Notes
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Enseignant - Chercheur, Sciences de Gestion, INSEEC Alpes Savoie, Rattachée au CERAG, Université de Grenoble (UMR 5820) - igalois@inseec.com
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Fond d’Action Sociale du Travail Temporaire
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Fond d’Action Formation du Travail Temporaire
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International Confederation of Temporary Work Business (CIETT)
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source : Enquête emploi réalisée par la Dares et l’Insee en 2001
1Les intérimaires n’ont ni l’envie ni l’intention de rester intérimaire toute leur vie professionnelle. Une étude menée en 2007 par la DARES et l’INSEE indique que seuls 20 % des intérimaires ont réellement choisi cette modalité d’emploi et peuvent être considérés comme des professionnels de l’intérim. Pourtant, l’Entreprise de Travail Temporaire dans laquelle nous avons réalisé notre étude affiche clairement sa volonté de fidéliser les intérimaires. En psychologie du travail, un salarié fidèle est un salarié affectivement impliqué dans l’organisation (Allen et Meyer, 1990 ; Thévenet et Neveu, 2002). Cet attachement affectif à l’entreprise produit un cercle vertueux en favorisant des comportements citoyens (aider un collègue, rester plus tard le soir, etc.), une loyauté à l’entreprise (dire du bien de l’entreprise à l’extérieur, etc.) ainsi qu’une baisse de l’absentéisme et des départs volontaires. Un salarié fidèle est peu enclin à examiner les offres d’emploi sur le marché du travail externe (Peretti, 1999). Le concept d’engagement organisationnel affectif, concept traduit de l’anglais « affective organizational commitment », apparaît comme un concept clé pour étudier la fidélité du salarié à l’entreprise (Allen et Meyer, 1990). Nous définissons la fidélité de l’intérimaire à l’agence d’intérim comme le fait d’aimer travailler avec l’agence, d’avoir envie de continuer à travailler avec elle et d’accepter les missions qui lui sont proposées. Nous proposons dans cet article de mieux comprendre les ressorts de l’engagement de l’intérimaire vis-à-vis de l’agence. Les premiers travaux de recherche sur l’engagement des intérimaires se sont d’abord intéressés à l’engagement de l’intérimaire vis-à-vis de l’entreprise utilisatrice (Benson, 1998 ; Lee et Johnson, 1991 ; Pearce, 1993 ; Van Dyne et Ang, 1998). C’est à la fin des années 1990 que les chercheurs mettent la focale sur la relation entre l’intérimaire et l’agence d’intérim. Les études montrent que le soutien de l’agence perçu par l’intérimaire (Liden et al., 2003 ; Van Breugel et al., 2005 ; Galois, 2006), ainsi que le sentiment de justice informationnelle et interactionnelle (Torka, 2011) sont des facteurs explicatifs de l’engagement affectif de l’intérimaire vis-à-vis de l’agence. Le soutien de l’agence d’intérim se traduit par le fait d’aider l’intérimaire lorsqu’il rencontre une difficulté d’ordre personnel ou professionnel, de lui donner un conseil sur son orientation de carrière ou de lui donner du travail très régulièrement. Le soutien de l’agence reflète la manière dont l’organisation résout les problèmes, accompagne les intérimaires dans leur parcours professionnel et entretient des relations étroites avec les intérimaires. Les intérimaires, au fil de la relation, vont rechercher des missions plus intéressantes, mieux rémunérées et qui leur permettront d’obtenir un contrat de travail durable. Les agences d’intérim qui ne prennent pas en compte ces attentes créent de l’insatisfaction chez les intérimaires, avec pour conséquence, le départ de l’intérimaire vers une autre enseigne de travail temporaire (Van Breugel et al., 2005 ; Galois, 2006). Le sentiment de justice informationnelle et interactionnelle est le deuxième facteur explicatif de l’attachement affectif de l’intérimaire à l’agence (Torka, 2011). Les intérimaires accordent de l’importance au fait que l’agence d’intérim leur donne des informations précises, claires et fiables sur leurs missions (justice informationnelle). Les intérimaires apprécient également le fait d’être traité avec respect, bien accueilli et considéré (justice interactionnelle) (Galois, 2006). Ces facteurs se retrouvent dans les études menées sur les facteurs explicatifs de l’engagement affectif des salariés sous contrat à durée indéterminée (Eisenberger et al., 1986 ; Rhoades et al., 2003 ; Allen et al., 2003 ; Panaccio et Vandenberghe, 2009). Malgré l’intérêt que représentent ces travaux, il nous semble que la littérature ne prend pas suffisamment en compte les différences de profils des intérimaires. Tous les intérimaires ne se ressemblent pas, et tous ne sont pas intérimaires pour les mêmes raisons. Nous faisons l’hypothèse que la construction de l’engagement de l’intérimaire vis-à-vis de l’agence d’intérim diffère selon le profil de l’intérimaire. Notre étude vise d’une part à décrire ces différences de profils et d’engagement et à montrer que les ressorts de l’engagement ne sont pas les mêmes selon le profil des intérimaires. Nous distinguerons l’engagement affectif et l’engagement de continuité (Allen et Meyer, 1990). D’autre part, nous expliquerons théoriquement la façon dont se construit l’engagement de l’intérimaire vis-à-vis de l’agence en mobilisant la théorie de la conservation des ressources (Hobfoll, 1989) et la théorie de l’échange social (Blau, 1964). Bien que très différentes, ces théories semblent complémentaires pour comprendre le comportement de fidélité du salarié à l’entreprise.
2Dans une première partie, nous présenterons les spécificités de la relation d’emploi intérimaire et les typologies d’intérimaires définies à partir de deux études sociologiques (Faure-Guichard, 2000 ; Jourdain, 2002). Dans une deuxième partie, nous montrerons comment la théorie de la conservation des ressources (Hobfoll, 1989) et la théorie de l’échange social (Blau, 1964) permettent de mieux comprendre les mécanismes de construction de l’engagement de l’intérimaire vis-à-vis d’une agence d’intérim en particulier. Dans une troisième partie, nous présenterons l’étude qualitative réalisée auprès de 25 personnes (intérimaires et responsables de recrutement). Dans une quatrième partie, nous discuterons les résultats de notre recherche.
1 – L’emploi intérimaire : spécificité de la relation et typologie d’intérimaire
3L’emploi intérimaire est en dehors de la norme sociale que représente l’emploi direct à durée indéterminée. Nous en présentons les spécificités avant de préciser que les intérimaires n’ont pas tous le même rapport à l’intérim.
