspirants en aidant les individus à entrer dans des mondes imaginaires, à improviser et à exprimer leurs émotions (Fisher et Amabile, 2009).
14 La littérature sur la créativité tend aussi à souligner le rôle de l’espace physique pour la transformation des connaissances (Kristensen, 2004). Ces espaces favorisent l’expérientiel et l’utilisation des objets pour matérialiser les idées. On retrouve ainsi la fonction dévolue aux zones de négociation (ZN) lorsque celles-ci ne sont pas seulement mobilisées comme espaces de traduction mais contribuent aussi à élaborer de nouvelles visions du monde (Kellogg et al. 2006 ; Wilson et Herndl, 2007) : elles facilitent l’engagement des individus dans des pratiques nouvelles à la frontière de leurs activités quotidiennes. Andersen et Kragh (2015) considèrent qu’elles sont centrales pour faire travailler des individus issus de mondes différents sur des projets créatifs dans un contexte d’innovation ouverte.
15 Ces espaces sont différents des espaces traditionnels de travail. Ils sont ouverts, inspirants et conviviaux, reconfigurables et inclusifs (Brann, 1991 ; George, 2007). Les signes hiérarchiques n’existent pas (par exemple, un bureau à part et grand) afin de faciliter la liberté de mouvement, les moments d’improvisation, les émotions et les expérimentations (Schultz et al., 2015 ; Kelley et Littman, 2001). Sanders (2011) souligne aussi que pour faciliter la créativité collective, il est nécessaire non seulement de co-produire des objets mais aussi de pouvoir concevoir collectivement l’espace physique dans lequel le projet se développe. Ce n’est pas seulement l’objet qui participe à la transformation mais l’espace lui-même, expliquant l’importance du caractère reconfigurable du lieu.
16 Ainsi, il ressort de la littérature sur la créativité que pour faciliter les pratiques frontières de transformation au cours des processus créatifs, des objets pragmatiques sont mobilisés dans des espaces qui peuvent être conçus collectivement par les équipes. Les objets intermédiaires pragmatiques développent les caractéristiques de complétude, de malléabilité, d’inclusivité et sont inspirants. Les espaces physiques sont inspirants, conviviaux et reconfigurables pour construire l’expérience et la matérialisation des idées.
1.3 – Le rôle des courtiers dans les processus créatifs
17 Différentes recherches sur les pratiques de travail ont montré que les OI comme les ZN ne jouent pleinement leur rôle que dans l’interaction (Star, 2010 ; Hsiao et al. 2012 ; Kellogg et al. 2006). Ainsi pour contribuer à la transformation des connaissances, certains auteurs (Star, 2010 ; Verchère et Anjembre, 2010) mettent en évidence que l’OI doit être au cœur de l’engagement des individus dans un apprentissage collectif pour que ses propriétés se révèlent. Pour la traduction, il faut également que les individus s’engagent volontairement dans une forme de standardisation collective des informations utilisées à travers l’objet. D’autres (Hsiao et al., 2012 ; Levina et Vaast, 2005) vont plus loin et suggèrent qu’un objet ne devient intermédiaire que par l’existence d’un individu jouant le rôle de courtier (boundary spanner). Si, au cours des processus créatifs, son rôle a été souligné pour traduire et transformer les connaissances (Andersen et Kragh, 2015 ; Lingo et Mahony, 2011), le courtier semble être aussi un individu qui aide un collectif à mobiliser les objets intermédiaires. Pour cela, il doit disposer de compétences et de savoir-faire essentiels : faire preuve de tolérance et construire un relationnel, communiquer et écouter, tout en mobilisant des connaissances de différents horizons pour traiter un problème (Levina et Vaast (2005). Le plus souvent, le courtier est engagé lui-même dans des pratiques différentes (un ingénieur qui est en même temps designer par exemple), ce qui lui permet d’en comprendre les codes (Tushmann, 1977 ; Carlile, 2004). Ce rôle est particulièrement important dans un contexte d’innovation ouverte où la possibilité de faire travailler des personnes issus de mondes différents s’accroît (Goglio-primard et Crespin-Mazet, 2011).
18 La littérature nous conduit à nous interroger sur le rôle de courtier comme catalyseur de l’utilisation des objets intermédiaires et des zones de négociation. En effet, dans un contexte d’innovation ouverte la créativité implique de mobiliser beaucoup plus d’individus. Or, si les objets et lieux sont faciles à actionner afin de traduire et transformer les connaissances pour les individus qui ont l’expérience de projets créatifs et/ou qui ont une formation de designer, ils sont en revanche plus difficiles à mobiliser pour d’autres profils sans le recours à un tiers (Schuelz et al. 2015 ; Sanders et Stappers, 2008). Peut-on ainsi identifier, au cours des processus créatifs, des individus se comportant comme des courtiers et prenant le rôle de catalyseur favorisant l’utilisation des objets intermédiaires et des zones de négociation pour traduire et transformer les connaissances ?