1.1 – Les spécificités de la relation d’emploi intérimaire
4La relation d’emploi intérimaire est une relation tripartite entre l’intérimaire (le salarié), une agence d’intérim (l’employeur) et une entreprise utilisatrice (le client). La législation sur le travail temporaire varie d’un pays à l’autre, ce qui rend plus difficile les comparaisons entre les pays et la généralisation des résultats des études menées sur l’engagement organisationnel des intérimaires. Les conditions d’emploi des intérimaires varient considérablement d’un pays à l’autre (Garsten, 1999 ; Kalleberg, 2000 ; Tregaskis et al., 1998). Premièrement, les intérimaires peuvent être recrutés à temps plein et en contrat à durée indéterminée dans certains pays, tel que l’Allemagne, la Suède, les Pays-Bas ou l’Italie, tandis que d’autres pays comme la France ou les États-Unis ont choisi la flexibilité de la relation d’emploi. Dans le premier cas, les intérimaires perçoivent un salaire lorsqu’ils sont sans missions, tandis que dans le second cas, les intérimaires sont tributaires du système de protection sociale de leur pays. Deuxièmement, les pratiques de GRH diffèrent selon le statut du collaborateur (intérimaire ou salarié permanent de l’entreprise) et selon les pays. Selon Kalleberg (2000) et Tregaskis et al. (1998), les intérimaires n’ont pas les mêmes perspectives de carrière, les mêmes possibilités d’accès à la formation et le même niveau de rémunération que les salariés embauchés de manière permanente dans l’entreprise. Aux États-Unis, par exemple, dans le secteur industriel ou tertiaire, il existe des différences de salaire entre les intérimaires et les salariés permanents de l’entreprise utilisatrice : les intérimaires peu qualifiés ont des salaires moins élevés que les salariés permanents qui ont le même niveau de qualification ; inversement, les techniciens ou ingénieurs intérimaires ont des niveaux de rémunération parfois plus élevés que les salariés permanents (Kalleberg, 2000). En France, la législation est formelle : les intérimaires doivent être traités de la même façon que les salariés permanents de l’entreprise utilisatrice et avoir le même niveau de rémunération à qualification équivalente. Troisièmement, le statut de l’intérimaire peut être plus ou moins avantageux d’un pays à l’autre selon le système de protection sociale négocié par la profession (Garsten, 1999 ; Rogers, 1995). En France, la création du FASTT [2] et du FAFTT [3] visent à rapprocher le statut de l’intérimaire du statut de salarié permanent en améliorant la protection sociale de l’intérimaire et en permettant l’accès à la formation professionnelle tout au long de la vie. Quatrièmement, la durée maximum légale de travail varie d’un pays à l’autre (CIETT) [4]. Il est difficile pour les intérimaires d’établir des liens sociaux au travail lorsqu’ils effectuent des missions courtes dans les entreprises utilisatrices. Ils peuvent alors se reporter vers l’agence d’intérim avec laquelle ils sont fréquemment en contact (Van Breugel et al., 2005). Les différences de législation et de conditions d’emploi des intérimaires à travers le monde nous amènent à centrer notre étude sur la relation entre les intérimaires et les agences d’intérim en France. Les travaux de recherche menés en sociologie du travail sont particulièrement éclairants sur les attitudes des intérimaires vis-à-vis du travail temporaire et dressent des typologies d’intérimaire en fonction de leur rapport à l’intérim.
1.2 – Typologie des intérimaires : entre l’intérim subi et l’intérim choisi
5Plusieurs études qualitatives menées en sociologie du travail ont permis de dresser une typologie des intérimaires. Faure-Guichard (2000) distinguent trois profils d’intérimaires : l’intérim d’insertion, l’intérim de transition et l’intérim professionnel. Les intérimaires « en insertion » utilisent l’intérim comme un moyen d’entrer et d’avoir des repères sur le marché de travail, d’acquérir une première expérience professionnelle et une identité d’actif. Ce sont souvent des personnes jeunes sans expériences. Les intérimaires « de transition » ont déjà une ou plusieurs expériences professionnelles et utilisent l’intérim comme un tremplin vers le CDI. Ils cumulent les « petits boulots » et jonglent souvent entre les périodes travaillées et les périodes de chômage. Quant aux intérimaires « professionnels », ils ont volontairement fait le choix de travailler en intérim. Souvent, les intérimaires « professionnels » possèdent des compétences rares ou recherchées sur les marchés en tension (à titre d’exemple, nous pouvons citer le secteur du BTP ou de la métallurgie où, en période de croissance, il était difficile de trouver des maçons ou des soudeurs qualifiés). L’intérimaire « professionnel » choisit aussi un mode de vie particulier qui lui permet d’avoir des temps libres à consacrer à sa vie personnelle et familiale. Il refuse l’embauche et construit avec l’agence une relation « prioritaire et privilégiée, [qui] repose sur une logique de don-contre-don, avec une réciprocité qui est parfois différée dans le temps » [5]. La typologie de Jourdain (2002) reste proche de celle de Faure-Guichard (2000) même si Jourdain (2002) distingue non pas trois mais cinq profils d’intérimaires : l’intérim « d’appoint », « d’attente », « par choix », « comme tremplin professionnel » et « à durée indéterminée ». Les intérimaires « d’appoint » sont des étudiants qui travaillent en intérim pour financer leurs études ou des projets personnels. Leurs missions sont déconnectées de leurs projets professionnels. Les intérimaires « dans l’attente de mieux » sont des personnes en difficulté d’insertion (jeunes à la recherche d’un premier emploi, salariés licenciés, mères de famille voulant reprendre une activité professionnelle, etc.). Ils recherchent avant tout un CDI, ont en moyenne entre 25 et 34 ans et s’inscrivent souvent dans plusieurs agences d’intérim. Les intérimaires « par choix », ou intérimaires « professionnels », aiment gérer leur temps de travail, avoir des missions variées et surtout choisir leur employeur et négocier leur salaire augmenté par le versement de la prime de précarité et de congés payés. Parmi les intérimaires « par choix » se trouvent les intérimaires « individualistes » qui cherchent la liberté et la non-appartenance à une entreprise, les intérimaires « carriéristes » qui monnayent leurs compétences ou expertises sur le marché, les intérimaires « dilettantes » qui travaillent quand ils le choisissent et enfin les intérimaires « anti-routines » qui choisissent l’intérim pour la variété des missions et une rémunération importante. Ces intérimaires sont plus âgés que la moyenne, ont plutôt moins d’enfants et sont plus diplômés. Leurs missions sont en général plus qualifiées. Ils ont conscience de leurs compétences et de leur valeur intérimaire. Ils vivent l’intérim de manière positive malgré de lourds inconvénients sur le plan administratif (inscription à Pôle emploi), social (accès au logement difficile) et en termes de gestion de trésorerie. Par ailleurs, l’intérim ne constitue pas un choix définitif car il est incompatible avec l’avancée de l’âge, la constitution d’une cellule familiale et l’achèvement d’un projet professionnel. L’intérim comme « tremplin professionnel » est perçu comme une étape transitoire vers le CDI, un moyen de rentrer plus facilement dans la vie active. Enfin, l’intérim « à durée indéterminée » est vécu comme une fatalité et concerne des personnes qui pensent n’avoir plus aucune perspective d’embauche durable.
6Au vue de ces différentes typologies, les intérimaires n’ont pas tous le même rapport à l’intérim. Les intérimaires professionnels auraient une attitude plus favorable vis-à-vis de l’intérim que ceux qui « subissent » leur statut d’intérimaire. De ce fait, leur attitude vis-à-vis des sociétés d’intérim serait également plus favorable, ce qui expliquerait leur attachement plus grand à l’agence. Les intérimaires n’ont donc pas tous les mêmes attentes vis-à-vis des agences, ce qui impliquerait de la part de l’agence d’opter pour un management différencié des intérimaires. Qu’en est-il alors des relations entre les intérimaires et les agences d’intérim ? Les intérimaires travaillent-ils avec une agence d’intérim en particulier ou préfèrent-ils élargir leurs contacts à un ensemble d’agences ? Sont-ils attachés affectivement à l’agence ou travaillent ils avec elles seulement par ce qu’ils y trouvent un intérêt, faute d’alternatives d’emploi ? Nous formulons la proposition de recherche 1.
7Proposition de recherche 1 : L’engagement des intérimaires vis-à-vis de l’agence diffère selon le profil de l’intérimaire (intérim choisi ou intérim subi).
8Si la forme d’engagement de l’intérimaire vis-à-vis de l’agence diffère selon le profil de l’intérimaire, la façon dont se construit l’engagement pourrait, elle aussi, être différente. Nous présentons maintenant les ressorts de l’engagement des intérimaires vis-à-vis d’une agence d’intérim.
2 – Les ressorts de l’engagement des intérimaires vis-à-vis de l’agence
9La théorie de la conservation des ressources (Hobfoll, 1989) ainsi que la théorie de l’échange social (Blau, 1964) permettent de mieux comprendre comment se construit l’engagement de l’intérimaire vis-à-vis de l’agence.
2.1 – Une approche par la théorie de la conservation des ressources
10L’absence d’emploi et de revenu, l’incertitude face à l’avenir, l’isolement social qu’entraîne le chômage ainsi que les périodes d’intermissions sont souvent angoissants pour l’individu (Lacroux, 2009). L’intérim, rarement choisi, peut être vécu comme un moindre mal ou un formidable tremplin vers l’emploi durable. Les attentes des intérimaires durant cette période peuvent être différentes d’un profil à l’autre, d’une trajectoire à l’autre. Pourtant, tous ont un point commun : la peur de perdre leurs ressources. Selon Hobfoll (1989) et la théorie de la conservation des ressources, l’individu cherche en permanence à trouver, protéger et construire des ressources personnelles pour augmenter son bien-être. La peur de perdre ses ressources personnelles est l’élément déclencheur des comportements individuels : en période de crise, l’individu aura tendance à économiser ses ressources ; en période de croissance, l’individu peut partir à la conquête de nouvelles ressources. Mais de quelles ressources parle-t-on ? De ressources financières (salaire et autres composantes de la rémunération), matérielles (outils de travail), individuelles (compétences), humaines et psychosociales (soutien social, reconnaissance, estime de soi, confiance) ou encore organisationnelles (intérêt pour la tâche, perspectives de carrière et de formation, soutien organisationnel). Si les individus ne cherchent pas le travail pour le travail, il n’en demeure pas moins que le travail permet d’obtenir des ressources utiles pour le bien-être (Comte-Sponville, 2011). L’organisation est justement un lieu où l’individu rassemble, construit et maintient ses ressources. L’absence d’emploi à durée indéterminée entraîne un risque de perdre ces ressources. Tout l’enjeu pour l’intérimaire consiste à trouver un moyen de maintenir un certain niveau de revenu, de compétences, de relations sociales, de reconnaissance ou de perspectives de carrière. Faut-il alors multiplier les contacts et les missions avec des enseignes de travail temporaire différentes pour multiplier ses chances d’avoir du travail le plus régulièrement possible ou privilégier la construction d’une relation de confiance avec une agence d’intérim en particulier ? Le monde de l’intérim est-il si différent de celui des intermittents du spectacle qui privilégient la première stratégie (Menger, 2005) ? Nous postulons que la fidélisation de l’intérimaire à l’agence permettrait à l’intérimaire d’acquérir, maintenir ou développer ses ressources de façon continue. Le fait de travailler avec une agence d’intérim en particulier permet à l’agence d’intérim de bien connaître l’intérimaire, suivre ses missions et les faire évoluer si possible, suivre l’évolution de ses attentes, lui donner des missions conformes à ce qu’il souhaite, et gérer ses fins de contrat pour assurer une continuité dans le travail en replaçant l’intérimaire en priorité. Pour l’intérimaire, être fidélisé à une agence d’intérim en particulier facilite la gestion des missions, la gestion de la trésorerie et les relations avec Pôle emploi. En étant fidèle, l’agence d’intérim sait qu’elle peut compter sur lui et l’appelle régulièrement pour lui proposer du travail (Galois, 2006).
11Nous formulons la proposition de recherche que les formes d’engagement des intérimaires diffèrent selon le profil de l’intérimaire : certains intérimaires seront dans une relation plus instrumentale à l’agence d’intérim, d’autres intérimaires seront dans une relation plus affective à l’agence. Le fait d’avoir choisi ou pas de travailler en intérim aurait une influence sur la forme de l’engagement de l’intérimaire.
12Proposition de recherche 2 : Les ressorts de l’engagement des intérimaires vis-à-vis de l’agence sont différents selon les profils des intérimaires (profil 1 ou profil 2).