2 – Méthodologie : une étude multi-cas de trois projets d’innovation
19 Pour répondre à notre problématique, une méthode qualitative fondée sur une étude multi-cas (Yin, 2009) a été utilisée. Celle-ci offre la possibilité d’étudier des phénomènes complexes dont l’explication est liée à l’interaction entre une variété de dimensions et d’actions. L’approche retenue est fondée sur l’abduction, c’est-à-dire un processus itératif de confrontation et d’enrichissement de la théorie à partir des données issues du terrain (Thomas, 2010). L’objectif de l’étude était de mieux comprendre les pratiques frontières adoptées durant les projets CPi, ainsi que les objets mobilisés et les espaces dans lesquels se sont tenus les échanges, tout en identifiant si des individus prenaient le rôle clé de courtier dans le développement de ces pratiques.
2.1 – Choix de trois projets menés dans trois entreprises différentes issues du programme « Création d’un Produit Innovant » (CPi)
20 Les trois entreprises choisies pour l’étude multi-cas participent à un programme « Création d’un Produit Innovant » (CPi) qui réunit chaque année 120 étudiants issus d’écoles d’ingénieurs, de design et de commerce. Pendant un an, des groupes de trois à six étudiants issus de ces différentes écoles investissent une problématique définie par une entreprise et doivent lui apporter de nouvelles idées en proposant des concepts et des prototypes de produits ou de services innovants. Le programme CPi vise à aider les entreprises à « penser en dehors de la boîte » par une démarche de créativité fondée sur le recours à des compétences externes. Les trois entreprises étudiées sont spécialisées dans des domaines différents : OTIS (conception et production d’ascenseurs), SWM (production de papier à cigarettes) et Technicolor (conception et fabrication de systèmes de vidéo et d’image numérique).
21 La réalisation des projets CPi se scinde en trois types d’activités : les échanges à des étapes formelles entre salariés, tuteurs et étudiants sur l’avancement du projet, les explorations des étudiants (en relation quotidienne avec les tuteurs et fréquente avec les salariés), la restitution du projet CPi devant l’entreprise.
22 Cette étude multi-cas se base donc sur 3 projets réalisés pour des entreprises différentes qui ont suivi les mêmes règles en termes de composition des équipes et de méthodologie pour l’exploration. Pour mener les projets, les équipes sont composées d’étudiants issus de formations différentes et sont encadrées par un tuteur CPi qui a une expérience dans la créativité. Elles se sont réunies pendant un an dans trois lieux différents : Numa, qui constitue un espace de travail partagé et un lieu d’innovation au cœur de Paris ; Strate, une école de design dont les ateliers et les espaces sont conçus pour faciliter la conception et le prototypage et qui est située en banlieue parisienne ; et dans les locaux des entreprises.
2.2 – Modes de collecte et d’analyse des données
23 Le recueil de données s’est construit en trois étapes entre 2014 et 2015. Tout d’abord, avec la position de tuteur, nous avons mené une observation participante de deux projets (Technicolor et SWM) et suivi l’ensemble des étapes de leur réalisation. Des comptes-rendus d’observation ont été systématiquement établis. Ensuite, nous avons mené trois réunions de 2h30 chacune avec les tuteurs des étudiants, afin de préciser les pratiques et les dispositifs mobilisés au cours de ces projets, sur la base d’un guide permettant d’approfondir les 6 thèmes suivants : 1) la méthode et les étapes d’exploration du projet CPi ; 2) la façon dont les tuteurs font travailler des étudiants et des professionnels ayant des expertises et des niveaux d’expériences différents ; 3) les modes de production individuelle et collective et de partage des idées, des informations, des connaissances nouvelles ; 4) la façon dont les étudiants issus de spécialités différentes travaillent en groupe et leurs difficultés ; 5) les outils mobilisés, les lieux, leur rôle aux différentes étapes du projet et l’importance de leur rôle ; 5) les spécificités de chaque entreprise sur les quatre points précédents : identification de points communs et de points différents sur la manière de traduire et transformer des connaissances et de mobiliser les outils et espaces.
24 Par ailleurs, dix salariés (top management et management intermédiaire) ont été interviewés sur la base d’un guide d’entretiens semi-directif (voir annexe 1). Les entretiens ont été enregistrés et retranscrits. Enfin, l’équipe de recherche a procédé à une observation non participante de la réunion de restitution des travaux des étudiants devant les trois entreprises et des trois réunions de débriefing organisées par chaque entreprise sur l’apport de leur projet CPi. Cette réunion de débriefing impliquait le tuteur du programme CPi et parfois des étudiants. Pour les restitutions des projets devant les entreprises et les réunions de débriefing, nous avons procédé à des enregistrements sous format vidéo. Les profils des répondants (entretiens et réunions sont précisés en annexe 2). La triangulation des données a été réalisée par l’analyse croisée de chaque source de données collectées.