13Nous venons de montrer quels étaient les enjeux pour l’intérimaire d’être fidélisé à une agence d’intérim : acquérir, maintenir ou développer ses ressources, et trouver une certaine stabilité dans un environnement précaire et incertain. Il reste à expliquer comment se construit l’engagement de l’intérimaire vis-à-vis de l’agence. La théorie de l’échange social est particulièrement éclairante pour comprendre les mécanismes de reproduction des échanges entre deux acteurs.
2.2 – Une approche par la théorie de l’échange social
14La capacité de l’agence à répondre aux attentes des intérimaires et les actions mises en œuvre au sein de l’agence pour permettre à l’intérimaire de conserver ses ressources auront une influence sur le niveau d’engagement de l’intérimaire vis-à-vis de l’agence. Pour fidéliser l’intérimaire à l’agence d’intérim, l’agence doit proposer un service qui permette à l’intérimaire de maintenir ou d’acquérir des ressources : tels sont les intérêts de l’intérimaire. L’agence doit donc mettre en œuvre les moyens humains, techniques, commerciaux et financiers pour répondre aux attentes de l’intérimaire. La mise en œuvre de tous ces moyens constitue un investissement de la part de l’agence d’intérim. Dès lors où l’agence montre à l’intérimaire qu’elle met tout en œuvre pour lui proposer régulièrement du travail, l’accueille dans de bonnes conditions, l’écoute et le considère, l’aide en cas de difficulté et cherche à le faire évoluer si possible, alors l’intérimaire aura envie de continuer à travailler avec une agence d’intérim qui s’occupe de lui et qui lui permet de maintenir ou d’acquérir de nouvelles ressources. Ce phénomène de réciprocité est central dans la théorie de l’échange social (Blau, 1964). La théorie de l’échange social propose une alternative à une approche strictement économique de l’échange entre deux partenaires et postule que tout système marchand repose sur la réciprocité. Mauss (1950) a d’ailleurs montré, en observant le système des échanges dans les sociétés archaïques, que les échanges apparemment libres et gratuits s’avèrent contraints et intéressés. Dans ce système où le contrat écrit est absent, il existe une règle codifiée par la pratique sociale qui oblige le donataire à rendre au donateur le bien reçu. Inspiré des travaux de Mauss (1950), Blau (1964, p. IX) définit l’échange social comme « le processus de donner et de rendre qui engage deux ou plusieurs personnes dans une relation ». L’échange n’est pas seulement économique, il est aussi social. Les choses échangées sont tangibles (matériel, argent) ou intangibles (conseils, soutien, reconnaissance, confiance). Selon lui, l’instauration d’une relation d’échange social repose sur trois principes fondamentaux : l’investissement dans la relation, l’engagement mutuel et la construction d’une relation de confiance. La fidélisation de l’intérimaire à l’agence nécessite un investissement de l’agence dans sa relation à l’intérimaire, une volonté de répondre à ses attentes et la construction d’une relation de confiance mutuelle. C’est ainsi que l’agence d’intérim répondra aux besoins de l’intérimaire de maintenir ou d’acquérir de nouvelles ressources.
3 – Étude empirique
15Nous avons réalisé une étude qualitative dans une grande enseigne de travail temporaire afin d’étudier les ressorts de l’engagement de l’intérimaire vis-à-vis de l’agence. Nous présentons la méthodologie de la recherche, puis les résultats de l’étude en distinguant la perception des intérimaires de celle des agences d’intérim.
3.1 – Méthodologie
16Dans son ouvrage Les épistémologies constructivistes, Le Moigne (2007) ouvre une réflexion sur le statut de la connaissance produite et discute les différents paradigmes épistémologiques. Alors que le paradigme positiviste a dominé la pensée pendant plusieurs siècles, le paradigme constructiviste constitue une nouvelle façon d’appréhender la compréhension du réel. Selon l’épistémologie constructiviste, le réel peut être construit et, « si le réel connaissable est constructible, les axiomes sur lesquels se fonde la construction de la connaissance le sont aussi. Ils ne sont donc pas « données naturelles » s’imposant en raison à l’observateur-modélisateur. » (Le Moigne, 2007, p.46). Nous nous inscrivons dans cette posture épistémologique, appelée encore paradigme épistémologique constructiviste pragmatique (Avenier, 2011) Nous cherchons à donner du sens à un phénomène, celui de la fidélité de l’intérimaire à l’agence d’intérim, sans considérer que cette réalité existe en soi mais plutôt à partir du sens que les individus donnent à leur relation à l’intérim et aux agences d’intérim. Sur le plan téléologique, nous cherchons à comprendre plutôt qu’à expliquer la façon dont se construit l’engagement de l’intérimaire vis-à-vis de l’agence. Nous cherchons à montrer dans cette étude qu’il existe différentes formes d’engagement dans l’intérim et que les ressorts de l’engagement des intérimaires vis-à-vis de l’agence dépendent des profils d’intérimaire. Nous distinguons les intérimaires qui ont fait le choix de travailler en intérim (profil 1) des intérimaires qui attendent de trouver un emploi durable (profil 2). Nous distinguons par ailleurs l’engagement affectif (EA) et l’engagement calculé (EC).
17Pour mettre en évidence ces différentes typologies, nous avons mené des entretiens semi-directifs auprès de 25 personnes, dont 12 intérimaires et 13 chargés de recrutement et cadres de l’ETT dans laquelle nous avons fait notre étude. Les entretiens ont été retranscrits et analysés avec le logiciel NVIVO, le logiciel d’analyse de contenu de données qualitatives. Tout d’abord, nous avons créé l’arborescence des nœuds hiérarchiques. Les nœuds représentent les thèmes et sous-thèmes qui structurent l’analyse des données. Par exemple, nous avons créé les nœuds suivants : « Engagement de l’intérimaire vis-à-vis de l’agence » ; « investissement de l’agence perçu par l’intérimaire » ; « respect des engagements de l’agence » ; « respect des attentes de l’intérimaire » ; « confiance dans l’agence » ; « satisfaction globale vis-à-vis de l’agence ». Pour le nœud « engagement de l’intérimaire », nous avons créé des sous-nœuds : engagement affectif, calculé et normatif. Le codage sous NVIVO consiste à affecter, selon leur signification, un mot, une phrase ou un ensemble de phrase à l’un des nœuds ou sous-nœuds préalablement définis. Il s’agit d’un travail descriptif ou interprétatif : descriptif lorsque l’intérimaire exprime clairement son attachement affectif à l’agence : « J’aime bien travailler avec l’agence » est affecté au sous-nœud « engagement affectif » ; interprétatif lorsque nous attribuons un extrait du discours de l’intérimaire à un thème en particulier : « pourquoi j’irai travailler ailleurs, je ne veux pas faire la mendiante » est affecté au sous-nœud « engagement calculé ». Ensuite, nous avons créé un attribut « relation à l’intérim » à deux valeurs : « intérim choisi » et « intérim non choisi ». La création d’attributs donne des informations sur les caractéristiques de l’échantillon. L’intérêt pour nous de créer un tel attribut est d’effectuer une requête par nœud et attribut pour mettre en évidence les différentes formes d’engagement et les différents ressorts de l’engagement selon le profil de l’intérimaire. Les intérimaires nous ayant clairement dit s’ils recherchaient un emploi stable ou s’ils avaient choisi de continuer à travailler en intérim, il nous a été facile de renseigner les valeurs de l’attribut pour chaque intérimaire interviewé. Nous présentons maintenant les résultats de l’analyse des données faites sous NVIVO en distinguant la perception des intérimaires et celle de l’ETT.