25 Les données ont été codées d’une part à partir de la définition des pratiques frontières et des propriétés des objets, des espaces et du rôle de courtier issue de la revue de littérature, d’autre part par des critères induits de l’analyse des données. Le codage a été réalisé à deux niveaux. Les codes de premier rang sont directement associés aux concepts étudiés. Les codes de premier rang sont des lettres de A à Q. Les sous-codes numérotés permettent de les préciser (voir tableau 1).
Critères d’analyse de contenu et codage
A | Traduction |
A1 | Amener une information d’un champ de connaissances, d’une source qui n’est pas habituelle pour les membres du projet et en partager le sens avec les autres |
B | Transformation |
B1 | Activités collectives qui conduisent à mixer des informations et connaissances issues de mondes différents pour faire émerger une idée nouvelle et/ou leur donner un sens différent |
B2 | Phase commune de réflexion, de débriefing sur une expérience réalisée, de réalisation d’un prototype ou scénario d’usages |
B3 | Se mettre d’accord en commun pour standardiser la forme et le sens de ce qui a été exploré en commun |
C* | Assemblage |
C1* | Activité individuelle qui consiste à repérer information et/ou idées nouvelles éloignées du domaine d’activités de l’individu et à lui donner un sens nouveau dans son activité quotidienne |
D* | Objets utilisés au cours de chaque pratique frontière |
D1* | Post it, power point, prototype physique et visuel, vidéos, dessins, scenario d’usage, … |
E | Malléabilité |
E1 | Flexible dont la forme peut évoluer au cours du temps par une action humaine |
F | Inspirant |
F1 | Qui donne de nouvelles idées, véhicule des émotions, attire l’attention |
G | Granularité |
G1 | Permet de contenir, de représenter l’ensemble des informations pertinentes sur un sujet donné |
H | Inclusivité |
H1 | Des objets qui peuvent être utilisés, manipulés, modifiés facilement par tous les participants |
I | Pertinence |
I1 | Des objets qui sont perçus comme utiles et adaptés pour représenter une idée, un concept |
J | Convivial |
J1 | Espace qui donne aux individus envie de rester, de s’installer. Ils s’y sentent bien |
J2 | Associé aux positions qu’ils prennent dans le lieu, possibilités de « se décontracter » |
K | Reconfigurable |
K1 | Possibilité de ré-agencer l’espace, les objets qui y sont, d’utiliser les murs d’une manière originale (comme un tableau) |
L | Inspirant |
L1 | Qui contribue à donner de nouvelles idées, véhicule des émotions, attire l’attention |
M* | Emblématique |
M1 | Représente des valeurs, des professions, des identités clés |
N | Individu qui traduit ou organise l’assemblage des connaissances issues de champs différents |
O | Individu qui pousse les autres à traduire, à transformer des connaissances de domaines différents |
P | Individu qui pousse les autres à utiliser des objets et espaces physiques pour mieux traduire et assembler des connaissances issues de domaines différents |
Q* | Individu qui réutilise des idées et informations d’autres domaines uniquement pour son compte |
Critères d’analyse de contenu et codage
* Critères induits de l’analyse des données3 – Résultats : le rôle des courtiers, des objets intermédiaires et des espaces physiques pour faciliter les pratiques frontières dans le processus créatif
26 Une étude intra-cas a été réalisée puis inter-cas en reprenant les pratiques frontières identifiées, ainsi que les propriétés des objets intermédiaires et des espaces physiques. Nos résultats d’analyse ont permis d’identifier l’utilisation collective des espaces et objets ainsi que l’implication d’individus comme courtier afin de faciliter les pratiques frontières de traduction et de transformation dans le processus créatif. Ils ont aussi fait émerger un autre type de pratiques frontières que nous avons qualifiées de « pratiques d’assemblage ».
27 D’une façon générale, dans les trois projets étudiés du programme CPi, les pratiques frontières observées ont été nombreuses.
« [CPi] est une vraie rupture culturelle… Cela nous oblige à sortir de notre coquille et d’oser … … Nous devons aller chercher de nouveaux horizons, ailleurs. »
« …chercher ailleurs, se confronter à d’autres perspectives et en tirer quelque chose de nouveau. »
3.1 – Les pratiques frontières de traduction dans le processus créatif
30 A chaque étape du projet et lors de leurs restitutions, étudiants comme salariés, s’engagent dans la traduction de connaissances. Au départ, les salariés doivent communiquer la problématique et fournir des éléments de contexte aux étudiants et tuteurs. Ensuite, les étudiants sont amenés à construire un cadre commun de compréhension des enjeux. L’effort est important car chaque étudiant tend à interpréter la problématique à l’aune de sa formation.