3.2 – Les ressorts de l’engagement du point de vue de l’intérimaire
18Les résultats de l’analyse de contenu des entretiens montrent que la construction de l’engagement de l’intérimaire tend à être différente selon son rapport à l’intérim. Nous ne pouvons pas affirmer que les intérimaires professionnels, c’est-à-dire ceux qui ont fait le choix de l’intérim, sont plus attachés à l’agence que les intérimaires qui attendent de trouver un emploi stable. Néanmoins, les professionnels de l’intérim cherchent à être satisfaits tandis que les intérimaires dans l’attente d’un emploi stable ont besoin d’être dans une relation de confiance avec l’agence. Les résultats de la requête sont présentés dans la figure 1.
Les ressorts de l’engagement de l’intérimaire vis-à-vis de l’agence selon sa relation à l’intérim
Les ressorts de l’engagement de l’intérimaire vis-à-vis de l’agence selon sa relation à l’intérim
19Les intérimaires professionnels expriment davantage leur satisfaction vis-à-vis de l’agence qu’un besoin de créer des liens de confiance (3 intérimaires interviewées : Jeanine, 48 ans, agent de production, coupeur ; Jerry, 24 ans, chauffeur poids-lourd ; Norbert, 48 ans, tuyauteur). La nature de leur engagement est plus calculée qu’affective. Parmi eux, Norbert et Jerry ont une forte employabilité perçue sur le marché de l’emploi. Ils ont des exigences en matière de conditions d’emploi et de travail et ont un pouvoir de négociation plus fort que les intérimaires dont l’employabilité est perçue comme étant plus faible. Ils accordent de l’importance au fait que l’agence respecte les engagements pris envers eux et réponde à leurs attentes. La relation entre ces intérimaires et l’agence serait plus de nature transactionnelle que relationnelle. Tant que l’agence remplit son contrat vis-à-vis de l’intérimaire, à savoir leur trouver du travail qui leur correspond, l’intérimaire n’a pas de raisons d’aller chercher du travail ailleurs, par réciprocité.
20Témoignage de Norbert, 48 ans, tuyauteur
« Le jour où ça ne me plaît plus, j’en parle et on me trouve autre chose. […] S’ils ont c’est bien, s’ils n’ont pas, je vais ailleurs. Je peux aller chez yETT demain, ils me trouveront quelque chose. […] Tant que ça se passe bien, j’irai pas voir ailleurs. On me trouve régulièrement du travail, on ne me laisse pas sur la touche. Tout le monde y trouve son compte. Moi et la boîte d’intérim. […] »
22Quant à Jeanine, elle pense ne pas pouvoir retrouver du travail facilement en raison de son âge. Elle a vécu un licenciement économique et a abandonné l’idée de retrouver un emploi stable. Elle utilise l’intérim pour rester en lien avec l’emploi. Pour autant, elle n’est pas prête à accepter n’importe quel type de mission. Elle éprouve un sentiment de dévalorisation personnelle à l’idée de multiplier les démarches de recherche d’emploi auprès de différentes agences d’intérim. Travailler avec une seule agence lui permet de trouver une relative stabilité dans un environnement précaire.
23Témoignage de Jeanine, 48 ans, agent de production, coupeur
« Licenciés au bout de 22 ans comme des malpropres. D’où mon inscription chez xETT. […] Je suis bien comme ça. […] Non, je ne me suis pas inscrite ailleurs que chez xETT. […] Ils me trouvent du boulot, ça me correspond. Pourquoi j’irai sonner aux portes pour trouver du boulot ? Je ne veux pas faire la mendiante »
25Stéphane, lui, a un fort sentiment d’appartenance à l’agence qu’il considère comme son employeur et avec qui il a développé de bonnes relations. Il déclare même avoir créé une relation de partenariat avec l’agence. Il l’utilise comme un intermédiaire pour faciliter son insertion sur le marché du travail. Il a aussi créé une relation de confiance avec le recruteur qu’il considère comme son « agent ». Il continue de travailler avec l’agence « par principe » : il est de ce fait dans une relation d’engagement plus normative à l’agence.
26Témoignage de Stéphane, 27 ans, cariste, magasinier, préparateur de commande
« Quand je suis en mission, j’ai l’impression de faire partie d’Adecco vraiment, avec tout ça : la bonne relation que j’ai avec mon agent, toute la documentation qu’on m’a fourni, les avantages du CE, etc. Tant que je ne décide pas d’être embauché dans l’entreprise par laquelle je suis passée, et bien je travaille pour Adecco. […] C’est une question de principe pour moi. Le travail que je vais faire, il va rendre service à l’entreprise et en même temps, j’essaye d’être représentant d’Adecco, parce que c’est Adecco qui me paie. »
28Les intérimaires qui n’ont pas choisi de travailler en intérim ont à la fois besoin de travailler pour l’agence (engagement calculé) et développe aussi une relation affective à l’agence (engagement affectif). Ils vivent l’intérim comme une situation d’emploi précaire et sont en quête de sécurité et de stabilité professionnelle. L’intérim est pour eux un moyen de s’insérer sur le marché du travail et de trouver à terme un emploi stable. Parmi eux, certains intérimaires expriment clairement leur attachement à l’agence (4 intérimaires interviewés : Denise, 47 ans, secrétaire ; Fouad, 38 ans, agent de production ; Frédéric, 42 ans, cariste ; Martial, 34 and, agent de production). Ils reconnaissent et apprécient le professionnalisme du chargé de recrutement avec qui ils entretiennent de bonnes relations. Ils ont besoin de développer des relations de confiance réciproque avec l’agence. La relation de confiance atténuerait le sentiment de précarité des intérimaires qui « comptent sur leur agence » pour retrouver du travail rapidement. La confiance dans l’agence provient du sentiment que celle-ci s’investit fortement dans sa relation avec l’intérimaire en « faisant tout » pour lui trouver du travail.
29Témoignage de Frédéric, 42 ans, cariste
« J’aime bien travailler avec eux. Je ne m’inscris jamais dans d’autres boîtes parce que justement, j’ai besoin d’avoir un climat de confiance réciproque. […] Il y a des postes qui ne me correspondent pas, et c’est vrai qu’ils sont respectueux de ça. […] Ils savent qu’ils peuvent compter sur moi […] et que moi, je peux compter sur eux aussi. C’est réciproque. Ils me trouvent du travail à chaque fois, quand j’ai des petits problèmes, ils sont à l’écoute. […] Je ne vais pas dire que je suis privilégié, mais bon…Pour qu’ils arrivent à me trouver du travail aussi facilement, aussi vite, c’est ou alors ils ont vraiment du boulot à ne plus savoir quoi en faire, où alors ils font tout pour essayer de me trouver quelque chose. Je sais que des fois je venais à l’agence, ils n’avaient rien sous la main, ils téléphonaient à leurs clients pour savoir s’ils cherchaient un cariste, pour justement essayer de me caser. »
31D’autres intérimaires n’expriment pas d’attachement particulier à l’agence mais plutôt le besoin de continuer à travailler pour l’agence (engagement calculé) (4 intérimaires interviewés : Axel, 18 ans, manutentionnaire ; Mathieu, 22 ans, manutentionnaire ; Séverine, 33 ans, assistante commerciale trilingue ; Valérie, 31 ans, gestionnaire paie). Ils espèrent surtout que l’agence réponde à leurs attentes. Leur principale attente est d’avoir du travail le plus régulièrement possible. Ils expriment aussi d’autres attentes telles que le fait de pouvoir refuser une mission sans être sanctionné par l’agence (i.e. que l’agence ne les rappellera plus), choisir l’entreprise utilisatrice ou encore avoir des missions qui leurs correspondent. Le respect des engagements pris par l’agence est évoqué moins souvent même s’il est présent dans certains discours.
32Témoignage de Mathieu, 22 ans, manutentionnaire
« Quand je demandais du boulot, ils m’en trouvaient, quand je n’en demandais pas, ils me foutaient la paix. […] C’est vrai qu’ils m’ont toujours rappelé quand même, même quand je disais non. J’ai des copains, ils disent non une fois, on ne les rappelait pas. Ils m’ont dit qu’ils me rappelaient, et dans les deux jours qui ont suivi, ça s’est fait. […] Quand il y a du travail là-bas, ils me mettent un peu en avant pour que je sois pris là-bas. […]Pour l’instant, ça se passe bien. »
34Cette relation privilégiée repose sur contrat moral de type donnant-donnant.
35Témoignage de Valérie, 31 ans, gestionnaire paie
« Ils vont toujours donner du travail aux mêmes. Il y a une notion de confiance de votre part. Leur montrer que vous êtes quelqu’un de compétent et eux de vous donner des missions. C’est un échange constant. »
37Le respect des attentes des intérimaires et des engagements pris par l’ETT nécessite que l’ETT s’investisse dans sa relation à l’intérimaire. Les intérimaires perçoivent les efforts réalisés par l’ETT pour leur permettre d’enchaîner les missions. Cet investissement perçu influence le degré de satisfaction et de confiance que l’intérimaire a dans l’agence. La satisfaction et la confiance dans l’agence conditionne le renouvellement des contrats et le développement d’une relation privilégiée avec l’ETT. Enfin, la fidélisation de l’intérimaire à l’agence semble présenter quelques avantages aux yeux des intérimaires : la gestion du temps et de la disponibilité et la gestion administrative des contrats de travail (et notamment la gestion de la paie et de la trésorerie) sont simplifiées ; l’intérimaire peut évoluer ou avoir des missions de plus en plus intéressantes grâce à la relation de confiance qui s’est construite entre l’intérimaire et l’agence.
38Témoignage de Mathieu, 22 ans, manutentionnaire
« Quand on est dans plusieurs agences, la paie, c’est plus compliqué »
40Témoignage de Martial, 34 ans, agent de production
« Si j’arrivais aujourd’hui dans l’agence, on ne me proposerait pas les missions qu’on me propose depuis un petit moment. Ils doivent connaître aussi leurs intérimaires. […] Quand on connaît, on a un peu plus d’affinités avec les gens de l’agence, ça se passe mieux. »
42Témoignage de Jerry, 24 ans, chauffeur PL
« Je pense que ce n’est pas évident de travailler avec plusieurs ETT. Il faut arriver à chevaucher les contrats. Et les propositions sont instantanées, il faut être disponible tout de suite. C’est quand même plus simple de rester dans la même ETT. »
3.3 – Les ressorts de l’engagement du point de vue de l’ETT
44Nous avons analysé le point de vue de l’entreprise en faisant un lien entre la théorie de la conservation des ressources et la théorie de l’échange social. Nous postulons que l’intérimaire cherche à acquérir, maintenir ou développer des ressources et que la capacité de l’agence à satisfaire cette attente va créer une relation d’échange social entre les deux partenaires. Autrement dit, si l’agence permet à l’intérimaire d’avoir du travail, un revenu, de l’estime, de la reconnaissance, si l’agence permet à l’intérimaire de maintenir un niveau de compétences ou de développer ses compétences par la formation ou l’enchaînement de missions plus intéressantes, alors l’intérimaire aura le sentiment que l’agence s’occupe de lui et aura envie de continuer à travailler avec l’agence par réciprocité. Cela nécessite pour l’agence de favoriser la dimension relationnelle de l’échange, d’investir du temps et des moyens pour construire une relation d’échange durable avec l’intérimaire, de montrer une certaine volonté d’aider l’intérimaire dans ses recherches d’emploi (et de lui permettre, le cas échéant, d’être embauché durablement dans une entreprise utilisatrice si tel est son souhait) et de créer une relation de confiance avec l’intérimaire.