31 A chaque point d’avancement, les étudiants et le tuteur vont communiquer leurs réflexions et expérimentations aux entreprises, comme les idées issues de l’étape d’observation terrain ou des interviews. Si les échanges réguliers sont prévus, leur densité dépend de la motivation des salariés de l’entreprise. Ainsi pour OTIS comme pour SWM, trois à quatre personnes ont participé régulièrement aux échanges, au niveau du management intermédiaire, et parfois au niveau top management. Pour Technicolor, une seule personne ayant une position de top management constituait le point de contact des étudiants. Enfin, lors de la restitution finale, les étudiants ont dû convaincre l’entreprise de la pertinence de leurs idées. Les personnes invitées à ces restitutions sont les salariés qui ont suivi le projet ainsi que des représentants du top management qui découvrent les résultats.
32 Poussés le plus souvent par les tuteurs, un effort a été réalisé par les étudiants voire les salariés sur les objets qui accompagnent cette traduction. Chaque membre des 3 projets cherche les artefacts qui lui permettent de se faire comprendre. Alors que les salariés utilisent le plus souvent des diaporamas associant graphiques et texte, les étudiants mobilisent surtout des représentations graphiques : dessins et vidéos, comptes-rendus illustrés. Ces représentations ont retenu l’attention des salariés.
« Toute la partie graphique du processus a été très intéressante pour faire passer les idées … des outils de communication visuelle, des outils vidéo, … c’est fort… J’ai été aussi sensible à la partie dessin, ça permet de capter des idées ».
34 Lors de la restitution, certains objets ont été mobilisés par les tuteurs et étudiants pour susciter l’intérêt et l’émotion ; d’autres ont eu pour fonction d’apporter un niveau suffisant d’informations et de connaissances pour donner du sens aux idées collectées. Parmi les objets, on note : le blog géré par les étudiants, le book, qui regroupe les étapes de recherche faite dans les phases d’observation et l’état de l’art, les scénarios présentés sous forme de croquis, planches design. Il y a aussi la présentation visuelle (photos avec verbatim et vidéos) des besoins des utilisateurs, et des prototypes sensoriels sous forme des vidéos qui retracent l’expérience vécue et proposée.
35 A toutes les phases, plusieurs objets sont mobilisés de manière concomitante. Les combinaisons évoluent selon à qui s’adresse la traduction. Si ces objets permettent de donner du sens au cours du projet, souvent lors de la restitution, ils sont jugés insuffisants, voire trop « pédagogiques » : ils contribuent à faire comprendre l’originalité du projet mais pas toujours la pertinence des résultats pour l’entreprise notamment pour le top management qui n’a pas participé aux précédents échanges.
36 Au cours des explorations, les échanges se réalisaient assis, debout, allongés en mobilisant même parfois les murs pour dessiner et représenter une idée. Les objets étaient posés sur plusieurs plans de travail, pouvaient être déplacés facilement et créer un univers spécifique, reflet de l’état collectif de pensée à un instant donné. Toutefois, si les lieux ont facilité la traduction au cours de l’exploration, ils ont parfois joué un rôle contreproductif lors de la restitution des projets devant les entreprises. Par exemple pour OTIS, la difficulté de compréhension de l’intérêt du projet par le top management a été amplifiée par le lieu choisi. Numa était considéré par le top management comme un lieu d’entrepreneurs qui a priori ne pouvaient pas les concerner.
37 Certains individus ont joué un rôle central pour amener les individus à la traduction. Les tuteurs ont poussé à utiliser des objets variés en cohérence avec la « culture design » dont ils sont imprégnés ; ils ont aussi incité des changements de lieu pour accéder à de nouveaux objets. Ils ont encouragé les étudiants à utiliser les blogs pour standardiser le contenu de leurs échanges et en stabiliser le sens. Ils ont aussi poussé les étudiants à utiliser des objets (post-it, vidéo, schéma) pour intégrer l’ensemble des visions les unes aux autres. Parfois les tuteurs ont eux-mêmes reformulé des informations pour que celles-ci fassent sens. Cependant, ils ne sont pas seuls à jouer un rôle clé dans la traduction. Il arrive que ce soient des salariés qui aillent rechercher les lieux et objets les plus pertinents pour partager du sens avec les étudiants. Dans le cas d’OTIS, les salariés ont ressenti le besoin de faire comprendre les spécificités de leur activité de conception et production des ascenseurs pour mieux identifier les liens possibles entre les expériences identifiées par les étudiants. Un ingénieur a proposé d’emmener les étudiants dans les locaux d’OTIS.