45Du point de vue de l’entreprise, il est clair que l’intérimaire continuera à travailler pour l’agence si celle-ci lui donne du travail très régulièrement. La principale ressource recherchée par l’intérimaire est le travail et indirectement le salaire. En même temps, la relation entre l’intérimaire et l’agence ne se réduit pas à la transaction (proposition et acceptation d’une mission). Elle est beaucoup plus large que cela, tout comme les besoins et les attentes des intérimaires qui ne se limitent pas uniquement à avoir du travail. La réalisation d’une transaction passe d’abord par la relation. Selon les recruteurs interviewés, la transaction ne peut avoir lieu si au préalable l’intérimaire n’a pas été accueilli correctement, écouté et compris dans ses attentes et ses besoins. La dimension relationnelle de l’échange est aussi importante, sinon plus, que la dimension transactionnelle de l’échange.
46Témoignage de Sandrine, Responsable de Recrutement (RR), agence industrie
« Ce qu’ils attendent de nous, c’est qu’on leur trouve du travail le plus longtemps possible. […] Et il faut qu’on soit là pour les écouter, pour savoir ce qui se passe réellement bien dans les entreprises, au niveau de la sécurité aussi, beaucoup d’intérimaires sont bien contents qu’on s’inquiète de ça. Ils nous demandent au niveau des machines comment ça se passe. C’est important, on fait attention à eux »
48La fidélisation de l’intérimaire à l’agence requiert un investissement de l’agence dans sa relation à l’intérimaire. C’est le premier pilier de la théorie de l’échange social. Cet investissement s’exprime à travers tous les efforts réalisés par l’agence pour donner du travail aux intérimaires et leur permettre d’acquérir, maintenir ou développer leurs ressources (travail, salaire, estime de soi, reconnaissance, compétences). Cela passe par la qualité de l’accueil, la considération, le fait d’aider l’intérimaire lorsqu’il rencontre une difficulté d’ordre professionnel voir personnel et le fait de le faire évoluer à travers les missions ou de lui proposer une formation pour développer son employabilité.
49L’agence s’organise pour replacer en priorité les intérimaires qui arrivent en fin de contrat, et notamment les profils qui correspondent à des demandes récurrentes de la part des EU. Les intérimaires dont les profils sont rares font l’objet d’une attention plus particulière. Si l’agence n’a pas de missions à proposer à l’intérimaire, elle pourra contacter d’autres agences du groupe ou faire de la proposition active auprès des EU pour tenter d’assurer une continuité dans le travail.
50Témoignage de Murielle, RR, agence tertiaire
« On se dit : « cette personne, je m’engage, je fais tout pour la faire travailler à temps complet toute l’année. C’est-à-dire qu’elle fait l’objet d’une attention un peu particulière. On va anticiper sur ses fins de missions. On sait que le 15 avril, elle va terminer une mission, mais on est le 2 avril, qu’on peut commencer à y penser pour les demandes qu’on va avoir dans la quinzaine pour qu’elle puisse enchaîner par la suite. On va faire un bilan, on va avoir un entretien avec elle. On va voir si on peut faire évoluer ses compétences. Ce sont des actions précises et ciblées […]. »
52La volonté de construire une relation d’échange durable avec le partenaire est le deuxième pilier de la théorie de l’échange social. Le fait de tout mettre en œuvre pour replacer l’intérimaire en fin de mission, de l’aider en cas de difficulté, de lui donner des conseils d’ordre professionnel ou de lui permettre de développer ses compétences ou son employabilité sont autant de signaux pouvant être perçus par l’intérimaire comme des signaux de soutien envoyés par l’agence. Parmi les personnes interviewées, certains recruteurs sont convaincus que la pérennité des échanges avec les intérimaires repose sur une logique de don et contre-don et sur la réciprocité de l’échange. Le soutien ainsi donné et reçu donnera l’envie aux intérimaires de continuer à travailler avec l’agence, par réciprocité.
53Témoignage de Krystelle, RR, agence généraliste et nucléaire
« Les aider quand ils sont en situation difficile, sur le plan personnel aussi. On a la chance d’être moins bousculés que dans d’autres agences, donc je peux me permettre d’avoir une écoute un peu plus approfondie que d’autres. […] C’est vrai que, quelque part, on aura toujours le retour. Sans qu’on se laisse envahir, sans se laisser berner par les gens. On n’est pas des assistants sociaux non plus. Et lorsque j’ai une mission à proposer peu intéressante et que l’intérimaire y va en disant : « c’est bien parce que c’est vous », ça veut tout dire. Il sait qu’en retour, la super bonne mission sera pour lui. »
55Témoignage de Véronique, RR, agence généraliste
« Il y a des gens qui nous rendent le service de nous dépanner, d’aller dépanner les clients, quand on a des difficultés de recrutement. Quand on fidélise et qu’on connaît bien nos intérimaires et qu’on leur apporte ce dont ils ont besoin, ils savent aussi nous rendre service auprès des agences. Donc on a aussi besoin de ça en agence, parce qu’on a beaucoup de difficultés par rapport à ça. Parfois, on a aucune possibilité de recruter parce qu’on ne trouve pas la délégation, alors qu’on a tout mis en œuvre »
57Enfin, la construction d’une relation de confiance est essentielle pour pérenniser les échanges entre l’intérimaire et l’agence. C’est le troisième pilier de la théorie de l’échange social. L’agence va s’investir et tout mettre en œuvre pour donner régulièrement du travail aux intérimaires en qui elle a confiance, c’est-à-dire des personnes fiables, compétentes et flexibles, des personnes sur qui elle peut compter. L’agence va mettre en place des actions pour replacer l’intérimaire en fin de missions, lui envoyer des signaux de soutien et créer ainsi une satisfaction ou une confiance de l’intérimaire dans l’agence.
58Témoignage de Marie-Noëlle, RR, agence logistique
« C’est vraiment un partenariat, c’est une relation de confiance entre l’intérimaire et nous. Dès lors où tout marche sur l’honnêteté et la franchise, on peut avancer. […] On arrive à comprendre que les personnes peuvent refuser, mais dès lors où on s’engage, on doit s’engager et respecter le contrat. Pour moi, tout est relié, de part cet engagement moral.[…] On va avoir une confiance réciproque. Ils vont avoir confiance en nous dans la manière de gérer leurs missions, leurs propositions de mission. »
60La construction de l’engagement de l’intérimaire vis-à-vis de l’agence peut être représentée par la figure 2.
Modélisation de la construction de l’engagement dans le secteur de l’intérim
Modélisation de la construction de l’engagement dans le secteur de l’intérim
Conclusion
61Les résultats de notre enquête montre que la fidélisation de l’intérimaire à l’agence d’intérim est possible, souhaitable et difficile à la fois. Elle est possible puisque nous avons rencontré des intérimaires qui travaillent de façon exclusive avec une agence d’intérim en particulier. Elle est souhaitable car les intérimaires fidèles, qui ont développé une relation de confiance avec leur agence, se voient proposer régulièrement des missions. L’enchaînement de leurs contrats devient un priorité pour l’agence. Les intérimaires maintiennent ainsi leurs ressources (salaire, compétences, reconnaissance) et peuvent même faire évoluer ces ressources lorsque l’agence leur confie des missions plus intéressantes en termes de tâches ou de rémunération. Ils peuvent également donner leur préférence pour travailler dans telle ou telle entreprise utilisatrice et enchaîner ainsi les missions. L’agence d’intérim peut compter sur ces intérimaires fiables et compétents et offrir à l’entreprise cliente une qualité de service. Travailler par alternance avec plusieurs enseignes de travail temporaire ne semblent pas être une stratégie « payante » pour certains intérimaires. Cela complique à la fois la gestion de leurs missions et de leur trésorerie. En travaillant avec plusieurs agences, l’intérimaire est forcé de refuser des missions en prenant le risque de ne pas être recontacté par l’agence, qui en général, préfère compter sur des intérimaires disponibles et réactifs. Les agences d’intérim ne pratiquent pas non plus la même politique en matière de paie. Les salaires ne sont pas versés aux mêmes dates, ce qui complique la gestion de la trésorerie et des relations avec Pôle emploi. Certains intérimaires pensent donc qu’il est préférable de travailler régulièrement avec une seule agence d’intérim. Elle est difficile puisque la relation d’emploi entre l’intérimaire et l’agence d’intérim est de court terme. L’intérimaire n’a pas vocation à travailler toute sa vie professionnelle en intérim, l’agence d’intérim n’a pas vocation à faire des missions intérimaires des emplois de longues durées. Il faut donc gérer la période des inter-missions, qui, en réalité, et aujourd’hui, ne se gère pas. Se pose alors la question du contrat à durée indéterminée conclut entre l’intérimaire et l’agence d’intérim, à l’instar de ce que propose les SSII à leurs salariés. Nous l’avons vu, la fidélisation de l’intérimaire à l’agence repose aujourd’hui sur les signaux envoyés par l’agence à l’intérimaire et perçus par l’intérimaire comme des signaux positifs. L’intérimaire est sensible au fait que l’agence prenne le temps de l’écouter, de cerner ses besoins et ses attentes, de le soutenir en cas de difficultés, de lui donner du travail le plus régulièrement possible, et le cas échéant, de lui faire bénéficier d’une formation pour augmenter son employabilité. Toutes ces actions représentent un investissement de la part de l’agence. L’agence décide d’investir du temps et des moyens pour les intérimaires qu’elle connaît, en qui elle a confiance et qui donnent satisfaction chez les clients. Cela présuppose que l’intérimaire respecte ses engagements professionnels (honorer un contrat jusqu’à son terme, être à l’heure). L’agence a donc la volonté de fidéliser les intérimaires, c’est-à-dire de faire en sorte que l’intérimaire se sente bien dans l’agence et ait envie de continuer à travailler avec elle. De tels signaux positifs contribuent à satisfaire l’intérimaire et à créer une relation de confiance envers l’agence. Par ailleurs, il ressort de l’étude que les intérimaires n’ont pas tous le même mode de fonctionnement et qu’il se dégage des « profils » d’intérimaires, ce qui n’est pas sans conséquence sur la façon dont se construit l’engagement de l’intérimaire vis-à-vis de l’agence. Les résultats obtenus à l’aide du logiciel N’Vivo montrent que les intérimaires professionnels (Profil 1 : intérim choisi) expriment davantage leur satisfaction à l’égard de la façon dont l’agence gère leurs missions que leur confiance dans l’agence. Ils sont dans une relation plus instrumentale à l’agence (engagement de continuité). La relation est plus transactionnelle que relationnelle. Les intérimaires attendent que l’agence leur propose des missions régulièrement et bien rémunérées. Ces résultats corroborent les résultats de l’enquête emploi menée par l’Insee et la Dares (2001, p.67-68) selon laquelle les intérimaires professionnels développent avec l’agence d’intérim une relation « prioritaire et privilégiée » qui « repose sur une logique de don-contre-don, avec une réciprocité qui est parfois différée dans le temps ».
62Les intérimaires « en insertion » ou « en transition » expriment à la fois un engagement de continuité (par manque d’alternatives d’emploi durable) et affectif. Les intérimaires qui n’ont pas choisi de travailler en intérim (Profil 2 : intérim non choisi) semblent plus sensibles aux aspects relationnels des échanges que les intérimaires professionnels. Ils ont apprécié, à un moment donné, avoir été aidés ou soutenus par l’agence. Ils ont aussi besoin de créer une relation de confiance réciproque avec l’agence. Le besoin de reconnaissance serait plus fort chez les intérimaires en situation précaire et en attente de mieux. Pour conclure, si la fidélité de l’intérimaire à l’agence d’intérim a du sens pour les acteurs, il n’en reste pas moins qu’elle laisse perplexe. Le témoignage de l’un des responsables de recrutement interviewé révèle l’ambigüité du phénomène : « Je ne sais pas s’ils sont fidèles. Je dirais qu’ils sont méritants ».
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Mots-clés éditeurs : théorie de la conservation des ressources, intérimaires, engagement organisationnel, soutien de l'agence perçu, théorie de l'échange social
Date de mise en ligne : 11/07/2013
https://doi.org/10.3917/rimhe.008.0071Notes
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[1]
Enseignant - Chercheur, Sciences de Gestion, INSEEC Alpes Savoie, Rattachée au CERAG, Université de Grenoble (UMR 5820) - igalois@inseec.com
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[2]
Fond d’Action Sociale du Travail Temporaire
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[3]
Fond d’Action Formation du Travail Temporaire
-
[4]
International Confederation of Temporary Work Business (CIETT)
-
[5]
source : Enquête emploi réalisée par la Dares et l’Insee en 2001