« J’ai senti alors le besoin pas seulement de partager leur univers mais de leur faire partager le nôtre…. Pour que les étudiants s’imprègnent de l’ambiance, des contraintes, et comprennent mieux les dynamiques et enjeux qui nous concernent… ».
39 Les objets à disposition ne sont pas toujours utilisés pour la traduction. Ainsi, dans les trois cas, les étudiants ont partagé leur blog avec les salariés et ont présentés leurs schémas, vidéos et scénarios d’usages accompagnés d’un diaporama expliquant leur démarche. Celui-ci a été peu mobilisé par les salariés. Les tuteurs eux-mêmes n’ont pas envisagé cet objet comme central dans leurs échanges avec les salariés.
40 Les objets et espaces ne remplissent parfois que partiellement un rôle de traduction. Le projet visait à concevoir d’autres usages des papiers à cigarettes.
3.2 – Les pratiques frontières de transformation dans le processus créatif
41 Pour concevoir leur projet, les étudiants se trouvent engagés dans la transformation des connaissances. Dans certains cas, les salariés y participent en fonction de leur capacité à entrer dans une dynamique d’apprentissage par interaction avec les étudiants.
« Ecouter des idées, les classer, en éliminer certaines, choisir pour capter des signaux puis faire croître l’idée pour en choisir une… qui va avoir plus de sens pour mon activité. »
[Manager 2 d’OTIS, entretien].
43 Quel que soit le projet, des prototypes physiques et scénarios d’usages ont été utilisés. Les acteurs les construisent au fur et à mesure que les idées s’élaborent. Certains étudiants et salariés modifient facilement le prototype physique, quand d’autres s’impliquent surtout sur l’élaboration du scénario d’usages. Au sein de Numa, les tuteurs n’hésitent pas à pousser les étudiants à élaborer les scénarios d’usages en organisant l’espace pour se mettre en situation avec des mises en scène. Ces objets aident à susciter une mise en contexte. Les vidéos des expériences réalisées à l’extérieur contribuent à susciter de l’émotion. Au départ, les tuteurs poussent les étudiants comme les salariés à aller très loin dans la matérialisation, mais, très vite, chaque membre des groupes projets se prend au jeu. Les échanges réalisés dans les entreprises se font dans des salles de réunion transformées en espace ouvert (open room) où les individus peuvent réagencer facilement les objets tout en étant dans le contexte de l’entreprise. Travailler dans l’organisation permet aussi de mobiliser plus de salariés et de rentrer dans un processus de réalignement du projet avec les préoccupations de l’entreprise.
44 Dans cette phase, les équipes projets mobilisent parfois de nouveaux objets comme pour le projet de SWM avec l’utilisation d’un outil visuel permettant de construire les modèles d’affaire, le Business Model Canvas (BMC). Ce fut le cas lors de mise en place d’une expérience reprenant l’entrainement physique de l’armée américaine (Lean Boot Camp) organisée dans l’entreprise avec les étudiants et le tuteur dans l’objectif d’aller plus loin dans les applications commerciales.
« Le BMC permettait de rendre concrètes et faire converger les idées et de les faire évoluer au fur et à mesure des échanges. »
46 Comme pour la traduction, nous avons pu observer que les tuteurs aident les autres membres du groupe à s’engager encore davantage dans des pratiques frontières. Ils poussent les étudiants et salariés à aller plus loin dans l’élaboration et l’exploitation d’objets qui facilitent la matérialisation. Ils n’hésitent pas à les inciter à les abandonner quand les objets ne semblent pas leur permettre d’aboutir à la production d’idées. Cette fonction de catalyseur est aussi parfois assurée par des étudiants.
« Elle réalisait des comptes rendus de manière intelligible, en live des rapports synthétiques paperboard, illustrés, [avec une] touche design. A chaque étape clé, elle refaisait une synthèse très visuelle de tout ce que l’on avait fait, en lui redonnant de la perspective »
« Elle m’a finalement appris à ne pas rester enfermé dans ma routine et à ne pas hésiter à récupérer des insights, inputs auprès des gens autour de moi. On utilisait tout ce que l’on trouvait de nouveau… on était dans un rapport inversé : c’est elle qui nous apprenait à explorer ».
3.3 – Une pratique frontière individuelle d’assemblage dans le processus créatif
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Au cours des projets, d’autres pratiques frontières ont émergé. Certaines activités et idées ont été réutilisées selon des modalités inattendues. Des salariés ont réassemblé des éléments dans leurs activités quotidiennes et ceci de manière originale. Ainsi, certains commerciaux d’OTIS qui ont assisté à la restitution du projet, ont identifié des possibilités de réutiliser les éléments de présentation des étudiants dans les vidéos. Cela leur a permis d’élaborer un nouveau storytelling : « aider nos commerciaux à ne pas vendre simplement une cage, mais une expérience utilisateur ». Pour SWM, les salariés, qui ont participé au projet, ont aussi utilisé des objets comme le BMC pour leur activité quotidienne, en l’exploitant comme un outil de communication devant les clients industriels pour les convaincre de la pertinence de la technologie de l’entreprise. Enfin, pour Technicolor, ces pratiques d’assemblage existaient à toutes les étapes du projet. Le salarié qui assurait la relation avec les étudiants ne cherchait pas nécessairement à construire collectivement une nouvelle idée. Le processus créatif lui permettait d’élaborer des ponts avec son activité :
Ces pratiques d’assemblage d’éléments issus des projets CPi ont notamment émergé avec les efforts de matérialisation des idées issue de l’utilisation d’une variété d’objets. Ces derniers ont suscité l’attention des salariés au cours de la traduction et transformation des connaissances. Ces salariés ont fait des efforts pour faire le lien avec leur activité, ce qui a permis des assemblages inattendus dans leurs activités quotidiennes : parfois c’est l’objet lui-même qui est réexploité (SWM), parfois c’est l’idée mise en scène par des storyboards ou des dessins (OTIS et Technicolor). Ces pratiques d’assemblage ont émergé quel que soit le lieu d’échanges : Numa, Strate ou encore l’entreprise.« Le processus a été extrêmement nourrissant […] récupérer des idées a été une source de satisfaction…et identifier des étudiants, qui pourraient être des bons profils pour le recrutement. [L’intérêt de CPi] n’est pas tant de récupérer des concepts tout faits mais d’ouvrir la porte sur de nouvelles manières d’appréhender le monde qui enrichissent mon activité »
4 – Discussion : les facilitateurs des pratiques frontières
48 Trois points sont abordés dans la discussion de nos résultats : les objets intermédiaires (OI) et les zones de négociation (ZN) comme leviers managériaux, l’attribution du rôle de courtier dans le processus créatif et le caractère individuel de la nouvelle pratique frontière qui a émergé de nos résultats, l’assemblage. Le tableau 2 synthétise les fonctions des courtiers, de OI et des ZN ainsi que leurs propriétés.
Les facilitateurs des pratiques frontières nécessaires au processus créatif
Les facilitateurs des pratiques frontières nécessaires au processus créatif
4.1 – Combiner une variété d’objets intermédiaires et de zones de négociation pour couvrir l’ensemble des propriétés clés nécessaires au processus créatif
49 Nos résultats ont permis de montrer la manière dont les objets et les espaces physiques facilitent les pratiques frontières. A ce titre, ils constituent des leviers managériaux pour accompagner les salariés dans des démarches créatives.
50 Nous avons retrouvé les propriétés des objets issues de la littérature. En s’appuyant sur les travaux de Carlile (2004), Kellogg et ses coateurs (2006), Galison (1999) et Star (2010), cette recherche permet de montrer que les fonctions des OI et des ZN s’appliquent aux objets et espaces mobilisés au cours de projets créatifs. Elle conforte la pertinence d’une approche des propriétés clés des OI et des ZN différenciées selon les pratiques de traduction et de transformation des connaissances, tout en les approfondissant. On constate, en effet, que les individus mobilisent une grande variété d’objets au cours des processus créatifs mais que chacun pris isolément ne dispose pas de l’ensemble des propriétés identifiées dans la littérature. Ainsi, à la différence des travaux sur les objets intermédiaires et zones de négociation, un seul objet et/ou espace physique peut difficilement couvrir l’ensemble des besoins associés aux pratiques frontières de groupes hétérogènes au cours des processus créatifs. Pour faciliter la traduction, ce n’est pas un seul objet qui dispose des propriétés de complétude, de granulométrie, de pertinence et est inspirant, mais une combinaison d’objets qui permet d’obtenir l’ensemble de ces propriétés. Leur combinaison évolue en fonction de la cible de l’effort de traduction.
51 L’étude montre également qu’une variété de lieux a été mobilisée. Dans un contexte d’innovation ouverte, combiner des lieux physiques internes et externes à l’entreprise apparaît comme un élément important pour accompagner la traduction et la transformation des connaissances. Lors de la traduction, si les lieux doivent être conviviaux, temporaires, faciliter la communication et la liberté de mouvement, ils ne sont pas en revanche nécessairement inspirants. Ainsi, cette propriété ne s’est pas révélée essentielle dans les cas étudiés, contrairement à ce que suggèrent Brann (1991), Cnossen et Bencherki (2018). C’est davantage le caractère emblématique du lieu concernant les valeurs, les codes et les modes de fonctionnement que les individus vont chercher à mettre en avant, qui apparaît essentiel. Ces lieux sont chargés de sens à la fois cachés et visibles.
52 Pour la transformation, coconcevoir l’espace physique constitue bien un enjeu clé associé à la logique de matérialisation des idées comme le souligne Sanders (2011). Le caractère reconfigurable, qui permet une liberté de mouvement et la matérialisation des idées, est donc essentiel à la différence du caractère inspirant du lieu qui apparaît moins comme une dimension clé.
4.2 – Soutenir les rôles tournants des courtiers au cours du processus créatif
53 Cette recherche permet aussi de conforter et d’approfondir le rôle de courtier dans le processus créatif. Celui-ci n’assure pas toujours lui-même la traduction et la transformation des connaissances issues de mondes différents au sein des projets créatifs. Cependant, il apparaît bien comme un facilitateur qui pousse à utiliser une variété d’objets et d’espaces pour faire émerger des pratiques collectives de traduction et de transformation des connaissances. Notre étude permet également de préciser plusieurs caractéristiques concernant le rôle de courtier.
54 Tout d’abord, elle montre que ce rôle de courtier est tournant, chaque courtier intervenant à des moments spécifiques pour aider à franchir des frontières de nature différente. L’expérience des tuteurs dans la créativité et leur position officielle les positionnent d’entrée de jeu dans ce rôle. Toutefois, d’autres profils émergent par leur capacité de synthèse, relationnelle et de leadership comme l’étudiante en design qui travaille sur le projet SWM ou encore l’ingénieur travaillant chez OTIS. Le cas de l’étudiante montre que le profil de courtier est moins lié à l’expérience accumulée dans des mondes différents qu’à l’état d’esprit par rapport aux projets créatifs. Le rôle de courtier doit d’autant plus être tournant qu’il est difficile d’envisager qu’une même personne soit capable de guider les membres du projet dans leurs pratiques de traduction et de transformation pour franchir les multiples frontières au cours des processus créatifs. Ainsi, pour la traduction des résultats des projets CPi, le rôle de courtier n’a pas pu être assuré par les tuteurs qui ne connaissaient pas les enjeux stratégiques ni les codes de fonctionnement du top management.
55 Enfin nos résultats ont permis de clarifier la contribution des courtiers en fonction des types de pratiques frontières. Pour la traduction, le courtier aide les individus à identifier les objets et les espaces pertinents. Il oriente en aidant à standardiser leur contenu entre les membres des équipes. Pour la transformation, il aide non seulement à identifier les objets et les espaces physiques appropriés, mais aussi à entrer dans un processus d’apprentissage collectif favorable à la démarche créative.
4.3 – Favoriser la pratique frontière individuelle d’assemblage
56 Cette recherche a aussi permis d’identifier une autre pratique frontière, qui peut intervenir à différentes phases des processus créatifs, de la production à la diffusion des idées. Nous l’avons qualifiée de pratique d’assemblage en référence aux travaux de Kellogg et de ses coauteurs (2006) pour analyser comment les individus mobilisent des connaissances à la frontière de leurs activités quotidiennes dans l’entreprise. Au cours des projets créatifs étudiés, les individus donnent un sens inattendu aux idées nouvelles communiquées ou aux objets mobilisés ce qui participe à la diffusion et à l’exploitation d’idées originales. Contrairement aux pratiques de traduction et de transformation, l’assemblage ne requiert pas de partager du sens entre plusieurs individus, mais plutôt qu’un individu soit en mesure de recréer des ponts entre une idée et sa propre activité. Ainsi ce qui va devenir utile et pertinent n’est pas nécessairement l’idée nouvelle dans sa totalité mais des éléments qui lui sont associés, et qui, recombinés dans un autre contexte, vont trouver un sens particulier et nouveau.
57 Enfin, l’individu qui s’engage dans des pratiques d’assemblage prend un rôle de courtier mais les liens qu’il réalise se font en relation uniquement avec son activité propre. Il se situe alors dans une démarche individuelle et non plus collective comme pour les courtiers des autres pratiques frontières. Son objectif n’est pas d’amener un collectif à franchir des frontières, quelle que soit leur nature.
Conclusion
58 L’objectif de cette recherche était de clarifier ce qui peut faciliter les pratiques frontières au cours des processus créatifs dans un contexte d’innovation ouverte, en clarifiant le rôle des courtiers, des objets intermédiaires et des zones de négociation. Nous avons pu montrer les spécificités liées aux trois types de pratiques frontières issues de la littérature (la traduction et la transformation) ou de nos résultats (l’assemblage), tout en soulignant la nécessité d’une part, de combiner plusieurs objets intermédiaires et espaces, et d’autre part, de favoriser la prise de rôle de courtier.
59 Notre étude ouvre des perspectives sur le management de la créativité par rapport au management d’activités routinières, en particulier autour du rôle du manager de projet créatif. Dans ce cadre une attention toute particulière du manager à la variété des profils des individus, ainsi qu’à la complémentarité des objets et espaces, constitue, selon nos résultats, un élément essentiel pour amener les membres d’un projet créatif à explorer des mondes nouveaux et à enrichir leurs perspectives en matière de créativité. La portée de nos résultats n’est pas sans limites du fait, notamment, du contexte bien spécifique de notre analyse, ce qui appelle l’approfondissement de la recherche. D’un côté, les projets étudiés s’inscrivent dans le cadre particulier d’un programme d’innovation ouverte dont une partie des acteurs sont des étudiants. D’un autre côté, les entreprises porteuses de ces projets ont une expérience réduite en matière de créativité et leur culture de l’innovation est limitée, ce qui a pu renforcer le rôle de courtier et réduire les propriétés des objets et des espaces.
Guides des entretiens semi-directifs
60 Les questions sur le contexte organisationnel :
- Comment définiriez-vous la culture d’innovation de votre entreprise ?
- L’entreprise a-t-elle l’habitude de s’appuyer sur des expertises extérieures ? des méthodes de créativité ?
- Comment et pourquoi votre entreprise s’est engagée à participer au programme CPi ?
- Quel bilan l’entreprise a tiré de sa participation à ce programme ?
61 Les questions relatives à leur participation aux projets :
- Quel a été votre rôle à chaque étape du projet ?
- Ce qui vous a le plus frappé dans votre implication au projet CPi ?
- A quel type de nouvelles connaissances, méthodes, manières de faire avez-vous été confrontés ?
- Des objets vous ont-ils aidé ? Pourquoi et comment ? A quel moment ? Pouvez-vous illustrer concrètement leur utilisation au cours du projet CPi ?
- Travailler avec les étudiants dans votre entreprise, à Numa ou à Strate, a-t-il eu de l’importance pour vous ? Pourquoi ? Que changeait le lieu dans votre manière de travailler et d’échanger avec eux ?
- Quel a été le rôle du tuteur ? Comment est-il intervenu ?
62 Questions spécifiques aux phases de traduction :
- Comment avez-vous contribué à chercher des informations et connaissances nouvelles pour explorer ?
- Etait-il facile de comprendre des idées venant d’étudiants issus des spécialités différentes ?
- Des méthodes, outils, objets vous ont-ils aidé ?
- Quand est-ce que les dessins, graphiques, vidéos ont été utiles ? Pouvez-vous illustrer concrètement ?
- Y a-t-il des objets qui vous ont semblé utiles pour comprendre la démarche proposée par le tuteur et les étudiants ? Pouvez-vous illustrer concrètement ?
- Quels sont les acteurs du projet qui ont le plus aidé à aller chercher des idées, connaissances nouvelles et à les faire partager par tous ? Comment ont-ils contribué concrètement ?
- Etait-ce important d’être à Numa, Strate ou dans votre entreprise ? Qu’est ce qui a contribué à faciliter ?
- Quels sont les objets et lieux utilisés pour la restitution ? Ont-ils été importants pour faire comprendre l’importance des idées nouvelles ? Pourquoi et comment ?
- Le top management a-t-il adhéré à la restitution ? Ce qui a été important ? Ce qui a manqué ?
63 Questions spécifiques pour la phase de transformation :
- Comment avez-vous participé à l’élaboration de nouvelles idées ?
- La matérialisation des idées a-t-elle été importante ? Comment le prototypage a fait évoluer les idées ? Cela vous a-t-il aidé à contribuer ? Comment ?
- Quels sont les objets qui ont aidé les individus à faire émerger de nouvelles idées et à créer de la convergence entre les personnes ?
- Quels sont les individus qui ont le plus contribué ? Quelles sont les personnes qui ont aidé le groupe à penser « en dehors de la boîte » ? Comment ? Pouvez-vous nous donner une illustration concrète ?
- Comment se comprendre et converger vers des idées nouvelles avec des étudiants ? Qu’est ce qui a été le plus important : l’animation par le tuteur ? La méthode ?
- Y a-t-il eu un objet qui a joué un rôle plus important que d’autres ? Pouvez-vous illustrer ? Y a-t-il eu des objets qui ne vous ont pas été utiles ? Qui ont été abandonnés ?
- Le lieu a-t-il eu de l’importance pendant ces phases de créativité ? Est-il plus facile d’explorer dans les lieux d’échange de votre entreprise ou hors de votre entreprise ? Pourquoi ?
64 A la suite du projet que réutilisez-vous ?
- les idées produites ? pour quel usage ?
- la méthode ?
- des objets ?
- des productions intermédiaires ?
Profils des interviewés et des participants aux réunions*
Bibliographie
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Mots-clés éditeurs : créativité organisationnelle, innovation ouverte, courtier, pratiques frontiers
Mise en ligne 30/12/2019
https://doi.org/10.3917/rimhe.037.0029